Eymerich ne fut pas réveillé par le son de la cloche, qu’il n’entendit même pas, mais par l’arrivée du domestique qui l’avait accompagné. Le vieil homme tenait un chandelier.
— Pardonnez-moi, père, mais il est l’heure de rejoindre la salle à manger. La table est déjà dressée.
— J’arrive.
L’inquisiteur aurait préféré ne pas être surpris encore endormi. Il s’étira un peu en essayant de masquer son geste et se leva.
— Tu ne m’as pas dit comment tu t’appelais.
— Aristides. Je suis grec comme vous pouvez le deviner.
— Tu es au service des Chiaromonte depuis longtemps ?
— Non, depuis deux ans environ. Avant ça j’ai combattu au service des Palizzi, alliés des Chiaromonte depuis une vingtaine d’années. Quand j’ai été blessé à la jambe, ils m’ont engagé comme domestique.
Aristides manifestait une certaine réticence à parler de lui-même et Eymerich n’était pas du tout intéressé par sa biographie.
Il se laissa conduire jusqu’au premier étage. La salle à manger était cachée par des rideaux de velours rouge.
Elle était si fortement éclairée que lorsque Eymerich y pénétra il ne put s’empêcher de cligner des yeux. Les lustres en couronne qui pendaient du plafond et les candélabres posés sur les tables se réfléchissaient dans des miroirs en de multiples lueurs. Comme s’il était de même nature, un cocktail d’effluves, vaguement enivrant, se combinait aux lumières. Des parfums d’agrumes mélangés à d’autres, plus discrets, d’épices aigres-douces et de sucre candi.
Manfredi Chiaromonte était déjà assis sur une chaise à haut dossier, à l’une des extrémités d’une longue table. À sa gauche siégeait une dame un peu maigre, au teint mat, vêtue de bleu avec un voile transparent drapé sur une coiffure monumentale et compliquée. Certainement la femme de l’amiral, Margherita Passaneto. Eleonora d’Arborea était assise à sa droite, quasi méconnaissable. Elle avait revêtu une tenue de velours noir avec des manches bouffantes et une voilette brodée qui masquait son décolleté. Son cou était orné d’un bijou. Elle n’était pas réellement belle ; ce qui brillait en elle ne relevait pas du charme, mais de la « souveraineté ». Eymerich se dit qu’elle avait été extrêmement habile pour se donner l’air d’une servante. Au lieu de se grimer physiquement, elle s’était contentée de masquer cette éclatante vertu.
Il y avait d’autres invités : deux enfants, un garçon et une fille, au visage enfoui dans d’énormes collerettes ; un chapelain au long nez ; deux dignitaires inconnus, certainement des milites appartenant à la basse noblesse ; un homme d’armes au crâne rasé et aux muscles qui jaillissaient presque de son pourpoint, doublé d’une cotte de mailles totalement inutile dans ce contexte.
Manfredi indiqua une chaise vide à l’autre bout de la table, juste en face de lui. Il s’exprima dans un catalan fluide.
— Asseyez-vous, père Eymerich. Nous vous attendions pour commencer.
Le chapelain murmura une brève prière, et tout le monde fit le signe de croix. Aussitôt après, une dizaine de domestiques, hommes et femmes, commencèrent à déposer sur la table – déjà chargée de beignets parfumés, de carafes de vin blanc, de compositions d’oranges – les plateaux avec les entrées : vermicelles aux prunes et lait d’amande, pièces de saucisses rôties sous la cendre, espadon aux figues, fleurs de courgette, fruits caramélisés, glaces, pains de toutes sortes. Eymerich, d’un naturel sobre, se demanda sérieusement si ces biens de Dieu étaient dressés pour honorer les invités ou s’ils constituaient l’alimentation habituelle du seigneur et de sa famille. Il opta pour une réponse mitigée : cuisine habituelle enrichie pour l’occasion.
— Père Nicolas, Dame Eleonora, je ne vous ai pas encore présenté nos convives, dit Manfredi pendant que les serviteurs remplissaient les coupes.
Il égrena les noms du chapelain et des dignitaires, émaillés d’indications géographiques inconnues. Seul le dernier de la liste éveilla l’intérêt de l’inquisiteur.
— Et voici le capitaine Guglielmo de Romagne.
Manfredi indiqua le soldat musclé.
— Le condottiere à qui j’ai confié ma modeste troupe, qu’il a pour l’instant conduite de victoire en victoire.
Eymerich jeta un coup d’œil au colosse.
— Félicitations. Vous venez de loin. Qu’est-ce qui vous a conduit jusqu’ici ?
— L’odeur de l’argent. Quoi d’autre ?
Le capitaine éclata de rire, aussitôt imité par Manfredi, le chapelain au long nez et tous les nobliaux.
— Palerme accueille par ailleurs des étrangers de tous horizons. Mes hommes sont pour la plupart allemands. Il y a des quartiers génois, grecs, amalfitains. Ce sont en général des commerçants ou des cambistes. Leur but est cependant le même que celui de nos soldats. S’enrichir.
Eymerich était écœuré : non pas par les propos cyniques qu’il entendait, mais par les premiers plats qu’il avait prudemment goûtés. Il y avait du sucre partout, et la gamme des saveurs allait du doux à l’aigre-doux. Même le vin était liquoreux.
L’inquisiteur détestait ce genre de saveurs ; il les trouvait même insupportables. Il essaya de grignoter du pain, mais des graines de sésame, des pignons, des raisins secs et diverses épices le rendaient également douceâtre. La saucisse n’était pas en reste, gâchée elle aussi par une sauce composée de miel, de safran et d’écorce d’orange. Eymerich était toujours en appétit mais vu les circonstances, il cessa de manger. Il préférait jeûner plutôt qu’avaler ce genre de saletés.
— Il y a actuellement des guerres en cours ? demanda-t-il à Guglielmo de Romagne.
— Il y en a tout le temps, mais il s’agit souvent d’escarmouches.
Manfredi voulut apporter quelques précisions.
— La faction commandée par les Ventimiglia, dite « des Catalans », est d’une arrogance sans pareille et d’une avidité effrénée. Ils rêvent de s’emparer d’une de mes neuf propriétés. Je suis soutenu par les Aragonais. Pas tellement par Frédéric IV, qui ne sait même pas où il habite, mais par Pierre le Cérémonieux en personne… En quels termes êtes-vous avec lui ?
— Très mauvais, répondit Eymerich avec une totale sincérité.
Les accords conclus avec le souverain n’avaient nullement atténué son ancienne aversion.
Eleonora d’Arborea laissa échapper un petit rire.
— Je peux vous le confirmer, comte Chiaromonte. J’en ai été témoin lorsque j’étais encore enfant.
— Bien, approuva Manfredi. Mais nous parlerons politique plus tard. Pour l’instant, consacrons-nous au repas.
S’ensuivirent des discussions futiles auxquelles Eymerich ne participa pas. Il avala à contrecœur quelques vermicelles, pour masquer son dégoût de la nourriture. Par chance, les serviteurs déposèrent sur la table du fromage non assaisonné, avec la sauce au sucre et au miel dans des petits bols séparés. L’inquisiteur put ainsi se rassasier avec le fromage.
À la fin du repas, Manfredi s’adressa à son épouse.
— Ma chère, il est l’heure d’aller coucher Costanza et Andrea. Vous-même devez être très fatiguée.
Tandis que la dame sortait avec ses enfants, d’une singulière beauté, les convives se levèrent.
Avant de se rasseoir, Manfredi interpella le chapelain et les dignitaires.
— Mes amis, je vous remercie pour votre agréable compagnie. Nous nous reverrons à table à mon retour d’un bref voyage que j’ai l’intention d’entreprendre demain.
Ils s’inclinèrent tous les trois et quittèrent la salle sans objection, sinon un léger signe de contrariété du chapelain. Il regrettait peut-être de n’avoir pu échanger quelques mots avec le célèbre Nicolas Eymerich, qui l’avait totalement ignoré.
Il ne restait plus que l’inquisiteur, Eleonora d’Arborea et Guglielmo de Romagne, plus la troupe de domestiques. Manfredi congédia ces derniers, excepté un vieil Arabe à la barbe et aux cheveux blancs qui contrastaient avec sa peau sombre.
— Apporte-nous des liqueurs. Pas trop douces, car l’un de mes hôtes n’affectionne apparemment pas les saveurs veloutées.
Eymerich apprécia la perspicacité du maître de maison. Manfredi s’avérait différent du petit seigneur rustre et vulgaire auquel il s’était attendu. Il lui donnait l’impression de quelqu’un d’intelligent au comportement presque royal. Il était par ailleurs reconnu qu’il gouvernait avec son frère une grande partie de la Trinacrie. Quand ils furent seuls, Manfredi se laissa aller lourdement contre le dossier de son siège et croisa les doigts sur son ventre.
— Le problème de la Sicile, mais également de la Sardaigne, est de garder en vie les seigneuries qui gouvernent en totalité ou en partie les deux îles. Il faut pour cela que les grandes maisons qui dominent la Méditerranée s’accordent entre elles. Et principalement les Angevins de Naples et les Aragonais de Barcelone. Je ne tiens pas compte des Génois ou des Vénitiens, plus intéressés par le pur commerce et, en ce qui concerne les conquêtes territoriales, par les restes de l’empire de Constantinople… Vous êtes d’accord, Dame Eleonora ?
La jeune femme acquiesça.
— Pour maintenir son autonomie, le Judicat de mon père est également obligé d’accepter des compromis avec les royaumes qui possèdent les flottes les plus importantes, capables de contrôler les trafics et le flux des marchandises. N’oubliez pas que nous sommes en guerre ouverte avec les Aragonais. Ils n’ont pas renoncé à nous assujettir, mais ils ne disposent pas des forces suffisantes et la situation est actuellement dans une impasse.
— Vous avez de quoi vous nourrir ?
— Oui, mais notre production de céréales est parfois insuffisante. Et nous devons alors importer votre blé.
— Voilà le problème.
Manfredi se redressa dans son siège et posa les mains, doigts écartés, sur la table.
— Les économies des seigneuries et des royaumes méditerranéens sont en équilibre précaire. Dans le passé, lors des disettes des années cinquante, la Sicile a été maintenue en vie grâce aux céréales importées de Naples ou d’Alghero. Maintenant, c’est nous qui exportons, bien qu’insuffisamment, du blé et des agrumes vers la Catalogne, la Sardaigne et, dans une moindre mesure, Naples elle-même. Pour que cela puisse durer, l’actuel socle politique ne doit pas subir trop de secousses.
— À quelles secousses faites-vous allusion, amiral ? demanda Eymerich.
— À une reprise du conflit centenaire entre Aragonais et Angevins. Grégoire XI, dans sa sagesse, m’incite à favoriser une paix durable entre Frédéric IV le fou et la reine de Naples, Jeanne d’Anjou. Je fais de mon mieux, soutenu par mon frère, le comte de Modica. Il serait inquiétant qu’un incident se produise maintenant.
— Quel incident ?
— Une reprise de la guerre entre les barons. Le parti des Catalans contre celui des Latins, comme il y a vingt ans. Avec des forces invincibles présentes aux côtés des premiers.
— Comme les Lestrygons ?
Manfredi acquiesça énergiquement.
— Exactement. Comme je vous l’ai déjà dit, père, je ne sais pas s’ils existent vraiment ou s’il s’agit d’une pure légende. Nous le découvrirons sur place. Les nouvelles que je reçois de Francesco sont alarmantes. Il n’a rien remarqué d’étrange, mais les escarmouches avec les troupes de Blasco Alagona qui se sont déroulées aux alentours de Mussomeli ont toujours été gagnées par le Catalan. Et tous, je dis bien tous, mes soldats survivants ont parlé de lumières dans le ciel et de géants sans pitié qui s’adonnent au cannibalisme. Vous imaginez ce que cela pourrait impliquer.
— La fin de l’équilibre des forces dans la Méditerranée, répondit Eleonora. La suprématie définitive de la maison aragonaise. La défaite des Angevins. Le retour de Frédéric IV à Palerme. Avec le temps, la probable soumission définitive de la Sardaigne et peut-être même de Naples. L’instauration d’un monopole naval et commercial.
— Vous êtes perspicace, ma dame.
Eymerich réfléchissait tout en sirotant la liqueur que le domestique venait de servir : une eau-de-vie de fleurs de sureau, pas trop douce. Ce qu’il entendait ne correspondait pas à ce que lui avait dit Pierre le Cérémonieux, qui avait l’air de considérer les Lestrygons comme une menace pour sa maison. Il était par contre exact que les Aragonais d’Espagne et ceux de Sicile n’étaient pas en bons termes. Pierre redoutait-il, sans l’avouer, que Frédéric IV renforce son pouvoir ? Mieux valait pour l’instant écarter cette question et essayer de résoudre l’énigme la plus urgente.
— J’ai de bonnes raisons de croire que les apparitions sont liées à un individu redoutable, adepte de la nécromancie et des arts occultes, dit-il, l’air exagérément sérieux, pour bien marquer qu’il ne plaisantait pas. Un juif du nom de Tárrega. Ce nom vous dit quelque chose ?
— Jamais entendu parler, répondit Eleonora.
— Moi non plus.
Manfredi Chiaromonte secoua la tête.
— Les juifs siciliens sont plutôt inoffensifs et de toute façon bien surveillés. J’entretiens de bons rapports avec les protes de la synagogue, et ils ne m’ont jamais posé de problèmes. C’est pourquoi je n’ai jamais trop écouté les injonctions furieuses du père Simone dal Pozzo. Soit dit entre nous, il a un air de vieillard angélique et l’esprit d’un fanatique.
Eymerich ne releva pas pour l’instant l’outrage fait à son confrère.
— Le juif dont je parle, catalan et non sicilien, a fait semblant il y a longtemps d’abandonner la religion de ses pères. Il se dit chrétien et a intégré l’ordre des Prédicateurs. Vous avez reçu la visite de dominicains, récemment ?
— Pas à ma connaissance, dit Manfredi. Mais bien que je sois responsable du port, je ne suis pas informé de toutes les allées et venues.
— Et vous, dame Eleonora ?
— Non, rien. Mon père ne m’en a jamais parlé.
Eymerich soupira.
— Il y a quelques heures, j’ai vu des objets de forme circulaire venir de la mer, haut dans le ciel. Ils avançaient très vite et se sont dispersés vers l’intérieur des terres.
Manfredi et Guglielmo de Romagne échangèrent un sourire.
— Père Eymerich, dit le condottiere, vous ne devez pas avoir voyagé souvent sur une galère de guerre. Il arrive fréquemment que les boucliers circulaires suspendus aux flancs du navire projettent des reflets vers le ciel, réverbérés par les nuages. Ce qui terrifie parfois les marins. N’est-ce pas, amiral ?
— Oui. Cela se produit souvent, et donne naissance aux plus extravagantes légendes, confirma Manfredi.
Eymerich ne fut pas particulièrement flatté d’être comparé à un quelconque marin superstitieux. Il retint cependant sa colère, car d’autres soucis occupaient sa pensée.
— Messieurs, dit-il en se redressant, il se fait tard. Demain nous devons nous réveiller tôt et j’ai besoin de me reposer. Pardonnez-moi de me retirer maintenant dans ma chambre, heureux d’avoir eu droit à un repas aussi riche et savoureux.
Manfredi se leva à son tour.
— Cela nous concerne tous. Bonne nuit, rendez-vous à l’heure Prime dans la cour.
À l’extérieur, Aristides et deux servantes chargées d’escorter Eleonora d’Arborea dans son appartement les attendaient munis de chandeliers. Eymerich intercepta la jeune femme avant qu’elle ne soit prise en charge.
— Ma dame, lui murmura-t-il, il m’est difficile de croire que votre père vous a expédiée en Sardaigne en tant qu’ambassadrice, et de plus déguisée en servante.
Eleonora lui retourna son habituel sourire, qui l’embellissait et accentuait son air malicieux.
— Vous savez comme toujours lire en profondeur, magister… C’est exact, les choses ne se sont pas passées comme je les ai racontées. En Sardaigne, j’étais à la merci d’un très grave danger.
— Un risque d’attentat ?
— Pire que ça. Un mariage. L’année dernière mon père a fait serment de me marier avec Brancaleone Doria.
Eymerich arqua les sourcils.
— Mais c’est un allié fidèle de Pierre le Cérémonieux et un ennemi mortel des Arborensi !
— Exactement, répondit Eleonora en grimaçant. Et en plus c’est un vieillard, brutal et très laid. Mon père a eu l’idée saugrenue d’amadouer le seul Sarde qui lui résistait en en faisant son gendre sans exiger qu’il change de camp avant les noces. D’après moi, c’est une pure folie.
— Vous vous êtes donc enfuie de chez vous sans la permission de Mariano !
— Pas tout à fait. Disons que j’ai saisi une occasion avec l’aide de ma mère.
Eleonora lui fit un clin d’œil, geste insolite chez une dame et même chez les servantes comme il faut.
— Vous n’en saurez pas plus. Bien que je vous trouve sympathique, vous n’êtes pas mon confesseur. Bonne nuit.
En grimpant l’escalier qui le conduisait au grenier, Eymerich commentait à voix basse :
— Étrange créature. Tout le contexte est étrange. Pour les seigneuries insulaires, les intrigues et les complications sont la norme.
— Que dites-vous, père ? demanda Aristides qui le précédait en brandissant un chandelier.
— Rien du tout. Contentez-vous de nous éclairer.
L’inquisiteur était au bord de l’épuisement et son pied droit l’élançait douloureusement depuis des heures. Pour monter, il devait s’accrocher à la rampe. Il se dit que c’était à cause de ces aliments trop doux, qu’il avait cependant à peine goûtés.
S’étendre sur le lit ne le soulagea point, car ses crampes continuaient de le faire souffrir, s’étendant au tibia. Mais ce n’était pas la seule chose qui l’empêchait de dormir. Les serviteurs occupaient maintenant les chambres voisines, et il entendait des rires et des bribes de conversations stupides et même les râles de quelques amants.
Une phrase indistincte le fit sursauter : « Sulu pacienza ci voli, avimu d’aspittari. I Chiaromonte stannu carennu. Un’hannu nenti chi fari…(6) »
La voix se perdit. Impossible de dire de quelle direction elle provenait. Eymerich essaya de tendre l’oreille, mais quelques instants plus tard la fatigue eut raison de lui et il s’endormit profondément.