Scène VI

LES MÊMES, LE ROSSIGNOL, invisible, et peu à peu, TOUTES LES BÊTES DE LA FORÊT.

LE ROSSIGNOL, dans l'arbre, de sa voix haletante.

Hein ?Je sens, tout petit, perdu dans l'arbre noir,

Que je vais devenir l'immense cœur du soir !

CHANTECLER, marchant vers les Crapauds.

Vous osez…

LES CRAPAUDS, reculant.

Vous osez…Mais…

LE ROSSIGNOL

Vous osez…Mais…… La lune enchante la ravine !

CHANTECLER

… Comparer mon chant rude à cette voix divine ?

Crapules de Crapauds ! – Et je ne voyais pas

Qu'on lui faisait ici ce qu'on m'a fait là-bas !

LE GROS CRAPAUD, se gonflant soudain.

Eh bien, oui !…

LE ROSSIGNOL

Eh bien, oui !…Les vapeurs tremblent comme des tulles…

LE GROS CRAPAUD, glorieusement.

Nous sommes les Crapauds chamarrés de pustules !

Et tous, maintenant, se dressent, gonflés, entre l'arbre et Chantecler.

CHANTECLER

Je n'ai pas vu, moi qui n'ai jamais envié,

La table vénéneuse où j'étais convié !

LE ROSSIGNOL

Qu'importe ! Tôt ou tard, toi le fort, moi le tendre,

Nous devions, par-dessus les Crapauds, nous entendre !

CHANTECLER, religieusement.

Chante !…

UN CRAPAUD, qui s'est traîné en hâte au pied de l'arbre où le Rossignol chante.

Chante !…Engluons l'écorce avec nos petits bras,

Et bavons sur le pied de l'arbre !

Ils rampent tous vers l'arbre.

CHANTECLER, essayant d'arrêter l'un d'eux qui lourdement se hâte.

Et bavons sur le pied de l'arbre !N'as-tu pas

Toi-même, pour chanter, Crapaud, une voix pure ?

LE CRAPAUD, avec l'accent de la plus sincère souffrance.

Oui… mais quand j'en entends une autre, je suppure !

Et il rejoint ses frères.

LE GROS CRAPAUD, comme mâchonnant une écume.

Il nous vient sous la langue on ne sait quels savons,

Et…

À son voisin :

Et…Tu baves ?

L'AUTRE

Et…Tu baves ?Je bave !

UN AUTRE

Et…Tu baves ?Je bave !Il bave…

TOUS

Et…Tu baves ?Je bave !Il bave…Nous bavons !

UN CRAPAUD, passant tendrement son bras autour du cou d'un retardataire.

Viens baver !

CHANTECLER, au Rossignol.

Viens baver !Mais ils vont gêner ton chant suave ?

LE ROSSIGNOL, fièrement.

Non ! Je prends leur refrain dans ma chanson, et…

LE GROS CRAPAUD, caressant la tête d'un petit.

Non ! Je prends leur refrain dans ma chanson, et…Bave !

LES CRAPAUDS, tous ensemble, au pied de l'arbre, qu'ils entourent d'un cercle grouillant.

   C'est nous qui sommes les Crapauds !

LE ROSSIGNOL

   … Et j'en fais une Villanelle27 !

LES CRAPAUDS

   Nous crevons dans nos vieilles peaux !

LE ROSSIGNOL

   Et moi, je chante sans repos,

   Tout en laissant pendre mon aile !

LES CRAPAUDS

   C'est nous qui sommes les Crapauds !

Et la Villanelle continue, formée par les voix alternées, dont l'une fait la chanson, toujours plus haute et plus enivrée, et les autres le refrain, toujours plus envieux et plus bas.

LE ROSSIGNOL ET LES CRAPAUDS, alternant.

   Je chante ! Car les ciels trop beaux,

   Le soir qui tient, dans la venelle…28.

   – Nous crevons dans nos vieilles peaux ! –

   

   … De trop voluptueux propos ;

   L'air qui sent trop la pimprenelle…29.

   – C'est nous qui sommes les Crapauds ! –

   

   L'amour trop sûr de ses appeaux30,

   Forcent mon âme trop charnelle…

   – Nous crevons dans nos vieilles peaux ! –

   

   … À livrer les secrets dépôts

   Qu'un dieu terrible a mis en elle !

   – C'est nous qui sommes les Crapauds ! –

   

   J'ai dans mon cœur tous les sanglots,

   Tous les pays dans ma prunelle…

   – Nous crevons dans nos vieilles peaux ! –

   

   Je vis, je meurs à tout propos

   Je suis la Chanson Éternelle !

   – C'est nous qui sommes les Crapauds ! –

CHANTECLER, entraîné dans le rythme.

   Ah ! je n'ai, près de ces pipeaux,

   Qu'une voix de Polichinelle31 !

   Chante… Ils reculent !

LES CRAPAUDS, qui reculent en effet, dispersés par le chant vainqueur.

   Chante… Ils reculent !… vieilles peaux !

CHANTECLER

   Ils iront bouillir dans des pots

   De sorcière criminelle,

   Car ils ne sont que des…

LES CRAPAUDS, déjà sous les buissons.

   Car ils ne sont que des…… crapauds !

CHANTECLER

   Mais toi ! les Bêtes, en troupeaux,

   Viennent boire à ta villanelle :

   Tout s'approche !… On voit…

LA VOIX DES CRAPAUDS, se perdant dans les herbes.

   Tout s'approche !… On voit…… eilles peaux !

CHANTECLER

   … Venir, sur le bout des sabots,

   Une biche un peu solennelle

   Qu'un loup suit à pas de loup…

LES CRAPAUDS, tout à fait disparus.

   Qu'un loup suit à pas de loup…… pauds !

CHANTECLER

   L'Écureuil descend des coupeaux !

   La Forêt devient fraternelle !

   L'Écho seul répète encor…

VAGUE NOTE, très loin.

   L'Écho seul répète encor…… peaux !

CHANTECLER

   Il n'existe plus de crapauds !

Le chant règne. Il n'est plus, depuis un moment, qu'une romance sans paroles, une suite de notes éperdues.

Les vers luisants ont allumé leur petit ventre ;

Toute la bonté sort, toute la haine rentre ;

Ceux qui seront mangés viennent s'asseoir en rond

Sur l'herbe où sont assis ceux qui les mangeront ;

L'Étoile, tout à coup, semble moins éloignée,

Et, désertant son hexagone, l'Araignée

Monte vers la chanson en avalant son fil !

TOUT LE BOIS, dans un long gémissement d'extase.

Oh !…

Et le bois est comme enchanté, le clair de lune plus ému ; les tendres feux verts des lampyres clignotent dans la mousse ; et de tous les côtés, entre les fûts des arbres, glissent des ombres de bêtes charmées : des museaux pointent, des yeux luisent… Et le Pivert est à sa fenêtre d'écorce, balançant rêveusement le bec ; et tous les Lapins, les oreilles dressées, sont sur leur seuil d'argile.

CHANTECLER

Oh !…Quand il chante ainsi sans parler, que dit-il,

Écureuil ?

L'ÉCUREUIL, d'une cime,

Écureuil ?Les élans !

CHANTECLER

Écureuil ?Les élans !Toi, Lièvre ?

LE LIÈVRE, dans un taillis.

Écureuil ?Les élans !Toi, Lièvre ?Les alarmes !

CHANTECLER

Toi, Lapin ?

UN DES LAPINS

Toi, Lapin ?La rosée !

CHANTECLER

Toi, Lapin ?La rosée !Et toi, Biche ?

LA BICHE, au fond des bois,

Toi, Lapin ?La rosée !Et toi, Biche ?Les larmes !

CHANTECLER

Loup ?

LE LOUP, dans un doux hurlement lointain.

Loup ?La lune !

CHANTECLER

Loup ?La lune !Et toi, l'Arbre à la blessure d'or,

Pin chanteur ?

LE PIN, dont une branche bat vaguement la mesure.

Pin chanteur ?Il me dit que ma résine encor

Ira sur les archets chanter en colophane32 !

CHANTECLER

Et toi, que te dit-il, Pivert ?

LE PIVERT, en extase.

Et toi, que te dit-il, Pivert ?Qu'Aristophane…

CHANTECLER, l'interrompant vivement.

Je sais ! – Toi, l'Araignée ?

L'ARAIGNÉE, se berçant au bout de son fil.

Je sais ! – Toi, l'Araignée ?Il dit la Goutte d'eau

Qui brille sur ma toile ainsi qu'un beau cadeau !

CHANTECLER

Et toi, la Goutte d'eau qui brilles sur sa toile ?

UNE PETITE VOIX, venant de la toile.

Le Ver luisant !

CHANTECLER

Le Ver luisant !Et toi, le Ver luisant ?

UNE PETITE VOIX, dans l'herbe.

Le Ver luisant !Et toi, le Ver luisant ?L'Étoile !

CHANTECLER

Et vous, s'il m'est permis de vous interroger,

De quoi vous parle-t-il, Étoile ?

UNE VOIX, dans le ciel.

De quoi vous parle-t-il, Étoile ?Du Berger !

CHANTECLER

Ah ! quelle est cette source…

LA FAISANE, qui guette l'horizon, entre les arbres.

Ah ! quelle est cette source…Et la nuit est moins noire !

CHANTECLER

… Où chacun trouve l'eau qu'il a besoin de boire33 ?

Écoutant avec plus d'attention.

Il me parle du jour que mon chant fait briller !

LA FAISANE, à part.

Et t'en parle si bien que tu vas l'oublier !

CHANTECLER, apercevant un oiseau qui, sorti peu à peu d'un fourré, écoute avec béatitude.

Et comment traduis-tu son poème, Bécasse ?

LA BÉCASSE

Je ne sais pas. Mais c'est ravissant !

LA FAISANE, qui, elle, n'oublie pas de surveiller le ciel entre les branches. – À part :

Je ne sais pas. Mais c'est ravissant !La nuit passe !

CHANTECLER, au Rossignol, d'une voix découragée.

Chanter !… Mais connaissant ton cristal sans défaut,

Vais-je me contenter de mon cuivre ?

LE ROSSIGNOL

Vais-je me contenter de mon cuivre ?Il le faut !

CHANTECLER

Vais-je pouvoir chanter ? Mon chant va me paraître,

Hélas ! trop rouge et trop brutal !

LE ROSSIGNOL

Hélas ! trop rouge et trop brutal !Le mien, peut-être,

M'a semblé quelquefois trop facile et trop bleu !

CHANTECLER

Oh ! comment daignes-tu me faire cet aveu ?

LE ROSSIGNOL

Tu t'es battu pour une amie à moi, la Rose !

Sache donc cette triste et rassurante chose

Que nul, Coq du matin ou Rossignol du soir,

N'a tout à fait le chant qu'il rêverait d'avoir !

CHANTECLER, avec un désir passionné.

Oh ! être un son qui berce !

LE ROSSIGNOL

Oh ! être un son qui berce !Être un devoir qui sonne !

CHANTECLER

Je ne fais pas pleurer !

LE ROSSIGNOL

Je ne fais pas pleurer !Je n'éveille personne !

Mais après ce regret, il reprend, d'une voix toujours plus haute et plus lyrique :

Qu'importe ! Il faut chanter ! chanter même en sachant

Qu'il existe des chants qu'on préfère à son chant !

Chanter jusqu'à ce que…

Une détonation. Un éclair dans le hallier34. Court silence. Puis, un petit corps roussâtre tombe aux pieds de Chantecler.

CHANTECLER se penche, le regarde.

Chanter jusqu'à ce que…Le Rossignol !… Les brutes !

Et sans voir le tremblement pâle qui commence à saisir l'air, il s'écrie, dans un sanglot :

Tué !… quand il n'avait chanté que cinq minutes !

Une ou deux plumes voltigent lentement.

LA FAISANE

Là… ses plumes…

CHANTECLER, pendant que le corps a un dernier soubresaut.

Là… ses plumes…Meurs donc, petit André Chénier35 !

Bruit de feuilles froissées ; et, d'un buisson, émerge la grosse tête ébouriffée de Patou.