LE REMÈDE1

CONTE

Près du Mans donc, pays de sapience,

Gens pesant l’air, fine fleur de Normand3,

Une pucelle eut naguère un amant,

Frais, délicat, et beau par excellence ;

15Jeune surtout, à peine son menton

S’était vêtu de son premier coton.

La fille était un parti d’importance :

Charmes et dot, aucun point n’y manquait :

Tant et si bien que chacun s’appliquait

20À la gagner ; tout Le Mans y courait.

Ce fut en vain ; car le cœur de la fille

Inclinait trop pour notre jouvenceau :

Les seuls parents, par un esprit manceau,

La destinaient pour une autre famille.

25Elle fit tant autour d’eux que l’amant,

Bon gré, mal gré, je ne sais pas comment,

Eut à la fin accès chez sa maîtresse.

Leur indulgence, ou plutôt son adresse,

Peut-être aussi son sang et sa noblesse,

30Les fit changer, que sais-je quoi ? tout duit4 ;

Aux gens heureux, car aux autres tout nuit.

L’amant le fut : les parents de la belle

Surent priser son mérite et son zèle :

C’était là tout : eh que faut-il encor ?

35Force comptant ; les biens du siècle d’or5

Ne sont plus biens, ce n’est qu’une ombre vaine.

Ô temps heureux ! je prévois qu’avec peine

Tu reviendras dans le pays du Maine :

Ton innocence eût secondé l’ardeur

40De notre amant, et hâté cette affaire ;

Mais des parents l’ordinaire lenteur

Fit que la belle, ayant fait dans son cœur

Cet hyménée, acheva le mystère

Selon les us de l’île de Cythère6.

45Nos vieux romans en leur style plaisant

Nomment cela paroles de présent7.

Nous y voyons pratiquer cet usage,

Demi-amour, et demi-mariage,

Table d’attente8, avant-goût de l’hymen.

50Amour n’y fit un trop long examen :

Prêtre et parent tout ensemble, et notaire,

En peu de jours il consomma l’affaire :

L’esprit manceau n’eut point part à ce fait.

Voilà notre homme heureux et satisfait,

55Passant les nuits avec son épousée ;

Dire comment, ce serait chose aisée ;

Les doubles clefs9, les brèches à l’enclos,

Les menus dons qu’on fit à la soubrette,

Rendaient l’époux jouissant en repos

60D’une faveur douce autant que secrète.

Avint pourtant que notre belle un soir

En se plaignant, dit à sa gouvernante,

Qui du secret n’était participante :

Je me sens mal ; n’y saurait-on pourvoir ?

65L’autre reprit : Il vous faut un remède ;

Demain matin nous en dirons deux mots.

Minuit venu, l’époux mal à propos,

Tout plein encor du feu qui le possède,

Vient de sa part chercher soulagement,

70Car chacun sent ici-bas son tourment.

On ne l’avait averti de la chose.

Il n’était pas sur les bords du sommeil,

Qui suit souvent l’amoureux appareil,

Qu’incontinent l’Aurore aux doigts de rose,

75Ayant ouvert les portes d’Orient,

La gouvernante ouvrit tout en riant,

Remède en main, les portes de la chambre :

Par grand bonheur il s’en rencontra deux,

Car la saison approchait de septembre,

80Mois où le chaud et le froid sont douteux.

La fille alors ne fut pas assez fine ;

Elle n’avait qu’à tenir bonne mine10,

Et faire entrer l’amant au fond des draps,

Chose facile autant que naturelle :

85L’émotion lui tourna la cervelle ;

Elle se cache elle-même, et tout bas

Dit en deux mots quel est son embarras.

L’amant fut sage, il présenta pour elle

Ce que Brunel à Marphise montra11.

90La gouvernante, ayant mis ses lunettes,

Sur le galant son adresse éprouva :

Du bain interne elle le régala,

Puis dit adieu, puis après s’en alla.

Dieu la conduise, et toutes celles-là

95Qui vont nuisant aux amitiés secrètes !

Si tout ceci passait pour des sornettes

(Comme il se peut, je n’en voudrais jurer)

On chercherait de quoi me censurer.

Les critiqueurs sont un peuple sévère ;

100Ils me diront : Votre belle en sortit

En fille sotte et n’ayant point d’esprit ;

Vous lui donnez un autre caractère :

Cela nous rend suspecte cette affaire :

Nous avons lieu d’en douter, auquel cas

105Votre prologue ici ne convient pas.

Je répondrai… Mais que sert de répondre ?

C’est un procès qui n’aurait point de fin :

Par cent raisons j’aurais beau les confondre ;

Cicéron même y perdrait son latin.

110Il me suffit de n’avoir en l’ouvrage

Rien avancé qu’après des gens de foi :

J’ai mes garants, que veut-on davantage ?

Chacun ne peut en dire autant que moi.

Pour ce conte, aucune source n’est connue à ce jour.

LES AVEUX INDISCRETS

CONTE

Paris, sans pair1, n’avait en son enceinte

Rien dont les yeux semblassent si ravis

Que de la belle, aimable et jeune Aminte,

Fille à pourvoir, et des meilleurs partis.

5Sa mère encor la tenait sous son aile ;

Son père avait du comptant et du bien ;

Faites état2 qu’il ne lui manquait rien.

Le beau Damon s’étant piqué pour elle,

Elle reçut les offres de son cœur :

10Il fit si bien l’esclave de la belle,

Qu’il en devint le maître et le vainqueur :

Bien entendu sous le nom d’hyménée :

Pas ne voudrais qu’on le crût autrement.

L’an révolu, ce couple si charmant

15Toujours d’accord, de plus en plus s’aimant,

(Vous eussiez dit la première journée)

Se promettait la vigne de l’abbé3 ;

Lorsque Damon, sur ce propos tombé,

Dit à sa femme : Un point trouble mon âme ;

20Je suis épris d’une si douce flamme,

Que je voudrais n’avoir aimé que vous,

Que mon cœur n’eût ressenti que vos coups,

Qu’il n’eût logé que votre seule image,

Digne, il est vrai, de son premier hommage.

25J’ai cependant éprouvé d’autres feux ;

J’en dis ma coulpe4, et j’en suis tout honteux.

Il m’en souvient, la nymphe était gentille,

Au fond d’un bois, l’Amour seul avec nous ;

Il fit si bien, si mal me direz-vous,

30Que de ce fait il me reste une fille.

Voilà mon sort, dit Aminte à Damon :

J’étais un jour seulette à la maison ;

Il me vint voir certain fils de famille,

Bien fait et beau, d’agréable façon ;

35J’en eus pitié ; mon naturel est bon :

Et, pour conter tout de fil en aiguille,

Il m’est resté de ce fait un garçon.

Elle eut à peine achevé la parole,

Que du mari l’âme jalouse et folle

40Au désespoir s’abandonne aussitôt.

Il sort plein d’ire, il descend tout d’un saut,

Rencontre un bât, se le met, et puis crie :

Je suis bâté. Chacun au bruit accourt,

Les père et mère, et toute la mégnie5,

45Jusqu’aux voisins. Il dit, pour faire court,

Le beau sujet d’une telle folie.

Il ne faut pas que le lecteur oublie

Que les parents d’Aminte, bons bourgeois,

Et qui n’avaient que cette fille unique,

50La nourrissaient, et tout son domestique6,

Et son époux, sans que, hors cette fois,

Rien eût troublé la paix de leur famille.

La mère donc s’en va trouver sa fille ;

Le père suit, laisse sa femme entrer,

55Dans le dessein seulement d’écouter.

La porte était entrouverte ; il s’approche ;

Bref, il entend la noise et le reproche

Que fit sa femme à leur fille en ces mots :

Vous avez tort : j’ai vu beaucoup de sots,

60Et plus encor de sottes, en ma vie ;

Mais qu’on pût voir telle indiscrétion,

Qui l’aurait cru ? Car enfin, je vous prie,

Qui vous forçait ? quelle obligation

De révéler une chose semblable ?

65Plus d’une fille a forligné7 ; le diable

Est bien subtil ; bien malins sont les gens.

Non pour cela que l’on soit excusable :

Il nous faudrait toutes dans des couvents

Claquemurer jusques à l’hyménée.

70Moi qui vous parle ai même destinée ;

J’en garde au cœur un sensible regret.

J’eus trois enfants avant mon mariage ;

À votre père ai-je dit ce secret ?

En avons-nous fait plus mauvais ménage ?

75Ce discours fut à peine proféré,

Que l’écoutant s’en court, et tout outré

Trouve du bât la sangle, et se l’attache,

Puis va criant partout : Je suis sanglé.

Chacun en rit, encor que chacun sache

80Qu’il a de quoi faire rire à son tour.

Les deux maris vont dans maint carrefour,

Criant, courant, chacun à sa manière,

Bâté le gendre, et Sanglé le beau-père.

On doutera de ce dernier point-ci ;

85Mais il ne faut telles choses mécroire8.

Et par exemple, écoutez bien ceci.

Quand Roland sut les plaisirs et la gloire

Que dans la grotte avait eus son rival9,

D’un coup de poing il tua son cheval.

90Pouvait-il pas, traînant la pauvre bête,

Mettre de plus la selle sur son dos ?

Puis s’en aller, tout du haut de sa tête.

Faire crier et redire aux échos :

Je suis bâté, sanglé, car il n’importe,

95Tous deux sont bons. Vous voyez de la sorte

Que ceci peut contenir vérité ;

Ce n’est assez, cela ne doit suffire ;

Il faut aussi montrer l’utilité

De ce récit ; je m’en vais vous la dire.

100L’heureux Damon me semble un pauvre sire.

Sa confiance eut bientôt tout gâté.

Pour la sottise et la simplicité

De sa moitié, quant à moi, je l’admire.

Se confesser à son propre mari !

105Quelle folie ! imprudence est un terme

Faible à mon sens pour exprimer ceci.

Mon discours donc en deux points se renferme.

Le nœud d’hymen doit être respecté,

Veut de la foi, veut de l’honnêteté :

110Si par malheur quelque atteinte un peu forte

Le fait clocher d’un ou d’autre côté,

Comportez-vous de manière et de sorte

Que ce secret ne soit point éventé.

Gardez de faire aux égards banqueroute10 ;

115Mentir alors est digne de pardon.

Je donne ici de beaux conseils sans doute :

Les ai-je pris pour moi-même ? hélas ! non.

La nouvelle suivante, sans pouvoir être entièrement considérée comme une source, est un des contes qui se rapproche le plus des Aveux indiscrets.

SOURCE : COSI FAN TUTTE

racontée par Monseigneur de la Roche (Cent Nouvelles nouvelles, VIII)

Dans la ville de Bruxelles où, de notre temps, sont arrivées de nombreuses histoires extraordinaires vivait, il n’y a pas longtemps de cela, dans la maison d’un marchand au service duquel il était entré, un jeune Picard. Il servit son maître pendant de nombreuses années avec autant de conscience que de fidélité. Au nombre des services qui lui valurent la reconnaissance de ce maître il y eut le fait que la distinction dont il faisait preuve, tant dans ses propos que dans sa mise et son comportement, lui fit obtenir les faveurs de la fille de la maison, au point qu’il coucha avec elle. Elle finit par se retrouver enceinte de ses œuvres. Notre gaillard, voyant sa dame en cet état, ne fut pas assez fou pour attendre le moment où son maître découvrirait la chose. Aussi se hâta-t-il de demander et d’obtenir un congé de quelques jours, bien qu’il n’ait pas eu la moindre idée de jamais revenir, donnant comme prétexte une visite qu’il voulait faire en Picardie à son père, sa mère et au reste de sa famille. Quand il eut achevé de faire ses adieux à son maître et à sa maîtresse, il s’en alla, la mine contrite, voir la fille dont il avait fait sa dame et lui promit un prompt retour. Ce qu’il ne fit pas, et pour cause. Tandis qu’il était en Picardie, dans la maison de son père, la malheureuse fille de son maître se mit à prendre un tel embonpoint que son pitoyable état ne pouvait plus passer inaperçu et, dans son entourage, son excellente mère, qui avait quelques lumières sur la question, fut la première à s’en apercevoir. Elle la prit à part et lui demanda, comme on peut aisément se l’imaginer, pourquoi elle se trouvait en cet état et qui l’y avait mise. Qu’il ait été nécessaire de la presser d’interrogations et de la menacer avant qu’elle n’accepte de révéler quoi que ce soit, cela va sans dire. Mais, tout à la fin du compte, elle fut bien amenée à reconnaître le triste accident qui lui était arrivé et elle dit que c’était le Picard, le domestique de son père, celui qui était parti depuis peu, qui l’avait séduite et laissée en ce déplorable état. Sa mère, en proie à une rage folle et aussi effondrée qu’il est possible de l’être, devant le déshonneur de sa fille se mit à l’accabler de reproches et lui déverser un flot d’injures tel que la patience dont elle fit preuve en écoutant tout sans dire un mot, ni protester en quoi que ce soit, aurait largement dû suffire à la laver de la faute qu’elle avait commise en se laissant engrosser par le Picard. Mais, hélas ! cette patience n’incita nullement sa mère à se laisser gagner par la pitié ; mieux même, elle lui dit : « Va-t’en, va-t’en loin de moi et fais en sorte de retrouver le Picard qui t’a engrossée et dis-lui de te défaire ce qu’il t’a fait. Et ne reviens jamais auprès de moi avant qu’il ait défait tout ce qu’il t’a fait quand il t’a déshonorée ! » Dans l’état où elle était, la malheureuse fille, rongée par le désespoir – Dieu en est témoin – quitte une mère que la colère rend cruelle et se met en quête pour retrouver le Picard qui l’a engrossée…

Croyez bien qu’avant de pouvoir retrouver sa trace elle rencontra plus d’une difficulté et connut bien sa part de malheur… En fin de compte, après avoir erré de gîte en gîte à travers la Picardie, par la grâce de Dieu elle arriva un beau dimanche dans un gros village d’Artois. La chance était avec elle, car c’était ce jour-là précisément que son ami le Picard y célébrait ses noces ; ce qui fut, pour elle, une bien grande joie ! Pour obéir à sa mère, elle prit son courage à deux mains et, toute grosse qu’elle était, se mêla à la foule de gens qui se pressaient là et fit tant qu’elle se trouva face à son ami et le salua. Il la reconnut tout de suite et, en la reconnaissant, il lui rendit son salut et lui dit : « Soyez la bienvenue ! Qu’est-ce qui vous amène à cette heure, chère amie ? — C’est ma mère, dit-elle, qui m’envoie auprès de vous et Dieu sait que vous m’avez fait secouer de la belle manière. Elle m’a chargée de vous dire qu’il faut que vous me défassiez ce que vous m’avez fait ; elle dit que si vous ne le faites pas il est inutile que j’envisage jamais de retourner à la maison. » L’autre vit tout de suite que c’était une histoire à dormir debout et il se débarrassa d’elle au plus vite en lui disant : « Mais, ma chère amie, je ferai volontiers ce que vous me demandez là et que votre mère veut me voir faire ; c’est bien raisonnable. Mais, à l’heure qu’il est, je ne peux pas m’en occuper sérieusement ; aussi je vous prie de patienter encore un peu et demain je ferai ce qu’il faut pour vous. » Cela lui parut satisfaisant. Il pria alors quelqu’un de s’occuper d’elle, de la conduire dans une chambre et de l’entourer de tous les soins dont elle avait le plus grand besoin après toutes les peines et les souffrances qu’elle avait endurées pendant qu’elle le recherchait.

Il faut que vous sachiez que le manège n’échappa pas à la jeune mariée qui vit son mari parler à la jeune femme enceinte, ce qui, loin de lui faire plaisir, lui causa une grande perplexité et la contraria beaucoup. Elle garda en elle-même son courroux, sans en souffler mot, jusqu’au moment où son mari gagna le lit nuptial. Quand il crut pouvoir l’étreindre, l’embrasser et faire, par-dessus le marché, tout ce qu’il devait faire pour avoir droit au « chaudeau », elle se tourna d’un côté, puis d’un autre, tant et si bien qu’il ne put parvenir à ses fins ; ce qui le remplit à la fois de surprise et de colère. Aussi finit-il par lui dire : « Mais enfin, ma chérie, pourquoi faites-vous cela ? — J’ai de bonnes raisons d’agir de la sorte, dit-elle. Et d’ailleurs il ne vous sert à rien de faire tant de manières ; je ne compte pas beaucoup pour vous. Il y en a bien d’autres qui, pour vous, comptent infiniment plus que moi. — Par ma foi, ce n’est pas vrai, ma chérie, dit-il, en ce monde je n’aime d’autre femme que vous. — Hélas ! dit-elle, est-ce que je ne vous ai pas vu, après le repas, tenir un long discours à une femme, dans la salle du rez-de-chaussée ? On sait trop bien ce que cela cache et vous seriez bien en peine de trouver une excuse pour vous tirer de ce pas. — C’est donc cela, dit-il, sainte Marie ! mais vous n’avez aucune raison de vous en montrer jalouse ! » Il entreprend alors de lui raconter toute l’histoire, que c’était la fille de son maître, à Bruxelles ; qu’il a couché avec elle ; qu’il l’a engrossée et que c’est pour cela qu’il est revenu au pays ; ensuite qu’après son départ elle prit tant d’embonpoint qu’elle ne put cacher son état ; qu’elle confessa à sa mère le nom de celui qui l’avait engrossée et que la mère lui envoyait, à lui, sa fille pour qu’il lui défasse ce qu’il lui avait fait, sinon elle refusait de l’accueillir de nouveau chez elle… Quand notre homme eut raconté tout au long son histoire, sa femme n’en retint qu’un seul détail et lui dit : « Comment ? Vous m’avez bien dit qu’elle a avoué à sa mère que vous aviez couché avec elle ? — Mais oui, par ma foi, dit-il, elle lui a tout révélé. — Eh bien ! dit-elle, je vous jure qu’elle était franchement stupide et qu’elle le montra bien. Le charretier de chez nous a passé dans mon lit plus de quarante nuits, mais vous pouvez bien être sûr que je ne risquais pas de dire jamais un seul mot de l’affaire à ma mère. Je m’en suis bien gardée. — Oh ! oh ! dit-il, par tous les diables, ma dame, voilà donc la femme que vous êtes ? Allez vous faire pendre ! Retournez auprès de votre charretier si vous voulez, car moi je ne me soucie pas de vous ! » Là-dessus, il se leva d’un bond et alla retrouver celle qu’il avait engrossée, en abandonnant l’autre. Quand cette histoire fut connue, le lendemain, Dieu sait s’il y eut des gens pour en rire et si d’autres en furent fâchés, tout particulièrement le père et la mère !

LES FILLES DE MINÉE

SUJET TIRÉ DES MÉTAMORPHOSES D’OVIDE

Je chante dans ces Vers les Filles de Minée,

Troupe aux arts de Pallas1 dès l’enfance adonnée,

Et de qui le travail fit entrer en courroux

Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.

5Tout Dieu veut aux humains se faire reconnaître.

On ne voit point les champs répondre aux soins du Maître,

Si dans les jours sacrés autour de ses guérets

Il ne marche en triomphe à l’honneur de Cérès2.

La Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle3.

10Seules on vit trois sœurs condamner ce saint zèle.

Alcithoé l’aînée ayant pris ses fuseaux,

Dit aux autres : « Quoi donc toujours des Dieux nouveaux ?

L’Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,

Ni l’an fournir de jours assez pour tant de Fêtes.

15Je ne dis rien des vœux dus aux travaux divers

De ce Dieu qui purgea de monstres l’Univers4 ;

Mais à quoi sert Bacchus, qu’à causer des querelles ?

Affaiblir les plus sains ? enlaidir les plus belles ?

Souvent mener au Styx par de tristes chemins ?

20Et nous irions chommer la peste des humains ?

Pour moi, j’ai résolu de poursuivre ma tâche.

Se donne qui voudra ce jour-ci du relâche ;

Ces mains n’en prendront point. Je suis encor d’avis

Que nous rendions le temps moins long par des récits.

25Toutes trois tour à tour racontons quelque histoire ;

Je pourrais retrouver sans peine en ma mémoire

Du Monarque des Dieux les divers changements ;

Mais, comme chacun sait tous ces événements,

Disons ce que l’amour inspire à nos pareilles :

30Non toutefois qu’il faille en contant ses merveilles,

Accoutumer nos cœurs à goûter son poison ;

Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison.

Récitons-nous les maux que ses biens nous attirent. »

Alcithoé se tut, et ses sœurs applaudirent.

35Après quelque moments, haussant un peu la voix,

« Dans Thèbes, reprit-elle, on conte qu’autrefois

Deux jeunes cœurs s’aimaient d’une égale tendresse :

Pyrame, c’est l’amant, eut Thisbé pour maîtresse :

Jamais couple ne fut si bien assorti qu’eux ;

40L’un bien fait, l’autre belle, agréables tous deux,

Tous deux dignes de plaire, ils s’aimèrent sans peine ;

D’autant plus tôt épris, qu’une invincible haine

Divisant leurs parents ces deux Amants unit,

Et concourut aux traits dont l’Amour se servit.

45Le hasard, non le choix, avait rendu voisines

Leurs maisons où régnaient ces guerres intestines ;

Ce fut un avantage à leurs désirs naissants.

Le cours en commença par des jeux innocents :

La première étincelle eut embrasé leur âme,

50Qu’ils ignoraient encor ce que c’était que flamme.

Chacun favorisait leurs transports mutuels,

Mais c’était à l’insu de leurs parents cruels.

La défense est un charme ; on dit qu’elle assaisonne

Les plaisirs, et surtout ceux que l’amour nous donne.

55D’un des logis à l’autre, elle instruisit du moins

Nos Amants à se dire avec signes leurs soins.

Ce léger réconfort ne les put satisfaire ;

Il fallut recourir à quelque autre mystère.

Un vieux mur entrouvert séparait leurs maisons,

60Le temps avait miné ses antiques cloisons.

Là souvent de leurs maux ils déploraient la cause ;

Les paroles passaient, mais c’était peu de chose.

Se plaignant d’un tel sort, Pyrame dit un jour :

« Chère Thisbé, le Ciel veut qu’on s’aide en amour ;

65Nous avons à nous voir une peine infinie ;

Fuyons de nos parents l’injuste tyrannie :

J’en ai d’autres en Grèce, ils se tiendront heureux

Que vous daigniez chercher un asile chez eux ;

Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m’invite

70À prendre le parti dont je vous sollicite.

C’est votre seul repos qui me le fait choisir,

Car je n’ose parler, hélas ! de mon désir ;

Faut-il à votre gloire en faire un sacrifice ?

De crainte de vains bruits faut-il que je languisse ?

75Ordonnez, j’y consens ; tout me semblera doux ;

Je vous aime, Thisbé, moins pour moi que pour vous.

— J’en pourrais dire autant, lui repartit l’Amante ;

Votre amour étant pure, encor que véhémente,

Je vous suivrai partout : notre commun repos

80Me doit mettre au-dessus de tous les vains propos ;

Tant que de ma vertu je serai satisfaite,

Je rirai des discours d’une langue indiscrète,

Et m’abandonnerai sans crainte à votre ardeur,

Contente que je suis des soins de ma pudeur. »

85Jugez ce que sentit Pyrame à ces paroles ;

Je n’en fais point ici de peintures frivoles.

Suppléez un peu d’art que le Ciel mit en moi :

Vous-mêmes peignez-vous cet Amant hors de soi.

« Demain, dit-il, il faut sortir avant l’Aurore ;

90N’attendez point les traits que son char fait éclore ;

Trouvez-vous aux degrés du Terme de Cérès :

Là, nous nous attendrons ; le rivage est tout près :

Une barque est au bord ; les Rameurs, le vent même,

Tout pour notre départ montre une hâte extrême ;

95L’augure en est heureux, notre sort va changer ;

Et les Dieux sont pour nous, si je sais bien juger. »

Thisbé consent à tout ; elle en donne pour gage

Deux baisers par le mur arrêtés au passage.

Heureux mur ! tu devais servir mieux leur désir ;

100Ils n’obtinrent de toi qu’une ombre de plaisir.

Le lendemain Thisbé sort, et prévient5 Pyrame ;

L’impatience, hélas ! maîtresse de son âme,

La fait arriver seule et sans guide aux degrés ;

L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.

105Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;

D’un carnage récent sa gueule est toute teinte.

Thisbé fuit, et son voile, emporté par les airs,

Source d’un sort cruel, tombe dans ces déserts.

La lionne le voit, le souille, le déchire,

110Et l’ayant teint de sang, aux forêts se retire.

Thisbé s’était cachée en un buisson épais.

Pyrame arrive, et voit ces vestiges tout frais.

Ô Dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines ;

Il aperçoit le voile étendu dans ces plaines :

115Il le lève ; et le sang, joint aux traces des pas,

L’empêche de douter d’un funeste trépas.

« Thisbé, s’écria-t-il, Thisbé, je t’ai perdue,

Te voilà par ma faute aux Enfers descendue !

Je l’ai voulu ; c’est moi qui suis le monstre affreux

120Par qui tu t’en vas voir le séjour ténébreux :

Attends-moi, je te vais rejoindre aux rives sombres ;

Mais m’oserai-je à toi présenter chez les Ombres ?

Jouis au moins du sang que je te vais offrir,

Malheureux de n’avoir qu’une mort à souffrir. »

125Il dit, et d’un poignard coupe aussitôt sa trame.

Thisbé vient ; Thisbé voit tomber son cher Pyrame.

Que devint-elle aussi ? tout lui manque à la fois,

Les sens, et les esprits, aussi bien que la voix.

Elle revient enfin ; Clothon6 pour l’amour d’elle

130Laisse à Pyrame ouvrir sa mourante prunelle.

Il ne regarde point la lumière des Cieux ;

Sur Thisbé seulement il tourne encor les yeux.

Il voudrait lui parler, sa langue est retenue ;

Il témoigne mourir content de l’avoir vue.

135Thisbé prend le poignard ; et, découvrant son sein,

« Je n’accuserai point, dit-elle, ton dessein ;

Bien moins encor l’erreur de ton âme alarmée ;

Ce serait t’accuser de m’avoir trop aimée.

Je ne t’aime pas moins : tu vas voir que mon cœur

140N’a non plus que le tien mérité son malheur.

Cher Amant, reçois donc ce triste sacrifice. »

Sa main et le poignard font alors leur office :

Elle tombe, et tombant range ses vêtements,

Dernier trait de pudeur, même aux derniers moments.

145Les Nymphes d’alentour lui donnèrent des larmes ;

Et du sang des Amants teignirent par des charmes

Le fruit d’un Mûrier proche, et blanc jusqu’à ce jour,

Éternel monument d’un si parfait amour. »

Cette histoire attendrit les Filles de Minée :

150L’une accusait l’Amant, l’autre la destinée,

Et toutes d’une voix conclurent que nos cœurs

De cette passion devraient être vainqueurs.

Elle meurt quelquefois avant qu’être contente ;

L’est-elle ? elle devient aussitôt languissante :

155Sans l’hymen on n’en doit recueillir aucun fruit,

Et cependant l’hymen est ce qui la détruit.

« Il y joint, dit Clymène, une âpre jalousie,

Poison le plus cruel dont l’âme soit saisie.

Je n’en veux pour témoin que l’erreur de Procris.

160Alcithoé ma sœur, attachant vos esprits,

Des tragiques amours vous a conté l’élite ;

Celles que je vais dire ont aussi leur mérite.

J’accourcirai le temps ainsi qu’elle, à mon tour.

Peu s’en faut que Phébus ne partage le jour,

165À ses rayons perçants opposons quelques voiles :

Voyons combien nos mains ont avancé nos toiles7.

Je veux que sur la mienne, avant que d’être au soir,

Un progrès tout nouveau se fasse apercevoir :

Cependant donnez-moi quelque heure de silence,

170Ne vous rebutez point de mon peu d’éloquence ;

Souffrez-en les défauts ; et songez seulement

Au fruit qu’on peut tirer de cet événement.

Céphale aimait Procris, il était aimé d’elle ;

Chacun se proposait leur hymen pour modèle.

175Ce qu’Amour fait sentir de piquant et de doux

Comblait abondamment les vœux de ces Époux.

Ils ne s’aimaient que trop ; leurs soins et leur tendresse

Approchaient des transports d’Amant et de Maîtresse ;

Le Ciel même envia cette félicité :

180Céphale eut à combattre une Divinité.

Il était jeune et beau, l’Aurore en fut charmée ;

N’étant pas à ces biens chez elle accoutumée8.

Nos belles cacheraient un pareil sentiment :

Chez les Divinités on en use autrement.

185Celle-ci déclara son amour à Céphale.

Il eut beau lui parler de la foi conjugale ;

Les jeunes Déités qui n’ont qu’un vieil Époux

Ne se soumettent point à ces lois comme nous.

La Déesse enleva ce Héros si fidèle :

190De modérer ces feux il pria l’Immortelle.

Elle le fit ; l’amour devint simple amitié :

« Retournez, dit l’Aurore, avec votre moitié :

Je ne troublerai plus votre ardeur ni la sienne ;

Recevez seulement ces marques de la mienne

195(C’était un javelot toujours sûr de ses coups.)

Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous,

Fera le désespoir de votre âme charmée,

Et vous aurez regret de l’avoir tant aimée. »

Tout Oracle est douteux, et porte un double sens :

200Celui-ci mit d’abord notre Époux en suspens :

« J’aurais regret aux vœux que j’ai formés pour elle ?

Et comment ? n’est-ce point qu’elle m’est infidèle ?

Ah finissent mes jours plutôt que de le voir !

Éprouvons toutefois ce que peut son devoir. »

205Des Mages aussitôt consultant la science,

D’un feint adolescent il prend la ressemblance ;

S’en va trouver Procris, élève jusqu’aux Cieux

Ses beautés qu’il soutient être dignes des Dieux ;

Joint les pleurs aux soupirs, comme un Amant sait faire,

210Et ne peut s’éclaircir9 par cet art ordinaire.

Il fallut recourir à ce qui porte coup,

Aux présents ; il offrit, donna, promit beaucoup,

Promit tant, que Procris lui parut incertaine.

Toute chose a son prix : voilà Céphale en peine ;

215Il renonce aux cités, s’en va dans les forêts,

Conte aux vents, conte aux bois ses déplaisirs secrets :

S’imagine en chassant dissiper son martyre ;

C’était pendant ces mois où le chaud qu’on respire

Oblige d’implorer l’haleine des Zéphirs.

220« Doux Vents, s’écriait-il, prêtez-moi des soupirs,

Venez, légers Démons par qui nos champs fleurissent :

Aure10, fais-les venir ; je sais qu’ils t’obéissent ;

Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer. »

On l’entendit : on crut qu’il venait de nommer

225Quelque objet de ses vœux, autre que son Épouse.

Elle en est avertie, et la voilà jalouse.

Maint voisin charitable entretient ses ennuis :

« Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits.

Il aime donc cette Aure, et me quitte pour elle ?

230— Nous vous plaignons ; il l’aime, et sans cesse il l’appelle ;

Les échos de ces lieux n’ont plus d’autres emplois

Que celui d’enseigner le nom d’Aure à nos bois.

Dans tous les environs le nom d’Aure résonne.

Profitez d’un avis qu’en passant on vous donne.

235L’intérêt qu’on y prend est de vous obliger. »

Elle en profite, hélas ! et ne fait qu’y songer.

Les Amants sont toujours de légère croyance.

S’ils pouvaient conserver un rayon de prudence,

(Je demande un grand point, la prudence en amours)

240Ils seraient aux rapports insensibles et sourds ;

Notre Épouse ne fut l’une ni l’autre chose.

Elle se lève un jour ; et lorsque tout repose,

Que de l’aube au teint frais la charmante douceur

Force tout au sommeil, hormis quelque Chasseur,

245Elle cherche Céphale ; un bois l’offre à sa vue.

Il invoquait déjà cette Aure prétendue.

« Viens me voir, disait-il, chère Déesse, accours :

Je n’en puis plus, je meurs, fais que par ton secours

La peine que je sens se trouve soulagée. »

250L’Épouse se prétend par ces mots outragée ;

Elle croit y trouver, non le sens qu’ils cachaient,

Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient.

Ô triste jalousie ! ô passion amère !

Fille d’un fol amour, que l’erreur a pour mère !

255Ce qu’on voit par tes yeux cause assez d’embarras,

Sans voir encor par eux ce que l’on ne voit pas.

Procris s’était cachée en la même retraite

Qu’un Faon de Biche avait pour demeure secrète :

Il en sort ; et le bruit trompe aussitôt l’Époux.

260Céphale prend le dard toujours sûr de ses coups,

Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse ;

Malheureux assassin d’une si chère Épouse.

Un cri lui fait d’abord soupçonner quelque erreur ;

Il accourt, voit sa faute, et tout plein de fureur,

265Du même javelot il veut s’ôter la vie.

L’Aurore et les Destins arrêtent cette envie.

Cet office lui fut plus cruel qu’indulgent :

L’infortuné Mari sans cesse s’affligeant,

Eût accru par ses pleurs le nombre des fontaines,

270Si la Déesse enfin, pour terminer ses peines,

N’eût obtenu du Sort que l’on tranchât ses jours ;

Triste fin d’un Hymen bien divers en son cours.

Fuyons ce nœud, mes Sœurs, je ne puis trop le dire.

Jugez par le meilleur quel peut être le pire.

275S’il ne nous est permis d’aimer que sous ses lois,

N’aimons point. » Ce dessein fut pris par toutes trois.

Toutes trois, pour chasser de si tristes pensées,

À revoir leur travail se montrent empressées.

Clymène, en un tissu riche, pénible, et grand,

280Avait presque achevé le fameux différend

D’entre le Dieu des eaux et Pallas la savante11.

On voyait en lointain une ville naissante.

L’honneur de la nommer, entre eux deux contesté,

Dépendait du présent de chaque Déité.

285Néptune fit le sien d’un symbole de guerre.

Un coup de son trident fit sortir de la terre

Un animal fougueux, un Coursier plein d’ardeur.

Chacun de ce présent admirait la grandeur.

Minerve l’effaça, donnant à la contrée

290L’Olivier, qui de paix est la marque assurée ;

Elle emporta le prix, et nomma la Cité.

Athène offrit ses vœux à cette Déité ;

Pour les lui présenter on choisit cent pucelles12,

Toutes sachant broder, aussi sages que belles.

295Les premières portaient force présents divers.

Tout le reste entourait la Déesse aux yeux pers13.

Avec un doux souris elle acceptait l’hommage.

Clymène ayant enfin reployé son ouvrage,

La jeune Iris commence en ces mots son récit :

300« Rarement pour les pleurs mon talent réussit,

Je suivrai toutefois la matière imposée.

Télamon pour Cloris avait l’âme embrasée :

Cloris pour Télamon brûlait de son côté.

La naissance, l’esprit, les grâces, la beauté,

305Tout se trouvait en eux, hormis ce que les hommes

Font marcher avant tout dans ce siècle où nous sommes.

Ce sont les biens, c’est l’or, mérite universel.

Ces Amants, quoique épris d’un désir mutuel,

N’osaient au blond Hymen sacrifier encore ;

310Faute de ce métal que tout le monde adore.

Amour s’en passerait ; l’autre état ne le peut :

Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.

Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie,

Fut par le jeune Amant d’une autre erreur suivie.

315Le Démon des Combats vint troubler l’Univers.

Un Pays contesté par des Peuples divers

Engagea Télamon dans un dur exercice.

Il quitta pour un temps l’amoureuse milice.

Cloris y consentit, mais non pas sans douleur.

320Il voulut mériter son estime et son cœur.

Pendant que ses exploits terminent la querelle,

Un parent de Cloris meurt, et laisse à la Belle

D’amples possessions et d’immenses trésors :

Il habitait les lieux où Mars régnait alors.

325La belle s’y transporte, et partout révérée,

Partout, des deux partis Cloris considérée,

Voit de ses propres yeux les champs où Télamon

Venait de consacrer un trophée à son nom.

Lui de sa part accourt ; et tout couvert de gloire

330Il offre à ses amours les fruits de sa victoire.

Leur rencontre se fit non loin de l’élément14

Qui doit être évité de tout heureux Amant.

Dès ce jour l’âge d’or les eût joints sans mystère15 ;

L’âge de fer en tout a coutume d’en faire.

335Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens

Qu’au sein de sa Patrie, et de l’aveu des siens.

Tout chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,

Ils commettent16 aux flots cette douce espérance.

Zéphyre les suivait, quand presque en arrivant

340Un Pirate survient, prend le dessus du vent17,

Les attaque, les bat. En vain par sa vaillance

Télamon jusqu’au bout porte la résistance.

Après un long combat son parti fut défait ;

Lui pris ; et ses efforts n’eurent pour tout effet

345Qu’un esclavage indigne. Ô Dieux, qui l’eût pu croire !

Le sort sans respecter ni son sang ni sa gloire,

Ni son bonheur prochain, ni les vœux de Cloris,

Le fit être forçat aussitôt qu’il fut pris.

Le destin ne fut pas à Cloris si contraire ;

350Un célèbre Marchand l’achète du Corsaire ;

Il l’emmène ; et bientôt la Belle, malgré soi,

Au milieu de ses fers range tout sous sa loi.

L’Épouse du Marchand la voit avec tendresse.

Ils en font leur Compagne, et leur fils sa Maîtresse.

355Chacun veut cet Hymen : Cloris à leurs désirs

Répondait seulement par de profonds soupirs.

Damon, c’était ce fils, lui tient ce doux langage :

« Vous soupirez toujours, toujours votre visage

Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.

360Qu’avez-vous ? vos beaux yeux verraient-ils à regret

Ce que peuvent leurs traits et l’excès de ma flamme ?

Rien ne vous force ici ; découvrez-nous votre âme ;

Cloris, c’est moi qui suis l’esclave, et non pas vous.

Ces lieux, à votre gré, n’ont-ils rien d’assez doux ?

365Parlez, nous sommes prêts à changer de demeure ;

Mes parents m’ont promis de partir tout à l’heure.

Regrettez-vous les biens que vous avez perdus ?

Tout le nôtre est à vous, ne le dédaignez plus.

J’en sais qui l’agréeraient ; j’ai su plaire à plus d’une ;

370Pour vous, vous méritez toute une autre fortune18.

Quelle que soit la nôtre, usez-en, vous voyez

Ce que nous possédons, et nous-même à vos pieds. »

Ainsi parle Damon, et Cloris toute en larmes

Lui répond en ces mots accompagnés de charmes :

375« Vos moindres qualités, et cet heureux séjour

Même aux Filles des Dieux donneraient de l’amour ;

Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,

Voit l’offre de ces biens d’une âme dédaigneuse.

Je sais quel est leur prix ; mais de les accepter,

380Je ne puis ; et voudrais vous pouvoir écouter.

Ce qui me le défend, ce n’est point l’esclavage ;

Si toujours la naissance éleva mon courage19,

Je me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis

Garder ces sentiments malgré tous mes ennuis.

385Je puis même avouer (hélas ! faut-il le dire ?)

Qu’un autre a sur mon cœur conservé son empire.

Je chéris un Amant, ou mort ou dans les fers ;

Je prétends le chérir encor dans les enfers.

Pourriez-vous estimer le cœur d’une inconstante ?

390Je ne suis déjà plus aimable ni charmante,

Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvait si doux,

Et doublement esclave est indigne de vous. »

Touché de ce discours, Damon prend congé d’elle :

« Fuyons, dit-il en soi ; j’oublierai cette Belle,

395Tout passe, et même un jour ses larmes passeront :

Voyons ce que l’absence et le temps produiront. »

À ces mots il s’embarque ; et quittant le rivage,

Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage ;

Trouve des malheureux de leurs fers échappés,

400Et sur le bord d’un bois à chasser occupés.

Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne ;

Aux regards de Damon il se présente à peine,

Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin

Fait qu’à l’abord Damon admire20 son destin,

405Puis le plaint, puis l’emmène, et puis lui dit sa flamme.

« D’une Esclave, dit-il, je n’ai pu toucher l’âme :

Elle chérit un mort ! un mort, ce qui n’est plus

L’emporte dans son cœur ! mes vœux sont superflus. »

Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.

410Télamon dans son âme admire l’aventure,

Dissimule, et se laisse emmener au séjour

Où Cloris lui conserve un si parfait amour.

Comme il voulait cacher avec soin sa fortune,

Nulle peine pour lui n’était vile et commune.

415On apprend leur retour, et leur débarquement ;

Cloris se présentant à l’un et l’autre Amant,

Reconnaît Télamon sous un faix qui l’accable ;

Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable ;

Un œil indifférent à le voir eût erré21,

420Tant la peine et l’amour l’avaient défiguré.

Le fardeau qu’il portait ne fut qu’un vain obstacle ;

Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle ;

Elle perd tous ses sens et de honte et d’amour.

Télamon d’autre part tombe presque à son tour ;

425On demande à Cloris la cause de sa peine :

Elle la dit, ce fut sans s’attirer de haine ;

Son récit ingénu redoubla la pitié

Dans des cœurs prévenus d’une juste amitié.

Damon dit que son zèle22 avait changé de face.

430On le crut. Cependant, quoi qu’on dise et qu’on fasse,

D’un triomphe si doux l’honneur et le plaisir

Ne se perd qu’en laissant des restes de désir.

On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle

À sceller de l’Hymen une union si belle ;

435Et par un sentiment à qui rien n’est égal,

Il pria ses parents de doter son Rival.

Il l’obtint, renonçant dès lors à l’Hyménée.

Le soir étant venu de l’heureuse journée,

Les noces se faisaient à l’ombre d’un ormeau :

440L’enfant d’un voisin vit s’y percher un corbeau :

Il fait partir de l’arc une flèche maudite,

Perce les deux Époux d’une atteinte subite.

Cloris mourut d’un coup, non sans que son Amant

Attirât ses regards en ce dernier moment.

445Il s’écrie, en voyant finir ses destinées :

« Quoi ! la Parque a tranché le cours de ses années ?

Dieux, qui l’avez voulu, ne suffisait-il pas

Que la haine du Sort avançât mon trépas ? »

En achevant ces mots, il acheva de vivre ;

450Son amour, non le coup, l’obligea de la suivre ;

Blessé légèrement il passa chez les morts ;

Le Styx vit nos Époux accourir sur ses bords ;

Même accident finit leurs précieuses trames ;

Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.

455Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr)

Que chacun d’eux devint statue et marbre dur.

Le couple infortuné face à face repose.

Je ne garantis point cette métamorphose :

On en doute. — On le croit plus que vous ne pensez,

460Dit Clymène ; et cherchant dans les siècles passés

Quelque exemple d’amour et de vertu parfaite,

Tout ceci me fut dit par un sage Interprète.

J’admirai, je plaignis ces Amants malheureux ;

On les allait unir ; tout concourait pour eux ;

465Ils touchaient au moment ; l’attente en était sûre ;

Hélas ! il n’en est point de telle en la nature ;

Sur le point de jouir tout s’enfuit de nos mains ;

Les Dieux se font un jeu de l’espoir des humains.

— Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.

470La Fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée ;

Et nous avons passé tout ce temps en récits,

Capables d’affliger les moins sombres esprits !

Effaçons, s’il se peut, leur image funeste :

Je prétends de ce jour mieux employer le reste ;

475Et dire un changement, non de corps, mais de cœur :

Le miracle en est grand ; Amour en fut l’auteur :

Il en fait tous les jours de diverse manière.

Je changerai de style en changeant de matière.

Zoon23 plaisait aux yeux, mais ce n’est pas assez :

480Son peu d’esprit, son humeur sombre,

Rendaient ces talents mal placés :

Il fuyait les cités, il ne cherchait que l’ombre,

Vivait parmi les bois, concitoyen des ours,

Et passait sans aimer les plus beaux de ses jours.

485Nous avons condamné l’amour, m’allez-vous dire ;

J’en blâme en nous l’excès ; mais je n’approuve pas

Qu’insensible aux plus doux appas,

Jamais un homme ne soupire.

Hé quoi, ce long repos est-il d’un si grand prix ?

490Les morts sont donc heureux ; ce n’est pas mon avis.

Je veux des passions ; et si l’état le pire

Est le néant, je ne sais point

De néant plus complet qu’un cœur froid à ce point.

Zoon n’aimant donc rien, ne s’aimant pas lui-même,

495Vit Iole endormie, et le voilà frappé ;

Voilà son cœur développé.

Amour, par son savoir suprême,

Ne l’eut pas fait amant, qu’il en fit un héros.

Zoon rend grâce au Dieu qui troublait son repos :

500Il regarde en tremblant cette jeune merveille.

À la fin Iole s’éveille :

Surprise et dans l’étonnement,

Elle veut fuir, mais son Amant

L’arrête, et lui tient ce langage :

505« Rare et charmant objet, pourquoi me fuyez-vous ?

Je ne suis plus celui qu’on trouvait si sauvage :

C’est l’effet de vos traits, aussi puissants que doux :

Ils m’ont l’âme et l’esprit, et la raison donnée.

Souffrez que vivant sous vos lois

510J’emploie à vous servir des biens que je vous dois. »

Iole à ce discours encor plus étonnée,

Rougit, et sans répondre elle court au hameau,

Et raconte à chacun ce miracle nouveau.

Ses Compagnes d’abord s’assemblent autour d’elle :

515Zoon suit en triomphe, et chacun applaudit.

Je ne vous dirai point, mes sœurs, tout ce qu’il fit,

Ni ses soins pour plaire à la Belle.

Leur hymen se conclut : un Satrape voisin,

Le propre jour de cette fête,

520Enlève à Zoon sa conquête.

On ne soupçonnait point qu’il eût un tel dessein.

Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,

Poursuit le ravisseur, et le joint, et l’engage

En un combat de main à main24.

525Iole en est le prix, aussi bien que le juge.

Le Satrape vaincu trouve encor du refuge

En la bonté de son rival.

Hélas ! cette bonté lui devint inutile ;

Il mourut du regret de cet hymen fatal.

530Aux plus infortunés la tombe sert d’asile.

Il prit pour héritière, en finissant ses jours,

Iole qui mouilla de pleurs son Mausolée.

Que sert-il d’être plaint quand l’âme est envolée ?

Ce Satrape eût mieux fait d’oublier ses amours. »

535La jeune Iris à peine achevait cette histoire ;

Et ses sœurs avouaient qu’un chemin à la gloire,

C’est l’amour : on fait tout pour se voir estimé ;

Est-il quelque chemin plus court pour être aimé ?

Quel charme de s’ouïr louer par une bouche

540Qui même sans s’ouvrir nous enchante et nous touche.

Ainsi disaient ces Sœurs. Un orage soudain

Jette un secret remords dans leur profane sein.

Bacchus entre, et sa cour, confus et long cortège :

« Où sont, dit-il, ces Sœurs à la main sacrilège ?

545Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur

Opposer son Égide à ma juste fureur :

Rien ne m’empêchera de punir leur offense :

Voyez ; et qu’on se rie après de ma puissance. »

Il n’eut pas dit, qu’on vit trois monstres au plancher25.

550Ailés, noirs et velus, en un coin s’attacher.

On cherche les trois Sœurs ; on n’en voit nulle trace :

Leurs métiers sont brisés, on élève en leur place

Une Chapelle au Dieu, père du vrai Nectar.

Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part

555Au destin de ces Sœurs par elle protégées ;

Quand quelque Dieu voyant ses bontés négligées,

Nous fait sentir son ire, un autre n’y peut rien :

L’Olympe s’entretient en paix par ce moyen.

Profitons, s’il se peut, d’un si fameux exemple.

560Chômons : c’est faire assez qu’aller de Temple en Temple

Rendre à chaque Immortel les vœux qui lui sont dus :

Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus.

Le sujet est tiré d’un long passage des Métamorphoses d’Ovide. Comme La Fontaine mélange certains épisodes qu’il modifie et « contamine » entre eux, nous avons dû renoncer à reproduire ici les longues parties du poème latin.