Telle qu’elle croit être et veut être, la société romaine est sérieuse. Elle est ennuyeuse. Si les Romains se promènent, c’est sous un portique ; s’ils banquètent ou dansent, c’est pour honorer les dieux ; s’ils n’agissent pas en simple individu, ils agissent en magistrat. Vertu, famille, patrie. Ils ne semblent jamais « folkloriques ». Même quand ils ont des coutumes dont l’équivalent, chez les modernes, est considéré comme du folklore, quelque chose nous empêche de prononcer ce mot à leur sujet. Et pour cause : l’on qualifie de folkloriques des coutumes populaires qu’ignoreraient les classes privilégiées, l’Église ou l’État. En ce sens secrètement dédaigneux, il n’y a pas de folklore romain : les spectacles les plus carnavalesques étaient organisés par les pouvoirs publics et la majorité des graves sénateurs s’y délectaient. Mais folklore veut dire aussi contrôle des conduites individuelles par la conscience collective, le charivari et le qu’en-dira-t-on ; cela veut dire aussi organisation autonome d’une partie de la population, par exemple de la jeunesse, qui aura son chef, ses libertés et ses fêtes. Alors il y a beaucoup de folklore à Rome, mais, pour le trouver, il faut faire une promenade errante. Cette promenade, nous allons la commencer par le quartier des tombeaux.
Ce quartier n’était pas le cimetière : les tombes s’élevaient, à la sortie des villes, le long des routes fréquentées. Les voyageurs qui quittaient la ville commençaient par défiler entre deux rangées de sépulcres ; ils pouvaient donc en lire les épitaphes, et c’était ce qu’on voulait. Car la tombe n’avait pas la même fonction chez les Romains que chez nous ; l’épitaphe était réellement faite pour être lue et l’on attachait du prix à prendre à témoin la postérité. Quand on lisait sur un tombeau : « Arrête, voyageur, et apprends quel fut mon sombre destin […] Maintenant, adieu et bon voyage ! », ce n’était pas une convention littéraire (ce mode de relation entre l’individu et la foule n’existe plus chez nous, sauf furtivement). Et les témoignages prouvent qu’effectivement les épitaphes avaient des lecteurs, au même titre que les faits-divers de nos journaux ; quand un Romain avait envie de lire un peu, il allait à la sortie de la ville ; une inscription sur pierre n’était pas plus difficile à lire qu’un rouleau manuscrit, après tout.
Car les inscriptions étaient alors un mode de publication aussi usuel que les livres ; c’était aussi un moyen d’adresser la parole à son prochain. Il en était de même des graffiti. On a retrouvé sur les murs de Pompéi quelques milliers de graffiti gravés au poinçon dans le plâtre des murailles ; rien de commun avec les graffiti scatologiques et honteux qu’on pourrait croire : les Pompéiens écrivaient sur les murs pour amuser leur prochain, faire lire de bons mots, citer les auteurs classiques… Ils écrivaient sur les murs un peu comme, chez nous, on cherche à briller dans la conversation. De nos jours, sous des formes très différentes, les graffiti de New York ont redécouvert cette manière non honteuse d’adresser la parole à tous ; on est tenté de parler de « convivialité ».
Toutefois, les épitaphes romaines ont un autre caractère surprenant : la brutalité avec laquelle le défunt cloue au pilori ceux dont il estime avoir à se plaindre ; un patron y traite son affranchi de brigand de grand chemin, un mort dit que son médecin l’a tué, un père fait savoir à tous qu’il a déshérité son indigne fille, une mère attribue la mort de son bébé à une empoisonneuse. Nous n’oserions graver cela sur des tombes : ce serait manquer de respect au défunt et il convient, en outre, de « laver son linge sale en famille ».
C’est précisément ce que les Romains ne faisaient pas ; ils ouvraient sans aucune gêne les placards à squelettes. Dans un poème sur le mariage d’un grand seigneur qui était son mécène, le poète Stace écrit que l’opinion publique, qui avait longtemps blâmé ce seigneur de vivre maritalement avec une noble veuve, n’a plus qu’à se taire : ce concubinage est maintenant régularisé ! Dans un poème à la gloire d’un autre mécène, Stace énumère les avantages de son protecteur et avoue qu’il a eu cependant des malheurs : l’indigne mère du mécène a voulu empoisonner son fils et a été condamnée à mort pour ce crime ! Mais le fils a pardonné à la mère et souhaite, un peu tard, que cet incident tombe en un éternel oubli.
Cette rudesse, qui rappelle celle des prédicateurs populaires du Moyen Âge, est le symptôme d’une relation soumise des individus à la censure de l’opinion publique ; elle donne aux Romains des airs de rustres. D’où mille petits faits qui sembleraient à tort anecdotiques. Ovide, poète raffiné sur qui s’abat un jour le drame de l’exil, rend hommage en pleurant à l’épouse qu’il a laissée à Rome : elle ne le trompe pas ! Faisant son propre éloge, le poète Horace y va bille en tête : il n’a été le giton de personne en sa jeunesse. Stace fait à un veuf l’éloge de sa chère défunte : pour rien au monde elle ne lui aurait été infidèle, même si on lui avait donné beaucoup d’argent. Pline, sénateur aussi pompeux qu’un académicien, loue l’empereur Trajan de valoir mieux que son prédécesseur : on ne le voit pas roter en public ni enlever les épouses de ses sujets. Ils notent l’humanité au-dessous de la moyenne et ce qui les étonne n’est pas le vice, mais la vertu. Ce qui serait plein d’intérêt pour une sociologie d’un genre littéraire tout romain, la satire.
La crainte du qu’en-dira-t-on était grande, en effet : comme la morale religieuse n’existait guère, les seuls Romains qui disposaient d’un refuge pour braver l’opinion étaient ceux qui adhéraient à une secte philosophique ; le commun des citoyens vivaient dans une morale de la responsabilité civique, où les critiques des pairs faisaient la loi. Chacun était responsable devant l’opinion ; chaque mariage, chaque divorce, chaque testament était passé au crible par la censure des conversations : cela s’appelait la reprehensio. Avant de prendre la décision de se marier ou de se suicider, tout noble romain convoquait en conseil un certain nombre de ses pairs, moins pour se faire suggérer des idées que pour faire juger sa décision par eux.
Personne n’était dispensé de se justifier devant l’opinion, pas même les empereurs, s’ils étaient des princes-magistrats et non des tyrans. Quand Claude apprit que l’impératrice Messaline, sa femme, avait divorcé de lui sans le lui dire et s’était secrètement remariée, il alla haranguer la garde impériale, lui détailla les infidélités de sa femme et lui promit que « plus jamais il ne se remarierait, puisque décidément les mariages ne lui réussissaient pas ». Quand Auguste apprit l’inconduite de sa fille, puis de sa petite-fille, qui prétendaient vivre en grandes dames libres et non en membres de la famille régnante, il détailla leurs scandales dans un discours au sénat et un manifeste au peuple romain. Quant aux empereurs tyranniques, ils faisaient plus encore, mais en sens inverse : ils étalaient leurs gitons et leurs incestes, pour prouver qu’un potentat est supérieur à la morale du troupeau.
Un homme public n’a pas de vie privée, en effet. Or tout citoyen, j’allais dire tout militant, est en un sens un homme public. Et c’est pourquoi la polémique politique avait suscité un genre littéraire spécial : l’invective, aussi particulier que de nos jours Le Canard enchaîné ou que Le Père Duchesne pendant la Révolution française. Cela consistait à déverser sur l’adversaire les accusations et les injures les plus incroyables relatives à sa vie privée ; plusieurs discours de Cicéron, dont la fameuse Seconde Philippique, ne sont que cela. Accusations et injures rituelles, que personne ne prenait au pied de la lettre : ces monceaux d’injures ne visaient pas à convaincre l’opinion, mais à faire reculer d’horreur l’intéressé. Il faut dire que la politique n’était guère que luttes pour le pouvoir et ne se réclamait pas de grands principes. On ne pouvait rien reprocher à l’adversaire : il cherchait la même chose que vous. Il ne restait plus qu’à l’accuser rituellement d’avoir des mœurs infâmes.
L’insulte obscène, dévalant en cataracte, était aussi un genre de polémique littéraire : Catulle ou Martial en déversent des tombereaux sur les poètes, leurs rivaux. Cet emploi polémique de l’obscénité était commun aux sénateurs, aux intellectuels et au peuple ; au début de la troisième Bucolique de Virgile, deux bergers s’abordent avec un mélange de confraternité et d’hostilité (ils sont rivaux) et se tirent de cette relation ambiguë en s’accusant plaisamment de méfaits honteux, mais qu’ils savent inventés. Telle est la conception romaine du badinage.
L’emploi polémique de l’obscénité s’explique. Les gros mots étaient interdits ; donc, pour les employer quand même, il faut avoir le courage de violer un interdit. Le premier qui a ce courage accomplit un exploit, qui impressionne l’adversaire. Ce dernier se défendra en prouvant que lui-même n’a pas peur : il fera exploser à son tour la bombe de l’obscénité ; il pointera vers son agresseur son médius (qu’on appelait le « doigt obscène »), en faisant le geste que Napolitains et Brésiliens appellent encore la « figue ».
Conséquence : mots et gestes obscènes étaient des armes défensives contre toute menace, d’où qu’elle vienne. Voilà pourquoi les propriétaires romains défendaient leurs jardins contre les voleurs en y installant la statuette de bois d’un Priape très… priapique ; et les maisons romaines les plus honorables avaient à leur entrée l’image d’un phallus, qui avait le même rôle protecteur qu’autrefois un fer à cheval chez nous.
Contre quoi se défendre ? La malchance, la jalousie des dieux ? Non pas, mais contre l’invidia, contre l’hostilité et l’envie de ses voisins et des hommes en général ; cette malveillance universelle est particulièrement dangereuse, parce que l’envieux dissimule ses sentiments pour endormir la vigilance et parce que certains envieux ont le « mauvais œil » : ils peuvent vous jeter un sort. En Afrique romaine, les symboles magiques et obscènes de protection s’étalent partout : mosaïque, amulettes, chatons de bagues. Un propriétaire africain a inscrit sur une mosaïque ses sarcasmes envers les envieux qui prédisaient qu’il n’arriverait jamais à terminer la construction de sa trop belle maison : puissent-ils crever de dépit ! Le style des relations humaines change beaucoup, d’une civilisation à l’autre ; il semble avoir été rude dans le monde romain.
Aussi avait-on la manie des procès, comme on l’aura au siècle où Racine écrira Les Plaideurs, mais avec bien plus d’âpreté : on s’attaquait en justice pour s’arracher des héritages et des patrimoines, pas seulement lorsque le bon droit était contestable, mais aussi contre tout droit : la chicane ne respectait rien, aucune possession n’était assurée et on vivait dans un état permanent de guerre judiciaire. Un littérateur africain, Apulée, épouse une riche veuve : aussitôt la parenté de la veuve intente à notre homme un procès pour magie et l’accuse d’avoir usé de sortilèges pour se faire épouser, ce qui était passible de la peine de mort. Cette démoralisation de la population avait pour cause principale l’existence du Fisc. On appelait Fisc l’ensemble des propriétés et des revenus de la couronne, ensemble gigantesque, car tout héritage en déshérence et tout testament comportant la moindre irrégularité entraînaient la confiscation de la succession au profit de l’empereur, avec une récompense substantielle pour le dénonciateur. Et il en fallait très peu pour qu’un testament soit invalidé, car le Fisc, qu’on a pu comparer au Goulag (l’empereur possédait des camps de travail sur ses mines et carrières), jugeait lui-même les procès où il était intéressé et les perdait rarement puisqu’il était juge et partie. À chaque succession, les héritiers frustrés de leurs espérances dénonçaient au Fisc, sous le moindre prétexte, leur parent plus heureux.
Il conviendrait donc d’étudier la fonction du droit dans la vie sociale de Rome, au lieu de se borner à admirer sa magnifique construction et de supposer qu’il remplissait la fonction « éternelle » que joue « le » droit dans toute société policée. On peut louer les Romains d’avoir inventé de discipliner, par le droit, la vie sociale ; mais on doit constater aussi qu’ils avaient plus que d’autres le goût du juridisme et la manie des procès. Leur droit servait moins à régler pacifiquement d’inévitables conflits qu’il ne multipliait ces conflits ; il était un champ de bataille supplémentaire pour la lutte de tous contre tous. Au début de l’empire, on avait assisté ainsi à une guerre de dames : les princesses impériales et les dames de la cour se dénonçaient à qui mieux mieux comme coupables de lèse-majesté afin de s’emparer des propriétés de la dame condamnée ; et il en fallait extrêmement peu pour se rendre coupable d’attentat à la majesté de l’empereur…
Outre le droit, il subsistait encore, à l’époque classique, des survivances d’une époque où le droit avait été une contrainte exercée par la collectivité elle-même, à la façon du lynch. On le sait grâce à Caligula.
On ne saurait douter que Caligula ait été fou, mais sa paranoïa consista plus d’une fois à ressusciter des traditions de rudesse collective. Il avait fait bâtir un pont à Pouzzoles et, le jour de l’inauguration, il fit jeter dans l’eau, du haut du pont, une partie des spectateurs. Les folkloristes reconnaîtront là la coutume d’inaugurer un monument par un sacrifice ou, plus prosaïquement, la tradition qui exige que toute inauguration soit une fête et qu’il n’y ait pas de fête réussie sans un souffre-douleur.
Un autre souffre-douleur nous est révélé par le poème 17 de Catulle. Le poète a appris que ses concitoyens de Vérone allaient célébrer une fête en dansant sur leur pont ; car, à Vérone comme à Avignon, on dansait sur le pont, puisque, aux siècles où les rues des villes ne sont pas pavées, le dallage d’un pont est le seul endroit où danser sans soulever un nuage de poussière. Catulle suggère à ses concitoyens de profiter de l’agitation de la danse pour jeter à l’eau un vieillard qui a le tort inexpiable d’avoir épousé une trop jeune femme. Les folkloristes savent que le souffre-douleur préféré est un mari trompé ou bien un vieillard qui, en épousant une jeunesse, en a privé le clan des jeunes gens, rois de la fête. En France, au siècle dernier, pendant le carême, les victimes préférées des brimades villageoises étaient les maris trompés ou trop vieux.
Caligula fut un grand folkloriste en d’autres occasions encore. Il avait été gravement malade et quelques citoyens, patriotes ou arrivistes, avaient fait le vœu de combattre comme gladiateurs si les dieux le guérissaient. Il guérit et eut le mauvais goût d’exiger qu’ils tiennent parole ; comme ils y montraient peu d’enthousiasme, il les condamna à mort et chargea la collectivité de leur supplice : il livra un de ces malheureux aux enfants de Rome et l’autre aux femmes ; les mégères et les gavroches promenèrent donc leurs victimes à travers les rues de Rome, en les accablant de sarcasmes, puis les précipitèrent du haut du rempart.
Outre les châtiments collectifs, les vengeances individuelles avaient également une tradition derrière elles et étaient ritualisées. Dans la troisième Bucolique, un berger qui accable l’autre de griefs imaginaires, également rituels, lui reproche d’avoir méchamment mutilé le verger et les vignes d’un voisin. C’est là une forme consacrée de vengeance campagnarde ; l’antique loi des douze Tables, trois cents ans avant notre ère, réprimait déjà cette forme de vengeance. Le Digeste, un demi-millénaire plus tard, essaiera toujours de l’extirper et, de nos jours, les gendarmes ont souvent à en connaître. À la campagne, quand on est mécontent d’un voisin, on mutile ses arbres ou sa haie, on piétine son jardin, on empoisonne son chien.
Souvent la vengeance individuelle, toujours ritualisée, ne se cache pas, au contraire : elle consiste à désigner à la collectivité quelqu’un dont on a à se plaindre, afin de lui faire honte devant l’opinion publique. Par exemple, on va en famille sous ses fenêtres pour le huer ou pour lapider sa façade. Vers le début de notre ère, à Herculanum, le propriétaire de la maison dite du Bicentenaire eut ainsi sa porte arrosée de cailloux par des gens qu’il déclara ne pas connaître.
Il était plus savoureux encore de surprendre la victime en pleine rue ; en ce cas, on lui « faisait une conduite », comme on disait chez nous : on le suivait en le huant, en lui chantant des reproches sur l’air des lampions, en l’accablant de noms obscènes ; on le déshabillait et on l’exhibait dans son plus simple appareil. On pouvait recourir aussi aux mass media de l’époque : on affichait un texte insultant sur son compte, une épigramme sarcastique qui resterait attachée à son souvenir dans la mémoire de la collectivité ; on composait une chanson satirique sur lui et on la chantait dans les rues.
Épigrammes anonymes collées sur les murs ou sur la base d’une statue, chansons satiriques : ces moyens de prendre à témoin la collectivité servaient aussi parfois à manifester une opposition politique. Raison de plus, pour les juristes, de tenter de réprimer cette justice folklorique. Ils durent pourtant tolérer une coutume consacrée, celle du convicium, qui était un moyen de contraindre un débiteur à payer ses dettes ; elle consistait à surprendre l’individu en pleine rue, devant de nombreux témoins, et à le suivre en lui chantant une chanson où revenait comme un refrain le rappel de sa dette impayée ; les juristes tolérèrent cela, mais à la condition que les paroles de la chanson ne soient pas contraires aux bonnes mœurs. Dans son poème 42, le poète Catulle a pastiché cette coutume : il s’était épris d’une dame et lui avait envoyé des vers d’amour, puis, lassé de la dame ou chassé par elle, il voulut récupérer son poème pour le publier, tandis que la dame prétendait garder pour elle ce souvenir autographe. Alors Catulle publia un deuxième poème, dans lequel il réclamait à la dame ses vers sur l’air des lampions.
Que pouvait faire un débiteur quand il sentait qu’un convicium était dans l’air contre lui ? D’abord, se cacher : le débiteur ne sort plus qu’en rasant les murailles ; s’il rencontre par malheur son créancier sur la place publique, il se cache bien vite derrière les colonnes qui la bordent. Mais il peut aussi prendre la collectivité à témoin, l’apitoyer sur son compte et rendre par là impopulaire le créancier qui le traîne devant les tribunaux. Il s’habille en vêtements de deuil, ou même de haillons, couvre sa tête de cendres en signe de désespoir et laisse pousser sa barbe et ses cheveux, comme faisaient ceux qui allaient traverser quelque grand péril, tel un procès ou un voyage maritime (le danger passé, ils coupaient leurs cheveux et les consacraient comme ex-voto aux dieux qui les avaient sauvés). Le débiteur peut aller aussi vivre nuit et jour au pied d’une statue de l’empereur, qui servait de lieu d’asile inviolable, afin de témoigner qu’il désespère des secours de la loi et n’a plus d’espoir qu’en l’équité du souverain. Au pied de la statue, il se retrouvait en société avec des esclaves qui avaient cherché là un refuge contre les sévices d’un maître cruel. Le spectacle des rues antiques était donc celui d’un théâtre où il y avait bien des manières de prendre à témoin la collectivité.
Si le débiteur s’obstine à ne pas s’acquitter de sa dette, le juge finit par attribuer la possession de ses biens à son créancier, qui se hâte de le faire savoir à tous par voie d’affiches. Théoriquement, cette publication est destinée à prévenir d’autres créanciers éventuels et à annoncer la vente aux enchères des biens du débiteur ; pratiquement, elle sert à faire honte au mauvais payeur et à venger le créancier. À Rome, les affiches de ce genre étaient traditionnellement placardées sur la colonne de Maenius, en plein Forum, et cette colonne était une sorte de pilori des débiteurs. Il s’agissait si bien d’une forme de vengeance que la loi devait en réprimer les excès : quand un prêteur sur gage, sans intervention d’un juge, se borne à mettre en vente le gage, comme c’est son droit, il lui est interdit de le faire savoir à tous par voie d’affiche, dans l’intention de ruiner la réputation de l’emprunteur.
On n’avait donc nulle vergogne, au contraire, à transformer les passants en témoins. On le faisait aussi pour de pieux motifs. Un des spectacles qu’offraient les rues antiques était celui de cortèges qui allaient sacrifier et banqueter dans un temple : toute une famille, père, mère, enfants et esclaves, traverse ainsi la ville en menant en laisse ou en portant dans leurs bras l’animal, mouton ou coq, qu’ils immoleront sur un autel, situé devant la porte du temple dans lequel habite le dieu qu’ils veulent honorer ; le dieu aura la fumée et les os et eux feront cuire la viande dans les cuisines spéciales attenantes au temple et ils mangeront de la viande ce jour-là. Or on peut démontrer que fréquemment ces pieux cortèges étaient précédés d’un porteur de pancarte, qui tenait en haut d’une hampe une planchette sur laquelle étaient inscrits le nom du dieu qu’on allait remercier et la faveur dont il avait gratifié ses fidèles. C’était un moyen de plus de remercier le dieu, de lui faire plaisir et d’acquérir des mérites à ses yeux en « confessant » quels bienfaits ou quels miracles il avait accomplis. De ces pancartes aux Confessions, où saint Augustin montre la grandeur de la grâce divine qui a su ramener à la vraie voie le pécheur qu’il avait été, il y a moins de distance qu’il n’y paraît…
Dans toutes ces manifestations, un individu prend la foule à témoin. Dans d’autres, c’était la foule qui faisait pression sur un individu. Il existait pour cela une coutume funèbre et carnavalesque : la foule s’emparait du coupable, le juchait sur un corbillard et suivait en pleurant et riant le cortège funèbre du faux mort, avant de le laisser s’enfuir. On insultait aussi les vrais morts, si leur testament n’était pas approuvé par l’opinion publique ou si leurs héritiers, par avarice, n’offraient pas à la foule, pour honorer le souvenir de leur cher défunt, les plaisirs auxquels elle estimait avoir droit chaque fois que mourait un des notables de la cité. La plèbe de Pollenzo, en Ligurie, retint sur la place publique les funérailles d’un ancien officier jusqu’à ce que les héritiers aient promis de l’argent à la ville pour des gladiateurs.
Car les manifestations publiques servaient à forcer les notables au devoir de donner du pain et du cirque à leur cité, comme le voulait l’idéal politique de cette époque. Nous avons vu que le littérateur Apulée avait su épouser une riche veuve ; comme le mariage fut célébré à la campagne, la famille prétendit qu’Apulée avait voulu fuir loin des regards indiscrets pour mieux exercer sur sa future épouse ses manœuvres de sorcellerie. Apulée se justifia sans peine : sa femme et lui avaient simplement voulu échapper aux revendications du peuple de leur ville, qui aurait exigé des nouveaux mariés un don d’argent pour les plaisirs populaires ; déjà la femme d’Apulée avait déboursé une somme considérable lorsque son fils, entré à l’âge d’homme, avait solennellement déposé ses vêtements d’enfant pour revêtir sa toge d’homme fait.
Quand ils avaient payé, les héritiers n’en étaient pas quittes pour autant : il leur fallait encore organiser le spectacle, engager des acteurs et présider la représentation, assis en grande tenue dans la loge d’honneur, pour rendre hommage à leurs concitoyens. Ils pouvaient aussi lui acheter un gladiateur esclave, qu’ils revendraient après la représentation. Malheureusement, si le gladiateur se battait mal, le public exigeait son égorgement et, s’il se battait bien, il exigeait que les héritiers le récompensent en l’affranchissant de son esclavage. Dans les deux cas, c’était une perte sèche pour les héritiers ; mais il n’était pas question de résister aux volontés du peuple rassemblé sur les gradins du théâtre ou de l’amphithéâtre : les droits du public civique sur les riches de la ville étaient sacrés.
Tout cela est du folklore, en ce sens que la collectivité et l’individu y sont directement en rapport, sans passer par la loi ou les pouvoirs publics. Il existait aussi du folklore en un autre sens du mot : une partie de la population, la jeunesse, jouissait à Rome d’un privilège coutumier, celui de molester les passants, qui faisait exception à la légalité ordinaire. À Paris, au XVIIIe siècle, les apprentis du faubourg Saint-Antoine avaient certains jours le droit de rosser les nobles qui avaient eu l’imprudence de mettre le nez dehors. Les étudiants, tant qu’il y a eu des monômes, ont eu des droits semblables, y compris celui de rosser les chevaliers du guet. À Rome, ce privilège appartenait à la jeunesse dorée.
Dans ses Métamorphoses, Apulée montre un jeune fêtard qui a soin de rentrer tôt d’un dîner en ville car la cité est en proie à « une faction de jeunes nobles complètement fous », qui s’amusent à lyncher les passants attardés. Ce n’est pas là du roman : les villes romaines, la nuit, étaient abandonnées à la jeunesse et les empereurs eux-mêmes, tant qu’ils étaient jeunes, prenaient part à ces expéditions nocturnes. Dès que le soir tombait, Néron, qui avait vingt ans, quittait la pourpre impériale, se déguisait et, accompagné de camarades, de porteurs de torches et d’hommes de main, allait molester le bourgeois. Tous les jeunes nobles en avaient toujours fait autant. On faisait peur aux passants, on pillait les boutiques pour revendre le lendemain le produit des larcins ; on faisait sauter en l’air, dans une couverture, les ivrognes ou les infirmes de rencontre (les Madrilènes en faisaient autant pour la fête de saint Isidore) ; on jetait les maris dans l’égout et, pendant qu’ils y barbotaient, on pelotait leur femme. Outre la jeunesse dorée, les vedettes du cirque avaient ces privilèges ; « l’empereur, dit un historien, dut empêcher les excès des conducteurs de chars à quatre chevaux, qui, par une tolérance immémoriale, avaient le droit de prendre les passants comme souffre-douleur et de les voler ».
Les dames de la bonne société avaient un privilège comparable, mais plus aimable : celui de faire de plaisantes expéditions nocturnes et de s’y moquer de tout ce qui était respectable. Julie, fille de l’empereur Auguste lui-même, courait Rome la nuit, en compagnie de ses amis et de ses amants ; elle s’amusa à couronner de fleurs une des vieilles statues sacrées de Rome, sur le Forum. Ce qui fit scandale, car Auguste était bien décidé à se scandaliser de la conduite de sa fille, qui avait le tort de vivre avec la liberté de mœurs des femmes de la noblesse romaine et de n’avoir pas compris que son père était devenu empereur. Finissons en évoquant une autre bande de fêtards de la jeunesse dorée, celle qui, quatre siècles plus tôt, à Athènes, sous la conduite d’Alcibiade, mutila nuitamment les statues d’Hermès qui protégeaient l’entrée des maisons et des temples, et parodia les mystères les plus sacrés. C’était, comme disait l’autre, de la chienlit, et cela changea le cours de la guerre du Péloponnèse et la destinée d’Athènes.
1. Cet article est paru dans L’Histoire, no 46, juin 1982, pp. 42-49.