Eymerich n’avait nullement l’intention de se laisser détruire par un vulgaire moinillon, sous le simple prétexte que celui-ci jouissait de relations haut placées. Furieux, il élabora plusieurs plans de contre-attaque. Il n’en oublia pas pour autant Nissim, qui se tenait devant lui.
— Tu crois à ces calomnies ? lui demanda-t-il.
— Bien sûr que non, répondit le juif avec sincérité.
— Je t’avais fait venir pour d’autres raisons, mais maintenant je dois me défendre de ces accusations. C’est totalement absurde, mais il n’y a pas grand-chose à faire. Viens avec moi, je voudrais te poser quelques questions en marchant.
Il descendit l’escalier en compagnie du jeune homme, jeta un coup d’œil à la porte défoncée de la pièce rouge et se dirigea vers les salles principales. Il ne se sentait aucunement entravé et marchait avec souplesse.
— Est-ce qu’il y a des choses que tu sais et moi non ? Des détails que tu m’aurais cachés ? demanda-t-il à Nissim.
— De quel ordre ?
— Sur de nombreux sujets, j’en suis persuadé : tu connais des secrets que tu ne veux pas me dire. Tu as eu une éducation juive. Les rabbins t’ont-ils raconté d’autres histoires que celle de Lilith ?
Tout en essayant de caler son pas sur celui de l’inquisiteur, Nissim écarta les bras.
— Beaucoup d’autres, bien sûr. Soyez un peu plus précis, père.
— Les démons. Parle-moi des démons. En dehors de Lilith, quels sont ceux qui intéressent les juifs ?
Nissim réfléchit un instant à ce qu’il allait répondre.
— De ce que j’en sais, ils se réfèrent tous à Joshua ben Perachyah, maître du Talmud. Qui a vécu je ne sais quand, mais il y a certainement plusieurs siècles. Le seul à avoir essayé de cataloguer les démons du premier au dernier. Il classait Lilith parmi les Tarahirim, les démons de midi. Capables de résister à la lumière qui d’ordinaire les tue. Des démons solaires.
— Il y a d’autres catégories de diables dans le judaïsme ?
— Les Shedim se subdivisent en trois catégories principales. Les Ruchot, fantômes ou diablotins, les Masiqim, les teignes, et les Chabalim, les destructeurs.
— Ils sont dangereux pour l’homme ?
— Uniquement les Chabalim. Les autres se contentent de les embêter, comme les djinns pour les Arabes. Quelquefois, ils ne sont même pas méchants. Juste malicieux.
— Comment sont-ils représentés ?
— Je ne sais pas grand-chose sur le sujet. Parfois comme des reptiles.
Ils étaient arrivés à la salle des Barons où avait lieu le repas. Nissim s’arrêta sur le seuil. Eymerich, au contraire, y fit irruption, faisant taire les petits aristocrates, les notables et les militaires qui étaient attablés. Il s’avança vers Giovanni et Manfredi Chiaromonte. Il n’accorda pas un regard à Eleonora d’Arborea, assise à côté d’eux. Et encore moins à Simone dal Pozzo, assis à l’une des extrémités de la table.
— Vous me prenez par surprise, magister. Je ne m’attendais plus à vous avoir à table avec nous. Les plats principaux ont déjà été servis, mais on va remédier à ça.
Il frappa dans ses mains.
— Serviteur ! Des couverts pour notre hôte ! Et des portions bien chaudes de macaronis et de porchetta !
Eymerich exprima toute la rage qu’il avait sur le cœur, sans modérer le ton.
— Amiral, je ne suis pas ici pour participer à un de vos interminables repas. Je dois vous parler ainsi qu’à votre frère. J’ai appris qu’on insultait la charge que j’assume et que l’on me prêtait des fautes innommables. Le responsable de ces accusations doit immédiatement être emprisonné et s’en remettre à ma totale merci.
— De qui voulez-vous donc parler ? s’exclama Manfredi Chiaromonte, qui avait soudain pâli. Vous rendez-vous bien compte de la nature de l’outrage que vous infligez ainsi à ma table ?
— J’en suis conscient, mais je ne m’en excuserai pas. Je veux parler de cet homme-là !
Il pointa l’index sur Simone dal Pozzo. Celui-ci se redressa en dodelinant de la tête. Ses lèvres s’écartèrent mais aucun son n’en sortit.
Manfredi Chiaromonte était au bord de l’explosion. De pâle, son visage était devenu rouge vif.
— Père Nicolas, hurla-t-il, je crois que vous ne comprenez pas votre situation ! En Sicile vous n’avez aucune autorité ! Nous avons déjà ici un inquisiteur général, le père dal Pozzo, celui-là même que vous voudriez qu’on vous livre ! Après tout ce que vous avez fait !
— Et de quoi m’accuse-t-on ?
— Vous avez minimisé la dernière victoire sur les Lestrygons, par pur cynisme. Vous vous êtes transporté d’un endroit à un autre avec la rapidité d’un démon. Vous lisez des livres blasphématoires. Il y en a qui veulent vous brûler vif, et les motifs ne manquent pas. Comment vous défendez-vous ?
— Me défendre ? Vous ne me connaissez pas.
Eymerich haussa les épaules.
— Alors, ils arrivent, ces macaronis ? Je n’ai pas très faim, mais une ou deux bouchées, je ne dis pas non.
Il se pencha vers Giovanni Chiaromonte.
— Seigneur comte, laissons votre frère à ses délires. Où est le bassin ?
— Le bassin ? Quel bassin ? bredouilla le seigneur de Palerme et de Modica.
— Ils doivent vivre dans l’eau, j’imagine.
— De qui parlez-vous ?
Eymerich grimaça.
— Vous le savez très bien. Vous les importez de Raguse comme armes de guerre contre les autres barons. Ils s’enfuient parfois des cages de ceux qui les convoient. Ils mangent alors les bras et les jambes des hommes qui se trouvent à proximité. J’ai assisté à cette scène terrifiante. Vous voulez que je vous dise de quelle bête il s’agit ?
Le visage de Giovanni Chiaromonte avait perdu toute couleur.
— Ce ne sera pas nécessaire. Pas ici.
— Alors livrez-moi l’homme que je veux interroger.
— Il est à vous. Faites-en ce que vous voulez.
Giovanni donna de la voix.
— Gardes ! Enfermez le père Simone dal Pozzo dans une cellule des souterrains ! Sous surveillance ! Et que quelqu’un aille chercher le bourreau.
Eymerich fit la moue.
— Je ne veux pas le tuer. Pas encore. Il peut vous être utile pour les interrogatoires.
L’inquisiteur ne s’intéressa pas à Simone dal Pozzo, qui hurlait des phrases en sicilien. Il ignora également Manfredi qui se tenait coi, le visage terreux. Il chercha une place libre, mais n’en trouva pas. Un miles lui céda son siège, près des feudataires.
— Asseyez-vous, j’en trouverai une autre.
Eymerich fit le tour de la tablée, à présent silencieuse, et s’installa. Il répondit d’un simple signe de tête à Eleonora d’Arborea. Il accueillit avec une joie manifeste les plats fumants, le vin blanc frais servi dans une coupe en étain et le pain muffulettu. Il en plongea la mie dans la sauce des macaronis.
Il attendit que les conversations reprennent, puis demanda à voix basse à Giovanni Chiaromonte, qui était juste en face de lui :
— Seigneur, d’où viennent-ils ?
— De Raguse, vous le savez déjà.
— Il y en a beaucoup, là-bas, des crocodiles ?
— Non. Je pense qu’ils viennent du Nil et d’Égypte. Ils traversent de temps en temps la mer. Ce sont des créatures énormes, difficiles à capturer. D’une férocité incroyable.
Manfredi sortit de son mutisme.
— Giovanni, tu en dis trop ! Nous ne devions révéler ces secrets à personne !
Son interlocuteur manifesta son indifférence.
— Le père Nicolas a deviné tout seul. Inutile de tenter de lui cacher ces informations.
Il regarda Eymerich droit dans les yeux.
— Dans une guerre civile on utilise les armes disponibles. Les responsables du transport ne sont parfois pas assez vigilants et en paient les conséquences. Les hommes que vous avez retrouvés morts, sans bras ou sans jambes, n’avaient pas fermé correctement les cages. Ce n’est pas la première fois que cela se produit.
— Et vous laissez des reptiles dangereux en liberté dans les rivières, mettant ainsi la vie des paysans en danger, fit observer Eymerich, irrité.
— Je ne me soucie guère de cela, répondit Giovanni Chiaromonte en riant. La population paysanne augmente sans cesse. Je ne serai jamais à court de main-d’œuvre. Superstitieux comme sont ces gens, ils prennent un crocodile pour un démon. Je fais en tout cas ce que je peux pour les libérer du danger.
Le convive le plus proche était Guglielmo de Romagne. Il se redressa pour récupérer une coupe de sorbet aux agrumes.
— Des crocodiles, j’en ai tué cinq ou six. C’est Marco Polo qui nous a indiqué la méthode. Il faut attendre qu’ils ouvrent la bouche. Avec un pieu acéré on leur perfore alors les organes vitaux.
— Vous avez donc également participé à de grandes guerres. Je vous en félicite.
Eymerich s’adressa de nouveau à Giovanni en évitant cette fois-ci tout sarcasme.
— Les autres barons vont arriver. Ils sont au courant de votre trouvaille ?
— Non, et ils ne doivent pas le savoir. C’est pour cela que je vous ai livré Simone dal Pozzo.
— Je vous en remercie et je ne dirai rien.
Eymerich récupéra quelques macaronis avec la petite fourche à deux pointes conçue spécialement pour se glisser dans les cavités des pâtes. Il mangea avec appétit : le goût était excellent. Même le vin était bon, bien frais et légèrement enivrant.
En observant la tablée, qui avait retrouvé son activité, il croisa les yeux noirs d’Eleonora, qui ne l’avaient peut-être jamais quitté. Il eut l’impression que la dame voulait lui parler. Sa pommette ne saignait plus : la blessure s’était cicatrisée en suivant un dessin irrégulier semblable à la fêlure étoilée de la poupée de son enfance.
Son repas terminé, Eymerich prit congé des Chiaromonte et, en passant près de la jeune femme, lui murmura :
— Retrouvons-nous dans la cour.
Le ciel de l’après-midi était dominé par un soleil déclinant, énorme et rouge comme une boule de feu qui brûlait les remparts et écrasait de chaleur l’herbe et les fleurs. Eymerich alla sur les premières marches de l’escalier contigu à l’entrée des quartiers habités par les hôtes de haut rang. Il se sentait très faible. Ses pensées ne se focalisaient pas sur Eleonora d’Arborea, qui allait bientôt le rejoindre, mais sur Simone dal Pozzo.
Il se demandait comment le traiter, après l’avoir fait arrêter par un vulgaire chantage. Pour Eymerich, toujours soucieux des règles, le père Simone était le seul représentant de l’Inquisition au royaume de Trinacrie. Il l’avait retiré du jeu pour sauver sa peau. Avait-il un chef d’accusation contre lui ?
Eymerich était plongé dans ses réflexions, lorsque Nissim sortit en courant des souterrains. Il était hors d’haleine.
— Père ! Quelle chance de vous trouver là ! Il s’est pendu !
Accablé par la chaleur et l’émotion, le jeune homme avait du mal à reprendre son souffle.
Eymerich tressaillit.
— Que dis-tu ? Qui s’est pendu ?
— Le père Simone dal Pozzo ! On venait de l’enfermer dans une cellule depuis peu, lorsque les gardes ont découvert son corps qui pendait au plafond. Il a déchiré sa tunique pour confectionner une corde.
L’inquisiteur pensa à la manière dont cette histoire avait commencé. L’idée que ces événements se répétaient le terrifiait.
— Il a encore des traits humains ? demanda-t-il brusquement.
— C’est-à-dire ? demanda Nissim, qui trouvait la question extravagante.
— Il a un visage d’homme ou bien de porc, de vache, ou de crocodile ?
Le juif avala sa salive. Eymerich devait lui paraître fou à lier.
— Il ressemble au Simone dal Pozzo habituel. Bien sûr, il a la bouche de travers, les yeux exorbités et la figure congestionnée.
— Descendons voir.
L’agitation régnait dans les souterrains. Les serviteurs et les soldats qui s’y trouvaient étaient sortis de leurs chambres et s’agitaient en vociférant devant la grille qui délimitait les cellules. Les deux soldats qui les tenaient à distance étaient ceux qu’Eymerich avaient déjà vus. Ils demandaient à leurs collègues d’aller prévenir les seigneurs.
— U patri muriu appizzatu, chi taliati ? Diticillu’ e baruna !(19)
En voyant Eymerich, et surtout Nissim, ils entrouvrirent la grille. L’un d’eux indiqua le fond de la « chambre obscure ».
— Il est là, dans la dernière cellule, dit-il en catalan.
Eymerich se précipita avec Nissim à sa suite. Le cadavre du père Simone était suspendu à une corde rudimentaire faite de lambeaux de toile blanche noués. C’était bien lui, cela ne faisait aucun doute. Il n’avait pas un visage d’animal, et rien d’étrange. À moitié nu, il se balançait au-dessus du sable qu’il avait aspergé d’urine. Sa langue était gonflée, ses yeux exorbités. Ses traits déformés se teintaient d’une couleur violette. L’ombre de la prison empêchait de distinguer les détails.
— J’ai besoin d’une torche ! hurla Eymerich. Une bougie ! N’importe quelle lumière !
— Je m’en occupe, père, dit Nissim.
Il revint un instant plus tard avec un gros cierge qui dispensait une lumière suffisante.
Quand il l’eut en main, Eymerich posa avec précaution ses pieds dans le sable. Il redoutait d’être aspiré, comme dans la chapelle. Rien ne se produisit. Le sol était solide. Il s’approcha du pendu, lui ferma les mâchoires. Il le gifla, lui pressa les joues, plongea ses doigts dans la poitrine nue. Lui chatouilla les pieds. Il posa la paume de ses mains au niveau du cœur pour en capter un dernier battement.
Une fois ces tests effectués, il dit à Nissim :
— Ce n’est plus un homme, c’est un pantin. Il n’a pas une goutte de sang dans les veines. Les muscles sont mous, sans aucune énergie réflexe. Il faudrait détacher le corps pour lui donner une sépulture, mais je ne suis pas pressé, car nous sommes face à une enveloppe sans âme ni esprit. Le simulacre d’un être humain.
— Un mort, finalement.
— Oui, mais depuis peu. Il devrait avoir conservé quelques traces de chaleur. Ce qui n’est pas le cas. Un poupon de chair.
Eymerich soupira.
— De tous les mystères que nous avons dû affronter, celui-ci est le plus obscur. On ne le dirait pas, mais c’est comme ça. Il échappe à tous les schémas d’explication que j’avais élaborés.
Nissim était loin d’être convaincu.
— Vous voudriez me faire croire que vous avez trouvé une explication unique pour tous les autres miracles qui se sont produits jusque-là ?
— Oui, mais tu ne la comprendrais pas, à part ce dernier élément. Tu fais partie de l’énigme, pas de son explication.
Eymerich s’éloigna du cadavre ballottant et retrouva le couloir avec soulagement, heureux de reposer les pieds sur une surface plus solide. Il souffla sur la flamme pour éteindre la bougie, qu’il jeta au loin.
— Inutile de rester dans cette cave. Mieux vaut sortir pour voir un nouveau spectacle de disques lumineux. Il fait peut-être déjà nuit et le spectacle sera encore plus intéressant. Comme des feux d’artifice, en fait.
— Vous prévoyez que…
— Je ne prévois rien du tout. Je le sais. Et je te parie que, cette fois-ci, le halo lumineux tendra vers le rouge.
Ils se frayèrent un chemin parmi la foule qui se pressait contre la grille.
— Détachez le pendu, ordonna Eymerich aux gardes en catalan. Confiez-le à quelqu’un qui pourra se charger de l’enterrement. Et surtout pas chrétien. Pour ce qu’il vaut, vous pouvez même jeter le cadavre dans un ravin.
Il ne savait pas si les soldats avaient compris, mais ça n’avait aucune importance. Il émergea avec Nissim le long du jardin, qui exhalait un agréable parfum. Le soir grisait l’horizon. Plus en hauteur le ciel était déjà noir. Il n’y avait pas d’étoiles, uniquement la lune, large et pâle. Eleonora d’Arborea n’était pas dans les parages, ni près du viridarium, ni dans la cour principale. Sur les remparts, les sentinelles commençaient à allumer les torches qui allaient briller toute la nuit.
— Aucune trace de disques, père, dit Nissim après avoir scruté attentivement la voûte céleste.
— Tu te trompes. Ils sont en train d’arriver. Regarde ces points lumineux disposés en coin, près de la lune. Tu ne vois pas qu’ils grossissent ? Ils vont bientôt arriver sur Mussomeli.
Il faisait allusion à de minuscules sphères rougeâtres en formation régulière. Encore difficiles à percevoir, elles grossissaient régulièrement. L’obscurité était maintenant zébrée de fines stries blanchâtres, sans origine ni sens. On les remarquait à peine car la nuit n’était pas encore très dense.
— Maintenant je les vois, dit Nissim d’une voix tremblante. Père, vous ne manifestez aucune peur. Vous êtes tellement impassible qu’on a du mal à vous croire humain.
Eymerich afficha un air amusé.
— C’est ma posture de combat. Je sais que Dieu est avec moi. Ceux qui sont en train de m’attaquer ne peuvent pas en dire autant. Prépare-toi à assister à des événements spectaculaires. Apprécie-les comme une mise en scène de jongleurs.
Les disques lumineux grossirent et convergèrent à toute vitesse sur Mussomeli. Ils étaient de forme ovale et de couleur rouge, vif au centre, orangé sur les bords. Ils rompirent la formation triangulaire et se dispersèrent le long des stries blanchâtres en dégageant de la chaleur.
Sur les remparts, les sentinelles se mirent à crier. D’autres hurlements parvinrent de l’intérieur du château. Une foule terrorisée se pressa pour sortir et se regroupa dans la cour, nimbée d’une lumière rouge. Certains sombraient dans la folie, agitaient les bras, écumaient de bave sur les pavés comme des épileptiques.
Les disques, silencieux, finirent par se regrouper en une nouvelle formation en triangle. Ils n’adoptèrent aucune attitude offensive, se contentant de répandre leur lumière vermeille.