Eymerich fut ponctuel, mais il savait que l’attente serait longue. À Tierce, sous les voûtes en plein cintre du salon du Tinell, la grande salle du Palais royal majeur dans laquelle les souverains aragonais recevaient leurs visiteurs et donnaient audience, une foule attendait déjà. Il s’agissait principalement de ciutadans honrats, des notables dont le patrimoine et la fonction pouvaient leur permettre d’accéder de la bourgeoisie à la noblesse. Mais il y avait également des représentants des guildes marchandes, des armateurs, des avocats venus plaider quelques causes, des religieux (voyant qu’ils étaient cisterciens et franciscains, Eymerich évita de croiser leur regard pour ne pas avoir à les saluer), différents officiers.
Une heure plus tard, ce n’est pas le roi qui fit son apparition mais un simple fonctionnaire du Razionale(2). Le bureaucrate corpulent grimpa sur l’estrade qui soutenait le trône et hurla :
— Est-ce que l’inquisiteur général du royaume d’Aragon, le père Nicolas Eymerich, est dans la salle ?
Contrarié d’être interpellé ainsi en public, Eymerich dut se lever du banc où il s’était assis pour échapper à l’attention d’éventuelles connaissances.
— Je suis ici.
Le silence tomba brusquement et tous les regards se tournèrent vers lui.
— Ah, très bien. Venez, père. Le roi Pierre désire s’entretenir avec vous en privé, dans ses appartements.
Le public émit quelques protestations.
Le fonctionnaire les fit taire d’un geste de la main.
— Taisez-vous, cavalleres. Vous serez quasiment tous reçus, mais les questions urgentes ont la priorité. Ceux qui ne sont pas d’accord feraient mieux de rentrer tout de suite chez eux s’ils ne veulent pas passer la nuit en prison.
Eymerich traversa la foule, qui s’écarta sur son passage. La charge de l’homme de cour lui fit penser qu’on l’avait invité au palais pour régler le problème des émoluments impayés. Une affaire certes urgente mais qui n’occupait actuellement pas ses pensées. Une matinée qu’il estimait avec regrets d’ores et déjà perdue.
Le fonctionnaire lui indiqua des rideaux de velours rouge, jaunis par le soleil, à l’angle de deux couloirs. Un soldat armé d’une hallebarde y montait la garde.
— Je vous abandonne ici. Écartez les rideaux et vous trouverez une porte. Pierre IV vous attend dans la première salle. Son coiffeur est en train de lui couper les cheveux.
— Comment vous appelez-vous ?
— Cela n’a pas grande importance, père. Je ne suis qu’un humble secrétaire de Pierre de Valle, le trésorier royal.
— J’aimerais le savoir, car j’aurai probablement à régler avec vous quelques problèmes de comptabilité.
Une expression malicieuse s’afficha sur le visage potelé du bureaucrate du Razionale, mais il se reprit aussitôt.
— Je ne pense pas que notre souverain désire parler argent, père. Je vous salue.
Eymerich n’eut pas besoin d’écarter les rideaux ou de tourner la poignée de la porte. Le soldat s’en chargea et fit une révérence sur son passage.
L’inquisiteur se retrouva dans une pièce élégante, meublée avec raffinement. Elle sentait la rose et les tapis de Flandre étaient couverts de pétales. Le plafond à caissons était décoré de scènes de chasse, vaguement païennes. Des instruments de musique étaient accrochés aux murs entre les tableaux.
Le roi Pierre IV d’Aragon, dit le Cérémonieux, était assis dans un fauteuil, un récipient hémicirculaire autour du cou. Le barbier – un infirmarius franciscain, peut-être un tertiaire – finissait de le raser, après avoir épointé son bouc et légèrement raccourci les longs cheveux qui commençaient à grisonner.
En se conformant aux règles très strictes qui avaient valu au monarque son surnom, Eymerich s’inclina trois fois, puis resta debout, tête basse, attendant d’être interpellé. Il se préparait à patienter encore un bon moment.
Le monarque se contempla enfin dans le miroir que lui tendit le barbier. Il se libéra du récipient puis de la serviette qui protégeait son col et sa casaque noire rehaussée d’argent. Il se redressa.
— Vous pouvez disposer, dit-il au franciscain.
— À vos ordres, sire.
L’infirmarius exécuta la triple révérence rituelle et, bardé de ses instruments, emprunta la porte qui s’ouvrait au fond de la pièce.
Le roi accorda alors son attention à Eymerich.
— Nous vous saluons, père. Nous sommes heureux de vous revoir après tant d’années. Par une heureuse coïncidence, nous nous trouvons en même temps à Barcelone.
Eymerich savait que leur rencontre n’était pas seulement due au hasard. Pierre IV n’aimait pas séjourner longtemps à Saragosse, la capitale aragonaise. Il y était soumis à la pression constante de la coalition des nobles, l’Unión, et du magistrat chargé de surveiller l’équilibre des pouvoirs, le Justicia. Il était bien plus libre à Valence ou à Barcelone, où résidait par ailleurs, à côté d’un mari parfait, Sibilla de Fortia, maîtresse officielle du souverain. Eymerich l’avait croisée plusieurs fois et avait été frappé par ses étranges cheveux rouges.
Pierre IV dégageait une certaine puissance, jusque dans son apparence, mais c’était en fait un roi aux pouvoirs bridés. Comme aucun autre en Europe. Le coup fatal lui avait été porté, quelques années plus tôt, lorsque Henri de Trastamare avait conquis le royaume de Castille. Pierre IV avait parié sur son frère, Pierre le Cruel, et avait perdu sur toute la ligne.
Eymerich ne laissa pas vagabonder ses pensées plus longtemps.
— Sire, je suis moi aussi heureux de vous rencontrer et de vous adresser ma bénédiction. Je crois deviner les raisons de cette convocation.
— Vraiment ?
Le Cérémonieux haussa un sourcil.
— Nous ne le croyons pas, mais on ne sait jamais. Expliquez-nous ce à quoi vous avez pensé.
Eymerich resta un peu interdit mais il parla d’une voix assurée.
— Sire, je ne reçois plus depuis longtemps la contribution modeste que vous m’avez assuré de percevoir pour mes tout aussi modestes fonctions. Ce qui compromet l’efficacité du tribunal que je dirige. Je n’ai pas de quoi payer les notaires, les domestiques et serviteurs en tous genres.
Il baissa la tête, et la redressa aussitôt.
— Je vous suis reconnaissant de vouloir assainir cette déplorable situation. Je commençais à croire que vous ne cautionniez plus l’énergie employée pour lutter contre les hérétiques.
Cette dernière allusion était pernicieuse et avait même une petite allure de chantage. Les émoluments que les souverains d’Aragon versaient aux inquisiteurs étaient essentiellement motivés par la nécessité de les contrôler et d’une certaine manière de les tenir en respect. Un royaume avec des hérétiques à tous les coins de rue était voué au discrédit. Depuis qu’Eymerich occupait sa charge, c’est ce qui s’était produit en Aragon, et le mécontentement de la famille régnante, déjà en butte à la désobéissance des nobles, s’était encore accentué.
Ce fut au tour de Pierre IV de manifester son étonnement.
— Nous ne savons rien de ce que vous nous exposez, père Eymerich. Nous ne nous occupons pas des questions comptables. Nous en informerons le Razionale comme nous l’avons déjà fait pour le père Giacomo Domenech, inquisiteur général de Majorque.
Le souverain baissa la voix et se pencha en avant en caressant son menton irrité par le rasage.
— Non, père Eymerich. Vous êtes ici pour des problèmes qui concernent la Sicile. Vous avez suivi les événements récents de l’île ?
— Absolument pas. La Sicile ne fait pas partie de ma juridiction, à la différence de la Sardaigne. Elle a son propre inquisiteur qui s’appelait autrefois Guillaume Costa. Aujourd’hui, je ne sais pas.
— Costa est peut-être mort, et nous ne savons pas qui lui a succédé.
Le roi fit un geste d’indifférence.
— Nous vous résumons le problème sicilien en deux mots. Les Anjou, originaires de France, régnaient là-bas d’une main de fer. Une longue révolte, aussi bien aristocratique que populaire, a permis aux Aragonais de s’emparer de vastes territoires. Un accord entre Frédéric IV d’Aragon et Jeanne d’Anjou, formellement reine de Sicile, mais résidant à Naples, paraît maintenant imminent. Ses armées ont quitté le territoire sicilien. Actuellement, Jeanne ne domine que la partie continentale de l’Italie du Sud, jusqu’au détroit de Charybde et Scylla.
— Je suis au courant de tout cela, sire, dit Eymerich. Je crois que le pape Grégoire XI va entamer une médiation.
— Oui, mais ces derniers jours un fait nouveau s’est produit, que beaucoup ignorent.
— C’est-à-dire ?
Pierre IV soupira et cala son dos contre le dossier du fauteuil. Il fixa son interlocuteur comme s’il redoutait à l’avance de ne pas être cru et essayait de lui transmettre l’expression de sa bonne foi.
— Il y a longtemps, les paysans observaient dans le ciel de la Sicile des objets singuliers, de forme discoïdale. Ceux-ci apparaissaient sous une forme lumineuse ou métallique, se déplaçant à très grande vitesse et selon des orbites anormales.
— Sire, des apparitions de ce genre se produisent régulièrement dans toute l’Europe, dit Eymerich en affichant un semblant de sourire. L’explication, vous venez de la donner. Les témoins sont en général issus du peuple et capables de découvrir quelque chose à chaque fois qu’ils lèvent les yeux vers le ciel. Un nuage se transforme en dragon, un rayon de soleil devient la plume d’un ange, un éclair le doigt d’un démon. Je vous conseillerais de ne pas prêter attention à ce genre de bêtises.
Le Cérémonieux plissa le front.
— Nous ne sommes pas stupide, père. Nous sommes capable d’évaluer les rumeurs délirantes des populations rurales. Nous aurions ignoré ces racontars s’ils n’avaient pas été suivis d’un événement concret pouvant nuire à notre famille.
— Quel événement ?
— Il y a quelques semaines, des engins en forme de disque ont touché terre dans le Comitat de Caltanissetta, en pleine campagne. C’est une région également disputée, cependant pas entre les Anjous et la branche principale de notre famille, mais entre Frédéric IV d’Aragon, époux de notre fille Constance, et la noblesse locale. Théoriquement fidèle, mais en réalité réticente à se soumettre à un nouveau roi. Les escarmouches avec la puissante dynastie nobiliaire des Chiaromonte sont continuelles et se transforment parfois en conflit armé.
Eymerich commençait à s’ennuyer. Il réprima un bâillement.
— Et alors ?
— Peu de jours après la descente des disques, un contingent de Frédéric a engagé le combat, normalement sans effusion de sang, avec un corps de mercenaires des Chiaromonte. Des géants d’une taille deux fois plus grande que la normale ont alors brusquement surgi de derrière une colline.
— Deux fois plus grande ? Vraiment ?
— C’est ce que de nombreux témoins ont affirmé. Il paraît que les titans dégageaient de la lumière. Ils se démenaient et hurlaient comme des possédés. Ils se sont rués sur les Aragonais. La plupart de ces agresseurs ouvraient grand leur bouche, comme s’ils étaient affamés et voulaient dévorer nos soldats. Heureusement que ces derniers étaient à cheval et ont réussi à fuir sans aucune perte. Trois d’entre eux cependant y ont perdu la tête. Les autres, tous les autres, refusent de repartir au combat.
Eymerich fut ébranlé par ce récit. Pas tant par l’histoire elle-même, plus pittoresque qu’insolite, mais par une coïncidence qui ne pouvait être le simple fruit du hasard. Il n’avait cependant aucunement l’intention d’en faire part au monarque. Il demanda simplement d’une voix enrouée :
— Qu’en concluez-vous, sire ?
Pierre IV lui lança un regard prudent, comme s’il craignait de paraître ridicule ou d’en dire trop.
— Nous ne savons pas à quel point cette information est fondée, mais la source est des plus dignes de foi : c’est Frédéric d’Aragon en personne qui nous a relaté cet épisode dans un message qui nous a été remis avant-hier soir. Les soldats ont peut-être été victimes d’hallucinations, mais celles-ci ont mis en fuite un contingent entier.
— Vous n’êtes pas un ami de Frédéric. Et même plutôt le contraire.
— Il occupe une place très éloignée dans l’arbre généalogique mais c’est tout de même un Aragon.
— Et votre famille ne peut pas se permettre qu’un événement pareil se reproduise.
— Non, absolument pas. Une éventuelle faiblesse de Frédéric profiterait non seulement aux Chiaromonte mais également aux Anjou, contraints par leurs dernières défaites à rechercher la paix. L’impasse actuelle sauterait, Grégoire XI renoncerait à sa médiation, et la guerre ouverte reprendrait. Nous sommes trop occupés à refréner les prétentions du nouveau roi de Castille, Henri, pour pouvoir intervenir en force.
Eymerich s’accorda une bonne minute de silence. Pas pour réfléchir mais pour donner plus de poids à la question qu’il se préparait à poser. Il savait déjà quelle serait la réponse.
— Et qu’ai-je à voir avec tout ça, sire ? demanda-t-il enfin sur un ton presque trop modeste. Je suis un humble inquisiteur de la perversité hérétique dans ce royaume. Je ne m’occupe pas de haute politique.
— La politique mise à part, il est de votre devoir de vous intéresser à l’influence des démons à l’intérieur des frontières catalanes et aragonaises. Ce que nous vous avons raconté ne vous fait pas penser à une manifestation de Satan ? À une présence diabolique en Sicile ?
— Justement. La Sicile, rétorqua Eymerich, doucereux. Dans votre sagesse, vous avez délimité ma juridiction aux frontières du royaume d’Aragon et à la Sardaigne. Elle ne s’étend pas aux diocèses siciliens. Vous pourriez peut-être vous adresser à leur inquisiteur local. À Guillaume Costa.
Pierre le Cérémonieux perdit patience et tapota son pantalon de velours du plat de la main.
— Nous ne savons même pas s’il est vivant ou mort ! Mais de toute manière il doit être décrépit !
— Il en sera d’autant plus sage, répondit Eymerich d’un ton sournois. Je ne le vois plus aux chapitres généraux des Prédicateurs depuis au moins vingt ans.
Le roi se redressa d’un bond, obligeant l’inquisiteur à une nouvelle révérence.
— Nous voulons que ce soit vous qui alliez en Sicile ! Et vous obéirez ! Premièrement, parce que des tractations conduites par votre pape, auquel vous devez obéissance, sont en jeu. Deuxièmement, parce que vous figurez dans notre livre de paie et que vous êtes donc tenu de respecter mes ordres.
La dernière phrase était tout à fait ce qu’Eymerich attendait.
— Sire, ceux qui figurent dans les livres de paie bénéficient de rétributions régulières. Je ne reçois rien depuis des années.
Pierre IV retourna s’asseoir. Il avait l’air las.
— Nous sommes engagés dans une succession de guerres ininterrompues, et nos caisses sont vides. Je vais néanmoins ordonner à don Pierre de Valle de vous verser aussitôt les arriérés, à condition que vous partiez pour la Sicile. Nous sommes d’accord ?
Le souverain s’attendait peut-être à de nouvelles conditions, il manifesta donc une certaine surprise lorsque Eymerich lui dit simplement :
— Tout à fait. Je m’en remets à vous, sire, pour l’organisation de l’expédition et pour les contacts sur place. Je ne peux pas me déplacer en terre inconnue sans guide.
— C’est une exigence raisonnable. Je chargerai notre fils de préparer votre voyage.
Pierre IV tira le cordon d’une sonnette. Un valet à la peau sombre, probablement un esclave maure, apparut immédiatement.
— Trouve mon fils Jacques et dis-lui de venir me voir.
En attendant que son fils arrive, le roi s’adressa à Eymerich :
— Nous nous attendions à un refus de votre part, père. Pas à une acceptation si rapide.
L’inquisiteur afficha un rictus moqueur, qu’il fit aussitôt disparaître.
— Sire, ce qui est étonnant c’est que vous soyez surpris lorsqu’on vous obéit.
La réplique était subtilement perfide. Pierre le Cérémonieux affrontait continuellement la désobéissance de l’aristocratie aragonaise, catalane ou valencienne. Il subissait les injonctions, qu’il jugeait arbitraires, du Justicia de Saragosse : un modeste notable vêtu de noir de la tête aux pieds et cependant en droit de rappeler le roi au respect des fueros dictés par la noblesse.
Pierre IV parut ne pas saisir l’indélicate allusion.
— Père Eymerich, nous apprécions votre soumission. On nous a indiqué que vous étiez en train d’enquêter sur la disparition du cadavre d’un frère hérétique emprisonné au Mont de Sion. Cela ne vous dérange vraiment pas d’abandonner cette enquête ?
— Non, répondit l’inquisiteur, en effectuant une nouvelle révérence.
Il était sincère.
— Alors, en attendant Jacques, nous allons vous révéler quelque chose. Si l’on s’en réfère aux histoires les plus fiables, la Sicile a été peuplée d’abord par des géants puis par des Lestrygons.
— Ceux dont parle Homère ?
— Oui, tout à fait. Des individus sauvages et cannibales, d’une taille à peine inférieure à celle des géants. On croyait l’espèce éteinte depuis des siècles, mais ils sont toujours là. Sortis d’objets circulaires venus du ciel pour mener des batailles dont nous ne connaissons pas la finalité.
— Vous y croyez, sire ?
— Nous ne répondrons à cette question que lorsque vous aurez mené votre enquête.
Eymerich se dit que le royaume d’Aragon ne méritait pas un souverain aussi crédule. De nombreux astrologues, et en particulier l’Hébreu Rabbi Menahem, qui lui avait enseigné les rudiments de cette pseudo-science, avaient accès à sa cour. Avec de telles influences, il n’était pas étonnant que Pierre IV soit persuadé d’un retour des Lestrygons, débarqués de disques mystérieux. Il ignorait que ce que l’on voyait ne correspondait pas toujours à la réalité. Eymerich souhaita que Jacques soit différent de son père.
À première vue, il l’était. Il arriva tout essoufflé, les habits en désordre, avec une barbe d’une semaine et des cheveux hirsutes. Il affichait une vingtaine d’années. Il avait le regard vif, une attitude désinvolte et un dynamisme inné qui tranchaient avec l’attitude compassée en usage dans les cours.
— Vous m’avez appelé, père ? demanda-t-il d’une voix haletante. J’allais partir à la chasse avec des amis.
— Oui, nous vous avons appelé et nous vous attendions avec impatience.
Pierre IV refoula son agacement et désigna l’inquisiteur.
— Voici le père Eymerich, magister dominicain et enquêteur de l’erreur hérétique dans notre royaume. C’est un homme qui nous est cher et mérite le respect.
Jacques essaya d’ôter un chapeau qu’il n’avait pas. Un peu gêné, il inclina la tête et fit un grand sourire.
— C’est un grand plaisir de vous rencontrer, monsieur…
— Pas « monsieur », le corrigea Pierre IV d’un ton sévère. Mais plutôt « magister ». Nicolau Eymerich, Nicolas pour les Castillans, enseigne la théologie à l’Étude de Saint-Dominique à Gérone, où il est né.
Les yeux noirs et vifs de Jacques étincelèrent.
— Oh, j’ai entendu parler de lui. Vous savez, magister, des histoires incroyables circulent sur votre compte : exploits mémorables, aventures dans toute l’Europe. Je souhaitais faire votre connaissance depuis longtemps pour pouvoir entendre de votre bouche le récit de ces péripéties.
Bien qu’intérieurement amusé, Eymerich n’en montra rien.
— Prince, vous me flattez. Je vous assure que je ne suis qu’un simple serviteur de Dieu, qui a œuvré et œuvre encore pour sa gloire. Je mène une vie ordinaire qui ne présente aucun moment digne d’être raconté.
— Le père Nicolau est trop modeste, intervint Pierre IV, agacé par la curiosité de son fils, ce qu’il dit est cependant fondé. Nous ne vous avons cependant pas fait venir pour l’interroger sur sa vie mais pour organiser un voyage en Sicile que notre ami se prépare à accomplir.
— Puis-je y aller aussi ? demanda Jacques.
— Certainement pas. Nous vous chargeons de mettre au point l’expédition : louer l’embarcation, la ravitailler, recruter l’équipage. Combien de temps vous faut-il, mon fils ?
Jacques réfléchit.
— Environ un mois.
— Disons trois semaines. Laissez tomber les demoiselles que vous fréquentez et tous vos autres vices. Devenez armateur.
Pierre le Cérémonieux s’adressa à Eymerich.
— Vous êtes satisfait, magister ?
L’inquisiteur fit une dernière révérence. Il était particulièrement comblé.
— Je ne pouvais rien espérer de mieux, sire.
Mais il était le seul à se savoir aussi heureux.