La Matrone d’Éphèse et Belphégor sont généralement publiés dans le Livre XII des Fables auquel La Fontaine les a rattachés en 1693.
Conformément au principe chronologique de cette édition, nous replaçons ces deux contes à leur première date d’édition. Nous faisons précéder « Belphégor » du prologue qui l’accompagnait dans Le Poème du Quinquina en 1682, mais qui ne figure plus dans l’édition de 1693 des Fables.
S’il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
— Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
5N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
— Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
10Voyons si dans mes Vers je l’aurai rajeunie.
Dans Éphèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale,
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
15Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté :
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe : heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour Patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie ;
20D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole ;
25Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
30Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les cœurs ;
35Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste1 entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
40Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès :
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée2
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
45Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre aux enfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié ;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
50Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien ; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la Dame avait été nourrie.
55Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Était crue avec l’âge au cœur des deux femelles :
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination.
Comme l’esclave avait plus de sens que la Dame,
60Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
65De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux :
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la Dame voulait paître3 encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille, et pourtant chère.
70C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
75Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas,
Qu’un inutile et long murmure
Contre les Dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
80Si la douleur doit s’exprimer si bien.
Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment,
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
85Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un Soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par Ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
90L’enlevaient, le Soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité ;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fît au garde aucune grâce.
95Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la Dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
100Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
105Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La Dame s’enterrait ainsi toute vivante.
« Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
110De nous laisser mourir de faim et de douleur. »
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention ;
Et déjà l’autre passion
115Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. « Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. » Un tel tempérament
120Ne déplut pas aux deux femelles :
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé ;
Ce qu’il fit ; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
125De tenir au mort compagnie.
« Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu :
Qu’importe à votre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu4 ?
130Non, Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons ;
135Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous servira-t-il d’en être regardée ?
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
140Je disais : « hélas ! c’est dommage,
« Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela. »
À ce discours flatteur la Dame s’éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira
Deux traits de son carquois ; de l’un il entama
145Le soldat jusqu’au vif ; l’autre effleura la Dame :
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié,
150Sorte d’amours ayant ses charmes,
Tout y fit : une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,
Poison qui de l’amour est le premier degré ;
155La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
Il fait tant enfin qu’elle change ;
160Et toujours par degrés, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer ;
Je ne le trouve pas étrange :
Elle écoute un amant, elle en fait un mari ;
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.
165Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde.
Il en entend le bruit ; il y court à grands pas ;
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras,
170Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu :
« L’on vous a pris votre pendu ?
Les Lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
175Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien. »
La Dame y consentit. Ô volages femelles !
La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
180S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas.
Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
185La nôtre est bonne aussi ; mais l’exécution
Nous trompe également ; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
190Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé ;
Car de mettre au patibulaire5,
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
195Cela lui sauvait l’autre ; et tout considéré,
Mieux vaut Goujat6 debout, qu’Empereur enterré.
CXI. Il y avait à Éphèse une dame si renommée pour sa vertu que les femmes mêmes des pays voisins accouraient pour contempler cette merveille. Or cette dame ayant perdu son mari, ne se contenta pas, suivant la mode ordinaire, de suivre le convoi avec les cheveux dénoués, ou de meurtrir son sein nu sous le regard des assistants ; mais elle accompagna le défunt jusqu’en son dernier gîte, et, quand le corps eut été, à la manière grecque, déposé dans son caveau, elle voulut le garder et le pleurer jour et nuit. Témoins impuissants de son affliction et de sa constance à se laisser mourir de faim, ni père et mère, ni proches ne purent l’arracher de la tombe ; les magistrats eux-mêmes, ayant fait une suprême tentative, se retirèrent sur un échec ; et à la vue de tout Éphèse en larmes, cette femme d’un exemple unique avait déjà passé cinq jours sans prendre aucune nourriture. Auprès de la malheureuse était demeurée une fidèle servante, qui prêtait à l’affligée l’assistance de ses larmes, ou bien encore ranimait la lampe mortuaire chaque fois qu’elle la voyait défaillir. Ainsi, dans toute la ville il n’était bruit que de la veuve : c’était sans conteste le seul véritable exemple de chasteté et d’amour conjugal qui eût brillé sur terre, de l’aveu unanime des hommes de toutes les classes.
Dans le même temps, le gouverneur de la province fit mettre en croix des brigands tout contre ce fameux caveau où la dame pleurait sur la dépouille récente de son mari. La nuit qui suivit l’exécution, le soldat chargé de garder les croix pour qu’on ne vînt pas enlever les corps afin de leur assurer la sépulture, aperçut une lumière assez vive qui brillait parmi les tombeaux ; il entendit des gémissements plaintifs, et par un défaut commun à l’humaine nature, l’envie le prit de savoir qui était là, et ce qu’on y faisait. Il descend donc dans le sépulcre ; et, à la vue de cette femme admirable, il demeura d’abord immobile et saisi comme devant un fantôme ou quelque apparition infernale. Mais bientôt ce cadavre qu’il aperçoit gisant, ces larmes qu’il voit couler, ce visage déchiré à coup d’ongles le convainquent, comme c’était du reste la vérité, qu’il a sous les yeux une veuve inconsolable dans ses regrets. Il apporte dans le caveau sa maigre pitance, et commence par exhorter l’affligée à ne point s’obstiner dans une douleur superflue, à ne pas se rompre le cœur en vains gémissements : tous, dit-il, nous avons même fin et même suprême demeure ; bref il épuise tous les arguments qu’on peut employer pour guérir un cœur ulcéré. Mais ces consolations qu’elle ne veut point entendre ne font qu’exaspérer la douleur de la dame : elle se déchire le sein plus furieusement encore, et s’arrache à poignées les cheveux pour les déposer sur le cadavre. Néanmoins, le soldat ne battit pas en retraite, mais redoublant d’instances, il essaya de faire prendre à la pauvre femme un peu de nourriture ; tant qu’enfin la servante, séduite sans doute par le bouquet du vin, succomba la première et tendit d’elle-même à l’offre charitable du tentateur une main qui s’avouait vaincue. Puis réconfortée par la boisson et la nourriture, elle entreprit de battre en brèche l’obstination de sa maîtresse : « Que te servira, lui dit-elle, de te laisser consumer par la faim, de t’enterrer vivante, de rendre une âme innocente avant le temps marqué par les destins ?
Crois-tu qu’une cendre froide, que les Mânes du tombeau soient sensibles à ce sacrifice ? [cit. de Virgile]
Ah ! reviens à l’existence ! Secoue ce préjugé féminin, et, pendant tout le temps qu’il t’est permis, goûte les joies de la lumière. Ce corps même qui gît sous tes yeux doit t’encourager à jouir de la vie. » Personne n’entend sans plaisir la voix qui vous invite à manger, à vivre. Aussi la dame, exténuée par plusieurs jours de jeûne, laissa fléchir son obstination, et elle se restaura avec non moins d’appétit que la servante qui s’était rendue la première.
CXII. Mais vous savez quelles tentations d’un autre genre éveille en nous un estomac bien rempli. Usant des mêmes cajoleries qui avaient déterminé la dame à vouloir bien continuer à vivre, notre militaire entreprit alors le siège de sa vertu. Le jeune homme ne manquait ni de grâce ni d’éloquence aux yeux de notre prude, et la servante, s’entremettant pour lui, en revenait toujours à ce refrain :
Combattras-tu même un amour qui te plaît ?
Ne te souvient-il pas en quel pays tu es venue t’établir ? [cit. de Virgile]
Bref, sans plus d’ambages, cette partie même du corps de la belle ne sut pas garder l’abstinence, et notre heureux guerrier la persuada sur l’un et l’autre chapitre. Ils dormirent donc ensemble non seulement la nuit où ils consommèrent leur hymen, mais le lendemain encore et le surlendemain, toutes portes du caveau fermées, bien entendu ; si bien que quiconque, ami ou inconnu, fût venu jusqu’à la tombe, eût pensé que la très chaste épouse avait rendu l’âme sur le corps de son mari.
Cependant le soldat, charmé de la beauté de sa conquête et du secret de leurs amours, achetait toutes les bonnes choses que lui permettaient ses ressources, et sitôt la nuit tombante il les portait au monument. Aussi les parents d’un crucifié, voyant que la surveillance s’était relâchée, détachèrent nuitamment le pendu, et lui rendirent les derniers devoirs, tandis que notre gardien, n’ayant d’yeux que pour son amour, en oubliait sa consigne. Mais lorsque le lendemain il vit une croix sans son cadavre, effrayé du supplice qui le menaçait, vite il va raconter à la veuve le malheur qui lui arrive : il n’attendra pas, dit-il, la sentence du juge, et sa propre épée fera justice de sa négligence. Qu’elle consente seulement à lui prêter un endroit pour mourir, et que ce fatal monument réunisse à la fois l’amant et l’époux. Mais la dame non moins pitoyable que vertueuse : « Aux dieux ne plaise, dit-elle, que je voie périr en même temps les deux êtres qui me furent les plus chers au monde. J’aime mieux pendre le mort que perdre le vivant. » Conformément à ce discours, elle donne ordre que le corps du mari soit tiré de la bière et cloué à la croix vacante. Le soldat suivit l’inspiration de cette femme si sage, et le lendemain le peuple étonné se demandait par quel miracle le mort s’était allé mettre en croix.
[De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout, ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los1 franchisse
5La nuit des temps : nous la saurons dompter,
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire ;
Vous régnerez longtemps dans la mémoire
Après avoir régné jusques ici
10Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre ou Bérénice,
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
15S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait ;
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge,
20Ce serait trop ; je n’aurais jamais fait2.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme tout entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé ;
Mais en aimant qui ne veut être aimé ?
25Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont Amants plus d’à demi :
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire !
Ceci soit dit : venons à notre affaire.]
30Un jour Satan, Monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et Rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
35Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme :
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait : « Hélas c’est mon mari » ;
L’autre aussitôt répondait : « C’est ma femme. »
40Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein Consistoire :
« Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
45Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
50Le Prince ayant proposé sa sentence,
Le noir Sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce Diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
55Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise3,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
60Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation4.
65Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
70Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit ;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre Démon s’établit à Florence,
75Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens ;
80Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans.
On s’étonnait d’une telle bombance.
Il tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés,
85Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa ;
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut donc tant d’honneurs en sa vie.
90Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’amour lançait : il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fût-elle :
Car de trouver une seule rebelle,
95Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai dit, et le redis encor ;
Je ne connais d’autre premier mobile5
100Dans l’Univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le Diable en eut honte.
105L’autre journal incontinent fut plein.
À Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors ;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors ;
110Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême ;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le Père dit que Madame Honnesta,
115C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis ; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant6 s’applique
120À gagner celle où ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux7, festins, bien fort apetissaient8,
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien9, en use en grand Seigneur,
125S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
130Auparavant le Notaire y passa :
Dont Belphégor se moquant en son âme :
« Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un Château ! Ces gens ont tout gâté. »
Il eut raison : ôtez d’entre les hommes
135La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes,
Dans les procès en prenant le revers10.
Les si, les cas, les Contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’Univers :
140N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats.
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
145Qu’ainsi ne soit11, voyons d’autres états.
Chez les Amis tout s’excuse, tout passe ;
Chez les Amants tout plaît, tout est parfait ;
Chez les Époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
150Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
155Dès que chez lui le Diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon :
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
160Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla :
Plus d’une fois on courut à la noise :
« Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle : un petit trafiquant
165Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse ?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse :
J’en ai regret, et si je faisais bien… »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien :
170Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux Époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
175D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D’inventions propres à tout gâter.
Le pauvre Diable eut lieu de regretter
De l’autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
180La parenté de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le Précepteur.
185Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eut un Intendant.
Un Intendant ? Qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
190Qui comme on dit sait pêcher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble ;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au Seigneur resterait :
195Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite12
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’Intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
200Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
205Il était dit que tout serait fatal
À notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient : il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
210Trompé des uns, mal servi par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
215Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
À Matheo, c’était le nom du Sire,
Sans tant tourner il dit ce qu’il était ;
Qu’un double mal chez lui le tourmentait,
220Ses créanciers, et sa femme encor pire :
Qu’il n’y savait remède que d’entrer
Au corps des gens, et de s’y remparer13,
D’y tenir bon : irait-on là le prendre ?
Dame Honnesta viendrait-elle y prôner
225Qu’elle a regret de se bien gouverner ?
Chose ennuyeuse, et qu’il est las d’entendre.
Que de ces corps trois fois il sortirait
Sitôt que lui Matheo l’en prierait ;
Trois fois sans plus, et ce pour récompense
230De l’avoir mis à couvert des Sergents14.
Tout aussitôt l’Ambassadeur commence
Avec grand bruit d’entrer au corps des gens.
Ce que le sien, ouvrage fantastique15,
Devint alors, l’histoire n’en dit rien.
235Son coup d’essai fut une fille unique
Où le Galant se trouvait assez bien ;
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naples, il se transporte à Rome ;
240Saisit un corps : Matheo l’en bannit,
Le chasse encore : autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre Diable sortit.
Le Roi de Naples avait lors une fille,
245Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune Prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
Il n’était bruit aux champs comme à la ville
250Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car ces trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
255Il la refuse : il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment chétif, et misérable,
260Et ne connaît celui-ci nullement.
Il a beau dire ; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
265Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre Démon et son Conjurateur.
D’un tel combat le Prince est spectateur.
Chacun y court ; n’est fils de bonne mère
270Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
275Riait sous cape, alléguait les trois fois ;
Dont Matheo suait dans son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain : plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
280Que sur ce Diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessité lui suggéra ce tour :
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
285Ce qui fut fait ; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda :
« Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là ? »
L’autre répond : « C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va pour tout le monde
290Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le Diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage :
« Sire, dit-il, le nœud du mariage
295Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre grandeur voit tomber ici-bas,
Non par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux que l’hymen fait de sa confrérie ;
J’ai par moi-même examiné le cas.
300Non que de soi la chose ne soit bonne ;
Elle eut jadis un plus heureux destin ;
Mais comme tout se corrompt à la fin,
Plus beau fleuron n’est en votre Couronne. »
Satan le crut : il fut récompensé,
305Encor qu’il eût son retour avancé ;
Car qu’eût-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un Diable à ses oreilles,
Toujours le même et toujours sur un ton16,
Il fût contraint d’enfiler la venelle17 ;
310Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelques gens y durer.
Elle eût à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
315Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison :
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant18 à l’hymen vous expose,
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut ;
320N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Voilà ce qu’on lit dans les anciennes chroniques de Florence : un très saint homme, dont la vie à cette époque édifiait tout le monde, raconte que, plongé un jour dans ses pieuses méditations, il vit, grâce à ses prières, que la plupart des malheureux mortels qui mouraient dans la disgrâce de Dieu, et qui se rendaient en enfer, se plaignaient quasi tous de n’être damnés à jamais que pour avoir pris femme. Minos et Radhamante, ainsi que les autres juges d’enfer, s’émerveillaient de ces plaintes, et ne voulaient point croire aux calomnies dont les damnés accablaient le sexe féminin ; cependant, comme ces reproches allaient croissant chaque jour, ils en firent officiellement rapport à Pluton, qui décida que tous les princes de l’enfer se rassembleraient pour examiner mûrement l’affaire, et décider du parti le plus propre à en découvrir la fausseté ou à en démontrer l’évidence ; en conséquence, le conseil ayant été convoqué, Pluton s’exprima en ces termes : « Mes très chers amis, encore que je sois le maître de cet empire de par une disposition céleste et la volonté irrévocable du Destin, et que par conséquent je ne puisse être soumis au jugement ni du ciel ni de la terre, cependant, comme la plus grande preuve de sagesse que saurait donner la puissance est de se soumettre aux lois et de s’appuyer sur le conseil d’autrui, j’ai résolu de vous consulter aujourd’hui sur la conduite que je dois tenir dans une affaire qui pourrait jeter quelque décri sur cet empire. Comme tous les hommes qui viennent en notre royaume en rejettent la faute sur leurs femmes, et que cela ne nous paraît nullement digne de foi, nous craignons de deux choses l’une : soit que, si nous en tenons compte pour les juger, on nous accuse d’être trop crédules ; soit que, si nous en faisons fi, on nous traite de juges peu consciencieux et peu soucieux de justice. Et comme nous n’entendons pas répondre de ces deux péchés et de leurs conséquences, ni de celui de la niaiserie, ni de celui de l’injustice et que nous n’en trouvons pas le moyen, nous vous avons fait appeler afin que vous nous aidiez de vos conseils, et que cet empire qui, par le passé, a toujours joui d’une bonne renommée, continue à en jouir à l’avenir. »
Le cas parut, à chacun des princes de l’enfer, de la plus grande importance et digne d’un examen approfondi ; mais si tous étaient d’accord sur la nécessité de découvrir la vérité, tous différaient sur les moyens. Ceux-ci voulaient que l’on envoyât l’un d’entre eux dans le monde sous une forme humaine, afin de savoir par lui-même ce qui en était ; ceux-là, qu’on y en envoyât plusieurs. Les uns pensaient qu’il était inutile de prendre tant de peine, et qu’il suffirait d’obliger quelques âmes à confesser la vérité à force de tourments variés. Cependant, comme la majorité penchait pour que l’on envoyât un démon, on s’arrêta enfin à ce parti. Mais personne ne se souciant de prendre volontairement sur soi une pareille entreprise, on décida de s’en rapporter au sort. Il tomba sur Belphégor l’archidiable, car avant d’être précipité du ciel, il était archange. Médiocrement ravi de la mission, il se soumit de mauvaise grâce à l’ordre de Pluton, et se prépara à exécuter ce que l’assemblée venait d’arrêter. Il s’engagea à suivre exactement et en tous points les conditions qui avaient été solennellement convenues entre eux. Voici en quoi elles consistaient : on devait donner immédiatement à celui auquel cette mission serait confiée une somme de cent mille ducats, avec laquelle il devait venir dans ce monde sous une forme humaine, y prendre femme, vivre pendant dix ans avec elle, feindre au bout de ce temps de mourir, revenir en enfer, et rendre compte à ses supérieurs, par sa propre expérience, des inconvénients et des désagréments du mariage. Il fut convenu en outre que durant ce laps de temps il serait exposé à toutes les incommodités et à tous les maux auxquels les hommes sont sujets, pauvreté, prison, maladies et toutes autres infortunes, quitte à les éviter par son adresse ou son esprit.
Belphégor, ayant donc accepté la condition humaine et l’argent, s’en vint dans le monde, et, accompagné d’une suite brillante de valets et de gens à cheval, il entra dans Florence de la manière la plus honorable. Il avait fait choix de cette ville entre toutes les autres, parce qu’elle lui parut plus indulgente pour ceux qui aiment à faire valoir leur argent par l’usure… Ayant pris le nom de Roderigo di Castiglia, il loua une maison dans le quartier d’Ognissanti. Pour qu’on ne pût découvrir qui il était, il fit courir le bruit qu’il avait quitté l’Espagne tout jeune encore pour se rendre en Syrie ; que c’était à Alep qu’il avait gagné tout ce qu’il possédait ; enfin qu’il était parti de ce pays pour venir en Italie afin de se marier dans une contrée plus humaine, plus civilisée, et plus conforme à sa manière de penser.
Roderigo était un très bel homme, qui paraissait âgé d’une trentaine d’années ; le bruit de ses richesses se répandit en peu de jours ; toutes ses actions dénotaient un caractère doux et généreux ; aussi beaucoup de nobles citoyens qui avaient des filles et peu d’argent s’empressèrent de les lui offrir. Parmi toutes celles qui lui furent présentées, Roderigo fit choix de la plus belle, que l’on nommait Honesta et qui était fille d’Amerigo Donati ; ce dernier avait en outre trois autres filles presque en âge d’être mariées, et trois fils déjà hommes faits. Quoique de la première noblesse et jouissant dans Florence de la meilleure réputation, toutefois Amerigo était très pauvre, eu égard à sa nombreuse famille et à sa condition. Roderigo fit des noces splendides et magnifiques, et ne négligea rien de tout ce que l’on exige en de pareilles circonstances ; car au nombre des obligations qui lui avaient été imposées au sortir de l’enfer, se trouvait celle d’être soumis à toutes les passions humaines. Il se plut aux honneurs et aux pompes du monde, et attacha du prix aux louanges des hommes, ce qui le jeta dans de grandes prodigalités. D’un autre côté, il n’eut pas demeuré longtemps avec madame Honesta qu’il en devint éperdument amoureux, et qu’il ne pouvait plus vivre lorsqu’il la voyait triste ou ennuyée.
Avec sa noblesse et sa beauté, madame Honesta avait apporté dans la maison de Roderigo un orgueil si démesuré que Lucifer n’en eut jamais un pareil. Roderigo, qui pouvait comparer l’un et l’autre, regardait celui de sa femme comme infiniment supérieur ; mais il devint plus grand encore lorsqu’elle s’aperçut de l’amour que son mari ressentait pour elle : croyant en être de tout point l’absolue maîtresse, elle lui donnait ses ordres sans égard et sans pitié ; et s’il lui refusait quelque chose, elle ne balançait pas à l’accabler de reproches et d’injures. Tout cela était pour le pauvre Roderigo la source des chagrins les plus vifs. Toutefois par considération pour son beau-père, pour ses frères, pour sa famille, pour les devoirs du mariage et l’amour qu’il portait à sa femme, il prenait son mal en patience. Je ne parlerai pas des dépenses considérables qu’il faisait pour l’habiller à la mode, lui donner de nouvelles parures, attendu que, dans notre cité, on a l’habitude de changer assez fréquemment ; mais, pressé par ses importunités, il fut obligé, pour vivre sans noise avec elle, d’aider son beau-père à marier ses autres filles : nouveau gouffre où s’engloutit une portion de ses richesses.
Bientôt après, pour conserver la paix du ménage, il fallut envoyer un des frères de sa femme dans le Levant, avec des laines ; un second dans le Ponant, avec des soieries ; ouvrir au troisième, dans Florence, une boutique de batteur d’or ; opérations dans lesquelles il vit passer la majeure partie de sa fortune.
Ce n’est pas tout : lorsque venait le carnaval ou la Saint-Jean, époque où toute la ville se met en fête, et où les citoyens nobles et riches se font réciproquement les honneurs de chez eux, en s’invitant à des repas splendides, madame Honesta, qui ne voulait pas paraître au-dessous des autres dames, exigeait que son Roderigo se distinguât par sa magnificence. Les raisons que j’ai déjà rapportées lui faisaient tout supporter avec beaucoup de patience ; et il n’en aurait ressenti aucune peine, quoique la charge fût bien lourde, s’il en avait vu naître la paix de sa maison, et s’il avait pu attendre tranquillement le moment de sa ruine. Mais il éprouva tout le contraire ; car aux dépenses insupportables se joignirent les humeurs plus insupportables encore de sa femme : aussi n’y avait-il dans la maison ni valet ni servante qui, au bout de quelques jours, pût se décider à y rester plus longtemps. Il en résultait pour Roderigo les inconvénients les plus graves : il ne pouvait garder un domestique sur la fidélité duquel il pût compter et qui prît à cœur ses intérêts. Les diables mêmes qu’il avait amenés avec lui, et qui faisaient partie de sa maison, imitèrent les autres, et aimèrent mieux revenir brûler en enfer que de vivre dans ce monde sous les ordres d’une pareille femme.
Au milieu de cette vie tumultueuse et agitée, Roderigo, en raison de ses prodigalités désordonnées, ayant mangé tout l’argent qu’il avait en réserve, commença à vivre sur l’espoir qu’il attendait du Ponant et du Levant. Comme il jouissait encore d’un excellent crédit, il se mit à emprunter pour faire honneur à ses affaires ; mais, ayant été obligé de recourir à un grand nombre de prêteurs, il fut bientôt connu de tous ceux qui exerçaient ce métier sur la place. Sa situation était déjà devenue délicate, lorsque tout à coup on reçut du Levant la nouvelle que l’un des frères de madame Honesta avait perdu au jeu tout l’avoir de Roderigo, et que l’autre, revenant sur un vaisseau chargé de marchandises qu’il avait négligé de faire assurer, avait fait naufrage, et s’était perdu corps et biens. À peine ce bruit se fut-il répandu, que tous les créanciers de Roderigo tinrent une assemblée et estimèrent que leurs créances étaient envolées ; mais ne pouvant encore s’en assurer, attendu que l’échéance de ses billets n’était point encore arrivée, ils convinrent entre eux de le tenir à l’œil sans en avoir l’air, afin que leur débiteur, à la première alerte, ne leur glisse pas entre les doigts.
Roderigo, de son côté, ne voyant aucun remède à son mal, et sachant à quoi les lois de l’enfer le contraignaient, pensa à fuir à tout prix ; un beau matin, il monta donc à cheval et sortit par la porte de Prato, voisine de sa demeure. On ne se fut pas plutôt aperçu de sa fuite, que le bruit s’en répandit parmi ses créanciers : ils s’adressèrent soudain aux magistrats, et non seulement mirent les huissiers aux trousses du fugitif, mais se mirent eux-mêmes en masse à ses trousses.
Roderigo, quand on apprit sa fuite, était à peine à un mille de la ville ; de sorte que, se voyant dans un mauvais pas, il prit le parti, pour fuir plus secrètement, de quitter le grand chemin, et de chercher fortune à travers champs ; mais les nombreux fossés dont le pays est coupé retardaient infiniment sa marche. Voyant alors qu’il lui était impossible d’aller à cheval, il se mit à se sauver à pied, laissant sa monture sur la route ; et, après avoir longtemps marché à travers les vignes et les roseaux qui couvrent la contrée, il arriva près de Peretola, à la maison de Giammatteo del Bricca, l’un des laboureurs de Giovanni del Bene. Heureusement, il trouva Giammatteo qui revenait au logis pour donner à broyer à ses bœufs : il se recommanda à lui, et promit, s’il le sauvait de ceux qui le poursuivaient pour le faire mourir en prison, de le rendre riche à jamais, et de lui en donner à son départ une marque si évidente qu’il ne pourrait se refuser d’y croire ; lui permettant, s’il manquait à sa parole, de le livrer lui-même aux mains de ses ennemis. Quoique paysan, Giammatteo ne manquait pas de décision : jugeant qu’il ne risquait rien, il promit de sauver Roderigo ; et l’ayant fait monter sur un tas de fumier, il le recouvrit avec des roseaux et autres brandes qu’il avait ramassés pour faire du feu.
À peine Roderigo avait-il fini de se cacher que ceux qui le poursuivaient arrivèrent ; mais quelques menaces qu’ils fissent à Giammatteo ils ne purent arracher de lui l’aveu qu’il l’eût aperçu. Ils poussèrent donc plus loin ; et après avoir cherché vainement toute la journée, ils s’en revinrent à Florence, accablés de fatigue.
Cependant, tout bruit ayant cessé, Giammatteo tira Roderigo de sa cachette, et le somma de tenir sa parole. « Frère, lui dit ce dernier, tu m’as rendu un bien grand service, et je veux à tout prix t’en témoigner ma reconnaissance ; et pour que tu ne puisses douter de ma promesse tu vas apprendre qui je suis. » Là, il lui fit connaître en détail la nature de son être, les conditions qui lui avaient été imposées à sa sortie de l’enfer, et la femme qu’il avait épousée. Il lui confia en outre la manière dont il voulait l’enrichir. Voici en quoi elle consistait : dès qu’il entendrait parler d’une possédée, il ne devait pas douter que ce ne fût lui qui l’obsédât ; et il lui promettait de ne sortir du corps de la possédée que lorsque lui, Giammatteo, viendrait l’en tirer ; ce qui lui fournirait le moyen de se faire payer comme il l’entendrait par les parents de la fille. Lorsqu’ils eurent convenu ainsi de leur fait, Belphégor disparut soudain.
Quelques jours après le bruit se répandit dans Florence qu’une des filles de messire Ambrogio Amadei, mariée à Buonajuto Tebalducci, était possédée du démon. Les parents ne négligèrent aucun des exorcismes dont on use en pareil cas : ils mirent sur sa tête le chef de San Zanobi et le manteau de San Giovanni Gualberto ; mais Roderigo se gaussait bien de toutes ces pratiques. Cependant, pour que chacun demeurât convaincu que c’était un esprit qui tourmentait la jeune femme, et non un mal d’imagination, il parlait latin, soutenait des thèses de philosophie, et révélait les péchés cachés des autres : il découvrit entre autres celui d’un moine qui avait tenu pendant plus de quatre années dans sa cellule une femme habillée en novice ; tout le monde en était émerveillé.
Messire Ambrogio était donc extrêmement chagrin, et après avoir inutilement essayé tous les remèdes, il avait perdu tout espoir de guérir sa fille, lorsque Giammatteo vint le trouver, et lui promit de la rendre à la santé s’il voulait lui donner cinq cents florins pour acheter une métairie à Peretola. Messire Ambrogio accepta le marché. Alors Giammatteo, ayant fait dire d’abord un certain nombre de messes, et exécuté toutes les simagrées nécessaires à la mise en scène, s’approcha de l’oreille de la jeune femme, et dit : « Roderigo, je suis venu te trouver pour te sommer de me tenir promesse. » Roderigo lui répondit : « Je ne demande pas mieux ; mais cela ne te suffit pas pour t’enrichir ; en conséquence, aussitôt que je serai parti d’ici, j’entrerai dans le corps de la fille du roi Charles de Naples, et je n’en sortirai point sans toi. Tu te feras donner alors la récompense que tu voudras ; mais j’espère alors que tu me laisseras tranquille. » Après ces mots il abandonna la possédée, au grand plaisir et au grand étonnement de toute la ville de Florence.
Il y avait très peu de temps que ceci venait de se passer lorsque toute l’Italie fut instruite du malheur arrivé à la fille du roi Charles. Tous les remèdes des moines furent sans vertu ; et le roi, ayant eu connaissance de Giammatteo, l’envoya chercher à Florence. Notre homme, étant arrivé à Naples, après quelques feintes cérémonies, guérit la jeune princesse. Mais Roderigo, avant de s’éloigner, dit à Giammatteo : « Tu vois bien que j’ai tenu ma promesse de t’enrichir ; maintenant que je me suis acquitté, je ne te dois plus rien. En conséquence je te conseille de ne plus paraître devant moi ; car autant je t’ai fait de bien, autant par la suite, je pourrais te faire de mal. »
Giammatteo retourna donc à Florence extrêmement riche, car le roi lui avait donné plus de cinquante mille ducats, et il ne pensa plus qu’à jouir en paix de ses richesses, ne pouvant croire que Roderigo pensât jamais à lui faire tort. Mais cette idée fut bientôt troublée par le bruit qui se répandit qu’une des filles du roi de France Louis VII était devenue possédée. Cette nouvelle bouleversa l’esprit de Giammatteo, quand il vint à penser à la puissance d’un aussi grand roi, et aux menaces que Roderigo lui avait faites. En effet, le roi, n’ayant pu trouver de remède au mal de sa fille, et ayant eu connaissance de la vertu que possédait Giammatteo, l’envoya chercher simplement par un de ses huissiers ; mais Giammatteo ayant prétexté quelque indisposition, le roi fut obligé de recourir à la Seigneurie, qui contraignit Giammatteo à obéir.
Ce dernier se rendit donc à Paris tout chagrin, et exposa au roi qu’il était bien vrai qu’il avait guéri autrefois quelques possédées, mais que ce n’était pas une raison pour qu’il sût ou qu’il pût les guérir toutes ; qu’il s’en trouvait dont le mal était d’une nature si maligne, qu’elles ne craignaient ni les menaces, ni les sortilèges, ni la religion même ; que toutefois il était prêt à faire son devoir, mais qu’il le priait de lui pardonner s’il ne parvenait à réussir. Le roi irrité lui répondit que s’il ne guérissait pas sa fille, il le ferait pendre. La menace épouvanta Giammatteo, mais il fit bonne contenance, et, ayant fait venir la possédée en sa présence, s’approcha de son oreille et se recommanda à Roderigo, en lui rappelant le service qu’il lui avait rendu, et en lui faisant sentir quel exemple d’ingratitude il donnerait s’il l’abandonnait dans un péril aussi grave. Mais Roderigo lui répondit : « Eh quoi ! vilain, traître, tu ne crains pas de paraître devant moi ! Crois-tu pouvoir te vanter d’avoir été enrichi par mes mains ? Je veux te faire voir, ainsi qu’à tout le monde, que je sais donner et ôter à mon gré ; et avant que tu puisses partir d’ici, sois sûr que je te ferai pendre. »
Giammatteo se voyant alors sans ressource, chercha à tenter fortune par une autre voie ; et, ayant fait éloigner la possédée, il dit au roi : « Sire, ainsi que je vous l’ai dit, il y a un grand nombre d’esprits qui sont si malins qu’il est impossible d’en avoir bon parti ; et celui-ci est du nombre. Je veux pourtant faire une dernière épreuve : si elle réussit, Votre Majesté et moi nous aurons atteint notre but ; si elle est sans résultat, je serai en votre pouvoir, et vous aurez de moi la miséricorde que mérite mon innocence. Votre Majesté fera donc dresser, sur la place de Notre-Dame, un vaste échafaudage, capable de contenir tous vos barons et tout le clergé de cette ville ; vous ferez orner cet échafaudage de tentures d’or et de soie, et au milieu vous ferez placer un autel. Je demande que dimanche prochain, dans la matinée, Votre Majesté, avec tout son clergé, ainsi que tous les princes et les grands du royaume, vous vous rendiez avec une pompe royale et couverts de vos parures les plus magnifiques sur cette place, où, après avoir fait célébrer d’abord une messe solennelle, vous ferez venir la possédée. Je veux en outre qu’il y ait à l’un des coins de la place une vingtaine de musiciens au moins, avec des trompettes, des cors, des tambours, des cornemuses, des cymbales et autres engins tapageurs, lesquels, lorsque je lèverai mon chapeau, se mettront à faire retentir leurs outils, et s’avanceront vers l’échafaudage. J’espère que ce moyen, joint à quelques remèdes secrets, aura la force de faire partir le démon. »
Le roi donna aussitôt les ordres nécessaires ; et, le dimanche suivant arrivé, l’échafaudage se trouva bientôt plein à craquer de hauts personnages, et la place de peuple : on célébra la messe, et la possédée fut amenée sur l’échafaudage par deux évêques et une foule de seigneurs. Quand Roderigo vit cette foule immense réunie, et tout cet apparat, il en demeura tout stupéfait, et se dit en lui-même : « Quel est donc le dessein de ce jean-foutre de manant ? Croit-il me faire peur avec tout son apparat ? Ne sait-il pas que je suis accoutumé à voir les magnificences du ciel et les supplices de l’enfer ? Je le châtierai de la belle manière. »
Giammatteo s’étant alors approché de lui, et l’ayant supplié de vouloir bien sortir, il lui répondit : « Oh ! oh ! tu as eu là une excellente idée ! Qu’espères-tu faire avec tout ce grand apparat ? Crois-tu par là te dérober à ma puissance et à la colère du roi ? Vilain ribaud, tu seras pendu de la belle manière ! » L’autre le supplia de nouveau, et Roderigo ne lui répondit que par de nouvelles injures. Alors Giammatteo, jugeant inutile de perdre plus de temps, donna le signal avec son chapeau, et les gens qu’il avait chargés de mener tapage se mirent à sonner de leurs instruments et s’avancèrent vers l’échafaudage avec un charivari qui s’élevait jusqu’au ciel. À ce tapage, Roderigo ouvrit de grandes oreilles et ne sachant ce que cela voulait dire, dans son étonnement, il demanda, plein de trouble, à Giammatteo ce que tout ce tumulte signifiait. Giammatteo, tout effaré, lui répondit aussitôt : « Pauvres de nous ! mon cher Roderigo, c’est ta femme qui vient te trouver. » Ce fut merveille de voir le bouleversement de Roderigo au seul bruit du nom de sa femme : il fut si grand que, sans réfléchir s’il était possible ou raisonnable que ce fût elle, sans répondre un seul mot, il s’enfuit tout tremblant, délivrant ainsi la jeune fille. Il aima mieux retourner en enfer rendre compte de ses actions, que de se soumettre de nouveau aux ennuis, aux désagréments et aux dangers qui accompagnent le joug matrimonial. C’est ainsi que Belphégor, de retour aux enfers, put rendre témoignage des maux qu’une femme amène avec elle dans une maison ; et Giammatteo, qui en avait su plus long que le diable, rentra tout heureux chez lui.