24.

Chaque matin, Ken Quist est réveillé par des piaillements d’enfants, des bruits de ballon et par les rires des livreurs qui approvisionnent le Don Juan, l’épicerie du rez-de-chaussée. Il se lève alors. En caleçon, il ouvre les rideaux de sa chambre, qui donne sur les terrains de sport de Forsyth Street. Il observe les gamins qui s’initient au minifootball, les premiers joggers, les voyageurs pressés qui quittent l’hôtel Windsor, de l’autre côté de Broome Street, et redoutent de manquer leur train ou leur avion : cette animation bruissante et colorée, toujours renouvelée et toujours différente, comme l’eau d’une rivière.

Ce jour-là, alors que lui vient le désir d’aller à la cuisine préparer son café, son regard se lève un peu plus haut. Et il se rend compte que quelque chose a changé pendant la nuit. Les immondes graffitis sur l’immeuble opposé au sien, par-delà Forsyth Street, ont été remplacés par une tête de mort sur fond de fémurs entrecroisés. Au menton de ce crâne, une mince barbiche de poils blonds. D’abord, il n’y croit pas. Puis il déchiffre, sous l’image exécutée au pochoir, les lettres rouges sanguinolentes qui forment la mention : KQ, BEWARE1.

KQ, comme Kenneth Quist.

Ses pensées cavalent : qui a pu mettre en œuvre un tel chantier ? N’aurait-il pas été plus simple de glisser sous sa porte une lettre anonyme ? Si un adversaire a recouru à des moyens d’une telle ampleur « juste » pour le menacer, c’est qu’on cherche à lui faire comprendre qu’il a affaire à une forte partie.

Son téléphone sonne, détournant son attention. Le préfixe du numéro de son correspondant est 808 : celui d’Hawaï. C’est l’appel qu’il attendait.

— Merci, dit-il en décrochant, de prendre un peu de temps pour m’éclairer, monsieur Kahanahana.

— Kaʻanāʻanā, corrige son interlocuteur. Vous pouvez le prononcer à l’anglaise, Kanana. Mais pour simplifier, appelez-moi par mon prénom, Keanu, comme le comédien. Votre assistant m’a dit que vous vous intéressiez à Kalon Kane. Quand je l’ai connu, il n’avait que dix-sept ans.

— Précisément. C’est à cet âge-là que s’exprime la vérité d’un être. Tout ce qui vient après ne fait que la déformer.

— Ce n’est pas faux… À cette époque, je tenais une boutique de matériel de surf sur Ke Nui Road, à Pupukea. Go Nut, qu’elle s’appelait. Bien trouvé, non ? Juste en face du spot de surf le plus dingue du monde : le Banzai Pipeline, une vague cylindrique qui peut atteindre six mètres de haut, et qui tue ou blesse plusieurs têtes brûlées chaque année. Kalon Kane rêvait de traverser le « tube ». Il n’y est jamais parvenu.

— Quel genre de personne était-il ?

— Petit facho. Il croyait en l’inégalité des races et des individus, qu’il voulait démontrer scientifiquement. Il disait qu’un jour il deviendrait le génie qui identifierait dans la matière même du cerveau ce qui fait la suprématie de la race blanche. Alors que lui, hawaïen par son père et caucasien par sa mère, il ne l’était qu’à moitié, caucasien ! C’est alors qu’il s’est fait tabasser par un groupe d’Afro-Américains venus, le temps d’un Spring Break bien arrosé, se défoncer à l’okolehao, c’est un alcool tiré de la racine de l’épinard hawaïen. Un truc qui vous dévisse la tête en trois gorgées. Quand ils l’ont entendu parler de la courbe des QI en cloche et de la corrélation entre blocs continentaux et intelligence, ils se sont sentis insultés et l’ont réduit en charpie. Pour éviter que cela ne se reproduise, il a commencé la musculation, mais n’a plus jamais exprimé ses théories en public. Il est devenu dissimulateur, menteur, manipulateur.

Ken a tout imaginé concernant Kane, sauf ce que ce vieil Hawaïen vient de lui apprendre. Il enchaîne sans laisser paraître son trouble.

— Et bon surfeur, je suppose.

— Il a toujours su le faire croire. Mais le tube géant du Banzai Pipeline, il n’y a jamais mis le bout d’un orteil. En ce temps-là, il était trouillard.

— Trouillard ?

— Oui, pétochard, poltron, lâche.

— Il a pourtant décroché une palanquée de médailles sur les champs de bataille.

— Possible. Il a peut-être changé. Il était aussi vicieux. Il avait un chien, à qui il infligeait des traitements épouvantables pour que la pauvre bête le prenne pour son sauveur quand il mettait sa cruauté en pause. C’était un cycle infernal : cruauté, bonté, et on recommence. Le clebs n’y comprenait rien. Il ne savait jamais s’il avait affaire à un salaud ou à un bon maître. Il était fidèle, tendre et amouraché de Kane quand celui-ci se montrait bienveillant, et complètement perdu quand il repassait en mode sadisme. L’animal a fini par perdre la tête. Il est devenu dangereux et il a fallu l’abattre.

Ken se rappelle avoir étudié ce schéma psychologique à l’école de police.

— Ce que vous décrivez, c’est un profil de pervers narcissique, qui se valorise en rabaissant les autres, et en gommant tout point de repère dans ses humeurs.

— Oui, exactement. De la même manière, il s’en est ensuite pris à sa mère, une femme neurasthénique, qui n’avait jamais vraiment supporté l’exil que son mari, rencontré chez elle, à Boston, lui avait imposé. Kalon se comportait comme un chat avec une souris. Il jouait l’adolescent fragile. L’instant d’après, il se plaignait de ne pas recevoir d’elle assez d’amour en retour du sien. Puis il devenait tyrannique. Il l’accusait de multiples défaillances, vantait les mères de ses camarades, parfaites en tous points, elles. Elle en pleurait, mais il accourait la consoler en l’embrassant. Elle a commencé à consommer des anxiolytiques. Il se moquait d’elle, la surnommant « Miss Valium ». Elle a augmenté les doses. Jusqu’à ce qu’on la retrouve inconsciente dans un bain tiédi où son cœur s’était arrêté de battre.

— C’est à ce moment, je suppose, que son père et lui ont quitté l’île ?

— Oui, pour en gagner une autre, Okinawa. Je ne l’ai plus jamais revu.

Une vibration signale un double appel. C’est Naomi.

— Merci pour votre témoignage, conclut Ken. Je ne m’attendais pas à un tel portrait, d’un homme qui passe pour un scientifique avec la tête sur les épaules et pour un héros de guerre. Je dois vous laisser.

Naomi a déjà raccroché mais sur l’écran s’affiche un SMS : « Ramène ton cul chez moi à fond la caisse. C’est urgentissime. » Il tente de rappeler, mais n’obtient d’autre réponse que celle d’un répondeur.

Il dévale deux étages à pied, embarque dans sa Chevrolet Impala banalisée, garée sur le terre-plein ombragé, en face de chez lui, et démarre sur les chapeaux de roues.

 

Naomi habite, à Jersey City, un pavillon de Baldwin Avenue, proche de l’église Saint-Joseph. C’est une maison à lattes de bois blanches, posée sur un entresol de briques orangées et précédée d’un jardin gazonné assez grand pour qu’on y loge une table de ping-pong, deux chaises longues, quatre sièges et une table en teck où subsistent les reliefs d’un petit déjeuner d’adolescents désordonnés : une brique de lait encore ouverte, un morceau de pain de mie tartiné de beurre de cacahuète, des céréales et des œufs au bacon encore inentamés. Ken comprend qu’un événement a interrompu le repas.

Il monte quatre à quatre l’escalier de six marches par lequel on accède à l’entrée principale, au centre d’une galerie ornée du drapeau américain et bordée d’une balustrade bleue.

Il sonne. La porte s’ouvre aussitôt, révélant un garçon de quatorze ans. Ken reconnaît Theo, le cadet des deux enfants, qui a hérité de sa mère une silhouette d’aiguille à tricoter. Dans la salle de séjour, où l’on entre directement, Ken voit Max, l’autre fils de sa coéquipière, assis, abattu, dans un canapé Kivik d’Ikea revêtu de faux cuir fauve. La pièce est décorée de manière disparate, sans qu’aucun souci autre que leur commodité ait dicté le choix des meubles : fauteuils dépareillés, chaises de bois démodées, buffet de style victorien, sellettes et consoles de verre et d’acier, commodes à monter soi-même. Sur les surfaces planes traîne ce que les Bell mangent, boivent, lisent, manipulent : The American Gardener, des magazines de l’univers Marvel, des barres de chocolat protéinées Power Bars Energy Plus, une coupe emplie de coupons de réduction au supermarché, un assistant personnel Amazon Alexa, des télécommandes, des paquets de chips et de corn flakes entamés, des clés. Mais où qu’il se promène, le regard finit toujours par se poser sur le grand aquarium vivement éclairé, suffisamment vaste pour qu’en comparaison, le téléviseur Samsung géant 82 pouces ressemble à une carte postale. Le tout donne l’impression d’un collage dont ressort quelque chose de touchant, comme si l’on avait voulu, dans une sorte de capsule temporelle, assembler les caractéristiques d’une famille américaine de la classe moyenne.

Naomi et Julian, son mari, entrent dans la pièce, sortant de la cuisine d’où l’on entendait leurs éclats de voix. Julian, un quadragénaire brun qui semble toujours sortir de sa douche après avoir gagné un match de tennis, se présente, pour une fois, sous les traits d’une victime d’un mauvais sort. Il serre les mâchoires. Sans le saluer, il jette au policier un regard acrimonieux. Naomi prend conscience de la présence de son collègue :

— Quelqu’un est entré chez nous en pleine nuit ! lui dit-elle. Regarde ce que Max a trouvé dans son cartable ce matin !

L’intéressé, un garçon de quinze ans à l’air blasé, désigne, à l’autre bout du canapé où il s’avachit, le sac à dos en tissu de camouflage, marqué d’un « Adidas » jaune, avec lequel il allait partir pour l’école. Un paquet de la taille d’une brique est emballé dans un papier d’aluminium que Naomi a déchiré, révélant son contenu :

— Cinq cents grammes de shit ! S’il ne s’en était pas aperçu, il partait pour le lycée avec, risquait de se faire pincer, exclure et accuser de trafic. Mais ce n’est pas tout ! Regarde.

Elle se tourne vers l’aquarium, fierté de Julian. Ken, qui n’y avait pas prêté attention, se rend alors compte que tous les poissons tropicaux flottent à la surface, comme de petits fuseaux multicolores aux éclats métalliques.

— Ils ont versé dans l’eau une bouteille de Clorox, explique tristement le mari de Naomi.

Ken comprend mieux, soudain, l’abattement de Julian, qui ne peut prononcer un mot de plus : cette collection de poissons exotiques, c’était toute sa vie.

— Il faut que ces mecs aient les nerfs solides, reprend Naomi, pour oser s’introduire chez une policière en pleine nuit alors qu’elle dort avec son Glock 19 dans la table de chevet, foutre le bordel et se barrer sans que personne ne s’en aperçoive jusqu’au matin !

— Les voisins n’ont rien vu ? demande le détective.

— Rien entendu non plus. Mais ce que j’ai tout de suite vu en me réveillant, moi, c’est ça.

Elle lui tend une feuille de papier sur laquelle a été imprimée une tête de mort à barbiche blonde, et la formule KQ BEWARE.

— Ils sont malins, dit-elle. Ils choisissent leurs proies en périphérie de leur véritable cible car cela donne généralement de meilleurs résultats. Ils ne t’ont pas intimidé, alors c’est moi qu’ils visent à présent. Classique. Tu t’en prends à des mecs puissants, Ken. Puissants et protégés. D’après Harry, Polanco a subi des pressions mais, tu le connais, il ne l’admettra jamais. Tes demandes de mandats de perquisition ont été rejetées, tu n’avais pas le droit de continuer l’enquête, mais tu es passé outre. Et voilà le résultat ! Tout ça, c’est ta faute !

— Toi et ta famille serez placées sous protection.

— T’es trop bon ! Tu crois vraiment qu’on t’a attendu pour ça ? J’ai déjà fait le nécessaire.

Ken esquisse une expression coupable et consternée, mais Naomi le devance :

— C’est la merde, mais tu sais quoi ? Ça confirme que tu as raison. Pourquoi cette tornade, si ton instinct ne visait pas juste, si le témoignage de la vieille Chinoise n’était pas fondé ? Luna Ritter est encore en vie mais on veut empêcher que ça se sache. Quelqu’un d’assez important pour retenir le bras du NYPD.

— Ça veut dire que tu…

— Oui, connard, je suis avec toi. C’est une machination. Pour une fois, c’est le fait de ne pas transgresser les ordres qui serait criminel. File, je finis de mettre de l’ordre dans ce bordel. Et on retrouvera Luna Ritter !

Le policier n’a jamais su se laisser aller à la sincérité d’exprimer des sentiments tels que la reconnaissance, l’estime ou l’amitié. Il se contente de secouer la tête et de sortir.

 

À force de ne pas être aimé, Ken Quist a appris dès l’enfance les vertus de la misanthropie. Pour se passer de l’affection du monde, rien de mieux que de n’en rien attendre. Et comme ce à quoi nous n’attachons pas de valeur ne peut nous manquer, le jeune homme tend à considérer ses semblables comme indignes de recevoir sa confiance ou son affection. En conséquence, il manifeste plus d’antipathie aux criminels que de sympathie aux victimes. Il estime cependant que son devoir d’enquêteur exige de lui une compréhension intime de ce qui, chez les secondes, a pu susciter l’instinct meurtrier des premiers. Il va donc devoir s’introduire, d’une manière ou d’une autre, dans l’esprit et le cœur de Luna Ritter.

 

La photocopie du document retrouvé sur le bureau de Victor Webb en poche, Quist entre avant le lever du soleil dans l’immeuble qui, au sud, marque l’angle de la Troisième Avenue et de Lexington Avenue. À la lueur cireuse des blocs d’éclairage de sécurité, il suit les indications léguées sur un croquis par Luna Ritter. Passe d’un ascenseur à un monte-charge, d’un escalier de secours à une échelle, d’une terrasse à un jardin suspendu. Et se retrouve enfin vingt étages au-dessus de la rue.

D’un seul coup, il est ailleurs. La rumeur matinale de New York ne lui parvient plus qu’amortie. Un drap d’air frais l’enveloppe. Les dernières étoiles meurent sur le grand cyclorama du ciel qui bleuit. Les passants pressés, sur les trottoirs en contrebas, courent vers la trivialité du jour qui naît, vers leur café fadasse, vers leurs mornes tableurs Excel, vers des occupations qu’ils n’ont pas choisies. Ils sont fourmis. Il est géant.

Les variations de niveau du sol autour de lui – plots de ciment, soubassements des châteaux d’eau, socles des équipements techniques, immeubles de différentes hauteurs – imposent à ses jambes l’effort qu’accomplissent celles de l’alpiniste quand il franchit des barres de rochers éboulés. Car le flic découvre que sa ville est montagne, sierra, cordillère. Et sur la crête de ses pics évoluait une jeune femme. Que faisait-elle là ? se demande-t-il. Aimait-elle danser au-dessus du vide ? Ballerine, cette femme forte, habituée à plonger ses mains dans le sang, combative et presque virile ? Non, il n’y croit pas. Championne en quête d’exploits et de dépassement ? Si c’était le cas, pourquoi ne montrer ses parcours que sur les réseaux sociaux, sans jamais les inscrire dans une démarche compétitive, sous l’égide des associations et fédérations sportives ?

Il regarde autour de lui. Ici, tout est raréfié : les sons, les bruits, les odeurs de la ville, les médiocrités du monde. Il ne reste que la solitude, l’espace, le vide. Un échantillon de l’infini. Ce que Luna Ritter venait chercher, c’était cette hauteur non pas physique mais morale et spirituelle. Ken Quist se rappelle un livre lu à l’adolescence, Jonathan Livingstone le goéland, qui raconte l’histoire d’un oiseau désireux de voler plus haut que ses congénères, non par pur plaisir de briser les règles du clan, mais pour s’élancer vers cet éther que seuls les rêves atteignent. Il se dit alors qu’ils sont semblables. Car c’est bien après ses rêves d’enfant qu’il court, des rêves annihilés par la mort de ses parents, noyés lors du naufrage de leur yacht au large du Panama, où une filiale locale de la banque Safra Sarasin faisait fructifier leurs plus-values boursières. Luna, elle, ne pouvait sans doute vivre sans s’arracher aux fanges et aux décharges où les goélands se nourrissent, sans élever son corps et son esprit. Sinon, pourquoi arpentait-elle chaque jour les toits du monde, seule et invisible, en tête à tête avec le soleil levant ?

Ken approche de l’arête d’un toit-terrasse. Un garde-corps de béton, qui monte à la hauteur de ses hanches, le sépare du néant. Il contemple, par-dessus le parapet, cette dimension de l’espace que les hommes oublient, trop habitués à n’évoluer qu’au ras du sol, mais qui offrait à Luna Ritter sa liberté et sa souveraineté. Et si Luna Ritter avait aussi aimé ces altitudes, précisément parce que le plein y coexiste avec le vide, la vie avec la mort, l’instant avec l’éternité ?

Une sensation de vertige le pousse vers l’avant et embrume soudain son esprit. Il se redresse, retrouve sa lucidité.

Il est venu sur ces toits pour communier avec quelqu’un qu’il ne connaît pas. Il lui semble que quelque chose d’elle vient de passer en lui.