LETTRES DIVERSES


(1686-1687)

Plus de vingt ans séparent les lettres suivantes de celles que La Fontaine envoya à sa femme lors de son voyage en Limousin (voir supra). Depuis, l’écrivain est devenu célèbre, mais l’homme est resté semblable à lui-même. Dans sa correspondance avec ses amis comme Racine ou Saint-Évremond, La Fontaine, ironique envers lui-même, amusé d’un rien et toujours sensible à la grâce féminine, a gardé le même ton qu’autrefois.

LETTRE À M. RACINE DU 6 JUIN 1686

Poignan1, à son retour de Paris, m’a dit que vous preniez mon silence en fort mauvaise part : d’autant plus qu’on vous avait assuré que je travaillais sans cesse depuis que je suis à Château-Thierry et qu’au lieu de m’appliquer à mes affaires je n’avais que des vers en tête. Il n’y a de tout cela que la moitié de vrai : mes affaires m’occupent autant qu’elles en sont dignes, c’est-à-dire nullement ; mais le loisir qu’elles me laissent, ce n’est pas la poésie, c’est la paresse qui l’emporte. Je trouvai ici, le lendemain de mon arrivée, une lettre et un couplet d’une fille âgée seulement de huit ans ; j’y ai répondu ; ç’a été ma plus forte occupation depuis mon arrivée. Voici donc le couplet, avec le billet qui l’accompagne :

 

Sur l’air de Joconde

Quand je veux faire une chanson

Au parfait La Fontaine,

Je ne puis rien tirer de bon

De ma timide veine.

Elle est tremblante à ce moment,

Je n’en suis pas surprise :

Devant lui un faible talent

Ne peut être de mise.

Je crois en vérité que je ne serais jamais parvenue à faire une chanson pour vous, Monsieur, si je n’avais en vue de m’en attirer une des vôtres ; vous me l’avez promise, et vous avez affaire à une personne qui est vive sur ses intérêts ; songez que je vous assassinerai jusqu’à ce que vous m’ayez tenu votre parole. De grâce, Monsieur, ne négligez point une petite Muse qui pourrait parvenir si vous lui jetiez un regard favorable.

Ce couplet et cette lettre, si ce qu’on me mande de Paris est bien vrai, n’ont pas coûté une demi-heure à la demoiselle, qui quelquefois met de l’amour dans ses chansons, sans savoir ce que c’est qu’amour. Comme j’ai vu qu’elle ne me laisserait point en repos que je n’eusse écrit quelque chose pour elle, je lui ai envoyé les trois couplets suivants : ils sont sur le même air.

Paule, vous faites joliment

Lettres et chansonnettes ;

Quelques grains d’amour seulement,

Elles seraient parfaites.

Quand ses soins au cœur sont connus,

Une Muse sait plaire :

Jeune Paule, trois ans de plus

Font beaucoup à l’affaire.

Vous parlez quelquefois d’amour,

Paule, sans le connaître ;

Mais j’espère vous voir un jour

Ce petit dieu pour maître.

Le doux langage des soupirs

Est pour vous lettre close :

Paule, trois retours de Zéphyrs

Font beaucoup à la chose.

Si cet enfant dans vos chansons

A des grâces naïves,

Que sera-ce quand ses leçons

Seront un peu plus vives ?

Pour aider l’esprit en ces vers

Le cœur est nécessaire :

Trois printemps sur autant d’hivers

Font beaucoup à l’affaire.

Voyez, Monsieur, s’il y avait là de quoi vous fâcher de ce que je ne vous envoie pas les belles choses que je produis. Il est vrai que j’ai promis une lettre au prince de Conti ; elle est à présent sur le métier : les vers suivants y trouveront leur place.

Un sot plein de savoir est plus sot qu’un autre homme ;

Je le fuirais jusques à Rome,

Et j’aimerais mille fois mieux

Un glaive aux mains d’un furieux

Que l’étude en certains génies.

Ronsard est dur, sans goût, sans choix,

Arrangeant mal ses mots, gâtant par son françois

Des Grecs et des Latins les grâces infinies.

Nos aïeux, bonnes gens, lui laissaient tout passer,

Et d’éruditions ne se pouvaient lasser.

C’est un vice aujourd’hui : l’on oserait à peine

En user seulement une fois la semaine.

Quand il plaît au hasard de vous en envoyer,

Il faut les bien choisir, puis les bien employer,

Très sûrs qu’avec ce soin l’on n’est pas sûr de plaire.

« Cet auteur a, dit-on, besoin d’un commentaire ;

On voit bien qu’il a lu ; mais ce n’est pas l’affaire :

Qu’il cache son savoir, et montre son esprit.

Racan ne savait rien ; comment a-t-il écrit ? »

Et mille autres raisons, non sans quelque apparence.

Malherbe de ces traits usait plus fréquemment :

Sous lui la Cour n’osait encore ouvertement

Sacrifier à l’ignorance.

Puisque je vous envoie ces petits échantillons, vous en conclurez s’il vous plaît, qu’il est faux que je fasse le mystérieux avec vous. Mais, je vous en prie, ne montrez ces derniers vers à personne : car Madame de La Sablière ne les a pas encore vus.

 

En 1687, à la suite de quelque aventure galante, la duchesse de Bouillon s’exile en Angleterre. Elle y rejoint sa sœur Hortense Mancini, duchesse de Mazarin. Celle-ci a pour ami et confident Saint-Évremond, qui fait également partie de la petite colonie française à Londres avec laquelle La Fontaine est en relations épistolaires. Ce sont eux qui proposeront au fabuliste de l’accueillir en Angleterre après la mort de Mme de La Sablière. La lettre suivante daterait, selon Pierre Clarac, de septembre ou octobre 1687.

À MADAME LA DUCHESSE DE BOUILLON

Madame,

Nous commençons ici de murmurer contre les Anglais de ce qu’ils vous retiennent si longtemps. Je suis d’avis qu’ils vous rendent à la France avant la fin de l’automne, et qu’en échange nous leur donnions deux ou trois îles dans l’Océan. S’il ne s’agissait que de ma satisfaction, je leur céderais tout l’Océan même. Mais peut-être avons-nous plus de sujet de nous plaindre de votre sœur que de l’Angleterre. On ne quitte pas Madame la duchesse Mazarin comme l’on voudrait. Vous êtes toutes deux environnées de ce qui fait oublier le reste du monde, c’est-à-dire d’enchantements et de grâces de toutes sortes.

On m’a mandé que Votre Altesse était admirée de tous les Anglais, et pour l’esprit, et pour les manières, et pour mille qualités qui se sont trouvées de leur goût. Cela vous est d’autant plus glorieux que les Anglais ne sont pas de fort grands admirateurs. Je me suis seulement aperçu qu’ils connaissent le vrai mérite, et en sont touchés.

Votre philosophe3 a été bien étonné quand on lui a dit que Descartes n’était pas l’inventeur de ce système que nous appelons la machine des animaux4, et qu’un Espagnol5 l’avait prévenu. Cependant, quand on ne lui en aurait point apporté de preuves, je ne laisserais pas de le croire, et ne sais que les Espagnols qui pussent bâtir un château tel que celui-là. Tous les jours je découvre ainsi quelque opinion de Descartes répandue de côté et d’autre dans les ouvrages des anciens, comme celle-ci : qu’il n’y a point de couleurs au monde ; ce ne sont que de différents effets de la lumière sur de différentes superficies6. Adieu les lis et les roses de nos Amintes. Il n’y a ni peau blanche ni cheveux noirs ; notre passion n’a pour fondement qu’un corps sans couleur. Et, après cela, je ferai des vers pour la principale beauté des femmes !

Ceux qui ne seront pas suffisamment informés de ce que sait Votre Altesse, et de ce qu’elle voudrait savoir sans se donner d’autres peines que d’en entendre parler à table, me croiront peu judicieux de vous entretenir ainsi de philosophie ; mais je leur apprends que toutes sortes de sujets vous conviennent, aussi bien que toutes sortes de livres, pourvu qu’ils soient bons.

Nul auteur de renom n’est ignoré de vous ;

L’accès leur est permis à tous.

Pendant qu’on lit leurs vers, vos chiens ont beau se battre :

Vous mettez les holas en écoutant l’auteur ;

Vous égalez ce dictateur

Qui dictait tout d’un temps à quatre.

C’était, ce me semble, Jules César : il faisait à la fois quatre dépêches sur quatre matières différentes. Vous ne lui devez rien de ce côté-là ; et il me souvient qu’un matin, vous lisant des vers, je vous trouvai en même temps attentive à ma lecture et à trois querelles d’animaux. Il est vrai qu’ils étaient sur le point de s’étrangler : Jupiter le conciliateur n’y aurait fait œuvre. Qu’on juge par là, Madame, jusqu’où votre imagination peut aller quand il n’y a rien qui la détourne. Vous jugez de mille sortes d’ouvrages, et en jugez bien :

À propos d’Anacréon, j’ai presque envie d’évoquer son ombre ; mais je pense qu’il vaudrait mieux le ressusciter tout à fait. Je m’en irai pour cela trouver un gymnosophiste, de ceux qu’alla voir Apollonius Tyaneus11. Il apprit tant de choses d’eux qu’il ressuscita une jeune fille. Je ressusciterai un vieux poète. Vous et Madame Mazarin nous rassemblerez. Nous nous rencontrerons en Angleterre, M. Waller et M. de Saint-Évremond, le vieux Grec, et moi. Croyez-vous, Madame, qu’on pût trouver quatre poètes mieux assortis ?

Il nous ferait beau voir parmi de jeunes gens

Inspirer le plaisir, danser, et nous ébattre,

Et, de fleurs couronnés ainsi que le Printemps,

Faire trois cents ans à nous quatre.

Après une entrevue comme celle-là, et que j’aurai renvoyé Anacréon aux Champs Élysées, je vous demanderai mon audience de congé. Il faudra que je voie auparavant cinq ou six Anglais, et autant d’Anglaises (les Anglaises sont bonnes à voir, à ce que l’on dit). Je ferai souvenir notre ambassadeur de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la dévotion que j’ai toujours eue pour lui. Je le prierai, et M. de Bonrepaux12, de me charger de quelques dépêches. Ce sont à peu près toutes les affaires que je puis avoir en Angleterre. J’avais fait aussi dessein de convertir Madame d’Hervart, Madame de Gouvernet, et Madame d’Helang, parce que ce sont des personnes que j’honore ; mais on m’a dit que je ne trouverais pas les sujets encore assez disposés. Or je ne suis bon, non plus que Perrin Dandin, que quand les parties sont lasses de contester13. Une chose que je souhaiterais avant toutes, ce serait que l’on me procurât l’honneur de faire la révérence au monarque ; mais je ne l’oserais espérer. C’est un prince qui mérite qu’on passe la mer afin de le voir, tant il a de qualités convenables à un souverain, et de véritables passions pour la gloire. Il n’y en a pas beaucoup qui y tendent, quoique tous le dussent faire en ces places-là.

Ce n’est pas un vain fantôme

Que la gloire et la grandeur ;

Et Stuart en son royaume

Y court avec plus d’ardeur

Qu’un amant à sa maîtresse.

Ennemi de la mollesse,

Il gouverne son État

En habile potentat.

De cette haute science

L’original est en France :

Jamais on n’a vu de roi

Qui sût mieux se rendre maître,

Fort souvent jusques à l’être

Encore ailleurs que chez soi.

L’art est beau, mais toutes têtes

N’ont pas droit de l’exercer :

Louis a su s’y tracer

Un chemin par ses conquêtes.

On trouvera ses leçons

Chez ceux qui feront l’histoire :

J’en laisse à d’autres la gloire,

Et reviens à mes moutons.

Ces moutons, Madame, c’est Votre Altesse et Madame Mazarin. Ce serait le lieu de faire aussi son éloge, afin de le joindre au vôtre ; mais, toutes réflexions faites, comme ces sortes d’éloges sont une matière un peu délicate, je crois qu’il vaut mieux que je m’en abstienne.

Vous vous aimez en sœurs ; cependant j’ai raison

D’éviter la comparaison.

L’or se peut partager, mais non pas la louange.

Le plus grand orateur, quand ce serait un ange,

Ne contenterait pas, en semblables desseins,

Deux belles, deux héros, deux auteurs, ni deux saints.

Je suis avec un profond respect, Madame,

de Votre Altesse Sérénissime,

le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur.

RÉPONSE DE MONSIEUR DE SAINTVREMOND À LA LETTRE DE MONSIEUR DE LA FONTAINE
ÉCRITE À
MADAME LA DUCHESSE DE BOUILLON

Si vous étiez aussi touché du mérite de Madame de Bouillon que nous en sommes charmés, vous l’auriez accompagnée en Angleterre, où vous eussiez trouvé des dames qui vous connaissent autant par vos ouvrages que vous connaît Madame de La Sablière par votre commerce et votre entretien. Elles n’ont pas eu le plaisir de vous voir, qu’elles souhaitaient fort ; mais elles ont celui de lire une lettre assez galante et assez ingénieuse pour donner de la jalousie à Voiture, s’il vivait encore.

Madame de Bouillon, Madame Mazarin et Monsieur l’Ambassadeur ont voulu que j’y fisse une espèce de réponse. L’entreprise est difficile ; je ne laisserai pas de me mettre en état de leur obéir.

Je ne parlerai point des rois,

Ce sont des dieux vivants que j’adore en silence.

Loués à notre goût et non pas à leur choix,

Ils méprisent notre éloquence.

Dire de leur valeur ce qu’on a dit cent fois

Du mérite passé de quelque autre vaillance,

Donner un tour antique à de nouveaux exploits,

C’est des vertus du temps ôter la connaissance.

J’aime à leur plaire en respectant leurs droits,

Rendant toujours à leur puissance,

À leurs volontés, à leurs lois,

Une parfaite obéissance.

Sans moi leur gloire a su passer les mers.

Sans moi leur juste renommée

Par toute la terre est semée.

Ils n’ont que faire de mes vers.

Madame de Bouillon se passerait bien de ma prose après avoir lu le bel éloge que vous lui avez envoyé. Je dirai pourtant qu’elle a des grâces qui se répandent sur tout ce qu’elle fait et sur tout ce qu’elle dit, qu’elle n’a pas moins d’acquis que de naturel, de savoir que d’agrément.

En des contestations assez ordinaires, elle dispute avec esprit, souvent à ma honte avec raison, mais une raison animée qui paraît de la passion aux connaisseurs médiocres, et que les délicats mêmes auraient de la peine à distinguer de la colère dans une personne moins aimable qu’elle n’est. Je passerai le chapitre de Madame Mazarin comme celui des rois, dans le silence d’une secrète adoration. Travaillez, Monsieur, tout grand poète que vous êtes, à vous former une belle idée, et, malgré l’effort de votre esprit, vous serez honteux de ce que vous aurez imaginé, quand vous verrez une personne si admirable.

Ouvrages de la fantaisie,

Fictions de la poésie

Dans vos chefs-d’œuvre inventés

Vous n’avez rien d’égal à ses moindres beautés.

Loin d’ici, figures usées,

Comparaisons aujourd’hui méprisées !

Ce serait embellir la lumière des cieux

Que de la comparer à l’éclat de ses yeux.

Et vous, beautés qu’on loue en son absence,

Attraits nouveaux, doux et tendres appas

Qu’on peut aimer où les siens ne sont pas,

Empêchez-la de revenir en France,

Par tous moyens traversez son retour.

Jeunes beautés, tremblez au nom d’Hortense :

Si la mort d’un époux la rend à votre Cour,

Vous ne soutiendrez pas un moment sa présence.

La solidité de Monsieur l’Ambassadeur l’a rendu assez insensible aux louanges ; mais quelque rigueur qu’il tienne à son mérite, il est touché secrètement de celles que vous lui avez données.

Je voudrais que ma lettre fût assez heureuse pour avoir le même succès auprès de vous.

Vous possédez tout le bon sens

Qui sert à consoler des maux de la vieillesse.

Vous avez plus de feu que n’ont les jeunes gens,

Eux, moins que vous de goût et de justesse.

Après avoir parlé de votre esprit, il faut dire un mot de votre morale.

S’accommoder aux ordres du destin,

Aux plus heureux ne porter point d’envie,

De ce faux air d’esprit que prend un libertin

Connaître avec le temps comme nous la folie,

Et dans les vers, jeu, musique et bon vin

Entretenir son innocente vie,

C’est le moyen d’en reculer la fin.

Monsieur Waller, dont nous regrettons la perte sensiblement, a poussé la vie et la vigueur de l’esprit jusqu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Et dans la douleur que m’apporte

Ce triste et malheureux trépas,

Je dirais en pleurant que toute muse est morte,

Si la vôtre ne vivait pas.

Ô vous, nouvel Orphée, ô vous, de qui la veine

Peut charmer des Enfers la noire souveraine

Et le terrible dieu qu’on appelle Pluton,

Daignez, tout-puissant La Fontaine,

Rendre au jour notre Waller au lieu d’Anacréon.

Puissiez-vous pousser la vie plus loin que n’a fait Monsieur Waller !

Que plus longtemps votre muse agréable

Donne au public ses ouvrages galants !

Que tout chez vous puisse être conte et fable,

Hors le secret de vivre heureux cent ans !

(Texte des Œuvres diverses de 1729 repris in La Fontaine, Œuvres complètes, Pierre Clarac (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968.)

À M. DE SAINT-ÉVREMOND

Voilà, Monsieur, ce qui m’a empêché de vous remercier, aussi tôt que je le devais, de l’honneur que vous m’avez fait de m’écrire. Moins je méritais une lettre si obligeante, plus j’en dois être reconnaissant. Vous me louez de mes vers et de ma morale, et cela de si bonne grâce que la morale a fort à souffrir, je veux dire la modestie.

L’éloge qui vient de vous

Est glorieux et bien doux :

Tout le monde vous propose

Pour modèle aux bons auteurs ;

Vos beaux ouvrages sont cause

Que j’ai su plaire aux neuf Sœurs :

Cause en partie, et non toute,

Car vous voulez bien sans doute

Que j’y joigne les écrits

D’aucuns de nos beaux esprits.

J’ai profité dans Voiture ;

Et Marot par sa lecture

M’a fort aidé, j’en conviens.

Je ne sais qui fut son maître :

Que ce soit qui ce peut être,

Vous êtes tous trois les miens.

J’oubliais maître François, dont je me dis encore le disciple, aussi bien que celui à maître Vincent, et celui de maître Clément4. Voilà bien des maîtres pour un écolier de mon âge. Comme je ne suis pas fort savant en certain art de railleur où vous excellez, je prétends en aller prendre de vous des leçons sur les bords de l’Hippocrène ; bien entendu qu’il ait des bouteilles qui rafraîchissent. Nous serons entourés de Nymphes et de nourrissons du Parnasse, qui recueilleront sur leurs tablettes les moindres choses que vous direz. Je les vois d’ici qui apprennent dans votre école à juger de tout avec pénétration et avec finesse.

Au même endroit où vous dites que vous voulez rendre un culte secret à ces trois puissances, aussi bien à Madame Mazarin qu’aux deux Princes, vous me faites son portrait en disant qu’il est impossible de le bien faire, et en me donnant la liberté de me figurer des beautés et des grâces à ma fantaisie. Si j’entreprends d’y toucher, vous défiez en son nom la vérité et la fable, et tout ce que l’imagination peut fournir d’idées agréables et propres à enchanter. Je vous ferais mal ma cour si je me laissais rebuter par telles difficultés. Il faut vous représenter votre héroïne autant que l’on peut. Ce projet est un peu vaste pour un génie aussi borné que le mien. L’entreprise vous conviendrait mieux qu’à moi, que l’on a cru jusqu’ici ne savoir représenter que des animaux. Toutefois, afin de vous plaire et pour rendre ce portrait le plus approchant qu’il sera possible, j’ai parcouru le pays des Muses, et n’y ai trouvé en effet que de vieilles expressions que vous dites que l’on méprise. De là j’ai passé au pays des Grâces, où je suis tombé dans le même inconvénient. Les Jeux et les Ris sont encore des galanteries rebattues, que vous connaissez beaucoup mieux que je ne fais. Ainsi le mieux que je puis faire est de dire tout simplement que rien ne manque à votre héroïne de ce qui plaît, et de ce qui plaît un peu trop.

Que vous dirai-je davantage ?

Hortense eut du Ciel en partage

La grâce, la beauté, l’esprit ; ce n’est pas tout :

Les qualités du cœur ; ce n’est pas tout encore,

Pour mille autres appas le monde entier l’adore,

Depuis l’un jusqu’à l’autre bout.

L’Angleterre en ce point le dispute à la France :

Votre héroïne rend nos deux peuples rivaux.

Ô vous, le chef de ses dévots,

De ses dévots à toute outrance,

Faites-nous l’éloge d’Hortense.

Je pourrais en charger le dieu du double mont ;

Mais j’aime mieux Saint-Évremond.

Que direz-vous d’un dessein qui m’est venu dans l’esprit ? Puisque vous voulez que la gloire de Madame Mazarin remplisse tout l’univers, et que je voudrais que celle de Madame de Bouillon allât au-delà, ne dormons, ni vous ni moi, que nous n’ayons mis à fin une si belle entreprise. Faisons-nous chevaliers de la Table ronde : aussi bien est-ce en Angleterre que cette chevalerie a commencé. Nous aurons deux tentes en notre équipage, et au haut de ces deux tentes les deux portraits des divinités que nous adorons.

Au passage d’un pont, ou sur le bord d’un bois,

Nos hérauts publieront ce ban à haute voix :

Marianne sans pair, Hortense sans seconde,

Veulent les cœurs de tout le monde.

Si vous en êtes cru, le parti le plus fort

Penchera du côté d’Hortense ;

Si l’on m’en croit aussi, Marianne d’abord

Doit faire incliner la balance.

Hortense ou Marianne, il faut y venir tous ;

Je n’en sais point de si profane

Qui, d’Hortense évitant les coups,

Ne cède à ceux de Marianne.

Il nous faudra prier Monsieur l’Ambassadeur

Que, sans égard à notre ardeur,

Il fasse le partage, à moins que des deux belles

Il ne puisse accorder les droits,

Lui dont l’esprit foisonne en adresses nouvelles

Pour accorder ceux de deux rois.

Nous attendrons le retour des feuilles et celui de ma santé : autrement il me faudrait chercher en litière les aventures. On m’appellerait le chevalier du rhumatisme : nom qui, ce me semble, ne convient guère à un chevalier errant. Autrefois, que toutes saisons m’étaient bonnes, je me serais embarqué sans raisonner.

Rien ne m’eût fait souffrir, et je crains toute chose ;

En ce point seulement je ressemble à l’Amour.

Vous savez qu’à sa mère il se plaignit un jour

Du pli d’une feuille de rose ;

Ce pli l’avait blessé. Par quels cris forcenés

Aurait-il exprimé sa plainte,

Si de mon rhumatisme il eût senti l’atteinte ?

Il eût été puni de ceux qu’il a donnés.

C’est dommage que M. Waller nous ait quittés ; il aurait été du voyage. Je ne devrais peut-être pas le faire entrer dans une lettre aussi peu sérieuse que celle-ci. Je crois toutefois être obligé de vous rendre compte de ce qui lui est arrivé au-delà du fleuve d’Oubli. Vous regarderez cela comme un songe, si c’en peut être un ; cependant la chose m’est demeurée dans l’esprit comme je vais vous la dire.

Les beaux esprits, les sages, les amants,

Sont en débat dans les Champs Élysées :

Ils veulent tous en leurs départements

Waller pour hôte, ombre de mœurs aisées.

Pluton leur dit : « J’ai vos raisons pesées ;

Cet homme sut en quatre arts exceller :

Amour et vers, sagesse et beau parler ;

Lequel d’eux tous l’aura dans son domaine ? »

Sire Pluton, vous voilà bien en peine.

S’il possédait ces quatre arts en effet,

Celui d’amour, c’est chose toute claire,

Doit l’emporter : car, quand il est parfait,

C’est un métier qui les autres fait faire.

J’en reviens à ce que vous dites de ma morale, et suis fort aise que vous ayez de moi l’opinion que vous en avez. Je ne suis pas moins ennemi que vous du faux air d’esprit que prend un libertin. Quiconque l’affectera, je lui donnerai la palme du ridicule.

Rien ne m’engage à faire un livre ;

Mais la raison m’oblige à vivre

En sage citoyen de ce vaste Univers ;

Citoyen qui, voyant un monde si divers,

Rend à son auteur les hommages

Que méritent de tels ouvrages.

Ce devoir acquitté, les beaux vers, les doux sons,

Il est vrai, sont peu nécessaires :

Mais qui dira qu’ils soient contraires

À ces éternelles leçons ?

On peut goûter la joie en diverses façons :

Au sein de ses amis répandre mille choses,

Et, recherchant de tout les effets et les causes,

À table, au bord d’un bois, le long d’un clair ruisseau,

Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau,

Pourvu que ce dernier se traite à la légère,

Et que la nymphe ou la bergère

N’occupe notre esprit et nos yeux qu’en passant :

Le chemin du cœur est glissant.

Sage Saint-Évremond, le mieux est de m’en taire,

Et surtout n’être plus chroniqueur de Cythère,

Logeant dans mes vers les Chloris,

Quand on les chasse de Paris.

On va faire embarquer ces belles ;

Elles s’en vont peupler l’Amérique d’Amours6.

Que maint auteur puisse avec elles

Passer la Ligne pour toujours !

Ce serait un heureux passage.

Ah ! si tu les suivais, tourment qu’à mes vieux jours

L’hiver de nos climats promet pour apanage !

Crois-moi, triste tourment, consens à notre adieu ;

En ma faveur change de lieu,

Déloge enfin, ou dis que tu veux être cause

Que mes vers comme toi deviennent malplaisants.

S’il ne tient qu’à ce point, bientôt l’effort des ans

Fera sans ton secours cette métamorphose ;

De bonne heure il faudra s’y résoudre sans toi.

Sage Saint-Évremond, vous vous moquez de moi :

De bonne heure ! est-ce un mot qui me convienne encore,

À moi qui tant de fois ai vu naître l’aurore,

Et de qui les soleils se vont précipitant

Vers le moment fatal que je vois qui m’attend ?

Madame de La Sablière se tient extrêmement honorée de ce que vous vous êtes souvenu d’elle, et m’a prié de vous en remercier. J’espère que cela me tiendra lieu de recommandation auprès de vous, et que j’en obtiendrai plus aisément l’honneur de votre amitié. Je vous la demande, Monsieur, et vous prie de croire que personne n’est plus véritablement que moi, votre, etc.

À Paris, ce 18 décembre 1687.