Pendant que le Corbeau racontait cette Fable, ils virent de loin une Gazelle, ou Chevreuil de montagne, qui venait à eux avec une vitesse incroyable. Ils crurent qu’elle était poursuivie par quelque Chasseur, c’est pourquoi ils se séparèrent ; la Tortue se glissa dans l’eau, le Rat se fourra dans un trou, et le Corbeau se cacha parmi les branches d’un arbre fort élevé. La Gazelle s’arrêta tout court au bord de la fontaine ; et le Corbeau, qui regardait de tous côtés, n’apercevant personne, appela la Tortue, qui parut d’abord sur l’eau. Comme la Gazelle semblait n’oser boire, la Tortue lui dit : « Buvez hardiment, car l’eau est fort nette. Apprenez-moi, je vous prie, pourquoi vous êtes si échauffée ? — C’est, répondit la Gazelle, que je viens de me sauver des mains d’un chasseur qui m’a bien persécutée. — Ne vous éloignez pas d’ici, reprit la Tortue, et soyez de nos amies, notre commerce vous sera de quelque utilité. Les Sages disent que le nombre des amis diminue les peines ; et quand on a mille amis, il ne les faut compter que pour un ; et au contraire, lorsqu’on a un ennemi, il faut le compter pour mille, tant il est dangereux d’avoir un ennemi. » Ensuite de ce discours, le Corbeau et le Rat s’approchèrent de la Gazelle, et lui firent mille honnêtetés. Elle en fut si pénétrée, qu’elle promit de demeurer avec eux toute sa vie.
Ainsi ces quatre amis passaient le temps fort agréablement ensemble : mais un jour que le Corbeau, le Rat et la Tortue s’étaient assemblés à leur ordinaire au bord de la fontaine pour s’entretenir, la Gazelle ne s’y trouva pas : ce qui les mit fort en peine, ne sachant quel accident lui pouvait être arrivé. Le Corbeau s’éleva en l’air, pour voir s’il ne la découvrirait point ; et comme il regardait de toutes parts, il l’aperçut de loin engagée dans un filet qu’un Chasseur lui avait tendu. Cette nouvelle les affligea extrêmement tous trois. « Il faut songer, dit la Tortue, à tirer la Gazelle du péril où elle est. » Le Corbeau prit la parole, et dit au Rat : « Il n’y a que vous qui puissiez délivrer notre bonne amie ; il faut promptement l’aller dégager, de peur que le Chasseur ne mette la main dessus. — Je ferai mes efforts pour la délivrer, répondit le Rat. Allons, allons, ne perdons point de temps. » Aussitôt le Corbeau prit Zirac, et vola vers la Gazelle. Étant arrivés là, le Rat commença de ronger les liens qui tenaient les pieds de la Gazelle, et cependant la Tortue arriva. Dès que la Gazelle l’aperçut, elle fit un grand cri. « Pourquoi, lui dit-elle, vous êtes-vous hasardée à venir ici. — Comment, répondit la Tortue, vouliez-vous que je soutienne davantage une absence qui m’était insupportable ? Ô ma chère amie, répliqua la Gazelle, votre arrivée en ce lieu me met plus en peine, que je ne l’étais de ma liberté : car si le Chasseur arrivait maintenant, comment feriez-vous pour vous sauver ? Pour moi, je suis déjà presque déliée, et mon agilité me délivrerait du danger de tomber entre ses mains : le Corbeau trouverait son salut dans ses ailes, et le Rat n’aurait qu’à se fourrer dans un trou : vous seule ne pouvant courir, vous deviendriez la proie du Chasseur. » À peine la Gazelle avait prononcé ces paroles, qu’on vit paraître le Chasseur. La Gazelle, qui était détachée, gagna pays, le Corbeau s’envola, le Rat se retira dans un trou, et la pauvre Tortue demeura là. Quand le Chasseur arriva, il ne fut pas peu surpris de voir son filet rompu : ce qui le fâcha fort. Il se mit à regarder de tous côtés, pour voir s’il ne verrait rien : il aperçut la Tortue. « Bon, dit-il, je ne retournerai pas au logis les mains vides, il faut que j’emporte cette Tortue ; c’est toujours quelque chose. » Il la prit donc, la mit dans son sac, puis la jetant sur son épaule, il s’en alla. Quand il fut parti, les trois amis se rassemblèrent, et ne voyant plus la Tortue, ils jugèrent de sa disgrâce. Alors ils poussèrent mille soupirs, formèrent les plaintes du monde les plus touchantes, et versèrent un torrent de larmes. À la fin le Corbeau interrompit cette triste harmonie, en disant : « Mes amis, nos regrets ne soulagent point la Tortue, il faut songer à lui sauver la vie. Les Grands disent que quatre sortes de personnes ne sont connues que dans quatre sortes d’occasions. Les hommes courageux dans les combats : les gens de probité, lorsqu’on traite de quelque affaire où il s’agit de donner sa parole : l’amitié d’une femme, quand il arrive quelque malheur à son mari : et enfin un véritable Ami dans l’extrême nécessité. Nous voyons notre chère amie la Tortue en un triste état, il la faut secourir. — Il me vient dans l’esprit un bon expédient, dit le Rat : il faut que la Gazelle aille se présenter devant le Chasseur, qui dès qu’il la verra, ne manquera pas de mettre son sac à terre, dans le dessein de la prendre. — C’est bien avisé, dit la Gazelle, je ferai la boiteuse, et m’éloignerai de lui peu à peu ; en me suivant, il s’éloignera de son sac : ce qui donnera le temps au Rat de mettre en liberté notre bonne amie. » Ce stratagème fut approuvé ; la Gazelle passa par-devant le Chasseur faible et boiteuse : mon galant crut la tenir ; et mettant son sac à terre, courut de toute sa force après la Gazelle, qui s’éloignait à mesure qu’il la poursuivait. Cependant le Rat voyant le Chasseur bien loin, s’approcha du sac, et rongea le lien qui le tenait fermé ; la Tortue en sortit, et se cacha dans un buisson. À la fin le Chasseur s’étant lassé de courir inutilement après sa proie, revint à son sac, et n’y trouvant plus la Tortue, il en fut fort étonné. Il crut qu’il était dans la région des Lutins et des Esprits, voyant tantôt une Gazelle se délivrer de ses filets, et tantôt se présenter devant lui, en faisant la boiteuse ; et enfin la Tortue, qui est un animal sans force, rompre le lien du sac, et se sauver. Toutes ces considérations frappèrent son esprit d’une telle frayeur, qu’il s’enfuit de toute sa force, pensant avoir des folets à ses trousses. Après cela les quatre Amis se rassemblèrent, se firent de nouvelles protestations d’amitié, et jurèrent de ne se séparer jamais les uns des autres qu’à la mort.
N. B. : Le début de cet apologue a servi de source à La Fontaine pour sa fable Les Deux Amis (VIII, XI).
Un Bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put si tôt se réparer
Que la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
5L’Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche.
Il irait employer ailleurs son gagne-pain :
10Il laisserait debout maint Chêne et maint Sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L’innocente Forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.
Le misérable ne s’en sert
15Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments.
Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du Monde, et de ses Sectateurs.
20On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler : mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus !
Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode1 :
25L’ingratitude et les abus2
N’en seront pas moins à la mode.
Les chênes se plaignaient à Zeus : « C’est en vain, disaient-ils, que nous sommes venus au jour ; car plus que tous les autres arbres nous sommes exposés aux coups brutaux de la hache. » Zeus leur répondit : « C’est vous-mêmes qui êtes les auteurs de votre malheur ; si vous ne produisiez pas les manches de cognée, et si vous ne serviez pas à la charpenterie et à l’agriculture, la hache ne vous abattrait pas. »
Certains hommes, qui sont les auteurs de leurs maux, en rejettent sottement le blâme sur les dieux.
Des bûcherons fendaient un pin, et ils le fendaient facilement grâce aux coins qu’ils avaient faits de son bois. Et le pin disait : « Je n’en veux pas tant à la hache qui me coupe qu’aux coins qui sont nés de moi. »
Il n’est pas si rude d’essuyer quelque traitement fâcheux de la part des étrangers que de la part de ses proches.
La Forêt parut indignée
Contre le Bûcheron, qui son bois désolait,
N’en ayant demandé qu’autant qu’il en fallait
Pour faire un manche à sa cognée.
Un Renard jeune encor, quoique des plus madrés,
Vit le premier Cheval qu’il eût vu de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc novice1 : « Accourez :
Un Animal paît dans nos prés,
5Beau, grand ; j’en ai la vue encor toute ravie.
— Est-il plus fort que nous ? dit le Loup en riant.
Fais-moi son Portrait, je te prie.
— Si j’étais quelque Peintre, ou quelque Étudiant,
Repartit le Renard, j’avancerais la joie
10Que vous aurez en le voyant.
Mais venez : que sait-on ? peut-être est-ce une proie
Que la Fortune nous envoie. »
Ils vont ; et le Cheval, qu’à l’herbe on avait mis,
Assez peu curieux de semblables amis,
15Fut presque sur le point d’enfiler la venelle2.
« Seigneur, dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendraient volontiers comment on vous appelle. »
Le Cheval, qui n’était dépourvu de cervelle,
Leur dit : « Lisez mon nom, vous le pouvez, Messieurs ;
20Mon Cordonnier l’a mis autour de ma semelle. »
Le Renard s’excusa sur son peu de savoir.
« Mes parents, reprit-il, ne m’ont point fait instruire.
Ils sont pauvres, et n’ont qu’un trou pour tout avoir.
Ceux du Loup, gros Messieurs, l’ont fait apprendre à lire. »
25Le Loup, par ce discours flatté,
S’approcha ; mais sa vanité
Lui coûta quatre dents : le Cheval lui desserre
Un coup ; et haut le pied3. Voilà mon Loup par terre,
Mal en point, sanglant et gâté.
30« Frère, dit le Renard, ceci nous justifie4
Ce que m’ont dit des gens d’esprit :
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le Sage se méfie. »
La Fontaine reprend le thème déjà traité dans Le Cheval et le Loup (V, VIII), et s’inspire donc vraisemblablement du même apologue d’Ésope. Il est cependant à remarquer qu’une fois encore plusieurs auteurs ont raconté des histoires semblables : Babrius, Romulus, etc. Régnier a également imaginé une fable dans laquelle un gros mulet apparaît devant un loup et une lionne affamés, fable qui se termine ainsi :
Jadis un loup, dit-il, que la faim espoinçonne,
Sortant hors de son fort rencontre une lionne,
Rugissante à l’abord et qui montrait aux dents
L’insatiable faim qu’elle avait au-dedans.
Furieuse elle approche, et le loup qui l’advise,
D’un langage flatteur lui parle et la courtise :
Car ce fut de tout temps que ployant sous l’effort,
Le petit cède aux grands, et le faible au plus fort.
Lui, dis-je, qui craignait que faute d’autre proie
La bête l’attaquât, ses ruses il emploie.
Mais enfin le hasard si bien le secourut,
Qu’un mulet gros et gras à leurs yeux apparut.
Ils cheminent dispos, croyant la table prête,
Et s’approchant tous deux assez près de la bête
Le loup qui la connaît, malin et défiant,
Lui regardant aux pieds, lui parlant en riant :
« D’où es-tu ? qui es-tu ? Quelle est ta nourriture,
Ta race, ta maison, ton maître, ta nature ? »
Le mulet, étonné de ce nouveau discours,
De peur ingénieux, aux ruses eut recours ;
Et comme les Normands sans lui répondre voire
« Compère, ce dit-il, je n’ai point de mémoire ;
Et comme sans esprit ma grand’mère me vit,
Sans me dire autre chose au pied me l’écrivit. »
Lors il lève la jambe au jarret ramassée
Et d’un œil innocent il couvrait sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds de devant,
S’excusant de ne lire avec cette parole,
Que les loups de son temps n’allaient pas à l’école.
Quand la chaude lionne, à qui l’ardente faim
Allait précipitant la rage et le dessein,
S’approche, plus savante, en volonté de dire.
Le mulet prend le temps, et du grand coup qu’il tire
Lui enfonce la tête, et d’une autre façon,
Qu’elle ne savait point, lui apprit sa leçon.
Alors le loup s’enfuit, voyant la bête morte,
Et de son ignorance ainsi se réconforte :
N’en déplaise aux docteurs, Cordeliers, Jacobins,
Pardieu, les plus grands Clers ne sont pas les plus fins !
Contre les assauts d’un Renard
Un arbre à des Dindons1 servait de citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle,
5S’écria : « Quoi ces gens se moqueront de moi !
Eux seuls seront exempts de la commune loi !
Non, par tous les Dieux, non. » Il accomplit son dire.
La Lune alors luisant semblait contre le Sire
Vouloir favoriser la dindonnière gent.
10Lui qui n’était novice au métier d’assiégeant
Eut recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir, se guinda2 sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin n’eût exécuté
15Tant de différents personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et cent mille autres badinages.
Pendant quoi nul Dindon n’eût osé sommeiller.
L’ennemi les lassait, en leur tenant la vue
20Sur même objet toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis3,
Toujours il en tombait quelqu’un ; autant de pris ;
Autant de mis à part : près de moitié succombe.
Le Compagnon les porte en son garde-manger.
25Le trop d’attention qu’on a pour le danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.
Le plus souvent, l’instinct naturel des bêtes fait son apparition grâce à des notions acquises par les sens. Une fois assimilé, il les amène à faire des propositions ou des choix sur de nombreux problèmes et, de là, à en déduire des solutions […]. Nombreuses et étonnantes sont les histoires que l’on rapporte sur l’astuce du renard et sur les techniques qu’il a coutume de déployer pour acquérir sa nourriture. Par exemple, pour attirer les poules à l’intérieur de l’espace de la chaîne qui le lie, gisant de tout son long, il simule la mort, puis, à l’improviste, attaque celles qui s’approchent de trop près. Certes, j’ai entendu la nouvelle qu’un renard des forêts, pour attirer et capturer un coq indien qui passait la nuit sur la branche d’un arbre, usa de cette ruse : tournant rapidement autour de l’arbre, il surveillait, continuellement, d’un œil attentif, le volatile qui, pour suivre du regard le renard qui tournait en rond, le suivait de la tête en même temps ; le coq, de la sorte, fut pris de vertige et tomba du sommet de l’arbre dans la gueule de son ennemi.
Il est un Singe dans Paris
À qui l’on avait donné femme.
Singe en effet d’aucuns1 maris,
Il la battait : la pauvre Dame
5En a tant soupiré qu’enfin elle n’est plus.
Leur fils se plaint d’étrange sorte ;
ll éclate en cris superflus :
Le père en rit ; sa femme est morte.
Il a déjà d’autres amours
10Que l’on croit qu’il battra toujours.
Il hante la Taverne et souvent il s’enivre.
N’attendez rien de bon du Peuple imitateur,
Qu’il soit Singe ou qu’il fasse un Livre.
La pire espèce, c’est l’Auteur.
Pour ce conte, aucune source n’est connue à ce jour.
Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile1 ;
5Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d’un Jardin.
Le Scythe l’y trouva, qui la serpe à la main
De ses arbres à fruit retranchait l’inutile,
10Ébranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda
Pourquoi cette ruine : était-il d’homme sage
15De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
« Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront aussi tôt border le noir rivage2.
— J’ôte le superflu, dit l’autre, et l’abattant,
20Le reste en profite d’autant. »
Le Scythe retourné dans sa triste demeure
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abattis.
25Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien3
30Un indiscret Stoïcien4.
Celui-ci retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi je réclame.
35Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort :
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.
J’ai entendu Hérode Atticus, personnage consulaire, discourir à Athènes en grec, et je puis affirmer que personne de notre temps ne s’est exprimé avec autant d’élégance. Il parla contre l’insensibilité des stoïciens, pour répondre à un stoïcien qui l’avait provoqué, en lui reprochant de ne pas supporter en homme, et encore moins en sage, la perte d’un enfant chéri. Voici, autant qu’il m’en souvient, le fond de son discours : « Jamais homme dont le sentiment et les goûts sont conformes à la nature ne peut échapper entièrement aux affections de l’âme, que nous nommons passions (pathê) telles que le chagrin, le désir, la cruauté, la colère, le plaisir, ni rester insensible à la douleur ; et s’il réussissait à se procurer une insensibilité complète, cela ne vaudrait pas mieux, car l’âme à qui manquerait l’aliment si souvent nécessaire à certaines passions, languirait dans une sorte d’engourdissement. Ces sentiments et ces mouvements de l’âme qui, poussés à l’excès, dégénèrent en vices, renferment en eux-mêmes des principes de force et de vivacité et si l’on avait la maladresse de les extirper tous, on risquerait d’arracher en même temps les bonnes et les utiles qualités de l’âme qui y sont intimement liées. Il faut donc les modérer, les épurer avec soin et précaution, n’arracher que ce qui est étranger, ou contraire à la nature, et qui lui nuit comme une herbe parasite, mais il faut craindre aussi de tomber dans la faute qu’un Thrace grossier et ignorant commit dans la culture d’un champ qu’il avait acheté. Voici la fable : un Thrace, né dans le fond de la barbarie, s’avisa de passer dans une contrée civilisée pour y mener une existence plus douce ; sans avoir aucune notion d’agriculture, il acheta un fonds de terre qui produisait du vin et de l’huile. Notre homme n’entendait rien à la culture de la vigne et de l’olivier. Un jour, il vit un voisin arracher les ronces qui hérissaient son champ, tailler les frênes presque jusqu’au faîte, couper jusqu’à la racine les rejetons des vignes qui rampaient à terre, émonder, grandes et petites, les branches des pommiers et des oliviers. Il s’approche de lui, et demande pourquoi il faisait cet abatis d’arbres et de feuilles. Afin, répondit le voisin, de dégager et de purifier mon champ, et de rendre mes arbres et ma vigne plus fertiles. Il remercie le voisin et s’en va tout joyeux, comme s’il venait d’apprendre à fond l’art de l’agriculture. Puis, il s’arme de la faux et de la cognée ; et le malheureux décapite, sans savoir ce qu’il fait, toutes ses vignes et tous ses oliviers, les dépouille de leur plus belle chevelure, abat les ceps les plus fertiles, arrache indistinctement les arbres et leur espérance avec les ronces et les buissons pour purifier son champ. Il apprit à ses dépens les dangers d’une imprudente imitation. Voilà bien, ajouta-t-il, ces partisans de l’insensibilité qui veulent paraître calmes, intrépides, impassibles, sans désir, sans douleur, sans colère et sans plaisir. Ils mutilent tous les ressorts de l’âme (anima officiis amputatis) et leur vie languissante, énervée n’est qu’une vieillesse anticipée du corps. »
Autrefois l’Éléphant et le Rhinocéros,
En dispute du pas1 et des droits de l’Empire,
Voulurent terminer la querelle en champ clos.
Le jour en était pris, quand quelqu’un vint leur dire
5Que le Singe de Jupiter
Portant un Caducée2, avait paru dans l’air.
Ce Singe avait nom Gille, à ce que dit l’Histoire.
Aussitôt l’Éléphant de croire
Qu’en qualité d’Ambassadeur
10Il venait trouver sa Grandeur.
Tout fier de ce sujet de gloire,
Il attend Maître Gille, et le trouve un peu lent
À lui présenter sa créance3.
Maître Gille enfin en passant
15Va saluer son Excellence.
L’autre était préparé sur la légation4 ;
Mais pas un mot : l’attention
Qu’il croyait que les Dieux eussent à sa querelle
N’agitait pas encor chez eux cette nouvelle.
20Qu’importe à ceux du Firmament
Qu’on soit Mouche ou bien Éléphant ?
Il se vit donc réduit à commencer lui-même.
« Mon cousin5 Jupiter, dit-il, verra dans peu
Un assez beau combat de son Trône suprême.
25Toute sa Cour verra beau jeu6.
— Quel combat ? » dit le Singe avec un front sévère.
L’Éléphant repartit : « Quoi vous ne savez pas
Que le Rhinocéros me dispute le pas ?
Qu’Éléphantide a guerre avecque Rhinocère7 ?
30Vous connaissez ces lieux, ils ont quelque renom.
— Vraiment je suis ravi d’en apprendre le nom,
Repartit Maître Gille, on ne s’entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes Lambris. »
L’Éléphant honteux et surpris
35Lui dit : « Et parmi nous que venez-vous donc faire ?
— Partager un brin d’herbe entre quelques Fourmis.
Nous avons soin de tout : et quant à votre affaire,
On n’en dit rien encor dans le conseil des Dieux.
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux. »
On n’a pas trouvé de source à proprement parler. Il reste cependant communément admis que La Fontaine a dû se souvenir de la description des caractères de l’Éléphant et du Rhinocéros donnés par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle.
Dans les mêmes jeux on vit aussi le rhinocéros à une corne sur le nez, comme on en a souvent montré. C’est le second ennemi naturel de l’éléphant. Il aiguise sa corne contre des pierres pour se préparer au combat, et dans le duel, il vise surtout le ventre, où il sait que la peau est plus tendre. Il a la longueur de l’éléphant, les pattes beaucoup plus courtes, la couleur du buis.
Certain Fou poursuivait à coups de pierre un Sage.
Le Sage se retourne et lui dit : « Mon ami,
C’est fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci :
Tu fatigues assez pour gagner davantage.
5Toute peine, dit-on, est digne de loyer1.
Vois cet homme qui passe ; il a de quoi payer :
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire. »
Amorcé par le gain, notre Fou s’en va faire
Même insulte à l’autre Bourgeois.
10On ne le paya pas en argent cette fois.
Maint Estafier accourt : on vous happe notre homme,
On vous l’échine, on vous l’assomme.
Auprès des Rois il est de pareils Fous.
À vos dépens ils font rire le Maître.
15Pour réprimer leur babil, irez-vous
Les maltraiter ? vous n’êtes pas peut-être
Assez puissant. Il faut les engager
À s’adresser à qui peut se venger.
Le succès entraîne beaucoup de gens à leur perte.
Ésope, certain homme lui ayant brutalement lancé une pierre : « Parfait ! » lui dit-il. Ensuite il lui donna un sou ajoutant : « Plus, je ne l’ai parbleu pas ; mais quelqu’un de qui tu pourras le recevoir, je vais te le montrer. Le voici qui vient, un homme riche et puissant ; fais de même, lance-lui une pierre et tu recevras une juste récompense. » Persuadé, l’autre fit ce qui lui avait été conseillé. Mais son espoir trompa son impudente audace ; on l’arrêta bel et bien, et on l’envoya au supplice.
Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens,
Avec cent qualités trop longues à déduire2,
Une noblesse d’âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,
5Une humeur franche et libre, et le don d’être amie3
Malgré Jupiter même et les temps orageux.
Tout cela méritait un éloge pompeux ;
Il en eût été moins selon votre génie ;
La pompe vous déplaît, l’éloge vous ennuie4.
10J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre Patrie :
Vous l’aimez. Les Anglais pensent profondément,
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament.
15Creusant5 dans les sujets, et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des Sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma Cour.
Vos gens à pénétrer6 l’emportent sur les autres :
Même les Chiens de leur séjour7
20Ont meilleur nez que n’ont les nôtres.
Vos Renards sont plus fins. Je m’en vais le prouver
Par un d’eux qui, pour se sauver
Mit en usage un stratagème
Non encor pratiqué, des mieux imaginés.
25Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces Chiens au bon nez,
Passa près d’un patibulaire8.
Là des animaux ravissants9,
Blaireaux, Renards, Hiboux, race encline à mal faire,
30Pour l’exemple pendus instruisaient les passants.
Leur confrère aux abois entre ces morts s’arrange.
Je crois voir Annibal qui pressé des Romains
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change10
Et sait en vieux Renard s’échapper de leurs mains.
35Les Clefs de Meute11 parvenues
À l’endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris : leur Maître les rompit12,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
40« Quelque Terrier, dit-il, a sauvé mon galant.
Mes chiens n’appellent point au-delà des colonnes13
Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle. » Il y vint, à son dam14.
Voilà maint basset clabaudant15 ;
45Voilà notre Renard au charnier se guindant16.
Maître pendu croyait qu’il en irait de même
Que le jour qu’il tendit de semblables panneaux17 ;
Mais le pauvret ce coup y laissa ses houseaux18.
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème.
50Le Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’aurait pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d’esprit : est-il quelqu’un qui nie
Que tout Anglais n’en ait bonne provision ?
Mais le peu d’amour pour la vie
55Leur nuit en mainte occasion.
Je reviens à vous, non pour dire
D’autres traits sur votre sujet ;
Tout long éloge est un projet
Trop abondant pour ma Lyre :
60Peu de nos chants, peu de nos Vers
Par un encens flatteur amusent l’Univers,
Et se font écouter des Nations étranges19.
Votre Prince20 vous dit un jour
Qu’il aimait mieux un trait d’amour
65Que quatre Pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma Muse :
C’est peu de chose ; elle est confuse
De ces Ouvrages imparfaits.
70Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
À celle qui remplit vos climats d’habitants
Tirés de l’Île de Cythère21 ?
Vous voyez par là que j’entends
75Mazarin, des Amours Déesse tutélaire22.
H. Busson, qui a particulièrement étudié les fables « anglaises » de La Fontaine, pense que le fabuliste a puisé son inspiration dans la Demonstratio immortalitatis animae rationalis de Kenelm Digby (voir « Sur trois fables anglaises de La Fontaine », Europe, mai-juin 1959). On remarquera cependant qu’une fois de plus, le thème avait déjà été traité, notamment dans le Roman de Renart :
Or on vous le dira, Dieu me garde
De la malchance qu’il advint à Renart :
Dans la pièce une corde il y avait
Où neuf peaux de renards pendaient :
C’est là que Renart qui tant de fois a trompé
Se tenait accroché
Le maître y prit garde
À son veneur il dit : Regarde,
Combien de peaux de renards nous avons ?
Sire, neuf en avons.
Neuf diable ! J’en vois dix.
Ils en étaient tous ébahis :
Et là allant tout droit du côté de Renart
Il va observer l’animal
Qui à la corde s’était agrippé,
Et qui à grands efforts
Des dents et des pattes, se retenait.
Les veneurs étaient étonnés
De voir comment le Renart
Qui parmi les peaux s’était pendu
Les avait trompés
Cent diables, je l’en ferai descendre tout dru !
Aimable fille d’une mère
À qui seule aujourd’hui mille cœurs font la cour,
Sans ceux que l’amitié rend soigneux de vous plaire,
Et quelques-uns encor que vous garde2 l’amour,
5Je ne puis3 qu’en cette préface
Je ne partage entre elle et vous
Un peu de cet encens qu’on recueille au Parnasse,
Et que j’ai le secret de rendre exquis et doux.
Je vous dirai donc… Mais tout dire,
10Ce serait trop ; il faut choisir,
Ménageant ma voix et ma Lyre,
Qui bientôt vont manquer de force et de loisir4.
Je louerai seulement un cœur plein de tendresse,
Ces nobles sentiments, ces grâces, cet esprit ;
15Vous n’auriez en cela ni Maître, ni Maîtresse,
Sans celle dont sur vous l’éloge rejaillit.
Gardez d’environner ces roses
De trop d’épines, si jamais
L’Amour vous dit les mêmes choses.
20Il les dit mieux que je ne fais.
Aussi sait-il punir ceux qui ferment l’oreille
À ses conseils : vous l’allez voir.
Jadis une jeune merveille
Méprisait de ce Dieu le souverain pouvoir ;
25On l’appelait Alcimadure,
Fier5 et farouche objet, toujours courant aux bois,
Toujours sautant aux prés, dansant sur la verdure,
Et ne connaissant autres lois
Que son caprice ; au reste égalant les plus belles,
30Et surpassant les plus cruelles ;
N’ayant trait qui ne plût, pas même en ses rigueurs :
Quelle l’eût-on trouvée au fort de ses faveurs6 !
Le jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L’aima pour son malheur : jamais la moindre grâce
35Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce cœur inhumain.
Las de continuer une poursuite vaine,
Il ne songea plus qu’à mourir ;
Le désespoir le fit courir
40À la porte de l’Inhumaine.
Hélas ! ce fut aux vents qu’il raconta sa peine ;
On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale, où parmi ses compagnes
L’Ingrate, pour le jour de sa nativité7,
45Joignait aux fleurs de sa beauté
Les trésors des jardins et des vertes campagnes.
« J’espérais, cria-t-il, expirer à vos yeux ;
Mais je vous suis trop odieux,
Et ne m’étonne pas qu’ainsi que tout le reste
50Vous me refusiez même un plaisir si funeste8.
Mon père, après sa mort, et je l’en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds l’héritage
Que votre cœur a négligé.
Je veux que l’on y joigne aussi le pâturage,
55Tous mes troupeaux, avec mon chien,
Et que du reste de mon bien
Mes Compagnons fondent un Temple
Où votre image se contemple,
Renouvelants de fleurs l’Autel à tout moment.
60J’aurai près de ce temple un simple monument ;
On gravera sur la bordure :
DAPHNIS MOURUT D’AMOUR. PASSANT, ARRÊTE-TOI ;
PLEURE, ET DIS : « CELUI-CI SUCCOMBA SOUS LA LOI
DE LA CRUELLE ALCIMADURE. »
65À ces mots, par la Parque il se sentit atteint.
Il aurait poursuivi ; la douleur le prévint9.
Son ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut, mais en vain, l’arrêter un moment
Pour donner quelques pleurs au sort de son amant :
70Elle insulta toujours au fils de Cythérée,
Menant dès ce soir même, au mépris de ses lois,
Ses compagnes danser autour de sa statue.
Le Dieu tomba sur elle et l’accabla du poids,
Une voix sortit de la nue ;
75Écho redit ces mots dans les airs épandus :
« QUE TOUT AIME À PRÉSENT L’INSENSIBLE N’EST PLUS. »
Cependant de Daphnis l’Ombre au Styx descendue
Frémit, et s’étonna la voyant accourir.
Tout l’Érèbe entendit cette Belle homicide
80S’excuser au Berger, qui ne daigna l’ouïr,
Non plus qu’Ajax Ulysse, et Didon son perfide.
Anaxarète. Iphis, né d’une humble famille, avait vu la noble Anaxarète, en qui revivait le sang de l’antique Teucer ; il l’avait vue et les feux de l’amour avaient envahi tous ses os. Il lutta longtemps ; puis, comme la raison ne pouvait triompher de son délire, il vint en suppliant au seuil de la jeune fille ; là, tantôt il avouait à la nourrice son malheureux amour et la conjurait, par les espérances qu’elle mettait dans cette enfant, de ne pas rester insensible à ses prières ; tantôt, flattant à tour de rôle chacune des nombreuses servantes, il leur demandait d’une voix inquiète leur bienveillance et leur appui ; souvent il confiait à des tablettes de tendres messages ; parfois il suspendait à la porte des couronnes trempées de la rosée de ses larmes, il étendait ses flancs délicats sur la dure pierre du seuil et, d’une voix désolée, il maudissait la serrure. Mais elle, plus cruelle que n’est la mer soulevée, quand se couchent les Chevreaux, plus dure que le fer forgé sur les foyers du Norique, que la roche vive, encore retenue en terre par sa racine, elle le méprise, elle le raille, elle joint à des procédés inhumains de fières, d’orgueilleuses paroles, elle interdit même l’espérance à son amant. Iphis n’eut pas assez de patience pour supporter longtemps la douleur qui le torturait et, devant la porte de la jeune fille, il lui adressa ces dernières paroles : « Tu l’emportes, Anaxarète ; je ne t’importunerai pas davantage ; prépare-toi à célébrer un joyeux triomphe, appelle à toi Paean, ceins ton front d’un brillant laurier. Oui, tu l’emportes et je meurs volontairement ; va donc, ô cœur de fer, réjouis-toi ! Il y aura au moins dans mon amour quelque chose qui te forcera à me donner un éloge ; ainsi j’aurai su te plaire et tu avoueras que je ne suis pas sans mérite à tes yeux. Souviens-toi cependant que mon amour n’a fini qu’avec mon existence et qu’il m’a fallu renoncer à la fois aux deux lumières qui me faisaient vivre ? Ce n’est pas la rumeur publique qui viendra t’annoncer ma mort ; moi-même je serai là pour t’en convaincre ; tu verras devant toi mon corps inanimé et tu pourras repaître de ce spectacle tes yeux cruels. Mais vous, ô dieux, si les actions des mortels n’échappent pas à vos regards, souvenez-vous de moi (ma langue n’a pas la force de vous adresser une plus longue prière) ; faites que l’on parle encore de moi dans un avenir éloigné et, tout le temps que vous avez retranché de ma vie, accordez-le à ma mémoire. »
À ces mots, levant vers la porte qu’il avait si souvent ornée de couronnes ses yeux humides et ses bras décolorés, il attache un lacet au-dessus des deux battants : « Sont-ce là, s’écrie-t-il, les guirlandes qui te plaisent, fille cruelle, fille impie ? » Il passe sa tête dans le nœud, mais toujours tourné vers celle qu’il aime et l’infortuné, pesant sur le lien qui étrangle sa gorge, reste suspendu. Heurtée par les mouvements de ses pieds, la porte, comme si un frisson l’agitait, fait entendre de longs gémissements, elle s’ouvre et révèle le drame ; les serviteurs poussent un cri ; en vain ils détachent Iphis et le rapportent à la demeure de sa mère (car son père était mort). Celle-ci le prend sur son sein ; elle entoure de ses bras le corps glacé de son fils, et, après avoir exhalé les plaintes que la douleur arrache aux parents malheureux, après avoir donné toutes les marques de désespoir naturelles aux mères malheureuses, elle conduit en pleurant le cortège funèbre à travers la ville, elle fait emporter le corps livide sur le brancard destiné au bûcher. Il se trouva que la maison d’Anaxarète était voisine de la route suivie par le triste convoi ; le bruit des lamentations parvient jusqu’aux oreilles de l’intraitable jeune fille, que déjà agitait un dieu vengeur. Troublée pourtant : « Voyons, dit-elle, ces tristes funérailles qui excitent tant de pitié. » Aussitôt elle monte à son appartement le plus élevé, dont elle a fait ouvrir les fenêtres toutes grandes. À peine a-t-elle aperçu Iphis couché sur la litière funèbre que ses yeux deviennent fixes et que la chaleur se retire avec le sang de son corps décoloré ; elle veut se reculer ; elle veut détourner la tête ; mais ce geste même lui est interdit ; peu à peu ses membres sont envahis par la pierre qu’elle portait déjà depuis longtemps dans son cœur. Et ne va pas croire que ce récit est une fiction ; Salamine conserve encore la statue qui a revêtu les formes de la bien-aimée ; cette ville possède aussi un temple de la Vénus qu’on appelle la Vénus Spectatrice.
Ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux Divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille :
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile,
5Véritables Vautours, que le fils de Japet2
Représente, enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste ;
Le Sage y vit en paix, et méprise le reste.
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
10Il regarde à ses pieds les favoris des Rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.
15Philémon et Baucis nous en offrent l’exemple :
Tous deux virent changer leur Cabane en un Temple.
Hyménée et l’Amour par des désirs constants,
Avaient uni leurs cœurs dès leur plus doux Printemps :
Ni le temps, ni l’hymen n’éteignirent leur flamme ;
20Clothon3 prenait plaisir à filer cette trame.
Ils surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt Étés.
Eux seuls ils composaient toute leur République,
Heureux de ne devoir à pas un domestique
25Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient.
Tout vieillit : sur leur front les rides s’étendaient ;
L’amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d’amour sut encor se produire.
Ils habitaient un Bourg, plein de gens dont le cœur
30Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter résolut d’abolir cette engeance.
Il part avec son fils le Dieu de l’Éloquence4 ;
Tous deux en Pèlerins vont visiter ces lieux ;
Mille logis y sont, un seul ne s’ouvre aux Dieux.
35Prêts enfin à quitter un séjour si profane,
Ils virent à l’écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure frappe, on ouvre ; aussitôt Philémon
Vient au-devant des Dieux, et leur tient ce langage :
40« Vous me semblez tous deux fatigués du voyage ;
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons ;
L’aide des Dieux a fait que nous le conservons :
Usez-en ; saluez ces Pénates d’argile5 :
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile,
45Que quand Jupiter même était de simple bois ;
Depuis qu’on l’a fait d’or, il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point, faites tiédir cette onde ;
Encor que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos Hôtes agréeront les soins qui leur sont dus. »
50Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D’un souffle haletant par Baucis s’allumèrent ;
Des branches de bois sec aussitôt s’enflammèrent.
L’onde tiède, on lava les pieds des Voyageurs.
Philémon les pria d’excuser ces longueurs ;
55Et pour tromper l’ennui d’une attente importune,
Il entretint les Dieux, non point sur la fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des Rois,
Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare ;
60Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l’on servit le champêtre repas
Fut d’ais6 non façonnés à l’aide du compas ;
Encore assure-t-on, si l’histoire en est crue,
Qu’en un de ses supports le temps l’avait rompue.
65Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d’un vieux vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il ne servait pourtant qu’aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert pour tous mets
70D’un peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès7.
Les divins Voyageurs altérés de leur course,
Mêlaient au vin grossier le cristal d’une source.
Plus le vase versait, moins il s’allait vidant.
Philémon reconnut ce miracle évident ;
75Baucis n’en fit pas moins : tous deux s’agenouillèrent ;
À ce signe d’abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcis
Qui font trembler les Cieux sur leurs Pôles assis.
« Grand Dieu, dit Philémon, excusez notre faute.
80Quels humains auraient cru recevoir un tel Hôte ?
Ces mets, nous l’avouons, sont peu délicieux,
Mais, quand nous serions Rois, que donner à des Dieux ?
C’est le cœur qui fait tout ; que la terre et que l’onde
Apprêtent un repas pour les Maîtres du monde,
85Ils lui préféreront les seuls présents du cœur. »
Baucis sort à ces mots pour réparer l’erreur ;
Dans le verger courait une perdrix privée8,
Et par de tendres soins dès l’enfance élevée :
Elle en veut faire un mets, et la poursuit en vain ;
90La volatile échappe à sa tremblante main ;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un asile :
Ce recours à l’oiseau ne fut pas inutile ;
Jupiter intercède. Et déjà les vallons
Voyaient l’ombre en croissant tomber du haut des monts.
95Les Dieux sortent enfin, et font sortir leurs Hôtes.
« De ce Bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes ;
Suivez-nous : toi, Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens durs, vous n’ouvrez vos logis ni vos cœurs. »
Il dit : et les Autans troublent déjà la plaine.
100Nos deux Époux suivaient, ne marchant qu’avec peine.
Un appui de roseau soulageait leurs vieux ans.
Moitié secours des Dieux, moitié peur se hâtants,
Sur un mont assez proche enfin ils arrivèrent.
À leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent.
105Des ministres du Dieu les escadrons flottants9
Entraînèrent sans choix, animaux, habitants,
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure ;
Sans vestige du Bourg, tout disparut sur l’heure.
Les vieillards déploraient ces sévères destins.
110Les animaux périr ! car encor les humains,
Tous avaient dû10 tomber sous les célestes armes ;
Baucis en répandit en secret quelques larmes.
Cependant l’humble Toit devient Temple, et ses murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
115De pilastres massifs les cloisons revêtues
En moins de deux instants s’élèvent jusqu’aux nues,
Le chaume devient or ; tout brille en ce pourpris11 ;
Tous ces événements sont peints sur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d’Apelle12,
120Ceux-ci furent tracés d’une main immortelle.
Nos deux Époux surpris, étonnés, confondus,
Se crurent par miracle en l’Olympe rendus.
« Vous comblez, dirent-ils, vos moindres créatures ;
Aurions-nous bien le cœur et les mains assez pures
125Pour présider ici sur les honneurs divins,
Et Prêtres vous offrir les vœux des Pèlerins ? »
Jupiter exauça leur prière innocente.
« Hélas ! dit Philémon, si votre main puissante
Voulait favoriser jusqu’au bout deux mortels,
130Ensemble nous mourrions en servant vos Autels ;
Clothon ferait d’un coup ce double sacrifice,
D’autres mains nous rendraient un vain et triste office :
Je ne pleurais point celle-ci, ni ses yeux
Ne troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux. »
135Jupiter à ce vœu fut encor favorable.
Mais oserai-je dire un fait presque incroyable ?
Un jour qu’assis tous deux dans le sacré parvis,
Ils contaient cette histoire aux Pèlerins ravis,
La troupe à l’entour d’eux debout prêtait l’oreille.
140Philémon leur disait : « Ce lieu plein de merveille
N’a pas toujours servi de Temple aux Immortels.
Un Bourg était autour ennemi des Autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d’impies ;
Du céleste courroux tous furent les hosties13 ;
145Il ne resta que nous d’un si triste débris :
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris.
Jupiter l’y peignit. » En contant ces Annales
Philémon regardait Baucis par intervalles ;
Elle devenait arbre, et lui tendait les bras ;
150Il veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler, l’écorce a sa langue pressée.
L’un et l’autre se dit adieu de la pensée ;
Le corps n’est tantôt plus que feuillage et que bois.
D’étonnement la Troupe, ainsi qu’eux, perd la voix ;
155Même instant, même sort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient Tilleul, Philémon devient Chêne.
On les va voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter :
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
160Pour peu que des Époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah si !… Mais autre part j’ai porté mes présents.
Célébrons seulement cette Métamorphose.
De fidèles témoins m’ayant conté la chose,
165Clio14 me conseilla de l’étendre en ces Vers,
Qui pourront quelque jour l’apprendre à l’Univers.
Quelque jour on verra chez les Races futures
Sous l’appui d’un grand nom passer ces Aventures.
Vendôme, consentez au los15 que j’en attends ;
170Faites-moi triompher de l’Envie et du Temps.
Enchaînez ces démons, que sur nous ils n’attentent,
Ennemis des Héros et de ceux qui les chantent.
Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut
Qu’ayant mille vertus, vous n’avez nul défaut.
175Toutes les célébrer serait œuvre infinie :
L’entreprise demande un plus vaste génie ;
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer ?
Sans parler de celui qui force à vous aimer ;
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux Ouvrages,
180Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages ;
Don du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret le travail et les ans.
Peu de gens élevés, peu d’autres encor même
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
185Si quelque enfant des Dieux les possède, c’est vous ;
Je l’ose dans ces Vers soutenir devant tous :
Clio sur son giron, à l’exemple d’Homère,
Vient de les retoucher attentive à vous plaire :
On dit qu’elle et ses Sœurs, par l’ordre d’Apollon,
190Transportent dans Anet tout le sacré Vallon16 ;
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages !
Puissent-ils tout d’un coup élever leurs sourcis
Comme on vit autrefois Philémon et Baucis !
Philémon et Baucis. […] Il y a sur les collines de Phrygie, à côté d’un tilleul, un chêne entouré d’un petit mur ; j’ai vu ce lieu moi-même, lorsque Pitthée m’envoya vers les champs de Pélops, où son père avait régné jadis. Non loin de là est un étang, qui fut autrefois une terre habitable et dont les eaux n’ont plus pour hôtes aujourd’hui que des plongeons et des foulques, amis des marais. Jupiter y vint sous les traits d’un mortel ; le petit-fils d’Atlas, le dieu qui porte le caducée, ayant déposé ses ailes, accompagnait son père. Dans mille maisons ils se présentèrent, demandant un endroit où se reposer ; dans mille maisons on ferma les verrous. Une seule les accueillit, petite il est vrai, couverte de chaumes et de roseaux des marécages ; mais dans cette cabane une pieuse femme, la vieille Baucis, et Philémon, du même âge qu’elle, se sont unis au temps de leur jeunesse ; dans cette cabane ils ont vieilli ; ils ont rendu leur pauvreté légère en l’avouant et en la supportant sans amertume. Inutile de chercher là des maîtres et des serviteurs ; ils sont toute la maison à eux deux ; eux-mêmes ils exécutent les ordres et ils les donnent.
Donc, aussitôt que les habitants des cieux sont arrivés à ces modestes pénates et que, baissant la tête, ils en ont franchi l’humble porte, le vieillard les invite à se reposer et leur offre un siège sur lequel Baucis attentive a jeté un tissu grossier. Ensuite elle écarte dans le foyer les cendres encore tièdes, elle ranime le feu de la veille, l’alimente avec des feuilles et des écorces sèches et son souffle affaibli par l’âge en fait jaillir la flamme ; elle apporte de son hangar du bois fendu et des ramilles desséchées et les brise en menus morceaux qu’elle met sous un petit chaudron de bronze. Son mari avait été cueillir des légumes dans le jardin bien arrosé ; elle les dépouille de leurs feuilles ; puis, avec une fourche à deux dents, elle détache d’une noire solive, où il était suspendu, le dos enfumé d’un porc ; dans cette viande depuis longtemps conservée elle taille une tranche mince et la plonge, pour l’attendrir, dans l’eau bouillante. Cependant ils charment par leurs entretiens les instants qui séparent encore leurs hôtes du repas [et s’efforcent de leur épargner l’ennui de l’attente. Il y avait là un baquet de hêtre, suspendu à un clou par son anse recourbée ; on le remplit d’eau tiède, pour que les voyageurs puissent y réchauffer leurs membres. Au milieu de la pièce il y avait un matelas d’ulves moelleuses, posé sur un sofa dont le cadre et les pieds étaient en saule]. Ils secouent leur matelas garni des algues moelleuses du fleuve et posé sur un sofa dont le cadre et les pieds étaient en saule. Ils le recouvrent d’un tapis qu’ils n’y étendaient que les jours de fête ; mais ce n’était encore qu’un vieux tapis sans valeur, digne d’un sofa en bois de saule. Les dieux se couchent là-dessus. La vieille, retroussée et tremblante, place une table devant eux, mais une table qui sur ses trois pieds en avait un trop court ; avec un tesson elle le met au niveau des autres ; puis, quand ce soutien a supprimé l’inclinaison de la table et rétabli l’équilibre, elle l’essuie avec des menthes vertes. Elle y pose des baies de la chaste Minerve, de deux couleurs différentes, des cornouilles d’automne, conservées dans de la saumure liquide, des endives, des raiforts, du lait pressé en une masse compacte, des œufs retournés d’une main légère sous la cendre tiède, le tout servi sur des plats de terre. Ensuite on apporte un cratère ciselé dans le même argent et des coupes taillées dans le hêtre, dont les flancs creux sont enduits d’une cire dorée. Bientôt après arrivent du foyer les mets chauds. On emporte le vin, qui n’a pas pour lui une longue vieillesse, et on le met quelques instants à l’écart, afin de faire place au second service. Alors paraissent des noix, des figues mêlées à des dattes ridées, des prunes, des pommes parfumées dans de larges corbeilles et des raisins cueillis sur des vignes aux feuilles de pourpre. Au milieu est un blanc rayon de miel ; mais à tout cela s’ajoute ce qui vaut mieux encore, des visages bienveillants et un accueil qui ne sent ni l’indifférence ni la pauvreté.
Cependant les deux époux s’aperçoivent que le cratère bien souvent vidé se remplit tout seul et que le vin y remonte de lui-même ; ce prodige les frappe d’étonnement et de crainte ; les mains levées vers le ciel, Baucis et Philémon alarmés récitent des prières ; ils s’excusent de ce repas sans apprêts. Ils avaient une oie, une seule, gardienne de leur humble cabane ; ils se disposent à l’immoler à leurs hôtes divins ; l’oiseau, grâce à ses ailes rapides, fatigue leurs pas alourdis par l’âge ; il leur échappe longtemps ; enfin ils le voient se réfugier auprès des dieux eux-mêmes. Ceux-ci défendent de le tuer : « Oui, disent-ils, nous sommes des dieux ; vos voisins subiront le châtiment que mérite leur impiété ; vous, vous serez exemptés de leur désastre ; quittez seulement votre toit, accompagnez nos pas et montez avec nous sur le sommet de la montagne. » Tous deux obéissent et, appuyés sur des bâtons [Tous deux obéissent ; précédés par les dieux, ils s’appuient sur des bâtons et, appesantis par la vieillesse], ils gravissent avec effort la longue pente.
Il leur restait, avant d’atteindre le sommet, à parcourir la distance que peut franchir une flèche une fois lancée ; en tournant les yeux, ils voient qu’un étang a tout englouti ; seule leur maison est encore debout. Tandis qu’ils s’étonnent de ce prodige, tandis qu’ils déplorent le sort de leurs voisins [ils voient que tout est inondé et ils cherchent le toit de leur pieuse chaumière ; seule elle était encore debout. Tandis qu’ils déplorent le sort de leurs voisins], cette vieille cabane, trop petite même pour ses deux maîtres, se change en un temple ; des colonnes ont remplacé ses poteaux fourchus ; le chaume jaunit et on voit apparaître un toit doré ; la porte est ornée de ciselures, des dalles de marbre couvrent le sol. Alors le fils de Saturne s’exprime ainsi avec bonté : « Vieillard, ami de la justice, et toi, digne épouse d’un juste, dites-moi ce que vous souhaitez. » Après s’être entretenu un instant avec Baucis, Philémon fait connaître aux dieux leur choix commun : « Être vos prêtres et les gardiens de votre temple, voilà ce que nous demandons ; et, puisque nous avons passé notre vie dans une parfaite union, puisse la même heure nous emporter tous les deux ! puissé-je ne jamais voir le bûcher de mon épouse et ne pas être mis par elle au tombeau ! »
Leurs vœux se réalisèrent ; ils eurent la garde du temple aussi longtemps que la vie leur fut accordée. Un jour que, brisés par l’âge, ils se tenaient devant les saints degrés et racontaient l’histoire de ce lieu, Baucis vit Philémon se couvrir de feuilles, le vieux Philémon vit des feuilles couvrir Baucis. Déjà une cime s’élevait au-dessus de leurs deux visages ; tant qu’ils le purent, ils s’entretinrent l’un avec l’autre : « Adieu, mon époux ! Adieu, mon épouse ! » dirent-ils en même temps et en même temps leurs bouches disparurent sous la tige qui les enveloppait. Aujourd’hui encore l’habitant du pays de Thynos montre deux troncs voisins, nés de leurs corps. Voilà ce que m’ont raconté des vieillards dignes de foi qui n’avaient aucun motif pour chercher à me tromper. Quant à moi, j’ai vu des guirlandes suspendues aux branches et j’en ai offert de fraîches, en disant : « Que les mortels aimés des dieux soient des dieux eux-mêmes ; à ceux qui furent pieux sont dus nos pieux hommages. »
Ô combien l’homme est inconstant, divers,
Faible, léger, tenant mal sa parole !
J’avais juré hautement en mes vers
De renoncer à tout conte frivole.
5Et quand juré ? c’est ce qui me confond,
Depuis deux jours j’ai fait cette promesse :
Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment. Dieu ne fit la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Sœurs1 ;
10Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs ;
Mais d’être sûrs, ce n’est là leur affaire.
Si me faut-il trouver, n’en fût-il point,
Tempérament pour accorder ce point,
15Et, supposé que quant à la matière
J’eusse failli, du moins pourrais-je pas
Le réparer par la forme en tout cas ?
Voyons ceci. Vous saurez que naguère
Dans la Touraine un jeune bachelier,
20(Interprétez ce mot à votre guise,
L’usage en fut autrefois familier
Pour dire ceux qui n’ont la barbe grise,
Ores2 ce sont suppôts de sainte Église)
Le nôtre soit sans plus un jouvenceau,
25Qui dans les prés, sur le bord d’un ruisseau,
Vous cajolait la jeune bachelette
Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent3,
Pendant qu’Io4 portant une clochette,
Aux environs allait l’herbe mangeant ;
30Notre galant vous lorgne une fillette,
De celles-là que je viens d’exprimer :
Le malheur fut qu’elle était trop jeunette,
Et d’âge encore incapable d’aimer.
Non qu’à treize ans on y soit inhabile ;
35Même les lois ont avancé ce temps :
Les lois songeaient aux personnes de ville,
Bien que l’amour semble né pour les champs.
Le bachelier déploya sa science :
Ce fut en vain ; le peu d’expérience,
40L’humeur farouche, ou bien l’aversion,
Ou tous les trois, firent que la bergère,
Pour qui l’amour était langue étrangère,
Répondit mal à tant de passion.
Que fit l’amant ? Croyant tout artifice
45Libre en amours, sur le rez de la nuit5
Le compagnon détourne une génisse
De ce bétail par la fille conduit ;
Le demeurant, non compté par la belle,
(Jeunesse n’a les soins qui sont requis)
50Prit aussitôt le chemin du logis ;
Sa mère, étant moins oublieuse qu’elle,
Vit qu’il manquait une pièce au troupeau :
Dieu sait la vie ; elle tance Isabeau,
Vous la renvoie, et la jeune pucelle
55S’en va pleurant, et demande aux échos
Si pas un d’eux ne sait nulle nouvelle
De celle-là dont le drôle à propos
Avait d’abord étoupé la clochette ;
Puis il la prit, et la faisant sonner,
60Il se fit suivre, et tant que la fillette
Au fond d’un bois se laissa détourner.
Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise
Quand elle ouït la voix de son amant.
Belle, dit-il, toute chose est permise
65Pour se tirer de l’amoureux tourment.
À ce discours, la fille toute en transe
Remplit de cris ces lieux peu fréquentés ;
Nul n’accourut. Ô belles évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.
Pour ce conte, aucune source n’est connue à ce jour.
Me voilà prêt à conter de plus belle ;
Amour le veut et rit de mon serment :
Hommes et dieux, tout est sous sa tutelle ;
Tout obéit, tout cède à cet enfant :
5J’ai désormais besoin en le chantant
De traits moins forts et déguisant la chose ;
Car après tout, je ne veux être cause
D’aucun abus : que plutôt mes écrits
Manquent de sel, et ne soient d’aucun prix !
10Si, dans ces vers, j’introduis et je chante
Certain trompeur et certaine innocente,
C’est dans la vue et dans l’intention
Qu’on se méfie en telle occasion :
J’ouvre l’esprit, et rends le sexe habile
15À se garder de ces pièges divers.
Sotte ignorance en fait trébucher1 mille,
Contre une seule à qui nuiraient mes vers.
J’ai lu qu’un orateur estimé dans la Grèce2,
Des beaux-arts autrefois souveraine maîtresse,
20Banni de son pays, voulut voir le séjour
Où subsistaient encor les ruines de Troie ;
Cimon, son camarade, eut sa part de la joie.
Du débris d’Ilion s’était construit un bourg
Noble par ces malheurs ; là Priam et sa cour
25N’étaient plus que des noms, dont le temps fait sa proie.
Ilion3, ton nom seul a des charmes pour moi ;
Lieu fécond en sujets propres à notre emploi ;
Ne verrai-je jamais rien de toi, ni la place
De ces murs élevés et détruits par des dieux,
30Ni ces champs où couraient la fureur et l’audace,
Ni des temps fabuleux enfin la moindre trace,
Qui pût me présenter l’image de ces lieux ?
Pour revenir au fait, et ne point trop m’étendre,
Cimon, le héros de ces vers
35Se promenait près du Scamandre.
Une jeune ingénue en ce lieu se vient rendre,
Et goûter la fraîcheur sur ces bords toujours verts.
Son voile au gré des vents va flottant dans les airs ;
Sa parure est sans art ; elle a l’air de bergère,
40Une beauté naïve, une taille légère.
Cimon en est surpris, et croit que sur ces bords
Vénus vient étaler ses plus rares trésors.
Un antre était auprès : l’innocente pucelle
Sans soupçon y descend, aussi simple que belle.
45Le chaud, la solitude, et quelque dieu malin
L’invitèrent d’abord à prendre un demi-bain4.
Notre banni se cache : il contemple, il admire,
Il ne sait quels charmes élire ;
Il dévore des yeux et du cœur cent beautés.
50Comme on était rempli de ces divinités
Que la Fable a dans son empire,
Il songe à profiter de l’erreur de ces temps,
Prend l’air d’un dieu des eaux, mouille ses vêtements,
Se couronne de joncs, et d’herbe dégouttante,
55Puis invoque Mercure, et le dieu des amants :
Contre tant de trompeurs qu’eût fait une innocente ?
La belle enfin découvre un pied dont la blancheur
Aurait fait honte à Galatée5,
Puis le plonge en l’onde argentée,
60Et regarde ses lis, non sans quelque pudeur.
Pendant qu’à cet objet sa vue est arrêtée,
Cimon approche d’elle : elle court se cacher
Dans le plus profond du rocher.
Je suis, dit-il, le dieu qui commande à cette onde ;
65Soyez-en la déesse, et régnez avec moi.
Peu de fleuves6 pourraient dans leur grotte profonde
Partager avec vous un aussi digne emploi :
Mon cristal est très pur, mon cœur l’est davantage ;
Je couvrirai pour vous de fleurs tout ce rivage,
70Trop heureux si vos pas le daignent honorer,
Et qu’au fond de mes eaux vous daigniez vous mirer.
Je rendrai toutes vos compagnes
Nymphes aussi, soit aux montagnes,
Soit aux eaux, soit aux bois, car j’étends mon pouvoir
75Sur tout ce que votre œil à la ronde peut voir.
L’éloquence du dieu, la peur de lui déplaire,
Malgré quelque pudeur qui gâtait le mystère,
Conclurent tout en peu de temps.
La superstition cause mille accidents.
80On dit même qu’Amour intervint à l’affaire.
Tout fier de ce succès, le banni dit adieu.
Revenez, dit-il, en ce lieu :
Vous garderez que l’on ne sache
Un hymen qu’il faut que je cache :
85Nous le déclarerons quand j’en aurai parlé
Au conseil qui sera dans l’Olympe assemblé.
La nouvelle déesse à ces mots se retire ;
Contente ? Amour le sait. Un mois se passe et deux,
Sans que pas un du bourg s’aperçût de leurs jeux.
90Ô mortels ! est-il dit qu’à force d’être heureux
Vous ne le soyez plus ! le banni, sans rien dire,
Ne va plus visiter cet antre si souvent.
Une noce enfin arrivant,
Tous pour la voir passer sous l’orme se vont rendre.
95La belle aperçoit l’homme, et crie en ce moment :
Ah ! voilà le fleuve Scamandre.
On s’étonne, on la presse, elle dit bonnement
Que son hymen se va conclure au firmament ;
On en rit ; car que faire ? Aucuns à coups de pierre
100Poursuivirent le dieu, qui s’enfuit à grand’erre7 :
D’autres rirent sans plus. Je crois qu’en ce temps-ci
L’on ferait au Scamandre un très méchant parti.
En ce temps-là semblables crimes
S’excusaient aisément : tous temps, toutes maximes8.
105L’épouse du Scamandre en fut quitte à la fin
Pour quelques traits de raillerie ;
Même un de ses amants l’en trouva plus jolie :
C’est un goût ; il s’offrit à lui donner la main9 :
Les dieux ne gâtent rien ; puis quand ils seraient cause
110Qu’une fille en valût un peu moins, dotez-la,
Vous trouverez qui la prendra :
L’argent répare toute chose.
Cette nouvelle est inspirée par la deuxième des lettres de l’orateur Eschine.
Je ne connais rhéteur, ni maître ès arts
Tel que l’Amour ; il excelle en bien-dire ;
Ses arguments, ce sont de doux regards,
De tendres pleurs, un gracieux sourire :
5La guerre aussi s’exerce en son empire ;
Tantôt il met aux champs ses étendards1,
Tantôt couvrant2 sa marche et ses finesses
Il prend des cœurs entourés de remparts.
Je le soutiens : posez deux forteresses ;
10Qu’il en batte une3, une autre le dieu Mars ;
Que celui-ci fasse agir tout un monde,
Qu’il soit armé, qu’il ne lui manque rien ;
Devant son fort je veux qu’il se morfonde ;
Amour tout nu fera rendre le sien.
15C’est l’inventeur des tours et stratagèmes.
J’en vais dire un de mes plus favoris ;
J’en ai bien lu, j’en vois pratiquer mêmes,
Et d’assez bons, qui ne sont rien au prix.
La jeune Aminte, à Géronte donnée,
20Méritait mieux qu’un si triste hyménée ;
Elle avait pris en cet homme un époux
Malgracieux, incommode, et jaloux.
Il était vieux ; elle à peine en cet âge
Où quand un cœur n’a point encore aimé
25D’un doux objet il est bientôt charmé.
Celui d’Aminte ayant sur son passage
Trouvé Cléon, beau, bien fait, jeune et sage,
Il s’acquitta de ce premier tribut,
Trop bien peut-être, et mieux qu’il ne fallut :
30Non toutefois que la belle n’oppose
Devoir et tout à ce doux sentiment ;
Mais lorsqu’Amour prend le fatal moment,
Devoir et tout, et rien c’est même chose.
Le but d’Aminte en cette passion
35Était, sans plus, la consolation
D’un entretien sans crime, où la pauvrette
Versât ses soins4 en une âme discrète.
Je croirais bien qu’ainsi l’on le prétend ;
Mais l’appétit vient toujours en mangeant :
40Le plus sûr est ne se point mettre à table.
Aminte croit rendre Cléon traitable :
Pauvre ignorante ! elle songe au moyen
De l’engager à ce simple entretien,
De lui laisser entrevoir quelque estime,
45Quelque amitié, quelque chose de plus,
Sans y mêler rien que de légitime :
Plutôt la mort empêchât tel abus !
Le point était d’entamer cette affaire.
Les lettres sont un étrange mystère,
50Il en provient maint et maint accident.
Le meilleur est quelque sûr confident.
Où le trouver ? Géronte est homme à craindre.
J’ai dit tantôt qu’Amour savait atteindre
À ses desseins d’une ou d’autre façon ;
55Ceci me sert de preuve et de leçon.
Cléon avait une vieille parente,
Sévère et prude, et qui s’attribuait
Autorité sur lui de gouvernante.
Madame Alis (ainsi l’on l’appelait)
60Par un beau jour eut de la jeune Aminte
Ce compliment, ou plutôt cette plainte :
Je ne sais pas pourquoi votre parent,
Qui m’est et fut toujours indifférent,
Et le sera tout le temps de ma vie,
65A de m’aimer conçu la fantaisie.
Sous ma fenêtre il passe incessamment5 ;
Je ne saurais faire un pas seulement
Que je ne l’aie aussitôt à mes trousses ;
Lettres, billets pleins de paroles douces,
70Me sont donnés par une dont le nom
Vous est connu ; je la tais pour raison.
Faites cesser pour Dieu cette poursuite ;
Elle n’aura qu’une mauvaise suite.
Mon mari peut prendre feu là-dessus.
75Quant à Cléon, ses pas sont superflus :
Dites-le-lui de ma part, je vous prie.
Madame Alis la loue, et lui promet
De voir Cléon, de lui parler si net
Que de l’aimer il n’aura plus d’envie.
80Cléon va voir Alis le lendemain :
Elle lui parle, et le pauvre homme nie,
Avec serments, qu’il eût un tel dessein.
Madame Alis l’appelle enfant du diable ;
Tout vilain cas, dit-elle, est reniable6 ;
85Ces serments vains et peu dignes de foi
Mériteraient qu’on vous fît votre sauce7.
Laissons cela ; la chose est vraie ou fausse ;
Mais fausse ou vraie, il faut, et croyez-moi,
Vous mettre bien dans la tête qu’Aminte
90Est femme sage, honnête, et hors d’atteinte :
Renoncez-y. Je le puis aisément,
Reprit Cléon. Puis, au même moment
Il va chez lui songer à cette affaire :
Rien ne lui peut débrouiller le mystère.
95Trois jours n’étaient passés entièrement
Que revoici chez Alis notre belle :
Vous n’avez pas, Madame, lui dit-elle,
Encore vu, je pense, notre amant ;
De plus en plus sa poursuite s’augmente.
100Madame Alis s’emporte, se tourmente :
Quel malheureux ! puis l’autre la quittant,
Elle le mande ; il vient tout à l’instant.
Dire en quels mots Alis fit sa harangue,
Il me faudrait une langue de fer ;
105Et quand de fer j’aurais même la langue,
Je n’y pourrais parvenir ; tout l’enfer
Fut employé dans cette réprimande :
Allez Satan, allez vrai Lucifer,
Maudit de Dieu. La fureur fut si grande,
110Que le pauvre homme étourdi dès l’abord,
Ne sut que dire ; avouer qu’il eût tort,
C’était trahir par trop sa conscience.
Il s’en retourne, il rumine, il repense,
Il rêve tant qu’enfin il dit en soi :
115Si c’était là quelque ruse d’Aminte ?
Je trouve, hélas ! mon devoir dans sa plainte.
Elle me dit : Ô Cléon aime-moi,
Aime-moi donc, en disant que je l’aime :
Je l’aime aussi, tant pour son stratagème
120Que pour ses traits. J’avoue en bonne foi
Que mon esprit d’abord n’y voyait goutte ;
Mais à présent je ne fais aucun doute ;
Aminte veut mon cœur assurément.
Ah ! si j’osais, dès ce même moment
125Je l’irais voir, et, plein de confiance,
Je lui dirais quelle est la violence,
Quel est le feu dont je me sens épris.
Pourquoi n’oser ? offense pour offense,
L’amour vaut mieux encor que le mépris.
130Mais si l’époux m’attrapait au logis ?
Laissons-la faire, et laissons-nous conduire.
Trois autres jours n’étaient passés encor,
Qu’Aminte va chez Alis pour instruire
Son cher Cléon du bonheur de son sort.
135Il faut, dit-elle, enfin que je déserte ;
Votre parent a résolu ma perte ;
Il me prétend avoir par des présents :
Moi, des présents ? c’est bien choisir sa femme ;
Tenez, voilà rubis et diamants,
140Voilà bien pis, c’est mon portrait, Madame.
Assurément de mémoire on l’a fait ;
Car mon époux a tout seul mon portrait.
À mon lever cette personne honnête
Que vous savez, et dont je tais le nom,
145S’en est venue, et m’a laissé ce don.
Votre parent mérite qu’à la tête
On le lui jette ; et s’il était ici…
Je ne me sens presque pas de colère8.
Oyez le reste : il m’a fait dire aussi
150Qu’il sait fort bien qu’aujourd’hui pour affaire
Mon mari couche à sa maison des champs ;
Qu’incontinent qu’il croira que mes gens
Seront couchés, et dans leur premier somme,
Il se rendra devers mon cabinet.
155Qu’espère-t-il ? pour qui me prend cet homme ?
Un rendez-vous ! est-il fol en effet ?
Sans que je crains de commettre Géronte9,
Je poserais tantôt un si bon guet
Qu’il serait pris ainsi qu’au trébuchet,
160Ou s’enfuirait avec sa courte honte10.
Ces mots finis, madame Aminte sort.
Une heure après Cléon vint, et d’abord
On lui jeta les joyaux et la boëte11 :
On l’aurait pris à la gorge au besoin :
165Eh bien, cela vous semble-t-il honnête ?
Mais ce n’est rien ; vous allez bien plus loin.
Alis dit lors mot pour mot ce qu’Aminte
Venait de dire en sa dernière plainte.
Cléon se tint pour dûment averti :
170J’aimais, dit-il, il est vrai, cette belle ;
Mais puisqu’il faut ne rien espérer d’elle,
Je me retire, et prendrai ce parti.
Vous ferez bien ; c’est celui qu’il faut prendre,
Lui dit Alis, il ne le prit pourtant.
175Trop bien minuit à grand’peine sonnant,
Le compagnon sans faute se va rendre
Devers l’endroit qu’Aminte avait marqué :
Le rendez-vous était bien expliqué.
Ne doutez point qu’il n’y fût sans escorte.
180La jeune Aminte attendait à la porte :
Un profond somme occupait tous les yeux ;
Même ceux-là qui brillent dans les cieux
Étaient voilés par une épaisse nue.
Comme on avait toute chose prévue,
185Il entre vite, et sans autres discours
Ils vont, ils vont au cabinet d’amours.
Là le galant dès l’abord se récrie,
Comme la dame était jeune et jolie,
Sur sa beauté ; la bonté vint après,
190Et celle-ci suivit l’autre de près.
Mais, dites-moi, de grâce, je vous prie,
Qui vous a fait aviser de ce tour ?
Car jamais tel ne se fit en amour.
Sur12 les plus fins je prétends qu’il excelle ;
195Et vous devez vous-même l’avouer.
Elle rougit et n’en fut que plus belle ;
Sur son esprit, sur ses traits, son son zèle,
Il la loua ; ne fit-il que louer ?
J’entends vous raconter un bon tour qui fut justement fait par une belle dame à un grave religieux, et qui doit d’autant plus plaire à tout séculier, que les religieux, très sots le plus souvent et hommes d’habitudes et de mœurs étranges, croient valoir et en savoir plus que les autres en toute chose, alors qu’ils leur sont de beaucoup inférieurs, comme étant des gens qui, par lâcheté d’âme, n’ayant pas, comme les autres hommes, l’énergie de pourvoir à leurs besoins, se réfugient là où ils peuvent avoir à manger, comme le porc. Je raconterai cette nouvelle, ô plaisantes dames, non seulement pour suivre l’ordre imposé, mais encore pour vous faire voir que les religieux eux-mêmes, auxquels nous autres, outre mesure crédules, nous accordons trop de confiance, peuvent être et sont parfois bafoués, non pas seulement par les hommes, mais par quelques-unes de nous.
En notre cité, plus pleine de tromperies que d’amour et de foi, fut, il n’y a pas encore beaucoup d’années, une gente dame distinguée par sa beauté et ses belles manières, et autant que toute autre dotée par la nature d’un esprit élevé et d’un jugement subtil. Je ne veux pas dire son nom, pas plus qu’aucun de ceux qui sont cités dans la présente nouvelle, bien que je les sache, pour ce qu’il y a des gens qui vivent encore qui s’en fâcheraient, alors qu’il n’y aurait qu’à en rire et qu’à passer outre. Cette dame donc, qui était née de haut lignage et qui se voyait mariée à un artisan lainier, pour ce que son mari était fort riche, ne pouvait surmonter le dédain de son âme, car elle estimait qu’aucun homme de basse condition, quelque richissime qu’il fût, n’était digne d’une femme noble. Et voyant aussi que, malgré toutes ses richesses, son mari n’était bon qu’à dévider un écheveau, faire ourdir une toile, ou discuter avec une filandière de ce qui avait été filé, elle résolut de ne plus vouloir en aucune façon de ses embrassements, sinon en tant qu’elle ne pourrait les lui refuser, et de chercher, pour sa propre satisfaction, quelqu’un qui lui parût plus digne de cela que le lainier ; et elle s’énamoura d’un fort brave homme d’âge moyen, tellement que si elle ne l’avait pas vu dans le jour, elle ne pouvait passer la nuit suivante sans ennui. Mais le brave homme ne s’en apercevant pas, n’en avait cure, et elle, qui était très prudente, n’osait le lui faire savoir ni par ambassade de femme, ni par lettre, craignant les dangers qui pourraient en advenir.
Or, ayant appris qu’il avait de nombreuses relations avec un religieux, lequel, bien qu’il fût un gros homme ignorant, néanmoins, pour ce qu’il menait une très sainte vie, avait auprès de tout le monde la réputation d’un très digne moine, la dame pensa qu’il pouvait être un excellent intermédiaire entre elle et son amant. Après avoir bien pensé au moyen qu’elle devait prendre, elle s’en alla à l’heure convenable à l’église où il demeurait, et l’ayant fait appeler, elle dit que, quand cela lui plairait, elle désirait se confesser à lui. Le moine, la voyant, et la tenant pour femme noble, l’écouta volontiers, et, après la confession, elle lui dit : « Mon père, il me faut recourir à vous pour avoir aide et conseil dans ce que vous allez entendre. Je sais, puisque je vous l’ai dit, que vous connaissez mes parents et mon mari, dont je suis aimée plus que la vie, et je ne désire rien que je ne l’aie incontinent de lui, comme d’un homme très riche qui peut bien le faire. Et laissant de côté ce que je ferais, je dis que si je pensais seulement à quoi que ce fût contre son honneur ou son plaisir, aucune femme ne serait jamais plus digne du bûcher que moi. Or, il y a quelqu’un, dont à vrai dire je ne sais pas le nom, mais qui me paraît une personne de bien, et qui, si l’on ne m’a pas trompée là-dessus, vous fréquente beaucoup. Il est beau et grand de sa personne, vêtu d’habits bruns très honnêtes, et ne sachant pas sans doute la ferme intention que j’ai, il semble avoir mis le siège autour de moi, de sorte que je ne puis me montrer à la porte ou à la fenêtre, ni sortir de la maison, sans qu’incontinent il ne se présente devant moi ; et je m’étonne qu’il ne soit pas maintenant ici ; ce dont je me plains fort, pour ce que ces sortes de choses, faites souvent sans la moindre faute, attirent le blâme aux honnêtes femmes. J’avais eu tout d’abord l’idée de le faire dire à mes frères, mais j’ai ensuite pensé que les hommes font parfois les commissions de façon que les réponses sont aigres, d’où naissent des altercations, et des altercations on en vient aux faits ; pour quoi, afin que mal et scandale n’en naissent, je me suis tue, et j’ai résolu de le dire plutôt à vous qu’à tout autre, tant parce que vous me semblez être son ami, que parce qu’il vous sied bien à vous de reprendre sur telles choses non pas seulement les amis, mais les étrangers. Pour quoi, je vous prie uniquement pour l’amour de Dieu, que vous le réprimandiez de cela et le priiez de ne plus tenir une pareille conduite. Il y a assez d’autres dames qui sont, d’aventure, disposées à ces choses, et à qui il conviendra d’être suivies et courtisées par lui, tandis qu’à moi ce m’est un très grave ennui, n’ayant en aucune façon l’esprit disposé à tel sujet. »
Le digne moine comprit incontinent de qui elle parlait vraiment, et ayant beaucoup loué la dame de ses bonnes dispositions, croyant fermement vrai ce qu’elle disait, il lui promit d’opérer si bien et de telle façon qu’il ne lui serait plus causé d’ennui par cette personne ; puis, comme il la connaissait très riche, il vanta les œuvres de charité et d’aumône, lui racontant ses besoins. À quoi la dame dit : « Je vous en prie pour Dieu, s’il niait, dites-lui sans crainte que c’est moi qui vous l’ai dit et que je suis venue m’en plaindre. » Et sur ce, la confession étant faite et la pénitence prise, se rappelant les encouragements que lui avait donnés le moine sur les œuvres de charité, elle lui remplit en cachette la main de pièces de monnaie, le pria de dire des messes pour l’âme de ses morts, et s’étant levée de ses pieds, elle s’en retourna chez elle.
Peu après comme il en avait l’habitude, le brave homme vint trouver le moine, lequel, après qu’ils eurent ensemble parlé un certain temps d’une chose et d’une autre, le tira à part et se mit à le reprendre très doucement sur la cour et la poursuite qu’il croyait qu’il faisait à la dame, selon ce que celle-ci lui avait donné à entendre. Le brave homme s’étonna beaucoup, ne l’ayant en effet jamais guettée, et commença à vouloir s’excuser en disant qu’il n’avait passé que très rarement devant la maison de la dame. Mais le moine ne le laissa point parler et lui dit : « Il ne faut pas faire semblant de t’étonner, ni perdre tes paroles à le nier, pour ce que tu ne le peux ; je n’ai pas su cela par les voisins ; c’est elle-même qui, se plaignant fortement de toi, me l’a dit. Et outre que ces sottises ne te conviennent plus bien désormais, je te dis à son sujet que si jamais j’en trouvai une rebelle à ces folies, c’est elle ; aussi, pour ton honneur et pour sa satisfaction, je te prie de cesser tes poursuites et de la laisser. » Le brave homme, plus avisé que le digne moine, comprit sans trop de peine la sagacité de la dame, et feignant quelque peu d’avoir honte, il dit qu’il ne s’en occuperait plus désormais ; et ayant quitté le moine, il s’en alla à la maison de la dame, laquelle se tenait constamment aux aguets à une petite fenêtre pour le voir, s’il venait à passer. En le voyant venir, elle se montra si joyeuse et si aimable, qu’il put fort bien comprendre qu’il avait saisi le véritable sens des paroles du moine. Et de ce jour, avec beaucoup de prudence, à son plaisir et à la très grande joie et satisfaction de la dame, faisant semblant d’en avoir l’occasion pour tout autre chose, il continua de passer par la même rue.
Mais la dame s’étant bien vite aperçue qu’elle lui plaisait autant qu’il lui plaisait à elle, et désireuse de l’enflammer davantage et de l’assurer de l’amour qu’elle lui portait, ayant choisi le lieu et le moment, s’en retourna vers le digne moine, et s’étant placée à ses pieds dans l’église, se mit à se plaindre. Ce voyant, le moine lui demanda avec intérêt quelle nouvelle elle avait. La dame répondit : « Mon père, les nouvelles que j’ai ne sont autres que de ce maudit de Dieu, votre ami, dont je me suis plainte à vous l’autre jour ; pour ce que je crois qu’il est né pour mon plus grand tourment et pour me faire faire chose dont je ne me consolerais jamais et pour laquelle je n’oserais jamais plus après me jeter à vos pieds. — Comment ! dit le moine, ne s’est-il pas abstenu de te causer désormais de l’ennui ? — Certes non, dit la dame, au contraire ; après que je m’en fus plainte à vous, comme s’il en avait eu du dépit, ayant probablement pris en mauvaise part que je m’en fusse plainte, pour une fois qu’il passait avant, je crois qu’après il y est passé sept. Et maintenant plût à Dieu qu’il se fût borné à y passer et à me guetter ; mais il a été assez hardi et assez insolent pour m’envoyer, pas plus tard qu’hier, une femme m’apporter de ses nouvelles et me conter ses frasques, et comme si je n’avais pas des bourses et des ceintures, il m’a envoyé une bourse et une ceinture ; ce que j’ai eu et j’ai si fort pour mauvais que je crois, si je n’avais pas eu peur de pécher, et puis à cause de votre amitié pour lui, que j’aurais fait le diable ; mais pourtant je me suis calmée, et n’ai rien voulu faire avant de vous le faire savoir. En outre, j’avais déjà rendu la bourse et la ceinture à cette espèce de femme qu’il m’avait envoyée, pour qu’elle les lui reportât, et je lui avais donné un congé brutal, mais craignant qu’elle les gardât pour soi et lui dît que je les avais acceptées, comme j’entends dire qu’elles font quelquefois, je les lui redemandai, et, pleine de dédain, je les lui enlevai des mains ; et je vous les ai apportées pour que vous les lui rendiez et lui disiez que je n’ai pas besoin de ses présents, pour ce que, grâce à Dieu et à mon mari, j’ai tant de bourses et de ceintures que je le noierais dedans. Après cela, je vous en demande pardon comme à un père, mais s’il ne cesse pas son manège, je le dirai à mon mari et à mes frères, et advienne que pourra ; car j’aime beaucoup mieux qu’il reçoive un affront, s’il doit en recevoir un, que d’être blâmée à cause de lui, n’est-ce pas, mon père ? » Cela dit, et tout en pleurant beaucoup, elle tira de dessous sa robe une très belle et riche bourse, ainsi qu’une jolie et précieuse petite ceinture, et les jeta sur les genoux du moine, qui les prit, croyant pleinement ce que la dame disait, et, courroucé outre mesure, dit : « Ma fille, si tu te tourmentes de ces choses je ne m’en étonne point et je ne saurais t’en blâmer ; mais je loue fort qu’en ceci tu suives mon conseil. Je l’ai réprimandé l’autre jour et il a mal tenu ce qu’il m’avait promis. Pour quoi, autant pour cela que pour ce qu’il a fait de nouveau, je crois que je lui réchaufferai de telle façon les oreilles, qu’il ne te donnera plus de souci ; et toi, avec la bénédiction de Dieu, ne te laisse pas vaincre assez par la colère pour le dire à l’un des tiens, car il pourrait s’ensuivre trop de mal. Ne crains pas que de cela aucun blâme arrive jamais, car je serai toujours, et devant Dieu et devant les hommes, très ferme témoin de ton honnêteté. » La dame fit semblant de se consoler un peu, et ayant laissé ce sujet, en personne qui connaissait l’avarice du moine et celle de ses autres confrères, elle dit : « Messire, ces nuits dernières me sont apparus plusieurs de mes parents, et il me semble qu’ils sont en grandissime peine et ne demandent pas autre chose que des prières, et spécialement ma mère, qui me paraît si affligée et si malheureuse, que c’est une pitié de le voir. Je crois qu’elle souffre de très grandes peines de me voir en cette tribulation à cause de cet ennemi de Dieu, et pour ce je voudrais que vous me disiez pour leurs âmes les quarante messes de san Grigorio, et quelques-unes de vos propres prières, afin que Dieu les arrache à ce feu qui les châtie. » Et ayant ainsi dit, elle lui mit un florin dans la main. Le saint moine le prit joyeusement et par de bonnes paroles, et en lui citant de bons exemples, il affermit sa dévotion ; puis, après lui avoir donné sa bénédiction, il la laissa aller.
La dame partie, le moine ne s’apercevant pas qu’il était bafoué, envoya chercher son ami, lequel étant venu, et le voyant tout courroucé, s’avisa sur-le-champ qu’il aurait des nouvelles de la dame, et attendit ce que le moine voulait lui dire. Celui-ci, lui répétant les nouvelles plaintes que la dame lui avait faites, et lui parlant de nouveau sur un ton acerbe et irrité, le réprimanda beaucoup de ce que la dame lui avait dit qu’il avait fait. Le brave homme, qui ne voyait pas encore où le moine voulait en venir, niait assez faiblement avoir envoyé la bourse et la ceinture, afin de ne pas enlever au moine cette croyance si par hasard la dame le lui avait fait croire. Mais le moine, fortement fâché, dit : « Comment peux-tu le nier, méchant homme ? puisque c’est elle-même qui me les a rapportées en pleurant ; vois si tu les reconnais. » Le brave homme, feignant d’avoir grande honte, dit : « Mais oui, je les reconnais, et je confesse que j’ai mal fait, et je vous jure, puisque je la vois ainsi disposée que vous n’entendrez plus jamais un mot de cela. » Après bon nombre de paroles, l’imbécile de moine remit enfin à son ami la bourse et la ceinture, et après l’avoir bien morigéné et l’avoir prié de ne plus se livrer à ces choses, et en avoir obtenu la promesse, il le renvoya.
Le brave homme, très joyeux et de la certitude qu’il lui semblait avoir de l’amour de la dame et du beau présent qu’il avait reçu, dès qu’il eût quitté le moine, s’en alla avec précaution en certain endroit où il fit voir à sa dame qu’il avait l’un et l’autre objet, de quoi la dame fut très contente, et plus encore de ce qu’il lui paraissait que son stratagème allait de mieux en mieux. Et comme elle n’attendait plus que son mari s’en allât quelque part, pour compléter son œuvre, il advint que pour une raison quelconque celui-ci dut partir quelque temps après pour Gênes. Le matin même où après être monté à cheval il était parti, la dame s’en alla trouver le saint moine et après beaucoup de simagrées, elle lui dit en pleurant : « Mon père, maintenant je vous le dis bien, je ne puis en supporter davantage ; mais comme l’autre jour je vous ai promis de ne rien faire avant de vous l’avoir d’abord dit, je suis venue pour m’en excuser auprès de vous ; et afin que vous croyiez que j’ai raison et de gémir et de me plaindre, je veux vous dire ce que votre ami, ou plutôt ce diable d’enfer, me fit ce matin peu avant matines. Je ne sais par quelle male aventure il a su que mon mari était parti hier matin pour Gênes ; toujours est-il que ce matin, à l’heure que je vous ai dite, il est entré dans mon jardin et a grimpé au moyen d’un arbre jusqu’à la fenêtre de ma chambre qui donne sur le jardin, et déjà il avait ouvert la fenêtre et voulait entrer dans ma chambre, quand m’étant réveillée soudain, je me levai et me serais mise à crier, j’aurais crié, si lui, qui n’était pas encore entré, ne m’eût demandé merci au nom de Dieu et au vôtre, me disant qui il était ; pour quoi, l’entendant, je me tus par déférence pour vous, et nue comme je vins au monde, je courus lui fermer la fenêtre au visage. Quant à lui je crois qu’il s’en est allé en sa male heure, pour ce que je ne l’ai plus entendu. Maintenant, si c’est là une chose belle et qu’il faille endurer, voyez-le vous-même. Pour moi, je n’entends pas la supporter plus longtemps ; je pense au contraire en avoir trop souffert de sa part, par égard pour vous. » Le moine oyant cela, fut l’homme le plus irrité du monde et ne savait que dire, si ce n’est de lui demander à plusieurs reprises si elle avait bien reconnu que c’était lui et non un autre. À quoi la dame répondit : « Loué soit Dieu, si je ne le reconnais pas d’avec un autre ! je vous dis que c’était lui, et quand il le nierait, ne le croyez pas. » Le moine dit alors : « Ma fille, il n’y a rien à dire cette fois, sinon que c’est là une hardiesse trop grande et une mauvaise action ; et toi tu as fait ton devoir, en le renvoyant comme tu l’as fait. Mais je te prie, afin que Dieu te garde de la honte, de même que tu as suivi deux fois mon conseil, de le suivre encore cette fois, c’est-à-dire de me laisser faire, sans te plaindre à aucun de tes parents, pour voir si je peux dompter ce diable déchaîné que je croyais être un saint. Si je puis faire tant que de le tirer de cette bestialité, ce sera bien ; et si je ne puis, je te donne maintenant, en même temps que ma bénédiction, ma parole que tu pourras faire ce que tu jugeras à propos, et que ce sera bien fait. — Or, voici, dit la dame, pour cette fois je ne veux pas vous irriter ni vous désobéir ; mais faites en sorte qu’il se donne de garde de m’ennuyer davantage, car je vous promets de ne plus revenir à vous pour ce motif. » Et sans en dire plus, quasi toute courroucée, elle quitta le moine.
La dame était à peine hors de l’église, que le brave homme survint et fut appelé par le moine, qui, l’ayant pris à part, lui dit les plus grandes injures qui eussent jamais été dites à un homme, le traitant de parjure et de traître. L’autre, qui déjà par deux fois avait reconnu ce que signifiaient les reproches de ce moine, était aux écoutes, et par des réponses embarrassées s’ingéniant à le faire parler, il lui dit tout d’abord : « Pourquoi ce courroux, messire ! ai-je crucifié le Christ ? » À quoi le moine répondit : « Voyez le déhonté ! entendez ce qu’il dit ! il parle ni plus ni moins comme si un an ou deux s’étaient passés, et comme si ses méfaits et sa malhonnêteté eussent été oubliés par longueur de temps. T’est-il donc, depuis ce matin jusqu’à présent, sorti de la mémoire que tu avais outragé autrui ? Où as-tu été ce matin un peu avant le jour ? » Le brave homme répondit : « Je ne sais où j’ai été ; mais la nouvelle vous en est arrivée bien vite. — C’est vrai, dit le moine, que la nouvelle m’en est arrivée. Je m’avise que tu croyais que, parce que le mari n’y était pas, la gente dame dût te recevoir incontinent dans ses bras. Hé ! messire, en voilà un honnête homme ! il est devenu coureur de nuit, ouvreur de jardin et grimpeur d’arbres. Croyais-tu par ton importunité vaincre l’honnêteté de cette dame, que tu vas grimper jusqu’à ses fenêtres la nuit le long des arbres ? Rien ne lui déplaît plus au monde que toi ; cependant tu tentes de nouveau l’aventure. En vérité, laissons de côté qu’elle te l’a montré en beaucoup de choses, mais tu t’es bien amendé par mes admonestations ! Mais voici ce que je veux te dire. Jusqu’ici, non par l’amour qu’elle te porte, mais grâce à l’instance de mes prières, elle a tu ce que tu as fait, mais elle ne le taira plus ; je lui ai accordé la permission, si tu lui déplais encore en quoi que ce soit, de faire à sa guise. Que feras-tu, si elle le dit à ses frères ? »
Le brave homme ayant suffisamment compris ce qu’il avait besoin de savoir, apaisa le moine du mieux qu’il sut et qu’il put par d’amples promesses, et prit congé de lui. Le lendemain matin il pénétra dans le jardin, grimpa sur l’arbre, et ayant trouvé la fenêtre ouverte il entra dans la chambre où, le plus tôt qu’il put, il se mit dans les bras de sa belle dame. Celle-ci, qui l’avait attendu avec le plus grand désir le reçut joyeusement en disant : « Grand merci à messer le moine, qui t’a si bien enseigné le chemin pour venir ici. » Puis, prenant l’un de l’autre plaisir, causant et riant beaucoup de la simplicité de l’imbécile de moine, plaisantant les étoupes, les peignes et les cardes, ils se satisfirent ensemble à leur grand contentement. Et ayant combiné leurs plans, ils firent en sorte, sans plus avoir à retourner vers messer le moine, de se retrouver ensemble un grand nombre d’autres nuits avec un égal plaisir. Et je prie Dieu que sa sainte miséricorde m’en octroie de semblables à moi et à toutes les âmes chrétiennes qui en ont désir.