LA FONTAINE À L’ACADÉMIE


(1683)

Le 6 septembre 1683, le ministre Colbert meurt. Irréductible ennemi de Foucquet, il n’a jamais pardonné l’attachement de La Fontaine au surintendant. Sa mort sera l’occasion pour le poète d’une épigramme rappelant que Colbert attendait le décès du chancelier Le Tellier pour prendre sa place, mais que la Providence en a décidé autrement. Cette épigramme ne sera publiée que bien après la mort de La Fontaine, en 1765.

SUR LA MORT DE M. COLBERT

QUI ARRIVA PEU DE TEMPS APRÈS UNE GRANDE MALADIE QU’EUT LE CHANCELIER M. LE TELLIER

 

Colbert jouissait par avance

De la place de chancelier,

Et sur cela pour Le Tellier

On vit gémir toute la France.

L’un revint, l’autre s’en alla :

Ainsi ce fut scène nouvelle,

Car la France, sur ce pied-là,

Devait bien rire… Aussi fit-elle.

Mais Colbert était également académicien et son siège vacant intéresse La Fontaine. Contrairement aux apparences, le fabuliste est sensible à certains honneurs. S’il assume le fait de vivre modestement dans un entresol chez Mme de La Sablière, en tant que poète il aspire ardemment à la reconnaissance suprême. Pour l’atteindre, il est prêt, comme la quasi-totalité des écrivains de son siècle, à ces petits compromis incessants que sont les dédicaces louangeuses et autres odes adressées aux grands. Mais il y a deux obstacles à cette élection. Pour commencer, La Fontaine est en concurrence avec Nicolas Boileau-Despréaux, alors auteur de plusieurs épîtres et de l’Art poétique, sans compter qu’il est depuis 1677 (avec Racine) historiographe du roi. En face de lui, La Fontaine ne peut opposer que des vers appartenant, soit au genre mineur de la fable, soit à la catégorie détestable du conte libertin. Par ailleurs, pour accéder à l’Académie, il faut l’accord du roi qui n’aime guère le poète, dont il goûte peu le monde animal ou paysan.

La Fontaine commence par aller voir Boileau, à qui il était très lié jadis, et, raconte Louis Racine, lui demande sans ambages « s’il serait son concurrent ». Sans s’offusquer de la démarche, Boileau lui assure qu’il ne fera rien pour briguer le siège, mais, que si ses amis le font élire, il ne se soustraira pas. La Fontaine tente alors sa chance. Selon le processus habituel, l’Académie commence par recenser les voix qui se portent sur chaque candidat avant d’aller présenter au roi, protecteur de l’institution, le nom de l’élu pour approbation. Si le roi approuve, l’Académie procédera à une seconde séance et entérinera l’élection.

Lors de la première réunion, le 15 novembre 1683, et avant de passer au vote, le président de l’Académie, Toussaint Rose, constate que La Fontaine a déjà recueilli treize voix contre sept pour Boileau. L’idée d’ouvrir le temple de la culture à un auteur qui, dans ses vers, parient à rendre la dépravation aimable le révulse. L’abbé Paul Tallemant raconte :

Après la mort de Monsieur Colbert, étant question de mettre une autre personne à sa place, La Fontaine y prétendait […] cependant quelqu’un vint à la traverse qui avait des amis dans la Compagnie, et entre autres un que je ne nommerai pas [Toussaint Rose], qui entreprit de détruire La Fontaine dans l’esprit des académiciens. Il en voulait surtout à ses Contes, qu’il accusait d’être pleins d’impiété ; et pour mieux exagérer le tort que l’Académie se ferait en le recevant, il se servait souvent de ces paroles : « Je le vois bien, Messieurs, il vous faut donc un Marot » [certains académiciens avaient compris « maraud »] ; sur quoi Bensserade, ennuyé de cette répétition : « Il nous faut un Marot », répondit-il, « et à vous une marotte » [ce qui revenait à traiter Rose de fou du roi]. Ce qui fit assez rire la Compagnie, qui se déclara entièrement pour La Fontaine ; et le public fut étonné de voir la place d’un grand ministre, si riche, si accrédité et si puissant, remplie par un homme si fort brouillé avec la fortune (abbé Paul Tallemant, Discours préliminaire à Bensserade, Œuvres, 1697).

Mais La Fontaine n’est encore admis qu’à la proposition. Le directeur s’en va informer le roi du résultat, mais il a été devancé par Toussaint Rose qui a tenté de circonvenir Louis XIV : Sa Majesté accueille le directeur en lui disant « qu’Elle avait appris qu’il y avait eu du bruit et de la cabale dans l’Académie », et qu’Elle n’était donc pas « encore bien déterminée et qu’Elle ferait savoir ses intentions à l’Académie » (Reg Ac. du samedi 20 novembre, cité par Pierre Clarac).

La déception de La Fontaine est immense. Si l’on en croit un témoin, il aurait même été « disposé à effacer la mémoire et l’impression de ses Contes avec ses larmes, et avec son sang, s’il en eût été besoin » (A. Baillet, Jugements des savants, 1686).

 

Louis XIV part faire la guerre en Flandre où il conquiert bientôt Courtrai et Dixmude. La Fontaine lui adresse une ballade célébrant ses victoires. Mathieu Marais, premier biographe de La Fontaine, rapporte à ce propos une anecdote aussi savoureuse que douteuse : « On conte qu’ayant voulu donner cette pièce au roi, un grand seigneur le présenta à la cour. Mais après l’avoir bien cherchée dans ses poches, il [La Fontaine] ne la trouva point, il l’avait oubliée, et le roi lui dit avec bonté que ce serait pour une autre fois. »

La ballade parvient néanmoins au roi grâce à l’entremise de Mme de Thiange. Elle est publiée peu après par le Mercure galant en janvier 1684, précédée du chapeau suivant :

Si vous voulez voir agréablement décrite la facilité qu’il [le roi] a de prendre des places et d’ajouter quand il veut conquête à conquête, lisez la ballade que je vous envoie. Vous la trouverez irrégulière en ce que chaque strophe n’est pas sur les mêmes rimes ; mais ce défaut, peu considérable dans un ouvrage de cette nature, aussi délicatement tourné que celui-ci, ne vous empêchera pas d’y découvrir de grandes beautés. Cette ballade est du fameux M. de La Fontaine, choisi par Messieurs de l’Académie française pour remplir la place que la mort de M. Colbert a laissée vacante dans leur Compagnie. Comme il y a quelque surséance à sa réception, il prie le roi d’avoir la bonté de la lever. C’est ce que vous remarquerez dans l’envoi qui n’est fait que pour cela.

AU ROI

BALLADE

Roi vraiment roi (cela dit toutes choses),

Forcez encor quelques remparts flamands,

Et puis la Paix, jointe au retour des roses,

Repeuplera l’Univers d’agréments.

Vous domptez tout, même les éléments,

Tant vous savez à propos entreprendre.

Mars, chaque hiver, s’en revenait attendre

À son foyer les Zéphyrs paresseux

D’autres leçons vous lui faites apprendre :

L’événement n’en peut être qu’heureux.

Entre vos mains tout devient imprenable ;

Attaquez-vous, tout cède en peu de temps.

Il faut dix ans aux héros de la Fable ;

À vous, dix jours, quelquefois des instants.

Le bruit que font vos exploits éclatants

Perce les cieux ; l’Olympe les admire :

Ses habitants protègent votre empire :

Le Ciel n’y met de bornes que vos vœux.

Qu’y manque-t-il ? car vous n’avez qu’à dire :

L’événement n’en peut être qu’heureux.

Tel que l’on voit Jupiter, dans Homère,

Emporter seul tout le reste des dieux,

Tel, balançant l’Europe tout entière,

Vous luttez seul contre cent envieux.

Je les compare à ces ambitieux

Qui, monts sur monts, déclarèrent la guerre

Aux Immortels. Jupin, croulant1 la terre,

Les abîma sous des rochers affreux.

Ainsi que lui prenez votre tonnerre :

L’événement n’en peut être qu’heureux.

Mais Louis XIV ne prend aucune décision, et le fauteuil reste vacant jusqu’à ce que le 22 mars meurt un autre Immortel, Bazin de Bezons. L’Académie, échaudée, envoie son chancelier à Versailles supplier Sa Majesté de nommer celui qu’Elle veut que l’on propose, avant que le public puisse soupçonner – en cas de nouveau refus – que l’Académie, en dépit de son règlement, n’est pas libre du choix de ses membres. Le roi répond qu’en cette circonstance, elle peut user de « sa liberté ordinaire ». L’Académie élit alors Boileau (tout le monde sait que Louis XIV y tient), et, lorsque l’abbé Testu annonce la nouvelle au roi, celui-ci répond : « Le choix qu’on a fait de Despréaux m’est très agréable et sera généralement approuvé. » Puis il charge le messager de dire à l’Académie de travailler « incessamment à consommer l’élection de M. de La Fontaine qui jusque-là avait été suspendue ». Selon l’abbé d’Olivet, le roi aurait ajouté : « II a promis d’être sage » (Histoire de l’Académie, 1725).

Dès lors, avec sa « liberté ordinaire », l’Académie procède à l’élection définitive : le 24 avril 1684, Jean de La Fontaine, puis Nicolas Boileau-Despréaux sont déclarés reçus à l’unanimité.

Le 2 mai, La Fontaine vient prendre séance à l’Académie et prononce son discours de remerciement :

REMERCIEMENT DU SIEUR DE LA FONTAINE À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Messieurs,

Je vous supplie d’ajouter encore une grâce à celle que vous m’avez faite : c’est de ne point attendre de moi un remerciement proportionné à la grandeur de votre bienfait. Ce n’est pas que je n’en aie une extrême reconnaissance ; mais il y a de certaines choses que l’on sent mieux qu’on ne les exprime : et bien que chacun soit éloquent dans sa passion, il est de la mienne comme de ces vases qui, étant trop pleins, ne permettent pas à la liqueur de sortir. Vous voyez, Messieurs, par mon ingénuité, et par le peu d’art dont j’accompagne ce que je dis, que c’est le cœur qui vous remercie, et non pas l’esprit.

En effet, ma joie ne serait pas raisonnable si elle pouvait être plus modérée. Vous me recevez en un corps où non seulement on apprend à arranger les paroles ; on y apprend aussi les paroles mêmes, leur vrai usage, toute leur beauté et leur force. Vous déclarez le caractère de chacune, étant, pour ainsi dire, nommés afin de régler les limites de la poésie et de la prose, aussi bien que ceux1 de la conversation et des livres. Vous savez, Messieurs, également bien la langue des dieux et celle des hommes. J’élèverais au-dessus de toutes choses ces deux talents, sans un troisième qui les surpasse ; c’est le langage de la piété, qui, tout excellent qu’il est, ne laisse pas de vous être familier. Les deux autres langues ne devraient être que les servantes de celle-ci. Je devrais l’avoir apprise en vos compositions, où elle éclate avec tant de majesté et de grâces. Vous me l’enseignerez beaucoup mieux lorsque vous joindrez la conversation aux préceptes.

Après tous ces avantages, il ne se faut pas étonner si vous exercez une autorité souveraine dans la république des lettres. Quelques applaudissements que les plus heureuses productions de l’esprit aient remportés, on ne s’assure point de leur prix, si votre approbation ne confirme celle du public. Vos jugements ne ressemblent pas à ceux du Sénat de la vieille Rome : on en appelait au peuple ; en France le peuple ne juge point après vous : il se soumet sans réplique à vos sentiments. Cette juridiction si respectée, c’est votre mérite qui l’a établie ; ce sont les ouvrages que vous donnez au public, et qui sont autant de parfaits modèles pour tous les genres d’écrire, pour tous les styles.

On ne saurait mieux représenter le génie de la nation, que par ce dieu qui savait paraître sous mille formes : l’esprit des Français est un véritable Protée ; vous lui enseignez à pratiquer ses enchantements, soit qu’il se présente sous la figure d’un poète ou sous celle d’un orateur ; soit qu’il ait pour but ou de plaire ou de profiter, d’émouvoir les cœurs et sur le théâtre et dans la tribune : enfin, quoi qu’il fasse, il ne peut mieux faire que de s’instruire dans votre école. Je ne sais qu’un point qu’il n’ait pu encore atteindre parfaitement : ce sont les louanges d’un prince qui joint aux titres de Victorieux et d’Auguste celui de Protecteur des Sciences et des Belles-Lettres. Ce sujet, Messieurs, est au-dessus des paroles ; il faut que vous-mêmes vous l’avouiez. Vous avez beau enrichir la langue de nouveaux trésors, je n’en trouve point qui soient du prix des actions de notre monarque. Quelle gloire me sera-ce donc de partager avec vous la protection particulière d’un roi que non seulement les académies, mais les républiques, les royaumes mêmes, demandent pour protecteur et pour maître !

Quand l’Académie française commença de naître, il ne semblait pas que l’on pût ajouter du lustre à celui que le cardinal de Richelieu lui donna. C’était un ministre redoutable aux rois : il avait doublement triomphé de l’hérésie, et par la persuasion et par la force ; il avait détruit ses principaux fondements, et se proposait de renverser ceux de cette grandeur qui ne se promettait pas moins que l’empire de tout le monde, je veux dire de la monarchie d’Espagne. Quand il n’aurait remporté de son ministère que la gloire d’un tel projet, ce serait encore beaucoup ; il alla plus loin : il sut ménager des associations et des ligues contre le colosse qu’il voulait que l’on abattît. Il lui donna des atteintes qui l’ébranlèrent : mais ce dessein dans la suite n’en fut que plus malaisé à exécuter ; car la jalousie et la crainte firent tourner contre nous ces mêmes armes ; et ce que nous avions entrepris avec l’aide des autres princes, il a fallu que Louis le Grand l’ait achevé malgré eux.

Après la mort de votre premier Protecteur, vous lui fîtes succéder un chancelier2 consommé dans les affaires aussi bien que dans les lois, amateur des lettres, grand personnage, et de qui l’esprit a conservé sa vigueur jusques aux derniers moments, quelques attaques que la Fortune, qui en veut toujours aux grands hommes, lui eût données.

Enfin notre prince a mis cette Compagnie en un si haut point, que les personnes les plus élevées tiennent à honneur d’être de ce corps. Moi, qui vous en fais le remerciement, je n’y puis paraître sans vous faire regretter celui à qui je succède dans cette place, homme dont le nom ne mourra jamais, infatigable ministre qui a mérité si longtemps les bonnes grâces de son maître : combien dignement s’est-il acquitté de tous les emplois qui lui ont été confiés ! combien de fidélité, de lumières, d’exactitude, de vigilance ! Il aimait les lettres et les savants, et les a favorisés autant qu’il a pu3.

J’en dirais beaucoup davantage s’il ne me fallait passer au monarque qui nous honore aujourd’hui de sa protection particulière : tout le monde sait de quel poids elle est : n’a-t-elle pas fait restituer des États dans le fond du nord dès la moindre instance que notre prince en a faite4 ? Le nom de Louis ne tient-il pas lieu à nos alliés de légions et de flottes ? Quelques-uns se sont étonnés qu’il ait bien voulu recevoir de vous le même titre que des souverains tiendraient à honneur qu’il eût reçu d’eux5 ; mais pour moi je m’étonnerais s’il l’eût refusé : y a-t-il rien de trop élevé pour les lettres ? Alexandre ne considérait-il pas son précepteur comme une des principales personnes de son État ? Ne s’est-il pas mis en quelque façon à côté de Diogène ? N’avait-il pas toujours un Homère dans sa cassette ? Je sais bien que c’est quelque chose de plus considérable d’être l’arbitre de l’Europe que celui d’une partie de la Grèce ; mais ni l’Europe ni tout le monde ne reconnaît rien que l’on doive mettre au-dessus des lettres.

Je n’entreprends ni ce parallèle ni tout l’éloge de Louis le Grand ; il me faudrait beaucoup plus de temps que vous n’ayez coutume d’en accorder, et beaucoup plus de capacité que je n’en ai. Comment représenterais-je en détail un nombre infini de vertus morales et politiques : le bon ordre en tout, la sagesse, la fermeté, le zèle de la religion et de la justice, le secret et la prévoyance, l’art de vaincre, celui de savoir user de la victoire, et la modération qui suit ces deux choses si rarement, enfin ce qui fait un parfait monarque ? Tout cela accompagné de majesté et des grâces de la personne ; car ce point y entre comme les autres : c’est celui qui a le plus contribué à donner au monde ses premiers maîtres. Notre prince ne fait rien qui ne soit orné de grâces, soit qu’il donne, soit qu’il refuse ; car, outre qu’il ne refuse que quand il le doit, c’est d’une manière qui adoucit le chagrin de n’avoir pas obtenu ce qu’on lui demande. S’il m’est permis de descendre jusqu’à moi, contre les préceptes de la rhétorique qui veulent que l’oraison aille toujours en croissant, un simple clin d’œil m’a renvoyé, je ne dirai pas satisfait, mais plus que comblé.

C’est à vous, Messieurs, que je dois laisser faire un si digne éloge. On dirait que la Providence a réservé pour le règne de Louis le Grand des hommes capables de célébrer les actions de ce prince : car, bien que tant de victoires l’assurent de l’immortalité, ne craignons point de le dire, les Muses ne sont point inutiles à la réputation des héros. Quelle obligation Trajan n’a-t-il pas à Pline le Jeune ? Les oraisons pour Ligarius et pour Marcellus ne font-elles pas encore à présent honneur à la clémence de Jules César ? pour ne rien dire d’Achille et d’Énée, qu’on n’a allégués que trop de fois comme redevables à Virgile et à Homère de tout ce bruit qu’ils font dans le monde depuis tant d’années.

Quand Louis le Grand serait né en un siècle rude et grossier, il ne laisserait pas d’être vrai qu’il aurait réduit l’hérésie aux derniers abois ; accru l’héritage de ses pères ; replanté les bornes de notre ancienne domination ; réprimé la manie des duels si funestes à ce royaume, et dont la fureur a souvent rendu la paix presque aussi sanglante que la guerre ; protégé ses alliés, et tenu inviolablement sa parole : ce que peu de rois ont accoutumé de faire. Cependant il serait à craindre que le temps, qui peut tout sur les affaires humaines, ne diminuât au moins l’éclat de tant de merveilles, s’il n’avait pas la force de les étouffer : vos plumes savantes les garantiront de cette injure ; la postérité, instruite par vos écrits, admirera aussi bien que nous un prince qui ne peut être assez admiré.

Quand je considère toutes ces choses, je suis excité de prendre la lyre pour les chanter ; mais la connaissance de ma faiblesse me retient. Il ne serait pas juste de déshonorer une si belle vie par des chansons grossières comme les miennes : je me contenterai, Messieurs, de goûter la douceur des vôtres, s’il m’est impossible de les imiter. La seule chose dont je puis répondre, c’est de ne manquer jamais pour vous ni de respect ni de gratitude.

 

 

DISCOURS D’ACCUEIL DE L’ABBÉ DE LA CHAMBRE

 

Voici un extrait du discours d’accueil prononcé par l’abbé de La Chambre, directeur de l’Académie, en réponse à La Fontaine. Ce texte est édifiant, quant au mépris dans lequel les milieux académiques tiennent le poète : « Ne comptez pour rien, Monsieur, tout ce que vous avez fait par le passé », lui dit l’abbé de La Chambre. Il est à noter que contrairement à la tradition, le directeur fera éditer son propre discours sans y joindre celui de La Fontaine.

 

[…] Jugez, Monsieur, combien elle [l’Académie] doit être sensible à la joie qu’elle a de vous posséder, après tant d’agitations et de tempêtes, puisque vous lui faites quitter ses habits de deuil et qu’elle commence à réparer ses pertes par une acquisition nouvelle, qui lui plaît d’autant plus qu’elle en a fait tout d’un temps une autre très considérable, telle que la Compagnie doit souhaiter d’en faire toujours de pareilles, et pour son utilité particulière et pour l’attente du public, à qui elle est comptable de son choix.

L’Académie reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va soulager dans les travaux qu’elle a entrepris pour l’ornement de la France et pour perpétuer la mémoire d’un règne si fécond en merveilles. Elle reconnaît en vous un génie aisé, facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d’original, et qui, dans sa simplicité apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés. Si ma profession ne m’avait point sevré de bonne heure des douceurs de la poésie, si j’étais plus versé dans la lecture de vos fables, j’en ferai ici des éloges proportionnés à leur mérite. À vous dire le vrai, Monsieur, nous avions besoin d’un bon sujet pour adoucir les amertumes d’une séparation aussi douloureuse à notre égard qu’est celle de M. Colbert, auquel vous succédez. Nous avions besoin de quelque illustre qui le remplaçât pour nous aider à nous consoler de la perte d’un confrère dont la mémoire nous sera à jamais chère, dont les bontés ne s’effaceront jamais de nos cœurs. Vous devez, Monsieur, l’oublier moins que personne, car je suis en droit de vous dire, avec toute l’autorité que ma charge me donne (charge que le sort qui ne fut jamais plus aveugle m’a imposée, bien loin de mes désirs, et qui convenait mieux à tout autre dans une réception comme celle-ci), vous devez, dis-je, Monsieur, vous souvenir sans cesse de celui dont vous occupez la place, pour remplir parfaitement vos devoirs et pour satisfaire aux obligations que vous contractez indispensablement en prenant séance dans cette assemblée, aujourd’hui que vous entrez en société avec nous…

[…] Si le travail, en général, distingue l’homme des animaux presque autant que la parole, puisqu’il est le seul qui travaille dans quelque vue particulière, poussé par un autre motif que celui de la nécessité, travailler pour la gloire du prince, consacrer uniquement toutes ses veilles à son honneur, ne se proposer point d’autre but que l’éternité de son nom, rapporter là toutes ses études, voilà l’âme et la vie de nos exercices, voilà ce qui nous distingue de tous les autres gens de lettres, voilà ce qui nous met au-dessus de l’envie, voilà le comble de notre joie. Malheur à nous, si nous y manquons.

Ne comptez donc pour rien, Monsieur, tout ce que vous avez fait par le passé. Le Louvre vous inspirera de plus belles choses, de plus nobles et de plus grandes idées que n’aurait jamais fait le Parnasse. Songez jour et nuit que vous allez dorénavant travailler sous les yeux d’un prince qui s’informera du progrès que vous ferez dans le chemin de la vertu, et qui ne vous considérera qu’autant que vous y aspirerez de la bonne sorte. Songez que ces mêmes paroles que vous venez de prononcer et que nous insérerons dans nos registres, plus vous avez pris peine à les polir et à les choisir, plus elles vous condamneraient un jour, si vos actions se trouvaient contraires, si vous ne preniez à tâche de joindre la pureté des mœurs et de la doctrine, la pureté du cœur et de l’esprit à la pureté du style et du langage, qui n’est rien, à le bien prendre, sans l’autre. Les païens mêmes en sont convenus…

 

Après cette réponse, La Fontaine lit « une épître qu’il adresse à Mme de La Sablière […] une confession générale fort naïve et fort bien reçue et qui venait bien après ce qui s’était passé sur sa réception » (Charles Perrault).

À lire attentivement ce discours, on remarque qu’il est bien moins naïf que ne le dit Perrault. Pour commencer, il est adressé à une femme qui a longtemps mené une vie de pécheresse, et, si elle s’est assagie après sa conversion, son salon reste le lieu de rendez-vous des esprits libres du temps, que condamne La Chambre. Ensuite, cette confession est bien ambiguë : il avoue, certes, mais s’engage-t-il à s’amender ? On en chercherait en vain la promesse :

Si j’étais sage, Iris […],

Je suivrais vos leçons, au moins en quelque chose :

Les suivre en tout, c’est trop…

Et dans le fond, il s’assume bien, ce « papillon du Parnasse », « chose légère » qui « vole à tout sujet », « de fleur en fleur, et d’objet en objet », et le discours adressé à son amie est sans doute l’un des plus charmants autoportraits de poète qui soit.

DISCOURS À MADAME DE LA SABLIÈRE

Désormais que ma Muse, aussi bien que mes jours,

Touche de son déclin l’inévitable cours,

Et que de ma raison le flambeau va s’éteindre,

Irai-je en consumer les restes à me plaindre,

Et, prodigue d’un temps par la Parque attendu,

Le perdre à regretter celui que j’ai perdu ?

Si le Ciel me réserve encor quelque étincelle

Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle,

Je la dois employer, suffisamment instruit

Que le plus beau couchant est voisin de la nuit.

Le temps marche toujours ; ni force, ni prière,

Sacrifices ni vœux, n’allongent la carrière :

Il faudrait ménager ce qu’on va nous ravir.

Mais qui vois-je que vous sagement s’en servir ?

Si quelques-uns l’ont fait, je ne suis pas du nombre ;

Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre :

J’ai toujours abusé du plus cher de nos biens ;

Les pensers amusants, les vagues entretiens,

Vains enfants du loisir, délices chimériques,

Les romans, et le jeu, peste des républiques,

Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits,

Ridicule fureur qui se moque des lois1,

Cent autres passions, des sages condamnées,

Ont pris comme à l’envi la fleur de mes années.

L’usage des vrais biens réparerait ces maux ;

Je le sais, et je cours encore à des biens faux.

Je vois chacun me suivre : on se fait une idole

De trésors, ou de gloire, ou d’un plaisir frivole :

Tantales obstinés, nous ne portons les yeux

Que sur ce qui nous est interdit par les Cieux.

Si2 faut-il qu’à la fin de tels pensers nous quittent ;

Je ne vois plus d’instants qui ne m’en sollicitent.

Je recule, et peut-être attendrai-je trop tard ;

Car qui sait les moments prescrits à son départ ?

Quels qu’ils soient, ils sont courts ; à quoi les emploirai-je ?

Si j’étais sage, Iris (mais c’est un privilège

Que la Nature accorde à bien peu d’entre nous),

Si j’avais un esprit aussi réglé que vous,

Je suivrais vos leçons, au moins en quelque chose :

Les suivre en tout, c’est trop ; il faut qu’on se propose

Un plan moins difficile à bien exécuter,

Un chemin dont sans crime on se puisse écarter.

Ne point errer est chose au-dessus de mes forces ;

Mais aussi, de se prendre à toutes les amorces,

Pour tous les faux brillants courir et s’empresser !

J’entends que l’on me dit : « Quand donc veux-tu cesser ?

Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :

De soixante soleils la course entresuivie

Ne t’a pas vu goûter un moment de repos.

Quelque part que tu sois, on voit à tous propos

L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,

Inquiète, et partout hôtesse passagère.

Ta conduite et tes vers, chez toi tout s’en ressent.

On te veut là-dessus dire un mot en passant.

Tu changes tous les jours de manière et de style ;

Tu cours en un moment de Térence à Virgile ;

Ainsi rien de parfait n’est sorti de tes mains.

Hé bien ! prends, si tu veux, encor d’autres chemins :

Invoque des neuf Sœurs la troupe tout entière ;

Tente tout, au hasard de gâter la matière :

On le souffre, excepté tes contes d’autrefois. »

J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix ;

J’en trouve l’éloquence aussi sage que forte.

Vous ne parleriez pas ni mieux, ni d’autre sorte :

Serait-ce point de vous qu’elle viendrait aussi ?

Je l’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles

À qui le bon Platon compare nos merveilles.

Je suis chose légère, et vole à tout sujet ;

Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet ;

À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.

J’irais plus haut peut-être au temple de Mémoire

Si dans un genre seul j’avais usé mes jours ;

Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours.

En faisant mon portrait, moi-même je m’accuse,

Et ne veux point donner mes défauts pour excuse ;

Je ne prétends ici que dire ingénument

L’effet bon ou mauvais de mon tempérament.

À peine la raison vint éclairer mon âme,

Que je sentis l’ardeur de ma première flamme.

Plus d’une passion a depuis dans mon cœur

Exercé tous les droits d’un superbe vainqueur.

Tel que fut mon printemps, je crains que l’on ne voie

Les plus chers de mes jours aux vains désirs en proie.

Que me servent ces vers avec soin composés ?

N’en attends-je autre fruit que de les voir prisés ?

C’est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,

Et qu’au moins vers ma fin je ne commence à vivre ;

Car je n’ai pas vécu ; j’ai servi deux tyrans :

Un vain bruit et l’amour ont partagé mes ans.

Qu’est-ce que vivre, Iris ? Vous pouvez nous l’apprendre.

Votre réponse est prête ; il me semble l’entendre :

C’est jouir des vrais biens avec tranquillité ;

Faire usage du temps et de l’oisiveté ;

S’acquitter des honneurs dus à l’Être suprême ;

Renoncer aux Philis3 en faveur de soi-même ;

Bannir le fol amour et les vœux impuissants,

Comme hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants.