On raconte que Vénus aurait mis au monde des jumeaux en un seul accouchement : Amour et Folie. Par leur allure, leurs traits, leurs goûts, leurs manières, ils étaient très semblables, si bien que le frère pareil à la sœur et la sœur pareille au frère ne dédaignaient pas de s’amuser de la confusion. En effet, si on avait donné des flèches et un arc à Folie, on aurait cru voir Cupidon en personne ; si on avait donné un crotale et un masque de fantôme à Cupidon, on aurait cru voir Folie en personne. Toujours, ils restaient ensemble, compagnons l’un pour l’autre. Ils discutaient, ensemble, jouaient, et dansaient et, l’un après l’autre, ils se jouaient des tours. De là naissaient des disputes et des colères, puis la réconciliation. Querelleurs, sauvages, rebelles, violents, ils devenaient câlins, complaisants, conciliants, et des coups d’ongles et de poings, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre.
Toujours, la concorde était très proche du différend. Vénus les embrasse, les portent dans ses yeux. Et, dans cette disposition naturelle, elle apprend à se connaître et se met à l’épreuve : elle admire, heureuse, que ses ruses soient vaincues. Par hasard, le roi de l’Ether était venu à Cythère avec sa sœur et épouse, et les premiers des dieux. Là, tandis qu’on avait dressé les tables, et qu’il y était couché, il demande où sont sa petite-fille et son petit-fils. Ils sont là, entourés par le troupeau nain des Plaisanteries. Ils se portent à l’étage, triomphant sur le char doré de leur mère et sur des colombes attelées deux à deux. Alors, Cupidon, levant la voix, commence ainsi : « Que tous apprennent à céder à la puissance d’Amour. Et toi, qui des dieux est le père et le chef, prends l’habitude de supporter le joug d’un maître plus grand ! » Ayant prononcé ces paroles, il saute sur le dos de l’oiseau porteur d’armes ; dirigeant le bec recourbé par la courroie qu’il y avait insérée, il arrache et tend le foudre vers Jupiter qui trépignait. En même temps, Folie, plus malhonnête, lui enferme, à la manière d’un voleur, la tête dans une couverture, tandis qu’il jouait ce tour. Les dieux supérieurs éclatèrent de rire et tandis qu’ils riaient, ils réalisent qu’eux aussi ont été le jouet d’une très semblable effronterie : Apollon a perdu son carquois, Mars sa lance, Neptune son trident, Mercure ses brodequins et la mère n’est pas non plus épargnée par la malignité de ses enfants. Seule Pallas ne souffrit pas leurs plaisanteries : sa prudence et sa chasteté l’ont protégée. Mais Jupiter, charmé par le spectacle, après les avoir tous deux caressés et flattés de ses baisers et d’une voix douce, leur lance des desserts préparés avec beaucoup de nectar, hélas, matière d’un funeste combat ! Car, pris comme proies, ils en furent recouverts sur tout le corps ; comme – l’un et l’autre en avaient apprécié le goût – ils se hâtaient de saisir le dessert, on en vient aux armes. Et, la première, Folie, à l’aide d’une épingle à cheveux, surprend son frère qui préparait des traits et, portant deux coups, lui crève les yeux. Un cri immense s’élève : la cour résonne de chagrin. Vénus, de tristesse, se lacère les cheveux et les joues. Affairée sur le visage de son fils et lavant, de ses larmes, les orbites ensanglantées, elle tente de soigner les blessures par son souffle tiède et de doux baisers. En vain. Le mal, de par sa gravité, refuse de guérir. Et Phébus lui-même, malgré les herbes, ne lui est d’aucun secours.
La sœur, consternée et croyant à peine avoir été capable de faire ce qu’elle avait fait, se préparait à s’acquitter, bientôt, de punitions bien méritées. Retournant la pointe, rouge du sang de son frère, elle la porta, d’une main vengeresse, vers ses propres yeux. Le père des dieux arrêta l’assaut dicté par la fureur, et dit : « Puisses-tu conserver tes yeux pour ton frère ; je t’ordonne d’être son guide à l’avenir et de diriger ses pas incertains d’une main rassurante. » Folie obéit à l’ordre du Tonnant. Elle conduit un aveugle, alors qu’elle-même a besoin d’un guide. Cette fable, Ménagius, nous apprend avec grâce que les amants sont très proches des déments.
N. B. : Rappelons que la poétesse Louise Labbé (1524-1566) avait composé (en prose) un Débat de Folie et d’Amour, dont le texte est bien trop long pour figurer ici.
Je vous gardais un Temple dans mes Vers :
Il n’eût fini qu’avecque l’Univers.
Déjà ma main en fondait la durée
Sur ce bel Art1 qu’ont les Dieux inventé,
5Et sur le nom de la Divinité
Que dans ce Temple on aurait adorée,
Sur le portail j’aurais ces mots écrits :
PALAIS SACRÉ DE LA DÉESSE IRIS2 ;
Non celle-là qu’a Junon à ses gages ;
10Car Junon même, et le Maître des Dieux
Serviraient l’autre, et seraient glorieux
Du seul honneur de porter ses messages.
L’Apothéose à la voûte eût paru3.
Là, tout l’Olympe en pompe eût été vu
15Plaçant Iris sous un Dais de lumière.
Les murs auraient amplement contenu
Toute sa vie, agréable matière ;
Mais peu féconde en ces événements
Qui des États font les renversements
20Au fond du Temple eût été son image,
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n’y penser pas,
Ses agréments à qui tout rend hommage.
J’aurais fait voir à ses pieds des mortels,
25Et des Héros, des demi-Dieux encore,
Même des Dieux ; ce que le Monde adore
Vient quelquefois parfumer ses Autels.
J’eusse en ses yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique imparfaitement :
30Car ce cœur vif et tendre infiniment,
Pour ses amis et non point autrement ;
Car cet esprit qui né du Firmament4
A beauté d’homme avec grâces de femme
Ne se peut pas comme on veut exprimer.
35Ô vous, Iris, qui savez tout charmer,
Qui savez plaire en un degré suprême,
Vous que l’on aime à l’égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour ;
Car c’est un mot banni de votre Cour ;
40Laissons-le donc), agréez que ma Muse
Achève un jour cette ébauche confuse.
J’en ai placé l’idée et le projet,
Pour plus de grâce, au-devant d’un sujet5
Où l’amitié donne de telles marques,
45Et d’un tel prix, que leur simple récit
Peut quelque temps amuser6 votre esprit.
Non que ceci se passe entre Monarques :
Ce que chez vous nous voyons estimer
N’est pas un Roi qui ne sait point aimer7 ;
50C’est un Mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami. J’en vois peu de si bons.
Quatre animaux vivant de compagnie
Vont aux humains en donner des leçons.
La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
55Vivaient ensemble unis ; douce société.
Le choix d’une demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.
Mais quoi ! l’homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu des déserts,
60Au fond des eaux, en haut des airs,
Vous n’éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s’allait ébattre innocemment ;
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
65Vint sur l’herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit, et le Rat à l’heure du repas
Dit aux amis restants : « D’où vient que nous ne sommes
Aujourd’hui que trois conviés ?
La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés ? »
70À ces paroles, la Tortue
S’écrie, et dit : « Ah ! si j’étais
Comme un Corbeau d’ailes pourvue,
Tout de ce pas je m’en irais
Apprendre au moins quelle contrée,
75Quel accident tient arrêtée
Notre compagne au pied léger ;
Car à l’égard du cœur il en faut mieux juger. »
Le Corbeau part à tire d’aile.
Il aperçoit de loin l’imprudente Gazelle
80Prise au piège et se tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l’instant.
Car de lui demander quand, pourquoi, ni comment,
Ce malheur est tombé sur elle,
Et perdre en vains discours cet utile moment,
85Comme eût fait un Maître d’École ;
Il avait trop de jugement.
Le Corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport, les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d’avis
90De se transporter sans remise
Aux lieux où la Gazelle est prise.
« L’autre, dit le Corbeau, gardera le logis.
Avec son marcher lent, quand arriverait-elle ?
Après la mort de la Gazelle. »
95Ces mots à peine dits, ils s’en vont secourir
Leur chère et fidèle Compagne,
Pauvre Chevrette de montagne.
La Tortue y voulut courir :
La voilà comme eux en campagne,
100Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.
Rongemaille (le Rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les nœuds du lacs : on peut penser la joie.
Le Chasseur vient, et dit : « Qui m’a ravi ma proie ? »
105Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle :
Et le Chasseur, à demi fou
De n’en avoir nulle nouvelle,
Aperçoit la Tortue, et retient son courroux.
110« D’où vient, dit-il, que je m’effraie ?
Je veux qu’à mon souper celle-ci me défraie. »
Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si le Corbeau n’en eût averti la Chevrette.
Celle-ci quittant sa retraite
115Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.
L’homme de suivre, et de jeter
Tout ce qui lui pesait ; si bien que Rongemaille
Autour des nœuds du sac tant opère et travaille
Qu’il délivre encor l’autre sœur
120Sur qui s’était fondé le souper du Chasseur.
Pilpay conte qu’ainsi la chose s’est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J’en ferais pour vous plaire un Ouvrage aussi long
Que l’Iliade ou l’Odyssée.
125Rongemaille ferait le principal Héros,
Quoique à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Portemaison l’Infante y tient de tels propos
Que Monsieur du Corbeau va faire
Office d’Espion, et puis de Messager.
130La Gazelle a d’ailleurs l’adresse d’engager
Le Chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun en son endroit
S’entremet, agit et travaille.
À qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit.
135[Que n’ose et que ne peut l’amitié violente ?
Cet autre sentiment que l’on appelle Amour
Mérite moins d’honneurs ; cependant chaque jour
Je le célèbre et je le chante ;
Hélas ! il n’en rend pas mon âme plus contente.
140Vous protégez sa sœur, il suffit ; et mes vers
Vont s’engager pour elle à des tons tout divers.
Mon maitre était l’Amour ; j’en vais servir un autre,
Et porter par tout l’univers
Sa gloire aussi bien que la vôtre.8]