Cette question de l’appartenance ou non d’Abd el-Kader à la franc-maçonnerie a soulevé des polémiques en nombre, et continue de le faire. Certains nient son affiliation lorsqu’ils ne crient pas au complot, d’autres la glorifient et la justifient. Les historiens, notamment Bruno Étienne, Smaïl Aouli, Ramdane Redjala et Philippe Zoummeroff, ont tranché la question : Abd el-Kader a bien été franc-maçon. Longtemps, cela a été occulté et les archives oubliées. N’empêche, les documents existent et il faut rappeler que le discours franc-maçon de l’époque admettait l’existence de Dieu et, par conséquent, ne pouvait heurter un croyant comme lui.
Reprendre les faits tels que les documents l’attestent : d’abord, signaler qu’il n’est pas le seul musulman à s’intéresser à la franc-maçonnerie. Déjà, au XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie comptait sept Algériens en son sein, et ils sont trente-sept au XIXe siècle1. Son propre disciple le cheikh Illyash, éminent théologien égyptien, a fait de même. Et de nos jours, un grand nombre de gens de culture musulmane sont francs-maçons.
Parmi toutes les distinctions, félicitations et décorations qu’a reçues Abd el-Kader après avoir sauvé les chrétiens de Damas, se trouve aussi la reconnaissance explicite des francs-maçons. Le 16 novembre 1860, une lettre lui est envoyée par la loge Henri-IV, de Paris. Elle stipule :
« Partout où la vertu se produit avec éclat, partout où la tolérance et l’humanité ont été sauvegardées et glorifiées, les francs-maçons accourent pour acclamer et reconnaître celui qui, au prix des plus grands sacrifices, sait accomplir l’œuvre de Dieu sur la Terre et prêter à l’opprimé un appui tutélaire et désintéressé. C’est que la franc-maçonnerie sent que ces hommes sont les siens, qu’ils marchent dans sa voie, et qu’elle éprouve le besoin de leur crier merci et courage ! Au nom de l’infortune, au nom de la société, au nom des grands principes sur lesquels elle repose. (…) La franc-maçonnerie, qui a pour principe de morale l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, et pour base de ses actes l’amour de l’humanité, la pratique de la tolérance et de la fraternité universelle, ne pouvait assister sans émotion au grand spectacle que vous donnez au monde. Elle reconnaît, elle revendique comme un de ses enfants (par la communion d’idées tout au moins) l’homme qui, sans ostentation et d’inspiration première, met si bien en pratique sa sublime devise : Un pour tous. (…) Lorsque vos regards viendront à le rencontrer, vous vous direz que là-bas, bien loin dans l’Occident, il y a des cœurs qui battent à l’unisson du vôtre, des hommes qui ont votre nom en vénération, des frères qui vous aiment déjà comme un des leurs et qui seraient fiers si des liens plus étroits leur permettaient de vous compter au nombre des adeptes de notre institution. »2
Abd el-Kader reçoit avec allégresse ce courrier, qui est accompagné d’un bijou qu’il compare à une « fleur universelle dont l’odeur symbolique surpasse celle de la précieuse rose, et dont l’allusion à la Justice, à l’Égalité et à la Fraternité dépasse la sagesse d’Aristote »3. Il répond en exprimant son acceptation :
« Premièrement, exprimer ma gratitude à vos excellences pour l’insigne béni que j’ai obtenu sans l’avoir mérité, si ce n’est par le grand amour que je porte à tous et la sympathie que j’ai pour vous individuellement et globalement. Sa valeur est pour moi supérieure à la couronne d’Alexandre, fils de Philippe. C’est la raison pour laquelle je l’ai accepté avec plaisir et infiniment de considération. Deuxièmement, pour que vous soyez sûrs de mon désir d’accepter la fraternité d’amour et de partager les mêmes idées que vous sur l’ensemble de vos sublimes règles que je suis disposé à défendre. Lorsque vous m’aurez fait connaître les articles qui me lient à elles, je serai très respectueux des constitutions, ainsi que vous me l’avez, messieurs, fait comprendre. Je me considèrerai comme heureux quand j’aurai trouvé un de vos ouvriers plus ardent défenseur que moi. Troisièmement, afin que notre amicale correspondance soit ininterrompue à partir de maintenant, car je suis prêt à accueillir toutes les bonnes idées qui vous viendront à l’esprit, à compléter avec joie toutes les règles que m’impose votre amitié aussitôt que j’aurai su ce qu’il faut faire pour atteindre mon but. »
La loge Henri-IV accepte ses réponses aux questionnaires par écrit. Les correspondances se suivent et préparent l’entrée officielle d’Abd el-Kader dans la franc-maçonnerie. Avant d’entreprendre un voyage en France et en Angleterre où il est reçu en grande pompe, Abd el-Kader est initié à « la loge Saint-Jean, régulièrement constituée sous le titre distinctif Les Pyramides, Orient d’Alexandrie (Égypte) », à la demande de la loge Henri-IV. C’était le 18 juin 18644, au retour de son long séjour à La Mecque où il se trouvait en retraite spirituelle. Le 10 août de la même année, il répond à une lettre de félicitations :
« J’ai su que le fondement de cette noble société est de faire ce qui est utile aux créatures du Très-Haut, de repousser ce qui leur est nuisible et d’aller sur une voie pleine d’humanité et de fraternité. C’est ce que Dieu le Très-Haut exige de tous Ses serviteurs et ordonne de faire par l’intermédiaire de Ses employés. Heureux celui qui a compris cette grande sagesse et l’a mise en pratique ! Je me considère comme heureux de faire partie de ceux qui assument ce grand honneur. J’attends dès à présent vos très utiles instructions afin d’être éclairé et guidé, et d’atteindre le grand but que je me suis fixé. (…) Du profond du cœur, messieurs, je vous salue et espère que l’esprit de lumière ne m’abandonne pas. »
Ce n’est qu’un an plus tard que la loge Henri-IV reçoit son illustre « frère » à Paris. Le 26 août, une foule nombreuse de francs-maçons accourent pour assister à l’événement. Mais, sans justification, alors qu’il se trouvait à Paris de retour d’Angleterre, Abd el-Kader ne se présente pas, soulevant l’ire de certains maçons. La cérémonie a finalement lieu le 30 août, devant une assemblée moindre, au cours d’une séance intime durant laquelle il se plie au rituel en frappant à la porte à la façon des maçons. Il est introduit par un « frère », puis se place à l’Orient à l’invitation du vénérable. Il est consacré et confirmé dans les grades qui lui avaient été attribués à Alexandrie. Longtemps, il entretient une relation épistolaire étroite avec les membres de la loge Henri-IV à laquelle il est affilié. Ce n’est qu’en 1877 qu’il rompt avec la franc-maçonnerie, après dix ans de pratique. Selon Bruno Étienne5, il écrivit une lettre dans laquelle il exprimait « sa désapprobation devant l’abandon du Grand Architecte de l’Univers. (…) Il crut que la franc-maçonnerie pourrait concilier l’Orient et l’Occident au moment même où les maçons allaient devenir les zélateurs du jacobinisme laïc et colonial en Algérie. » Le question de l’obligation de croire ou non est effectivement un des débats principaux, et passionnés, de cette époque. les laïcs ont la majorité dans la franc-maçonnerie et font valoir leur point de vue, laissant chacun à sa liberté de conscience, mais heurtant beaucoup de croyants, tousjours plus radicaux.
Cependant, plusieurs de ses compagnons, devenus francs-maçons, le resteront. Par ailleurs, deux de ses fils ont appartenus à la loge Palestine-Orient de Beyrouth, et son petit-fils Mahidin ben Ahmed Boutaleb est affilié à la loge Les Enfants-de-Mars de Philippeville en octobre 1901.
De la même manière que nombre d’Algériens soutiennent, contre l’évidence, qu’Abd el-Kader était monogame, beaucoup persistent à nier son appartenance à la famille de pensée des maçons, choqués et criant au scandale. Ce sont les mêmes qui refusent d’admettre également qu’il entretenait des esclaves à son service, allant jusqu’à affranchir certains d’entre eux, telle Mbarka qu’il épouse et avec laquelle il a un enfant. La richesse de pensée d’un homme tel que lui, sa curiosité intellectuelle et son ouverture d’esprit, ses engagements au-delà des cadres rigoristes dans lesquels on voudrait le contenir, provoquent encore aujourd’hui de vives réactions de rejet.
Portrait de Ferdinand de Lesseps, gravure d’Étienne Carjat (1828-1906).
1. Smaïl Aouli, Ramdane Redjala, Philippe Zoumeroff, op. cit. (N.d.A.)
2. Smaïl Aouli, Ramdane Redjala, Philippe Zoumeroff, op. cit. (N.d.A.)
3. Smaïl Aouli, Ramdane Redjala, Philippe Zoumeroff, op. cit. (N.d.A.)
4. Compte-rendu figurant dans le Journal des Initiés, septembre 1864. (N.d.A.)
5. Bruno Étienne, Le soufisme des francs-maçons in La chaîne d’union, octobre 1981. (N.d.A.)