Voici les derniers ouvrages de cette nature qui partiront des mains de l’auteur ; et par conséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses, et les licences qu’il s’est données. Nous ne parlons point des mauvaises rimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans élision ; ni en général de ces sortes de négligences qu’il ne se pardonnerait pas lui-même en un autre genre de poésie ; mais qui sont inséparables, pour ainsi dire, de celui-ci. Le trop grand soin de les éviter jetterait un faiseur de contes en de longs détours, en des récits aussi froids que beaux, en des contraintes fort inutiles ; et lui ferait négliger le plaisir du cœur pour travailler à la satisfaction de l’oreille. Il faut laisser les narrations étudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un poème épique des aventures de Renaud d’Ast1. Quand celui qui a rimé ces nouvelles y aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande ; outre que ce soin s’y remarquerait d’autant plus qu’il y est moins nécessaire, et que cela contrevient aux préceptes de Quintilien ; encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, qui est d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui son attention, de lui plaire enfin. Car, comme l’on sait, le secret de plaire ne consiste pas toujours en l’ajustement2 ; ni même en la régularité3 : il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher4. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? Nous ne voulons pas ôter aux modernes la louange qu’ils ont méritée. Le beau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes sont des perfections en un poète ; cependant que l’on considère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela se rencontre ; peut-être y trouvera-t-on beaucoup moins de sel, j’oserais dire encore, bien moins de grâces, qu’en celles de Marot et de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces derniers soient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu’on nous impute. On dira que ce n’étaient pas des fautes en leur siècle, et que c’en sont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un même raisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c’en serait en effet un autre genre de poésie, mais que ce n’en sont point dans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant. Il ne faut que lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractère de Marot. Car notre auteur ne prétend pas que la gloire lui en soit due, ni qu’il ait mérité non plus de grands applaudissements du public pour avoir rimé quelques contes. Il s’est véritablement engagé dans une carrière toute nouvelle, et l’a fournie5 le mieux qu’il a pu ; prenant tantôt un chemin, tantôt l’autre ; et marchant toujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieux poètes, Quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat, potius quam istorum diligentiam6. Mais en disant que nous voulions passer ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés à l’examiner. Et possible n’a-ce pas été inutilement ; car il n’y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences. Venons à la liberté que l’auteur se donne de tailler dans le bien d’autrui ainsi que dans le sien propre, sans qu’il en excepte les nouvelles même les plus connues, ne s’en trouvant point d’inviolable pour lui. Il retranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, quelquefois le principal événement et la suite : enfin, ce n’est plus la même chose ; c’est proprement une nouvelle nouvelle ; et celui qui l’a inventée aurait bien de la peine à reconnaître son propre ouvrage. Non sic decet contaminari fabulas7, diront les critiques. Et comment ne le diraient-ils pas ? Ils ont bien fait le même reproche à Térence ; mais Térence s’est moqué d’eux ; et a prétendu avoir droit d’en user ainsi. Il a mêlé du sien parmi les sujets qu’il a tirés de Ménandre, comme Sophocle et Euripide ont mêlé du leur parmi ceux qu’ils ont tirés des écrivains qui les précédaient, n’épargnant histoire ni fable où il s’agissait de la bienséance et des règles du dramatique. Ce privilège cessera-t-il à l’égard des contes faits à plaisir ? Et faudra-t-il avoir dorénavant plus de respect, et plus de religion, s’il est permis d’ainsi dire, pour le mensonge, que les Anciens n’en ont eu pour la vérité ? Jamais ce qu’on appelle un bon conte ne passe d’une main à l’autre sans recevoir quelque nouvel embellissement. D’où vient donc, nous pourra-t-on dire, qu’en beaucoup d’endroits l’auteur retranche au lieu d’enchérir ? Nous en demeurons d’accord, et il le fait pour éviter la longueur et l’obscurité, deux défauts intolérables dans ces matières, le dernier surtout : car si la clarté est recommandable en tous les ouvrages de l’esprit, on peut dire qu’elle est nécessaire dans les récits, où une chose, la plupart du temps, est la suite et la dépendance d’une autre, où le moindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que si le fil vient une fois à se rompre, il est impossible au lecteur de le renouer. D’ailleurs, comme les narrations en vers sont très malaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu’on peut : par ce moyen vous vous soulagez vous-même, et vous soulagez aussi le lecteur, à qui l’on ne saurait manquer d’apprêter des plaisirs sans peine. Que si l’auteur a changé quelques incidents, et même quelque catastrophe8, ce qui préparait cette catastrophe et la nécessité de la rendre heureuse l’y ont contraint. Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devait être content à la fin ; cela plaît toujours au lecteur ; à moins qu’on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses : mais il n’en faut point venir là, si l’on peut, ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace sur toutes choses : il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux crotesques9, et que nous fassions un ouvrage moitié femme moitié poisson. Ce sont les raisons générales que l’auteur a eues : on en pourrait encore alléguer de particulières, et défendre chaque endroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire à l’habileté et à l’indulgence des lecteurs. Ils se contenteront donc de ces raisons-ci. Nous les aurions mises un peu plus en jour, et fait valoir davantage, si l’étendue des préfaces l’avait permis.
Sire Guillaume allant en marchandise1,
Laissa sa femme enceinte de six mois ;
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise2,
Nommée Alix, du pays champenois.
5Compère André l’allait voir quelquefois :
À quel dessein, besoin n’est de le dire,
Et Dieu le sait : c’était un maître sire ;
Il ne tendait guère en vain ses filets ;
Ce n’était pas autrement sa coutume3.
10Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point.
Le trop d’esprit ne l’incommodait point :
De ce défaut on n’accusait la belle.
15Elle ignorait les malices d’amour.
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour.
Son mari donc se trouvant en emplette,
Elle au logis, en sa chambre seulette,
20André survient, qui sans long compliment
La considère ; et lui dit froidement :
Je m’ébahis comme au bout du royaume
S’en est allé le compère Guillaume,
Sans achever l’enfant que vous portez :
25Car je vois bien qu’il lui manque une oreille :
Votre couleur me le démontre assez,
En ayant vu mainte épreuve pareille.
Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt,
Que dites-vous ? quoi d’un enfant monaut4
30J’accoucherais ? N’y savez-vous remède ?
Si dea, fit-il, je vous puis donner aide
En ce besoin, et vous jurerai bien,
Qu’autre que vous ne m’en ferait tant faire.
Le mal d’autrui ne me tourmente en rien ;
35Fors5 excepté ce qui touche au compère :
Quant à ce point je m’y ferais mourir.
Or essayons, sans plus en discourir,
Si je suis maître à forger des oreilles.
Souvenez-vous de les rendre pareilles,
40Reprit la femme. Allez, n’ayez souci,
Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci.
Puis le galant montre ce qu’il sait faire.
Tant ne fut nice6 (encor que nice fût)
Madame Alix, que le jeu ne lui plût.
45Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection7
À son travail ; faisant ore8 un tendon,
Ore un repli, puis quelque cartilage ;
Et n’y plaignant9 l’étoffe et la façon.
50Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage ;
Puis le mettrons en sa perfection ;
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
Je vous en suis, dit-elle, bien tenue :
Bon fait avoir ici-bas un ami.
55Le lendemain, pareille heure venue,
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente.
Je viens, dit-il, toute affaire cessante,
Pour achever l’oreille que vous savez.
60Et moi, dit-elle, allais par un message
Vous avertir de hâter cet ouvrage :
Montons en haut. Dès qu’ils furent montés,
On poursuivit la chose encommencée.
Tant fut ouvré10 qu’Alix dans la pensée
65Sur cette affaire un scrupule se mit ;
Et l’innocente au bon apôtre dit :
Si cet enfant avait plusieurs oreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné.
Rien, rien, dit-il, à cela j’ai soigné ;
70Jamais ne faux11 en rencontres pareilles.
Sur le métier l’oreille était encor,
Quand le mari revient de son voyage ;
Caresse Alix, qui du premier abord :
Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage.
75Nous en tenions sans le compère André ;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente.
Sire André donc, toute affaire cessante,
En a fait une : il ne faut oublier
80De l’aller voir, et l’en remercier :
De tels amis on a toujours affaire.
Sire Guillaume, au discours qu’elle fit,
Ne comprenant comme il se pouvait faire
Que son épouse eût eu si peu d’esprit,
85Par plusieurs fois lui fit faire un récit
De tout le cas ; puis, outré de colère,
Il prit une arme à côté de son lit ;
Voulut tuer la pauvre Champenoise,
Qui prétendait ne l’avoir mérité.
90Son innocence et sa naïveté
En quelque sorte apaisèrent la noise.
Hélas monsieur, dit la belle en pleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ?
Je n’ai donné vos draps ni votre argent ;
95Le compte y est ; et quant au demeurant
André me dit quand il parfit l’enfant,
Qu’en trouveriez plus que pour votre usage :
Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi ;
Je m’en rapporte à votre bonne foi.
100L’époux sortant quelque peu de colère,
Lui répondit : Or bien, n’en parlons plus ;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire,
J’en suis d’accord, contester là-dessus
Ne produirait que discours superflus :
105Je n’ai qu’un mot12. Faites demain en sorte
Qu’en ce logis j’attrape le galant :
Ne parlez point de notre différend ;
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte.
Il vous le faut avoir adroitement ;
110Me feindre absent en un second voyage,
Et lui mander, par lettre ou par message,
Que vous avez à lui dire deux mots.
André viendra ; puis de quelques propos
L’amuserez ; sans toucher à l’oreille ;
115Car elle est faite, il n’y manque plus rien.
Notre innocente exécuta très bien
L’ordre donné ; ce ne fut pas merveille ;
La crainte donne aux bêtes de l’esprit.
André venu, l’époux guère ne tarde,
120Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde
Où se sauver : nul endroit il ne vit,
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe ; Alix ouvre la porte ;
Et de la main fait signe incontinent,
125Qu’en la ruelle est caché le galant.
Sire Guillaume était armé de sorte
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main-forte,
Ne le voulant sans doute assassiner ;
130Mais quelque oreille au pauvre homme couper :
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie,
Pays cruel et plein de barbarie.
C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas :
Puis l’emmena, sans qu’elle osât rien dire ;
135Ferma très bien la porte sur le sire.
André se crut sorti d’un mauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose.
Sire Guillaume, en rêvant à son cas
Change d’avis, en soi-même propose
140De se venger avecque moins de bruit,
Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.
Alix, dit-il, allez quérir la femme
De sire André ; contez-lui votre cas
De bout en bout ; courez, n’y manquez pas.
145Pour l’amener vous direz à la dame
Que son mari court un péril très grand ;
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles
On fait souffrir en rencontres pareilles :
150Chose terrible, et dont le seul penser
Vous fait dresser les cheveux à la tête ;
Que son époux est tout près d’y passer ;
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à la fête.
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
155Elle pourra faire changer la peine :
Amenez-la, courez ; je vous promets
D’oublier tout, moyennant qu’elle vienne.
Madame Alix bien joyeuse s’en fut
Chez sire André dont la femme accourut
160En diligence, et quasi hors d’haleine ;
Puis monta seule, et ne voyant André
Crut qu’il était quelque part enfermé.
Comme la dame était en ces alarmes,
Sire Guillaume, ayant quitté ses armes
165La fait asseoir, et puis commence ainsi :
L’ingratitude est mère de tout vice.
André m’a fait un notable service ;
Parquoi, devant que vous sortiez d’ici,
Je lui rendrai si je puis la pareille.
170En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix : je veux d’un si bon tour
Me revancher, et je pense une chose :
Tous vos enfants ont le nez un peu court ;
Le moule en est assurément la cause.
175Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder
Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire.
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit,
180Moitié raisin, moitié figue13, en jouit.
La dame prit le tout en patience ;
Bénit le ciel de ce que la vengeance
Tombait sur elle, et non sur sire André,
Tant elle avait pour lui de charité.
185Sire Guillaume était de son côté
Si fort ému, tellement irrité,
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce
Du talion, rendant à son époux
Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace14.
190Qu’on dit bien vrai que se venger est doux !
Très sage fut d’en user de la sorte :
Puisqu’il voulait son honneur réparer,
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront, à mon sens, se tirer.
195André vit tout, et n’osa murmurer ;
Jugea des coups ; mais ce fut sans rien dire ;
Et loua Dieu que le mal n’était pire.
Pour une oreille il aurait composé15.
Sortir à moins c’était pour lui merveilles :
200Je dis à moins ; car mieux vaut, tout prisé,
Cornes gagner que perdre ses oreilles.
Avec ce récit, La Fontaine nous donne un modèle de contamination en fondant en un seul conte des éléments provenant de trois nouvelles. Trois, car en plus des Cent Nouvelles nouvelles et du Décaméron, La Fontaine a puisé chez Bonaventure Des Périers.
Dans le duché de Bourgogne vivait naguère un noble chevalier (dont l’histoire que voici tait le nom) qui était marié à une femme fort belle. Tout près du château où résidait le chevalier demeurait un meunier, marié lui aussi à une femme jeune et très belle.
Un beau jour, le chevalier, pour passer le temps et se détendre, faisait sa promenade aux alentours de son château. Au bord de la rivière sur laquelle étaient construits la maison et le moulin du meunier (qui, en ce moment, n’était pas chez lui, mais à Dijon ou à Beaune), il aperçut et reconnut la femme du meunier, portant deux cruches qu’elle était allée remplir d’eau à la rivière. Il s’approcha d’elle et la salua courtoisement ; et elle, en femme raisonnable et bien élevée, lui rendit son salut en lui faisant la révérence, comme il se devait. Notre chevalier, à la vue de la meunière, qui était très belle, très bien faite, mais à qui l’esprit avait été bien chichement accordé, s’approcha d’elle, de fort bonne humeur, et lui dit : « Oh ! oh ! ma chère amie, je vois bien que vous êtes malade et que vous courez un grand danger ! » À ces mots, la meunière s’approcha de lui et dit : « Hélas ! monseigneur, qu’est-ce que j’ai donc qui ne va pas ? — En vérité, ma chère, je vois bien que, si vous continuez à marcher un peu, votre devant risque fort de tomber et je n’hésite pas à vous dire que vous ne le porterez pas bien longtemps avant que vous ne le laissiez tomber. Et je connais bien la question. » La simple meunière, à entendre les paroles de monseigneur, fut à la fois stupéfaite et affligée ; stupéfaite, car elle se demandait comment monseigneur avait pu savoir et voir que ce malheur arrivait ; affligée d’apprendre la perte de la meilleure partie de son corps, celle dont elle se servait le mieux, et son mari avec elle. Aussi répondit-elle : « Hélas ! monseigneur, que me dites-vous là ? À quoi voyez-vous donc que mon devant risque de tomber ? J’ai pourtant le sentiment, moi, qu’il tient très bien. — Eh ! eh ! chère amie, répondit monseigneur, contentez-vous de ce que je vous dis et soyez bien assurée que c’est la vérité. Vous ne seriez d’ailleurs pas la première à qui la chose est arrivée. — Hélas ! dit-elle, monseigneur, mais alors je suis une femme ruinée, déshonorée, perdue ! Et que dira mon mari, bonne sainte Vierge, quand il apprendra ce malheur ? Il ne fera plus aucun cas de moi. — Ne vous désespérez pas avant l’heure, chère amie, dit monseigneur, la chose n’est pas encore faite. Et puis il y a d’excellents remèdes. » Quand la jeune meunière entend dire qu’on trouvera aisément remède à son cas, elle commence à reprendre ses couleurs et, du mieux qu’elle peut, elle prie monseigneur, au nom de Dieu, de lui faire la grâce de bien vouloir lui enseigner ce qu’elle doit faire pour empêcher ce pauvre devant de tomber. Monseigneur, qui était la complaisance et la politesse mêmes, en particulier chaque fois qu’il s’adressait aux dames, lui dit : « Ma chère, puisque vous êtes une femme belle et de qualité et que j’aime bien votre mari, il me prend grande pitié de votre cas. Aussi vais-je vous enseigner comment vous pourrez conserver votre devant. — Et que dois-je donc faire, monseigneur ? — Chère amie, dit-il, pour éviter la chute de votre devant, le remède c’est que, le plus tôt et le plus souvent possible, vous le fassiez retaper. — Retaper, monseigneur ? Et qui saurait me faire cela ? À qui faudrait-il que je m’adresse pour faire faire ce travail comme il faut ? — Je vais vous le dire, ma chère, répondit monseigneur. Puisque c’est moi qui vous ai prévenue de cette mésaventure, qui était imminente et fâcheuse, et que je vous ai informée du remède nécessaire pour couper court aux inconvénients qui pourraient, à l’occasion, découler de votre cas (ce dont vous me saurez gré, j’en suis sûr), je veux bien accepter, pour que soit toujours plus grande l’amitié qui nous unit tous les deux, de vous retaper moi-même votre devant et je vous le remettrai en si bel et bon état que vous pourrez l’emporter partout en toute sécurité, sans vous en inquiéter ni redouter que jamais vous puissiez le voir tomber ; de cela je me porte garant, entièrement. » Si notre meunière fut joyeuse, il n’est pas besoin de le dire ni de le demander, elle qui s’affligeait de n’avoir pas assez d’éducation pour remercier convenablement monseigneur. Ils se mirent alors en route, monseigneur et elle, et arrivèrent au moulin où ils ne tardèrent guère à mettre l’ouvrage en chantier. En effet, monseigneur, dans sa grande obligeance, d’un outil qu’il portait sur lui retapa trois ou quatre fois en peu de temps le devant de notre meunière qui en éprouva une bien grande satisfaction. Une fois le travail achevé et cent propos échangés, un jour fut fixé pour travailler encore à ce devant et monseigneur partit et, d’un pas guilleret, regagna son château. Au jour dit monseigneur se rendit chez la meunière et, de la même façon que précédemment, il s’employa du mieux qu’il put à retaper ce devant. Il s’attela tant et si bien à la tâche, au long des jours, que ce devant fut finalement fixé à la perfection et tenait très solidement. Pendant que le chevalier retapait et chevillait le devant de la meunière, le meunier régla ses affaires et s’en revint chez lui, le cœur en fête ; sa femme ne fut pas moins heureuse que lui…
Après qu’ils eurent discuté de leurs problèmes et de leur travail, voici que la très raisonnable meunière dit à son mari : « Par ma foi, messire, nous devons une grande reconnaissance au seigneur de notre village. — Ah ! oui, mon amie, dit le meunier, et pourquoi cela ? — Il est bien normal que je vous le raconte, pour que vous soyez en mesure de le remercier, car vous ne sauriez vous en dispenser. Il est arrivé ceci qu’un jour, pendant votre absence, monseigneur passait devant notre maison alors que j’allais à la rivière avec deux cruches. Il me salua ; j’en fis de même. Comme je marchais, il s’aperçut (je ne sais comment) que mon devant ne tenait plus qu’à un fil et que, fatalement, il allait tomber. Il eut la bonté de me le dire, ce qui me surprit beaucoup, Dieu en est témoin, et m’affligea tout autant que si c’était la fin du monde. Notre bon seigneur, à me voir ainsi désespérée, éprouva une très grande pitié. Et, de fait, il me fit connaître un remède radical pour me sauver de ce maudit danger. Mais il alla plus loin et me fit ce qu’il n’aurait jamais fait à une autre, car le remède dont il me fit confidence, qui était de faire retaper et recheviller mon devant pour l’empêcher de tomber, c’est lui-même qui me l’administra. Cela n’alla pas sans mal et il en prit plus d’une suée parce que mon cas exigeait des visites fréquentes. Que vous dire de plus ? Il s’est si bien acquitté de sa tâche que jamais nous ne saurions lui payer le service rendu. Par ma foi, un jour de cette semaine il m’a retapée trois ou quatre fois ; un autre jour, deux fois ; un autre encore trois fois. Il ne m’a pas abandonnée aussi longtemps que ma guérison n’a pas été complète. Aussi m’a-t-il laissée en tel état que mon devant tient, à l’heure qu’il est, aussi bien et aussi solidement que celui de femme de notre village. » Le bon meunier comprit parfaitement ce qui venait de lui arriver, mais son attitude ne trahit en rien les sentiments qui agitaient son cœur et, comme s’il était rempli de joie, il dit à sa femme : « Or çà, mon amie, je suis enchanté de voir que monseigneur a eu cette bonté pour nous et, s’il plaît à Dieu, quand la chose sera possible, j’en ferai tout autant pour lui, si je le puis. Mais toutefois, pour ce que votre affaire n’était pas bien catholique, gardez-vous bien d’en parler à qui que ce soit. Et d’ailleurs, puisque vous êtes tout à fait rétablie, il n’est plus nécessaire, désormais, de continuer à fatiguer monseigneur. — N’ayez crainte, dit la meunière, que j’en souffle jamais mot ; aussi bien monseigneur lui aussi me l’a interdit. » Notre meunier, qui n’était pas une bête, repensait souvent en lui-même au gracieux service que monseigneur lui avait rendu, mais il se comporta si bien et avec tant d’habileté que jamais ledit seigneur n’eut la moindre raison de penser que le meunier se doutait du bon tour qu’il lui avait joué ; au fond de lui-même il était bien persuadé que l’autre ignorait tout. Mais, hélas ! il savait tout et n’avait d’autre idée dans sa tête ni d’autre pensée dans son cœur que de se venger – s’il pouvait y parvenir – et de le faire de la même manière que le seigneur, quand il s’était joué de sa femme, ou d’une manière analogue. Son esprit, qui n’était point engourdi, s’activa tant qu’il trouva un moyen grâce auquel il lui paraissait évident que, s’il pouvait mettre son plan à exécution, monseigneur allait récupérer du beurre en échange de ses œufs…
À quelque temps de là il se trouva que monseigneur eut des affaires à régler ; il monta à cheval et prit congé de madame pour un bon mois, ce qui ne causa pas une joie modérée à notre meunier. Un beau jour, madame décida de prendre un bain. Elle fit tirer l’eau et chauffer les étuves chez elle pour elle seule. Notre meunier apprit évidemment la chose parce qu’il avait ses entrées là-bas. Aussi s’avisa-t-il de capturer un beau brochet qui était dans son béal et vint au château pour en faire présent à madame. Des servantes voulurent prendre le brochet et le donner à leur maîtresse de la part du meunier, mais il sut très bien les en empêcher, disant qu’il voulait offrir, en personne, son cadeau à madame ou alors, en vérité, il le remporterait. Finalement, parce qu’il faisait, pour ainsi dire, partie de la maison et qu’il était bon vivant, madame, qui était dans son bain, le fit venir. L’aimable meunier donna son cadeau, ce dont le remercia madame, puis elle le fit porter à la cuisine et apprêter pour le souper. Pendant que madame parlait au meunier, il aperçut à l’extrémité de la baignoire un très beau diamant fort gros, qu’elle avait ôté de son doigt de peur que l’eau ne l’abîme. Il l’escamota si naturellement que personne ne s’en rendit compte. Quand il jugea le moment venu, il souhaita la bonne nuit à madame et à sa compagnie et s’en retourna à son moulin, réfléchissant à la suite de l’affaire. Madame, qui menait joyeuse vie avec ses femmes, vit qu’il se faisait déjà tard et qu’il était l’heure de souper ; elle quitta son bain et entra dans son lit. Comme elle regardait ses bras et ses mains, elle ne vit plus son diamant. Elle appela alors ses femmes et leur réclama le diamant, demandant à laquelle elle l’avait confié. Chacune répond : « Ce ne fut pas à moi. — Ni à moi. — Ni à moi non plus. » On cherche en haut, en bas, dans la baignoire, sur la baignoire, partout… Rien à faire, il demeure introuvable. La recherche de ce diamant dura longtemps, sans qu’on en pût trouver la moindre trace, ce qui faisait faire bien du souci à madame parce qu’il avait été stupidement perdu et, qui plus est, dans sa propre chambre. Et puis monseigneur le lui avait donné le jour de ses noces, ce qui le lui rendait beaucoup plus précieux. On ne savait pas sur qui faire porter les soupçons ni à qui le demander et l’atmosphère de la maison en était fort alourdie. L’une des femmes eut une idée et dit : « Personne n’est entré ici en dehors de nous, qui y sommes encore, et du meunier. Aussi me semblerait-il bon de le faire venir. » On le fait venir. Il arrive. Madame, en proie à une irritation qui faisait d’elle la plus désagréable des femmes, demanda au meunier s’il n’avait pas vu son diamant. Et lui, montrant autant d’assurance à manier le mensonge qu’un autre à dire la vérité, protesta très fort de son innocence, osant même demander à madame si elle le prenait pour un voleur. À quoi elle répondit avec douceur : « Mais non, meunier, mais non. Mais ce ne serait pas du vol si vous aviez emporté mon diamant sans y prendre garde ! — Madame, dit le meunier, je vous donne ma parole que de votre diamant je n’ai aucune nouvelle. » La compagnie en fut tout abasourdie, en particulier madame qui en fut si fâchée qu’elle ne pouvait rien faire d’autre que pleurer à chaudes larmes, tant elle avait de regret de la perte de cette bague. La compagnie, dans son accablement, se met à discuter pour savoir ce qu’il faut faire. L’une dit qu’il ne peut pas ne pas être dans la chambre ; une autre dit qu’elle a cherché partout, qu’il est impossible qu’il soit là et qu’on ne le trouve pas, étant donné que c’est un objet qui, à cette heure du jour, est encore facile à voir. Le meunier demande à madame si elle l’avait en entrant dans son bain. Elle répond que oui. « S’il en est ainsi, madame, il est bien vrai que, vu le grand soin qu’on a apporté à le chercher sans en trouver trace, la chose est tout à fait extraordinaire… Il me semble, toutefois, que s’il y avait dans ce village un homme capable de donner un bon conseil pour le retrouver, je serais cet homme-là. Mais, pour ce que je ne voudrais pas que ma science fût révélée et connue d’autres personnes, cela faciliterait bien les choses si je pouvais vous entretenir en particulier. — Qu’à cela ne tienne ! » dit madame. Elle fit sortir la compagnie et, en partant, dame Jehanne, dame Ysabeau et dame Catherine de dire : « Hélas ! meunier, que vous aurez de mérite si vous faites revenir ce diamant ! — Je ne le garantis pas, dit le meunier, mais je n’hésite pas à affirmer que, s’il est possible de parvenir à le trouver, j’en révélerai le moyen. »
Quand il se vit en tête-à-tête avec madame, il lui dit qu’il avait vraiment de bonnes raisons de croire – ou, mieux même, qu’il était à peu près sûr – que, puisqu’elle avait son diamant en entrant dans son bain, il devait avoir sauté de son doigt et être tombé dans l’eau avant d’aller se cacher à l’intérieur de son corps, étant bien entendu qu’il n’y avait personne pour vouloir le conserver par devers soi. Faisant diligence pour le retrouver, il demanda à madame de monter sur son lit, ce qu’elle n’aurait certes pas accepté de faire si elle n’avait pas pensé que c’était nécessaire à la réussite de l’entreprise. Après qu’il eut assez largement dénudé son corps, il se donne l’air de regarder çà et là et dit : « Mais c’est bien certain, madame, le diamant est entré dans votre corps ! — Voulez-vous dire, meunier, que vous l’avez aperçu ? — Mais oui, parfaitement ! — Hélas ! dit-elle, et comment pourra-t-on l’en retirer ? — Le plus facilement du monde, madame, et je ne doute pas d’en venir à bout, si vous en êtes d’accord. — Que Dieu m’aide ! Il n’est rien que je ne fasse pour le récupérer, dit madame. Allons ! approchez-vous, bon meunier ! » Toujours couchée sur le lit, madame fut mise par le meunier dans la position même où monseigneur mettait la meunière lorsqu’il lui retapait son devant et, se servant du même outil, il déploya sa canne pour aller pêcher le diamant. À la fin du temps de repos qui suivit la première, puis la seconde tentative faite par le meunier pour retrouver le diamant, madame lui demanda s’il ne l’avait point senti. Il dit que si, ce qui causa à la dame une grande joie et elle le pria de continuer à pêcher jusqu’à ce qu’il l’ait récupéré… Pour abréger, le brave meunier fit tant qu’il rendit à madame son très beau diamant, ce qui combla d’aise toute la maison. Jamais meunier ne fut objet d’autant d’honneurs et de faveurs qu’il n’en reçut de la part de madame et de ses femmes. Notre excellent meunier, à qui la conclusion si désirée de sa grande entreprise avait acquis toutes les bonnes grâces de madame, quitta le château et regagna sa maison, sans se vanter auprès de sa femme de l’aventure qu’il venait de vivre et qui faisait de lui un homme plus heureux que s’il avait conquis le monde entier.
Dieu merci, peu de temps après, monseigneur revint chez lui où il fut reçu agréablement et accueilli humblement par madame. Après plusieurs de ces propos qui s’échangent au lit, elle lui raconta la très merveilleuse aventure de son diamant et la manière dont il avait été repêché de son corps par le meunier. En un mot, elle lui exposa tout au long le détail de l’histoire et la méthode mise au point par le meunier pour aller chercher le diamant. Il n’en éprouva pas une bien grande joie, mais il pensa en lui-même que le meunier la lui avait baillée belle.
À la première rencontre qu’il fit du bon meunier, il le salua bien haut en disant : « Dieu garde, Dieu garde ce valeureux pêcheur de diamant ! » À quoi le bon meunier répondit : « Dieu garde, Dieu garde ce retapeur de cons ! — Par Notre-Dame, tu dis vrai, dit le seigneur. Ne dis rien sur mon compte ; je ne dirai rien sur le tien. » Cet arrangement eut la faveur du meunier qui, de ce jour-là, n’en parla plus. Le seigneur, de son côté, fit de même, autant que j’aie pu le savoir…
Il ne se faut pas ébahir si celles des champs ne sont guère fines, vu que celles de la ville se laissent quelquefois abuser bien simplement. Vrai est qu’il ne leur advient pas souvent ; car c’est dans les villes que les femmes font les bons tours, de par Dieu, c’est là. Car je veux dire qu’il y avait en la ville de Lyon une jeune femme, honnêtement belle, laquelle fut mariée à un marchand d’assez bon trafique ; mais il n’eut pas été avec elle trois ou quatre mois, qu’il ne lui fallût aller dehors pour ses affaires, la laissant pourtant enceinte seulement de trois semaines : ce qu’elle connaissait, à ce qu’il lui prenait quelquefois défaillement de cœur, avec tels autres accidents qui prennent aux femmes enceintes. Sitôt qu’il fut parti, un sien voisin, nommé le sire André, s’en vint voir la jeune femme sa voisine, comme il avait de coutume de hanter privément en la maison par droit de voisiné : qui se prend à railler avec elle, lui demandant comme elle se portait en ménage. Elle lui répond qu’assez bien ; mais qu’elle se sentait être grosse. « Est-il possible ! dit-il ; votre mari n’aurait pas eu le loisir de faire un enfant depuis le temps que vous êtes ensemble. — Si est-ce que je le suis, dit-elle ; car la dame Toiny m’a dit qu’elle se trouva ainsi, comme je me trouve, de son premier enfant. — Or, ce lui dit le sire André (sans toutefois penser grandement en mal, ni qu’il lui en dût advenir ce qu’il en advint), croyez-moi, que je me connais bien en cela ; et, à vous voir, je me doute que votre mari n’a pas fait l’enfant tout entier, et qu’il y a encore quelque oreille à faire : sur mon honneur ! prenez-y bien garde. J’ai vu beaucoup de femmes qui s’en sont mal trouvées, et d’autres, qui ont été plus sages, qui se sont fait achever leur enfant en l’absence de leur mari, de peur des inconvénients. Mais incontinent que mon compère sera venu, faites-le-lui achever. — Comment ? dit la jeune femme ; il est allé en Bourgogne, il ne saurait pas être ici d’un mois, pour le plus tôt. — M’amie, dit-il, vous n’êtes donc pas bien : votre enfant n’aura qu’une oreille ; et si êtes en danger que les autres d’après n’en auront qu’une non plus ; car volontiers, quand il advint quelque faute aux femmes grosses de leur premier enfant, les derniers en ont autant. » La jeune femme, à ces nouvelles, fut la plus fâchée du monde. « Eh mon Dieu ! dit-elle, je suis bien pauvre femme ! je m’ébahis qu’il ne s’en est avisé de le faire tout, devant que de partir. — Je vous dirai, dit le sire André ; il y a remède par tout, fors qu’à la mort. Pour l’amour de vous vraiment, je suis content de le vous achever, chose que je ne ferais pas si c’était une autre ; car j’ai assez d’affaires environ les miens ; mais je ne voudrais pas que, par faute de secours, il vous fût advenu un tel inconvénient que celui-là. » Elle, qui était à la bonne foi, pensa que ce qu’il lui disait était vrai ; car il parlait brusquement, et comme s’il lui eût voulu faire entendre qu’il faisait beaucoup pour elle, et que ce fût une corvée pour lui. Conclusion, elle se fit achever cet enfant, dont le sire André s’acquitta gentiment, non pas seulement pour cette fois-là, mais y retourna assez souvent depuis. Et à une des fois, la jeune femme lui disait : « Voire-mais ! si vous lui faites quatre ou cinq oreilles arrière [de plus], ce sera une mauvaise besogne. — Non, non, ce dit le sire André, je n’en ferai qu’une ; mais pensez-vous qu’elle soit si tôt faite ? Votre mari a demeuré si longtemps à faire ce qu’il y a de fait ! Et puis, on peut bien faire moins, mais on ne saurait en faire plus ; car quand une chose est achevée, il n’y faut plus rien. » En cet état, fut achevée cette oreille. Quand le mari fut venu de dehors, sa femme lui dit en folâtrant : « Ma figue ! [ma foi !] vous êtes un beau faiseur d’enfant ! vous m’en aviez fait un qui n’eût eu qu’une oreille, et vous en étiez allé sans l’achever. — Allez, allez, dit-il, que vous êtes folle ! les enfants se font-ils sans oreilles ? — Oui-dà, ils se font, dit-elle : demandez-le au sire André, qui m’a dit qu’il en a vu plus de vingt qui n’en avaient qu’une, par faute de les avoir achevés, et que c’est la chose la plus mal aisée à faire que l’oreille d’un enfant ; et s’il ne la m’eût achevée, pensez que j’eusse fait un bel enfant ! » Le mari ne fut pas trop content de ces nouvelles. « Quel achèvement est ceci ? dit-il : qu’est-ce qu’il vous a fait pour l’achever ? — Le demandez-vous ! dit-elle : il m’a fait comme vous me faites. — Ah ! ah ! dit le mari, est-il vrai ! m’en avez-vous fait d’une telle ? » Et Dieu sait de quel sommeil il dormit là-dessus ! Et lui, qui était homme colère, en pensant à l’achèvement de cette oreille, donna par fantaisie [en imagination] plus de cent coups de dague à l’acheveur. Et lui dura la nuit plus de mille ans, qu’il n’était déjà après ses vengeances. Et de fait, la première chose qu’il fit quand il fut levé, ce fut d’aller à ce sire André, auquel il dit mille outrages, le menaçant qu’il le ferait repentir du méchant tour qu’il lui avait fait. Toutefois, de grand menaceur, peu de fait ; car, quand il eut bien fait du mauvais, il fut contraint de s’apaiser pour une couverte de Catalogne que lui donna le sire André ; à la charge toutefois qu’il ne se mêlerait plus de faire les oreilles de ses enfants, et qu’il les ferait bien sans lui.
Plaisantes dames, […] j’entends vous dire une petite nouvelle à propos d’un jeune homme qui reçut une injure avec plus de mansuétude, et s’en vengea d’une façon plus modérée. Par elle, vous pourrez comprendre que, quand un homme fait tant que de se venger, il doit bien lui suffire d’avoir rendu un âne en échange de celui qu’il a reçu, sans chercher à tirer plus forte vengeance qu’il ne convient.
Il faut donc que vous sachiez qu’à Sienne, ainsi que je l’ai entendu dire jadis, il y avait deux jeunes gens très aisés et de bonnes familles bourgeoises, dont l’un s’appelait Spinelloccio Tavena, et l’autre Zeppa dit Mino ; tous les deux demeuraient porte à porte dans la rue Camollia. Ces deux jeunes gens étaient toujours ensemble, et paraissaient s’aimer autant et même plus que s’ils eussent été frères. Chacun d’eux avait pour femme une fort belle dame. Or il advint que Spinelloccio, fréquentant beaucoup la maison de Zeppa, que Zeppa y fût ou n’y fût pas, devint tellement familier avec la femme de ce dernier, qu’il finit par coucher avec elle, et les deux amants continuèrent un bon temps ce jeu sans que personne ne s’en aperçût. Pourtant, à la longue, Zeppa étant un jour chez lui sans que sa femme le sût, Spinelloccio s’en vint le demander. La dame lui dit qu’il n’était point à la maison ; sur quoi Spinelloccio étant monté promptement trouva la dame dans la salle et voyant qu’il n’y avait personne, se mit à la prendre dans ses bras et à l’embrasser ; et elle en fit autant. Zeppa qui vit cela, ne souffla mot, et se tint caché pour voir où le jeu s’arrêterait. Il ne tarda point à voir sa femme et Spinelloccio ainsi embrassés s’en aller dans la chambre et s’y enfermer, de quoi il fut fort courroucé. Mais comprenant que s’il faisait du bruit l’injure qui lui avait été faite n’en serait pas moindre, qu’au contraire elle serait augmentée de la honte, il donna toute sa pensée à chercher quelle vengeance il en devait tirer de façon que, sans qu’on n’en sût rien au dehors, il en fût satisfait. Après y avoir longtemps pensé, il crut avoir trouvé le moyen, et se tint caché pendant tout le temps que Spinelloccio demeura avec la dame.
Quand celui-ci s’en fut allé, il entra dans la chambre où il trouva la dame qui n’avait pas encore fini de rajuster sur sa tête son voile que Spinelloccio en jouant avec elle avait fait tomber, et il dit : « Femme, que fais-tu là ? » À quoi la dame répondit : « Ne le vois-tu pas ? — Oui bien, dit Zeppa, oui ; j’ai vu aussi autre chose que je n’aurais pas voulu voir. » Sur ce, il entra en grandes explications sur ce qui s’était passé, et la dame, tremblant de peur, après lui avoir avoué ce qu’elle ne pouvait véritablement nier de ses relations avec Spinelloccio, se mit à pleurer et à lui demander pardon. À quoi le Zeppa dit : « Vois, femme, tu as mal fait ; si tu veux que je te le pardonne, songe à faire entièrement ce que je t’ordonnerai, et le voici : je veux que tu dises à Spinelloccio que demain matin, sur l’heure de tierce, il trouve un motif quelconque pour me quitter et venir ici te trouver ; quand il y sera, je reviendrai, et dès que tu m’entendras, tu le feras aussitôt entrer dans cette caisse où tu l’enfermeras. Puis, quand tu auras fait cela, je te dirai ce qu’il te restera à faire. Et tu ne devras avoir aucune hésitation à ce faire, car je te promets que je ne lui ferai aucun mal. » La dame, pour le contenter, dit qu’elle le ferait, et elle le fit en effet.
Le lendemain, sur la troisième heure Zeppa et Spinelloccio étant ensemble, Spinelloccio qui avait promis à la dame d’aller la trouver à cette heure-là, dit à Zeppa : « Je dois déjeuner ce matin avec un ami et je ne veux pas me faire attendre ; pour ce, va avec Dieu. » Zeppa dit : « Il n’est pas encore l’heure de déjeuner, il s’en faut. » Spinelloccio dit : « Cela ne fait rien ; j’ai aussi à causer avec lui d’une affaire, de sorte qu’il faut que j’y sois de bonne heure. » Spinelloccio ayant donc quitté Zeppa, fit un détour et s’en alla chez ce dernier trouver sa femme. Ils venaient à peine d’entrer dans la chambre, que Zeppa revint. La dame l’entendant, se montra très effrayée, et le fit entrer dans la caisse comme son mari le lui avait dit ; après quoi, l’y ayant enfermé, elle sortit de la chambre.
Zeppa étant monté, dit : « Femme, est-il l’heure de déjeuner ? » La dame répondit : « Oui, dans un moment. » Zeppa dit alors : « Spinelloccio est allé déjeuner ce matin avec un sien ami et a laissé sa femme seule, mets-toi à la fenêtre et appelle-la ; dis-lui qu’elle vienne déjeuner avec nous. » La dame, craignant pour elle-même, et pour ce devenue tout à fait obéissante, fit ce que son mari lui ordonnait. La femme de Spinelloccio, après en avoir été bien priée par la femme de Zeppa, se décida à venir en apprenant que son mari ne devait pas déjeuner à la maison. Quand elle fut venue, Zeppa lui faisant de grandes caresses et la prenant amicalement par la main, ordonna doucement à sa femme d’aller à la cuisine, et emmena avec lui sa voisine dans la chambre où, à peine entré, il se retourna et ferma la porte en dedans. Quand la dame vit fermer la porte en dedans, elle dit : « Eh ! Zeppa, que veut dire ceci ? C’est donc pour cela que vous m’avez fait venir ? Voilà l’amitié que vous portez à Spinelloccio, et la loyale compagnie que vous lui faites ? » À quoi Zeppa s’étant approché de la caisse où était le mari de la dame, et tenant celle-ci dans ses bras, dit : « Femme, avant de te mettre en colère, écoute ce que je veux te dire : j’ai aimé et j’aime Spinelloccio comme un frère, et hier, bien qu’il ne le sache pas, j’ai trouvé que la confiance que j’avais en lui avait abouti à ceci, à savoir qu’il couche avec ma femme tout comme avec toi. Or, précisément parce que je l’aime, je n’entends pas tirer de lui une autre vengeance que de lui faire la même injure qu’il m’a faite : il a eu ma femme, et j’entends à mon tour t’avoir. Si tu refuses, il faudra certainement que je le prenne céans, et comme je n’entends pas laisser cette offense impunie, je lui ferai un tel jeu, que ni toi ni lui ne serez jamais plus joyeux de votre vie. »
La dame, oyant cela, et Zeppa continuant à la presser vivement, finit par le croire et dit : « Mon cher Zeppa, puisque c’est sur moi que doit retomber cette vengeance, j’en suis contente, pourvu que, après ce que nous allons faire, tu me fasses rester en paix avec ta femme, comme j’entends, nonobstant ce qu’elle m’a fait, lui conserver mon amitié. » À quoi Zeppa répondit : « Certainement, je le ferai ; en outre, je te donnerai un rare et beau joyau comme tu n’en as jamais eu. » Ceci dit, l’ayant prise dans ses bras, il se mit à l’embrasser, l’étendit sur la caisse où était enfermé le mari, et là, il se satisfit tout autant qu’il lui plut avec elle et elle avec lui.
Spinelloccio qui était dans la caisse, et qui avait entendu tout ce que Zeppa avait dit, ainsi que la réponse de sa femme, et qui, ensuite avait senti la danse de Trévise qu’on faisait sur sa tête, éprouva un moment une si grande douleur qu’il faillit en mourir ; et n’eût été qu’il craignait Zeppa, il aurait dit de grosses injures à sa femme, tout enfermé qu’il était. Cependant, en songeant que l’offense avait commencé de son chef, et que Zeppa avait raison de faire ce qu’il faisait, et qu’il s’était comporté envers lui humainement et comme un camarade, il se dit qu’il devait rester plus que jamais l’ami de Zeppa, si celui-ci y consentait.
Zeppa, après être resté avec la dame autant qu’il lui plut, descendit de la caisse, et comme la dame lui demandait le joyau qu’il lui avait promis, il ouvrit la porte de la chambre et fit rentrer sa femme laquelle ne dit autre chose que ceci : « Madame, vous m’avez rendu un pain pour une fouasse. » Sur quoi, elle se mit à rire. Zeppa lui dit alors : « Ouvre cette caisse » ce qu’elle fit, et Zeppa montra à la dame son Spinelloccio. Il serait trop long de dire lequel des deux eut le plus de honte, du Spinelloccio à la vue de Zeppa et sachant que ce dernier savait ce qu’il avait fait, ou de la dame voyant son mari et comprenant qu’il avait entendu et senti ce qu’elle lui avait fait sur la tête. Zeppa lui dit : « Voilà le joyau que je te donne. »
Spinelloccio, étant sorti de sa caisse, sans trop faire de réflexions, dit : « Zeppa, nous sommes quitte à quitte ; et pour ce il est bon, comme tu le disais tout à l’heure à ma femme que nous restions amis, comme d’habitude ; et puisque entre nous deux il n’y a que nos femmes qui ne soient pas en commun, il faut les mettre en commun elles aussi. » Zeppa y consentit, et dans la meilleure entente du monde tous les quatre déjeunèrent ensemble. À partir de ce jour, chacune de ces dames eut deux maris, et chacun de ceux-ci eut deux femmes, sans que jamais la moindre contestation ou la moindre querelle s’élevât entre eux à ce sujet.
Je vous veux conter la besogne
Des bons frères de Catalogne ;
Besogne où ces frères en Dieu
Témoignèrent en certain lieu
5Une charité si fervente,
Que mainte femme en fut contente,
Et crut y gagner Paradis.
Telles gens, par leurs bons avis,
Mettent à bien1 les jeunes âmes,
10Tirent à soi filles et femmes,
Se savent emparer du cœur,
Et dans la vigne du Seigneur
Travaillent, ainsi qu’on peut croire2,
Et qu’on verra par cette histoire.
15Au temps que le sexe vivait
Dans l’ignorance, et ne savait
Gloser encor sur l’Évangile
(Temps à coter fort difficile),
Un essaim de frères dîmeurs,
20Pleins d’appétit, et beaux dîneurs,
S’alla jeter dans une ville
En jeunes beautés très fertile.
Pour des galants, peu s’en trouvait ;
De vieux maris, il en plouvait.
25À l’abord une confrérie,
Par les bons pères fut bâtie,
Femme n’était qui n’y courût,
Qui ne s’en mît, et qui ne crût
Par ce moyen être sauvée :
30Puis quand leur foi fut éprouvée,
On vint au véritable point.
Frère André ne marchanda point3 ;
Et leur fit ce beau petit prêche :
Si quelque chose vous empêche
35D’aller tout droit en Paradis,
C’est d’épargner pour vos maris
Un bien dont ils n’ont plus que faire,
Quand ils ont pris leur nécessaire ;
Sans que jamais il vous ait plu
40Nous faire part du superflu.
Vous me direz que notre usage
Répugne aux dons du mariage ;
Nous l’avouons, et, Dieu merci,
Nous n’aurions que voir en ceci,
45Sans le soin de vos consciences.
La plus griève des offenses,
C’est d’être ingrate ; Dieu l’a dit.
Pour cela Satan fut maudit.
Prenez-y garde ; et de vos restes
50Rendez grâce aux bontés célestes,
Nous laissant dîmer, sur un bien
Qui ne vous coûte presque rien.
C’est un droit, ô troupe fidèle,
Qui vous témoigne notre zèle ;
55Droit authentique et bien signé,
Que les papes nous ont donné ;
Droit enfin, et non pas aumône :
Toute femme doit en personne
S’en acquitter trois fois le mois,
60Vers les frères catalanois.
Cela fondé sur l’Écriture,
Car il n’est bien dans la nature,
(Je le répète, écoutez-moi)
Qui ne subisse cette loi
65De reconnaissance et d’hommage :
Or les œuvres de mariage
Étant un bien, comme savez,
Ou savoir chacune devez,
Il est clair que dîme en est due.
70Cette dîme sera reçue
Selon notre petit pouvoir.
Quelque peine qu’il faille avoir,
Nous la prendrons en patience :
N’en faites point de conscience4 ;
75Nous sommes gens qui n’avons pas
Toutes nos aises ici-bas.
Au reste, il est bon qu’on vous dise,
Qu’entre la chair et la chemise
Il faut cacher le bien qu’on fait :
80Tout ceci doit être secret,
Pour vos maris et pour tout autre.
Voici trois mots d’un bon apôtre
Qui font à notre intention5 :
Foi, charité, discrétion.
85Frère André par cette éloquence
Satisfit fort son audience,
Et passa pour un Salomon,
Peu dormirent à son sermon.
Chaque femme, ce dit l’histoire,
90Garda très bien dans sa mémoire,
Et mieux encor dedans son cœur
Le discours du prédicateur.
Ce n’est pas tout, il s’exécute :
Chacune accourt ; grande dispute
95À qui la première paiera.
Mainte bourgeoise murmura
Qu’au lendemain on l’eût remise.
La gent qui n’aime pas la bise
Ne sachant comme renvoyer
100Cet escadron prêt à payer,
Fut contrainte enfin de leur dire :
De par Dieu, souffrez qu’on respire,
C’en est assez pour le présent ;
On ne peut faire qu’en faisant.
105Réglez votre temps sur le nôtre ;
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.
Tout avec ordre, et croyez-nous
On en va mieux quand on va doux.
Le sexe suit cette sentence.
110Jamais de bruit pour la quittance,
Trop bien quelque collation,
Et le tout par dévotion.
Puis de trinquer à la commère.
Je laisse à penser quelle chère
115Faisait alors frère Frappart6.
Tel d’entre eux avait, pour sa part,
Dix jeunes femmes bien payantes,
Frisques7, gaillardes, attrayantes.
Tel aux douze et quinze passait.
120Frère Roc à vingt se chaussait.
Tant et si bien que les donzelles,
Pour se montrer plus ponctuelles,
Payaient deux fois assez souvent :
Dont il avint8 que le couvent,
125Las enfin d’un tel ordinaire,
Après avoir à cette affaire
Vaqué cinq ou six mois entiers,
Eût fait crédit bien volontiers :
Mais les donzelles scrupuleuses,
130De s’acquitter étaient soigneuses,
Croyant faillir en retenant
Un bien à l’ordre appartenant.
Point de dîmes accumulées :
Il s’en trouva de si zélées,
135Que par avance elles payaient.
Les beaux pères n’expédiaient
Que les fringantes et les belles,
Enjoignant aux sempiternelles9
De porter en bas leur tribut :
140Car dans ces dîmes de rebut
Les lais10 trouvaient encore à frire.
Bref à peine il se pourrait dire
Avec combien de charité
Le tout était exécuté.
145Il avint qu’une de la bande,
Qui voulait porter son offrande,
Un beau soir, en chemin faisant,
Et son mari la conduisant,
Lui dit : Mon Dieu, j’ai quelque affaire,
150Là-dedans avec certain frère,
Ce sera fait dans un moment.
L’époux répondit brusquement :
Quoi ? quelle affaire ? êtes-vous folle ?
Il est minuit sur ma parole :
155Demain vous direz vos péchés :
Tous les bons pères sont couchés.
Cela n’importe, dit la femme ;
Et par Dieu si, dit-il, madame,
Je tiens qu’il importe beaucoup ;
160Vous ne bougerez pour ce coup.
Qu’avez-vous fait, et quelle offense
Presse ainsi votre conscience ?
Demain matin j’en suis d’accord.
Ah ! monsieur, vous me faites tort,
165Reprit-elle, ce qui me presse,
Ce n’est pas d’aller à confesse,
C’est de payer ; car si j’attends,
Je ne le pourrai de longtemps :
Le frère aura d’autres affaires.
170— Quoi payer ? — La dîme aux bons pères.
— Quelle dîme ? — Savez-vous pas ?
— Moi, je le sais ! C’est un grand cas,
Que toujours femme aux moines donne11.
Mais cette dîme, ou cette aumône,
175La saurai-je point à la fin ?
Voyez, dit-elle, qu’il est fin,
N’entendez-vous pas ce langage ?
C’est des œuvres de mariage.
Quelles œuvres ? reprit l’époux.
180Et là, monsieur, c’est ce que nous…
Mais j’aurais payé depuis l’heure.
Vous êtes cause qu’en demeure12
Je me trouve présentement ;
Et cela je ne sais comment ;
185Car toujours je suis coutumière
De payer toute la première.
L’époux rempli d’étonnement,
Eut cent pensers en un moment.
Il ne sut que dire et que croire.
190Enfin pour apprendre l’histoire
Il se tut, il se contraignit,
Du secret, sans plus, se plaignit ;
Par tant d’endroits tourna sa femme,
Qu’il apprit que mainte autre dame
195Payait la même pension :
Ce lui fut consolation.
Sachez, dit la pauvre innocente,
Que pas une n’en est exempte :
Votre sœur paie à frère Aubry ;
200La baillie au père Fabry ;
Son Altesse à frère Guillaume,
Un des beaux moines du royaume :
Moi qui paie à frère Girard,
Je voulais lui porter ma part.
205Que de maux la langue nous cause !
Quand ce mari sut toute chose,
Il résolut premièrement
D’en avertir secrètement
Monseigneur, puis les gens de ville ;
210Mais comme il était difficile
De croire un tel cas dès l’abord,
Il voulut avoir le rapport
Du drôle à qui payait sa femme.
Le lendemain devant la dame
215Il fait venir frère Girard ;
Lui porte à la gorge un poignard ;
Lui fait conter tout le mystère :
Puis ayant enfermé ce frère
À double clef, bien garrotté,
220Et la dame d’autre côté,
Il va partout conter sa chance13.
Au logis du prince il commence ;
Puis il descend chez l’échevin ;
Puis il fait sonner le tocsin.
225Toute la ville en est troublée,
On court en foule à l’assemblée ;
Et le sujet de la rumeur
N’est point su du peuple dîmeur.
Chacun opine à la vengeance.
230L’un dit qu’il faut en diligence
Aller massacrer ces cagots ;
L’autre dit qu’il faut de fagots
Les entourer dans leur repaire,
Et brûler gens et monastère.
235Tel veut qu’ils soient à l’eau jetés,
Dedans leurs frocs empaquetés ;
Afin que cette pépinière,
Flottant ainsi sur la rivière,
S’en aille apprendre à l’univers,
240Comment on traite les pervers.
Tel invente un autre supplice,
Et chacun selon son caprice.
Bref, tous conclurent à la mort :
L’avis du feu fut le plus fort.
245On court au couvent tout à l’heure :
Mais, par respect de la demeure,
L’arrêt ailleurs s’exécuta ;
Un bourgeois sa grange prêta.
La penaille14, ensemble enfermée,
250Fut en peu d’heures consumée,
Les maris sautants alentour,
Et dansants au son du tambour.
Rien n’échappa de leur colère,
Ni moinillon, ni béat père.
255Robes, manteaux, et cocluchons15,
Tout fut brûlé comme cochons.
Tous périrent dedans les flammes.
Je ne sais ce qu’on fit des femmes.
Pour le pauvre frère Girard,
260Il avait eu son fait à part16.
Pour ne pas perdre le droit à la grande et flatteuse reconnaissance due à ceux qui ne ménagent pas leurs efforts pour contribuer à l’accroissement des histoires qui constituent ce présent livre, je vais vous raconter, en quelques mots, une aventure nouvelle, en échange de quoi on me tiendra quitte d’avoir fourni la nouvelle qui m’a naguère été réclamée…
Il est de notoriété publique que, dans la ville d’Ostelleric en Catalogne, arrivèrent, il y a peu de temps de cela, plusieurs frères mineurs, de ceux que l’on appelle les Cordeliers de l’Observance, que leur mauvaise conduite et leur fausse dévotion avaient fait expulser du royaume d’Espagne. Ils trouvèrent le moyen de se faire accueillir et accepter par le seigneur de la ville, qui était loin d’être de première jeunesse. Ils firent tant et si bien (passons sur les détails) qu’il fonda à leur intention une très belle église et un monastère où, sa vie durant, il les maintint, les entretenant du mieux qu’il put. Après lui régna son fils aîné qui ne se montra pas moins généreux à leur égard que son excellent père. De fait, en un petit nombre d’années, leur prospérité se conforta si bien qu’ils possédaient en abondance tout ce qu’on peut raisonnablement s’attendre à trouver dans une maison de frères mendiants. Sachez bien qu’ils ne restèrent pas inactifs pendant le temps où ils acquerraient ces biens, car ils entreprirent d’aller prêcher, aussi bien dans les villes que dans les villages du voisinage, et ils gagnèrent la confiance de tout le peuple, au point qu’on n’aurait pu trouver un bon chrétien qui ne les ait choisis pour se confesser, tant était grande leur renommée et tant on appréciait le talent qu’ils avaient de faire des remontrances aux pécheurs. Mais, si chacun les encensait et les voyait du meilleur œil, les femmes, quant à elles, ne juraient que par eux, tant elles avaient découvert en eux de véritables saints, modèles de grande charité et de profonde dévotion.
Écoutez maintenant le récit de l’abominable tromperie et de l’horrible trahison que ces cafards hypocrites ourdirent contre ceux et celles qui, jour après jour, accroissaient tant leurs biens. Ils firent savoir à toutes les femmes de la ville, sans exception, qu’elles étaient tenues à l’égard de Dieu de payer la dîme de tous leurs biens, « par exemple, au seigneur, la dîme de telle et telle chose ; à notre paroisse et à votre curé, celle de telle et telle chose. À nous, vous devez payer la dîme du nombre de fois où vous couchez charnellement avec vos maris. Nous ne prélevons pas d’autre dîme sur vous, car, comme vous le savez, nous ne nous servons pas d’argent, aussi n’en recherchons-nous point, car nous méprisons profondément les biens temporels et passagers de ce bas-monde. Nous ne poursuivons de quête que celle des biens spirituels. La dîme que vous nous devez et que nous vous demandons ne relève pas des biens temporels ; elle est la conséquence du saint sacrement que vous avez reçu et qui est de nature spirituelle et divine. De ce sacrement nul n’est habilité à percevoir la dîme que nous seuls, religieux de l’Observance ». Dans leur naïveté les pauvres femmes, aux yeux desquelles ces bons frères étaient des anges plutôt que des hommes de chair, ne refusèrent pas le paiement de cette dîme. On n’en trouva aucune qui, le moment venu, ne la payât pas, de la plus grande dame à la plus humble servante ; la femme du seigneur elle-même n’en fut pas exemptée. C’est ainsi que toutes les femmes de la ville furent livrées en pâture à ces valeureux moines. Chacun d’eux avait, pour sa part, à percevoir la dîme de quinze ou seize femmes. Dieu sait les cadeaux qu’à cette occasion ils recevaient d’elles, toujours sous couvert de dévotion. Cet usage se continua fort longtemps sans venir à la connaissance de ceux qui se seraient fort bien passés de l’existence de cette dîme nouvelle. Elle finit toutefois par être découverte dans les circonstances que voici.
Un jeune homme, marié depuis peu, fut invité à souper chez un de ses parents en compagnie de sa femme. Comme ils rentraient de ce repas, au moment où ils passaient devant l’église de nos bons Cordeliers, la cloche se mit soudain à sonner pour l’Ave Maria et le brave homme s’arrêta, inclinant la tête pour faire ses dévotions. Sa femme lui dit alors : « Si vous en étiez d’accord, j’entrerais volontiers dans cette église pour dire un Pater Noster et un Ave Maria. — Qu’allez-vous faire là-dedans à pareille heure ? répondit le mari. Vous y reviendrez bien quand il fera jour, demain ou une autre fois. — Je vous prie, dit-elle, de m’y laisser aller ; je vous promets que je serai vite de retour. — Par Notre Dame, dit-il, vous n’y entrerez pas maintenant. — Je vous assure, dit-elle, que c’est un cas de force majeure. Il faut que j’y aille ! Je ne m’arrêterai pas ; si vous avez hâte de rentrer à la maison, commencez à partir, je vous suivrai sur l’heure. — Passez devant moi, et en vitesse, dit-il, je ne vois pas ce que vous avez à faire ici. Si vous voulez dire un Pater Noster ou un Ave Maria, la place ne manque pas dans notre maison et il vous sera aussi profitable de les dire là-bas que maintenant dans ce monastère où l’on ne voit rien. — Ah non ! dit-elle, vous direz ce qu’il vous plaira, mais, par ma foi, il faut absolument que j’entre ici quelques instants. — Et pourquoi donc, madame ? Voulez-vous aller coucher avec les frères qui sont là ? » Et la dame, qui était réellement persuadée que son mari savait fort bien qu’elle payait la dîme, lui répondit : « Mais non, je ne veux pas aller coucher, mais je veux aller payer. — Et payer quoi donc ? dit-il. — Vous le savez parfaitement, dit-elle, alors, pourquoi le demander ? — Ce que je sais parfaitement ? dit-il. Mais je ne m’occupe pas de vos dettes. — Du moins, dit-elle, savez-vous parfaitement que je suis astreinte à payer la dîme. — Quelle dîme ? — Allons, dit-elle, nous n’en sortirons pas. Et la dîme de nos nuits, à vous et à moi ? Vous vous offrez du bon temps, et moi il me faut payer la dîme pour nous deux. — Mais à qui la payez-vous ? dit-il. — À frère Eustache. Vous, rentrez à la maison ; laissez-moi aller pour que je m’acquitte de ma dette. C’est un si grand péché de ne pas payer que je ne me sens jamais bien aussi longtemps que je dois quelque chose. — Il est trop tard aujourd’hui, dit-il, il y a plus d’une heure qu’il est couché. — Ma foi, j’y suis allée cette année beaucoup plus tard : quand on vient pour payer, on entre à n’importe quelle heure. — Allons, allons, conclut-il, une nuit ne fait rien à l’affaire. » Ainsi s’en retournèrent le mari et la femme, très contrariés l’un et l’autre. Si la femme était fâchée qu’on ne l’ait pas laissée payer sa dîme, le mari, qui venait de connaître son infortune, brûlait de colère et de dépit et, ce qui redoublait encore sa peine, c’est qu’il n’osait la montrer. Au bout d’un moment, toutefois, ils allèrent se coucher. Le mari, qui était subtil, interrogea longuement sa femme et lui demanda si les autres femmes de la ville n’étaient pas astreintes au paiement de cette dîme : « Comment ? dit-elle, mais bien sûr que si ! Elles paient. Quel privilège auraient-elles de plus que moi ? À l’heure actuelle, nous sommes entre seize et vingt à payer la dîme à frère Eustache. Ha ! il est la dévotion même ! Croyez bien que c’est, pour lui, une très lourde charge et qu’il l’accepte avec un dévouement bien méritoire. Frère Bartholomée en a autant, si ce n’est plus, et, entre autres, madame la châtelaine fait partie de son groupe. Frère Jacques, lui aussi, en a beaucoup ; de même que frère Antoine… D’ailleurs, chacun d’eux a sa part. — Par saint Jehan, dit le mari, ils n’ont pas fait les choses à moitié ! Je vois, de toute évidence, qu’ils sont beaucoup plus dévots qu’ils n’en donnent l’impression. En vérité, je veux les recevoir ici pour leur faire fête à tous, l’un après l’autre, sans exception, et écouter leurs saintes paroles. Et puisque frère Eustache perçoit la dîme au titre de cette maison, préparez pour demain un excellent dîner, car je l’inviterai. — Avec plaisir, dit-elle, au moins n’aurai-je pas besoin d’aller dans sa chambre pour payer. Il recevra bien sa dîme ici. — Vous avez tout à fait raison, répondit-il, allons, dormons. » Mais vous pouvez bien penser qu’il ne risquait pas de le faire et il lui tardait beaucoup que le jour se lève. Au lieu de dormir, il prit le temps de réfléchir à ce qu’il voulait faire le lendemain. L’heure du dîner vint et, sous son chaperon, le visage de frère Eustache, qui ignorait les intentions de son hôte, exprimait une grande satisfaction. Quand il jugeait le moment opportun, il clignait de l’œil en direction de l’hôtesse, sans oublier de jouer, sous la table, au galant jeu de pieds. Rien de tout cela n’échappait à la vigilance de l’hôte qui faisait semblant de ne rien voir, bien que tout se fît sur son dos. Après avoir rendu grâce à Dieu il appela frère Eustache et lui dit qu’il voulait lui montrer un portrait de Notre Dame assorti d’une belle prière. Il répondit qu’il le verrait avec plaisir. Ils entrèrent dans la chambre ; l’hôte referma la porte, saisit une grande hache et dit à notre Cordelier : « Mordieu, mon père, vous ne repartirez jamais d’ici autrement que les pieds devant si vous ne me confessez pas la vérité ! — Hélas ! mon hôte, dit frère Eustache, j’implore votre pitié. Que voulez-vous de moi ? — Je veux, répondit-il, la dîme de la dîme que vous avez prise sur ma femme. » Quand le Cordelier entendit parler de la dîme, il pensa bien en lui-même que son affaire ne se présentait pas bien ; il ne sut que répondre, sinon demander pardon et s’excuser du mieux qu’il pouvait. « Dites-moi maintenant, dit l’hôte, ce que c’est que cette dîme que vous prélevez sur ma femme et sur les autres. » Le pauvre Cordelier avait la gorge si nouée qu’il ne pouvait articuler le moindre son et il ne répondait rien. « Dites-moi, reprit l’hôte, expliquez-moi comment les choses se passent et je vous promets que je vous laisserai partir sans vous faire de mal, sinon je vous tuerai tout net. » Quand l’autre eut reçu cette assurance, il préféra confesser la vérité, son péché et celui de ses compagnons, et se tirer d’affaire plutôt que de refuser de les révéler et de risquer de perdre la vie. Aussi prit-il la parole : « Mon hôte, j’implore votre pitié et je vais vous dire la vérité. Il est vrai que mes compagnons et moi-même nous avons fait croire à toutes les femmes de cette ville qu’elles doivent la dîme pour toutes les fois où vous couchez avec elles. Elles nous ont crus. Jeunes et vieilles, elles paient l’impôt et, du moment où elles sont mariées, il n’y en a pas une qui en soit dispensée. La femme du seigneur paie comme les autres, ses deux nièces paient aussi et, en règle générale, il n’y a aucune exemption. — Ouais ! dit l’hôte, étant donné que monseigneur et tant de personnes du meilleur monde paient l’impôt je ne dois pas en être dispensé, bien que je m’en sois fort bien passé. Et maintenant, allez-vous-en, mon père, à condition que vous me tiendrez quitte pour la dîme que vous doit ma femme. » Jamais l’autre ne se sentit si joyeux que lorsqu’il se retrouva dehors, sain et sauf. Il dit qu’il n’en serait plus jamais question et c’est bien ce qui se passa, comme vous allez l’entendre raconter…
Quand l’hôte du Cordelier eut été parfaitement renseigné, tant par sa femme que par son percepteur de dîme, sur l’établissement de cette taxe nouvelle, il alla trouver son seigneur et lui exposa, en détail, l’histoire de cette dîme, telle qu’elle vient de vous être révélée. Vous pouvez imaginer sa stupeur. Il dit alors : « Jamais ils ne m’ont plu, ces papelards, et en moi-même je pensais bien qu’ils n’étaient pas tels en dedans qu’ils se montraient en dehors. Ha ! maudite engeance que voilà ! maudit soit le jour où monseigneur mon père (que Dieu lui pardonne !) les accueillit ! Et maintenant ils nous ont floués et déshonorés. Et ils feront pis encore s’ils restent encore longtemps. Que faut-il faire ? — Par ma foi, monseigneur, dit l’autre, si l’idée vous semble bonne et si vous en êtes d’accord, vous rassemblerez tous vos sujets de cette ville : l’affaire les touche, comme elle vous touche vous-même. Révélez-leur cette histoire et puis vous discuterez avec eux du remède à apporter, encore que ce soit bien tard pour le faire. » Monseigneur retint la suggestion ; il convoqua tous ses sujets mariés, et eux seulement. Ils arrivèrent. Dans la grande salle de sa demeure il leur exposa, dans les moindres détails, la raison pour laquelle il les avait rassemblés. Si monseigneur avait été frappé de stupeur dès l’annonce de ces nouvelles, il en alla de même pour tous ces braves gens qui étaient là. Les uns disaient : « Il faut les tuer ! » ; d’autres : « Il faut les pendre ! » ; d’autres : « Les noyer ! ». D’autres, enfin, disaient qu’on ne leur ferait pas croire que c’était là la vérité, tant leur inspiraient confiance la dévotion et la sainte vie des frères. C’est ainsi que la discussion se prolongea, les uns argumentant en un sens, les autres en un autre. « Je vais vous faire une proposition, conclut le seigneur. Nous allons convoquer ici nos femmes ainsi que, par exemple, maître Jehan, qui fera un petit discours, dans la conclusion duquel on glissera une allusion aux dîmes et il leur demandera, en notre nom à tous, si elles s’en acquittent bien, car nous voulons qu’elles soient payées ; nous écouterons alors leur réponse. » À l’issue du débat qui s’ensuivit, l’unanimité se fit pour donner raison à monseigneur et suivre son avis. Toutes les femmes mariées de la ville furent convoquées. Elles vinrent dans la salle où étaient déjà tous leurs maris. Monseigneur lui-même fit venir son épouse qui se trouva tout étonnée de voir ce rassemblement de peuple. Un sergent demanda, au nom de monseigneur, de faire silence. Maître Jehan choisit une place un peu surélevée et commença sa petite allocution en ces termes : « Mesdames et mesdemoiselles, je suis chargé par monseigneur, ici présent, et les membres de son conseil, de vous exposer en quelques mots la raison de votre convocation en ce lieu. Il est vrai que monseigneur, son conseil et ceux de ses hommes qui sont ici présents ont tenu, à l’instant, une petite assemblée pour faire un examen de conscience. La raison en est qu’ils ont l’intention, avec l’aide de Dieu, de faire d’ici peu de temps une belle et pieuse procession à la louange de Notre Seigneur Jésus Christ et de sa glorieuse mère. Ils désirent donc, en ce jour, être parfaitement en paix avec leur conscience afin d’être plus sûrement exaucés dans leurs plus dévotes prières et pour que tout ce qu’ils pourront faire soit en ce jour plus agréable à Dieu. Vous savez bien que, Dieu en soit remercié, nous n’avons pas connu la guerre en notre vie, alors que chez nos voisins elle a entraîné cette calamité que sont les épidémies et la famine. Quand les autres étaient soumis à une rude épreuve, nous avons pu dire (et nous le disons encore) que Dieu nous en a préservés. Il est bien normal que nous reconnaissions que cela vient, non pas de nos propres vertus, mais de la seule grâce, large et généreuse, de notre benoît rédempteur qui nous appelle, encore et toujours, à mêler nos voix aux dévotes prières qui se font en notre église paroissiale et dans lesquelles nous exprimons notre profonde foi et la ferme dévotion à laquelle nous sommes attachés. Le dévot monastère des Cordeliers de notre ville nous a puissamment aidés et nous aide encore à jouir toujours des bienfaits que j’ai évoqués. À ce propos, nous voulons savoir de vous si vous vous acquittez de faire ce à quoi vous êtes tenues. Bien que nous soyons convaincus qu’est solidement ancrée en votre mémoire l’obligation que vous avez à l’égard de l’Église, vous ne trouverez pas mauvais si, pour plus de sûreté, je vous touche quelques mots au sujet des points les plus importants. Quatre fois par an, c’est-à-dire lors des quatre fêtes natales, vous devez vous confesser auprès de votre curé ou, tout au moins, auprès d’un prêtre ou d’un religieux habilité, comme lui, à vous écouter en confession et si, à chaque fois, vous receviez votre créateur, ce serait excellent. Deux fois par an ou, au moins, une fois, c’est une obligation de le faire. Allez à l’offrande tous les dimanches, ne manquez pas de messe et que celles qui en ont la possibilité paient honnêtement les dîmes dues à Dieu, telles que celles sur les fruits, les poules, les agneaux, les cochons et toutes celles que l’usage a fixées. Vous devez également une autre dîme aux dévots religieux du couvent de saint François. Nous tenons absolument à ce qu’elle soit payée ; c’est celle qui est la plus chère à nos cœurs et que nous désirons le plus voir conservée. Si, toutefois, il en est parmi vous qui, sur ce point, n’ont pas fait tout ce qu’elles devaient, que ce soit par négligence ou pour avoir omis d’entreprendre les démarches, qu’elles se hâtent de payer la dîme. Vous savez que ces bons religieux ne peuvent pas venir jusque dans vos demeures pour chercher leur dîme, cela leur causerait une trop grande fatigue et une gêne excessive. Il est largement suffisant qu’ils se donnent la peine de recevoir la dîme dans leur monastère. C’était là une partie de ce que j’avais à vous dire. Il reste maintenant à connaître celles qui ont payé et celles qui doivent le faire. » Maître Jehan n’eut pas plus tôt fini son discours que plus de vingt femmes, d’une seule voix, se mirent à crier : « J’ai payé, moi ! J’ai payé, moi ! Je ne dois plus rien ! Moi non plus ! Ni moi ! » Dans une autre partie de la salle, une centaine d’autres (pour ainsi dire, la totalité) déclarèrent qu’elles ne devaient rien. Il y eut même cinq ou six belles jeunes femmes qui, d’un bond, sortirent du groupe pour dire qu’elles avaient si bien payé qu’on leur était redevable sur le temps à venir, l’une pour quatre fois, une autre pour six, une troisième, pour dix. Il y avait aussi, dans un autre endroit, je ne sais combien de vieilles qui ne disaient mot. Maître Jehan leur demanda si elles avaient bien payé leur dîme et elles répondirent qu’elles avaient passé un accord avec les Cordeliers. « Comment ? dit-il, ne payez-vous pas ? Alors que vous devriez conseiller aux autres de le faire, voire les y contraindre, vous-mêmes, péchez par omission. — Hélas ! dit l’une d’elles, je n’y suis pour rien. Je me suis plusieurs fois présentée pour faire mon devoir, mais mon confesseur ne veut jamais s’en occuper. Il dit toujours qu’il n’a pas le temps. — Par saint Jehan ! dirent les autres vieilles. Par un accord que nous avons passé avec eux nous avons converti la dîme que nous devons en toile, en drap, en coussins, en housses pour les bancs, en oreillers et en pièces de bijouterie. Nous avons agi de la sorte sur leur conseil éclairé, car nous, nous préférerions payer comme les autres. — Notre Dame ! dit maître Jehan, il n’y a aucun mal dans tout cela ; tout est dans l’ordre. Elles peuvent bien s’en aller quand il leur plaira, monseigneur. N’est-ce pas ? — Oui, dit-il, mais, quoi qu’il en soit, que cette dîme ne soit pas oubliée ! » Quand elles furent toutes sorties de la salle, on referma la porte et ceux qui étaient restés là se regardèrent longuement entre eux. « Eh bien, donc, dit monseigneur, que faut-il faire ? Nous tenons la preuve de la félonie à notre égard de ces ribauds de moines, à la fois de la bouche de l’un d’entre eux et de celle de nos femmes. Nous n’avons plus besoin d’autres témoignages ! » À l’issue d’un bref débat contradictoire on prit, pour finir, la résolution d’aller mettre le feu au monastère et de brûler moines et murs. Ils descendirent du château dans la ville et gagnèrent le monastère. Ils enlevèrent le corpus Domini et quelques reliquaires qu’ils envoyèrent dans l’église paroissiale. Après quoi, sans autre forme de procès, ils mirent le feu en divers endroits et ne s’en allèrent pas avant que tout ne fût consumé, moines, monastère, chapelle, dortoir et tout le reste des constructions qui étaient nombreuses en ce lieu…
Voilà comment les pauvres Cordeliers payèrent bien cher pour la dîme d’un nouveau genre qu’ils avaient instaurée. Dieu lui-même, qui n’y était pour rien, en vit sa maison réduite en cendre.
Non loin de Rome un hôtelier était,
Sur le chemin qui conduit à Florence :
Homme sans bruit, et qui ne se piquait
De recevoir gens de grosse dépense :
5Même chez lui rarement on gîtait.
Sa femme était encor de bonne affaire,
Et ne passait de beaucoup les trente ans.
Quant au surplus, ils avaient deux enfants ;
Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.
10Comme il arrive, en allant et venant,
Pinucio jeune homme de famille,
Jeta si bien les yeux sur cette fille,
Tant la trouva gracieuse et gentille,
D’esprit si doux et d’air tant attrayant,
15Qu’il s’en piqua : très bien le lui sut dire ;
Muet n’était, elle sourde non plus :
Dont il avint1 qu’il sauta par-dessus
Ces longs soupirs, et tout ce vain martyre.
Se sentir pris, parler, être écouté,
20Ce fut tout un ; car la difficulté
Ne gisait pas à plaire à cette belle :
Pinuce était gentilhomme bien fait ;
Et jusque-là la fille n’avait fait
Grand cas des gens de même étoffe qu’elle.
25Non qu’elle crût pouvoir changer d’état ;
Mais elle avait, nonobstant son jeune âge,
Le cœur trop haut, le goût trop délicat,
Pour s’en tenir aux amours de village.
Colette donc (ainsi l’on l’appelait),
30En mariage à l’envi demandée,
Rejetait l’un, de l’autre ne voulait ;
Et n’avait rien que Pinuce en l’idée.
Longs pourparlers avecque son amant
N’étaient permis ; tout leur faisait obstacle.
35Les rendez-vous et le soulagement
Ne se pouvaient à moins que d’un miracle.
Cela ne fit qu’irriter leurs esprits.
Ne gênez point, je vous en donne avis,
Tant vos enfants, ô vous pères et mères ;
40Tant vos moitiés, vous époux et maris ;
C’est où l’amour fait le mieux ses affaires.
Pinucio, certain soir qu’il faisait
Un temps fort brun, s’en vient, en compagnie
D’un sien ami dans cette hôtellerie
45Demander gîte. On lui dit qu’il venait
Un peu trop tard. Monsieur, ajouta l’hôte,
Vous savez bien comme on est à l’étroit
Dans ce logis ; tout est plein jusqu’au toit :
Mieux vous vaudrait passer outre, sans faute :
50Ce gîte n’est pour gens de votre état.
N’avez-vous point encor quelque grabat,
Reprit l’amant, quelque coin de réserve ?
L’hôte repart : Il ne nous reste plus
Que notre chambre, où deux lits sont tendus ;
55Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve
Aux survenants ; l’autre, nous l’occupons.
Si vous voulez coucher de compagnie,
Vous et monsieur, nous vous hébergerons.
Pinuce dit : Volontiers ; je vous prie
60Que l’on nous serve à manger au plus tôt.
Leur repas fait, on les conduit en haut.
Pinucio, sur l’avis de Colette,
Marque de l’œil comme la chambre est faite.
Chacun couché, pour la belle on mettait
65Un lit de camp : celui de l’hôte était
Contre le mur, à tenant de la porte ;
Et l’on avait placé de même sorte,
Tout vis-à-vis, celui du survenant ;
Entre les deux, un berceau pour l’enfant ;
70Et toutefois plus près du lit de l’hôte.
Cela fit faire une plaisante faute
À cet ami qu’avait notre galant.
Sur le minuit, que l’hôte apparemment
Devait dormir, l’hôtesse en faire autant,
75Pinucio qui n’attendait que l’heure,
Et qui comptait les moments de la nuit,
Son temps venu ne fait longue demeure2,
Au lit de camp s’en va droit et sans bruit.
Pas ne trouva la pucelle endormie ;
80J’en jurerais. Colette apprit un jeu
Qui comme on sait lasse plus qu’il n’ennuie.
Trêve se fit ; mais elle dura peu :
Larcins d’amour ne veulent longue pause.
Tout à merveille allait au lit de camp ;
85Quand cet ami qu’avait notre galant,
Pressé d’aller mettre ordre à quelque chose
Qu’honnêtement exprimer je ne puis,
Voulut sortir, et ne put ouvrir l’huis3
Sans enlever le berceau de sa place,
90L’enfant avec, qu’il mit près de leur lit ;
Le détourner aurait fait trop de bruit.
Lui revenu, près de l’enfant il passe,
Sans qu’il daignât le remettre en son lieu ;
Puis se recouche, et quand il plut à Dieu
95Se rendormit. Après un peu d’espace
Dans le logis je ne sais quoi tomba :
Le bruit fut grand ; l’hôtesse s’éveilla ;
Puis alla voir ce que ce pouvait être.
À son retour le berceau la trompa.
100Ne le trouvant joignant le lit du maître :
Saint Jean, dit-elle en soi-même aussitôt,
J’ai pensé faire une étrange bévue :
Près de ces gens, je me suis, peu s’en faut,
Remise au lit en chemise ainsi nue :
105C’était pour faire un bon charivari4.
Dieu soit loué que ce berceau me montre
Que c’est ici qu’est couché mon mari.
Disant ces mots, auprès de cet ami
Elle se met. Fol ne fut n’étourdi5,
110Le compagnon, dedans un tel rencontre :
La mit en œuvre, et, sans témoigner rien
Il fit l’époux ; mais il le fit trop bien.
Trop bien ! je faux6 ; et c’est tout le contraire :
Il le fit mal ; car qui le veut bien faire
115Doit en besogne aller plus doucement.
Aussi l’hôtesse eut quelque étonnement :
Qu’a mon mari, dit-elle, et quelle joie
Le fait agir en homme de vingt ans ?
Prenons ceci, puisque Dieu nous l’envoie ;
120Nous n’aurons pas toujours tel passe-temps.
Elle n’eut dit ces mots entre ses dents,
Que le galant recommence la fête.
La dame était de bonne emplette encor,
J’en ai, je crois, dit un mot dans l’abord :
125Chemin faisant c’était fortune honnête.
Pendant cela Colette appréhendant
D’être surprise avecque son amant,
Le renvoya le jour venant à poindre.
Pinucio, voulant aller rejoindre
130Son compagnon, tomba tout de nouveau
Dans cette erreur que causait le berceau ;
Et pour son lit il prit le lit de l’hôte.
Il n’y fut pas qu’en abaissant sa voix,
(Gens trop heureux font toujours quelque faute)
135Ami, dit-il, pour beaucoup je voudrois
Te pouvoir dire à quel point va ma joie.
Je te plains fort que le Ciel ne t’envoie
Tout maintenant même bonheur qu’à moi.
Ma foi Colette est un morceau de roi.
140Si tu savais ce que vaut cette fille !
J’en ai bien vu ; mais de telle, entre nous,
Il n’en est point. C’est bien le cuir plus doux,
Le corps mieux fait, la taille plus gentille ;
Et des tétons ! je ne te dis pas tout.
145Quoi qu’il en soit, avant que d’être au bout
Gaillardement six postes se sont faites7 ;
Six de bon compte, et ce ne sont sornettes.
D’un tel propos l’hôte tout étourdi,
D’un ton confus gronda quelques paroles.
150L’hôtesse dit tout bas à cet ami,
Qu’elle prenait toujours pour son mari :
Ne reçois plus chez toi ces têtes folles.
N’entends-tu point comme ils sont en débat ?
En son séant l’hôte sur son grabat
155S’étant levé, commence à faire éclat :
Comment, dit-il, d’un ton plein de colère,
Vous veniez donc ici pour cette affaire ?
Vous l’entendez8 ! et je vous sais bon gré
De vous moquer encor comme vous faites.
160Prétendez-vous, beau monsieur que vous êtes,
En demeurer quitte à si bon marché ?
Quoi ! ne tient-il qu’à honnir des familles ?
Pour vos ébats nous nourrirons nos filles,
J’en suis d’avis. Sortez de ma maison :
165Je jure Dieu que j’en aurai raison.
Et toi, coquine, il faut que je te tue.
À ce discours proféré brusquement,
Pinucio plus froid qu’une statue
Resta sans pouls, sans voix, sans mouvement.
170Chacun se tut l’espace d’un moment.
Colette entra dans des peurs nonpareilles.
L’hôtesse, ayant reconnu son erreur,
Tint quelque temps le loup par les oreilles9.
Le seul ami se souvint par bonheur
175De ce berceau, principe de la chose.
Adressant donc à Pinuce sa voix :
T’en tiendras-tu10, dit-il, une autre fois ?
T’ai-je averti que le vin serait cause
De ton malheur ? Tu sais que quand tu bois
180Toute la nuit tu cours, tu te démènes,
Et vas contant mille chimères vaines,
Que tu te mets dans l’esprit en dormant.
Reviens au lit. Pinuce au même instant
Fait le dormeur, poursuit le stratagème,
185Que le mari prit pour argent comptant.
Il ne fut pas jusqu’à l’hôtesse même
Qui n’y voulût aussi contribuer.
Près de sa fille elle alla se placer,
Et dans ce poste11 elle se sentit forte.
190Par quel moyen, comment, de quelle sorte,
S’écria-t-elle, aurait-il pu coucher
Avec Colette et la déshonorer ?
Je n’ai bougé toute nuit d’auprès d’elle :
Elle n’a fait ni pis ni mieux que moi.
195Pinucio nous l’allait donner belle.
L’hôte reprit : C’est assez ; je vous croi.
On se leva ; ce ne fut pas sans rire ;
Car chacun d’eux en avait sa raison.
Tout fut secret ; et quiconque eut du bon
200Par-devers soi le garda sans rien dire.
Dans la plaine du Mugnone, était, il n’y a pas longtemps, un brave homme qui donnait, pour leur argent, à manger et à boire aux voyageurs ; et bien qu’il fût pauvre et que sa maison fût petite, il lui arrivait parfois de loger par grand besoin, non pas tout le monde, mais des gens de connaissance. Cet homme avait une femme très belle dont il avait eu deux enfants : l’une était une jeune fille de quinze à seize ans et non encore mariée ; l’autre était un petit garçon qui n’avait pas encore un an et que sa mère allaitait. La jeune fille avait attiré les regards d’un jeune gentilhomme de notre cité, aux manières agréables et plaisantes, qui fréquentait beaucoup l’endroit, et aimait ardemment la belle. Celle-ci qui était fort glorieuse d’être aimée par un jeune homme de cette qualité, en s’efforçant de le retenir en son amour par des manières aimables, s’énamoura pareillement de lui, et plusieurs fois, suivant le désir des deux parties, cet amour aurait eu bonne fin, si Pinuccio – c’est ainsi que le jouvenceau avait nom – n’eût voulu éviter le déshonneur de la jeune fille et le sien. Cependant, leur ardeur croissant de jour en jour, le désir vint à Pinuccio de se trouver avec elle, et il chercha dans sa pensée le moyen d’être hébergé chez son père, avisant, en homme qui connaissait la disposition intérieure de la maison de la jeune fille, que s’il se faisait qu’il y fût logé, il pourrait trouver l’occasion d’être avec elle sans que personne s’en aperçût. Cette pensée lui fut à peine venue en l’esprit, qu’il la mit sans retard à l’essai.
Un soir, vers une heure tardive, lui et un sien compagnon fidèle, appelé Adriano, qui connaissait son amour, ayant pris deux roussins de louage sur lesquels ils posèrent deux valises, sortirent de Florence, et après avoir fait un détour, arrivèrent en chevauchant dans la plaine du Mugnone, à la nuit tombante. Là, comme s’ils venaient de la Romagne, ils firent volte-face, et s’en vinrent frapper à l’auberge du brave homme. Celui-ci qui les connaissait beaucoup tous les deux leur ouvrit promptement la porte. Pinuccio lui dit : « Vois, il faut que tu nous héberges cette nuit ; nous pensions pouvoir entrer à Florence, et nous nous sommes si peu pressés, que nous sommes arrivés ici, comme tu vois, à l’heure qu’il est. » À quoi l’hôte répondit : « Pinuccio, tu sais bien comme je suis peu en état de pouvoir héberger des hommes comme vous ; mais pourtant, puisque l’heure vous a surpris ici, et qu’il n’est plus temps d’aller ailleurs, je vous hébergerai volontiers comme je pourrai. » Les deux jeunes gens étant donc descendus de cheval, et étant entrés dans l’auberge, pansèrent tout d’abord leurs roussins, puis, ayant apporté avec eux de quoi bien manger, ils soupèrent avec l’hôte.
Or, l’hôte n’avait qu’une chambrette très petite, dans laquelle il avait mis du mieux qu’il avait pu trois lits, sans que pour cela il restât beaucoup d’espace libre ; deux de ces lits étaient sur un même côté de la chambre et le troisième de l’autre côté en face des deux premiers, de sorte qu’on ne pouvait que difficilement passer entre eux. L’hôte fit préparer le moins mauvais de ces trois lits pour les deux compagnons et les fit coucher ; puis, au bout d’un moment, ni l’un ni l’autre ne dormant, bien qu’ils fissent semblant de dormir, l’hôte fit coucher sa fille dans un des deux autres lits et se mit dans le troisième avec sa femme qui, à côté du lit où elle était couchée, plaça le berceau dans lequel était son petit enfant. Les choses étant en cet état, et Pinuccio ayant bien vu comment tout était disposé, quand il lui sembla que chacun était endormi, il se leva doucement, s’en alla droit au petit lit où était couchée la jeune fille qu’il aimait et se glissa à côté d’elle. Celle-ci, encore qu’elle eût grand peur, l’accueillit joyeusement et il put goûter avec elle de ce plaisir qu’ils désiraient le plus l’un et l’autre.
Pendant que Pinuccio était avec la jeune fille, il arriva qu’une chatte fit tomber quelque chose, ce que la maîtresse du logis étant éveillée entendit ; pour quoi, craignant que ce ne fût autre chose, elle se leva dans l’obscurité, et s’en alla à l’endroit où elle avait entendu le bruit. Sur ces entrefaites Adriano, qui ne pensait à rien de mal, se leva par hasard pour satisfaire un besoin naturel ; en y allant, il trouva le berceau placé là par la dame, et ne pouvant passer sans l’ôter, il le prit, l’ôta de l’endroit où il était, et le posa à côté du lit où il couchait lui-même ; puis ayant satisfait au besoin qui l’avait fait se lever, il revint se remettre dans son lit, sans plus songer au berceau. De son côté, la dame ayant cherché, et ayant trouvé que ce qui était tombé n’était point ce qu’elle pensait, ne songea pas autrement à allumer une chandelle pour le voir, mais après avoir crié contre la chatte, elle revint dans la chambrette, et se dirigea à tâtons vers le lit où son mari dormait. Mais n’y retrouvant pas le berceau, elle se dit en elle-même : « Eh ! pauvre de moi, voyez ce que je faisais ! Sur ma foi en Dieu, je m’en allais droit au lit de mes hôtes. » Alors ayant fait quelques pas de plus et ayant trouvé le berceau, elle se coucha dans le lit qui était à côté et où était Adriano, croyant se coucher avec son mari.
Adriano, qui n’était pas encore endormi, sentant cela, la reçut bien et joyeusement et sans dire mot, remplit plus d’une fois copieusement son office au grand plaisir de la dame. Sur ces entrefaites, Pinuccio craignant que le sommeil ne le surprît auprès de la jeune fille, et ayant pris tout le plaisir qu’il désirait, la quitta pour retourner dormir dans son lit ; en y retournant, il trouva le berceau, et crut que c’était le lit de l’hôtelier ; pour quoi, ayant poussé un peu plus outre, il alla se coucher auprès de l’hôtelier, croyant être aux côtés d’Adriano, et dit : « Je puis bien te dire qu’il n’y eut jamais si douce chose que la Niccolosa. Par la corps Dieu ! j’ai eu avec elle le plus grand plaisir que jamais homme ait eu avec une femme. Et je te dis que j’y ai été plus de six fois. » L’hôtelier, entendant ces étranges propos qui ne lui plaisaient guère, se dit tout d’abord à part soi : « Que diable celui-ci vient-il faire là ? » Puis, plus irrité que prudent, il dit : « Pinuccio, tu viens de commettre une grande scélératesse, et je ne sais pourquoi tu m’as fait cela ; mais par la corps Dieu, tu me le paieras. » Pinuccio, qui n’était pas l’homme le plus fin du monde, reconnaissant son erreur, n’essaya pas de s’excuser de son mieux, mais il dit : « Comment te le paierai-je ? Que pourrais-tu me faire ? »
La femme de l’hôtelier, qui croyait être avec son mari, dit à Adriano : « Eh ! entends nos hôtes qui ont je ne sais quelle querelle ensemble. » Adriano répondit en riant : « Laisse faire ; que Dieu leur donne la male an ; ils ont trop bu hier soir. » La dame qui croyait que c’était son mari qui allait lui répondre, entendant la voix d’Adriano reconnut sur-le-champ où elle était et avec qui ; pour quoi, en femme avisée, sans dire un mot, elle se leva soudain, et ayant pris le berceau de son petit enfant, profitant de l’obscurité complète qui régnait dans la chambre, elle le porta vers le lit de sa fille, à côté de laquelle elle se coucha. Puis, comme si elle était réveillée par les cris de son mari, elle l’appela et lui demanda ce qu’il avait avec Pinuccio. Le mari répondit : « N’entends-tu pas ce qu’il dit avoir fait cette nuit à la Niccolosa ? » La dame dit : « Il ment par la gorge, car je me suis couchée avec elle et je n’ai pu dormir un seul instant ; et toi, tu es une bête de le croire. Vous buvez tellement le soir, que vous rêvez toute la nuit ; vous allez d’un côté et d’autre sans vous en douter, et il vous semble avoir fait merveille. C’est grand dommage que vous ne vous rompiez pas le col ; mais que fait Pinuccio là-bas ? Pourquoi n’est-il pas dans son lit ? »
De son côté, Adriano voyant que la dame couvrait sagement sa honte et celle de sa fille, dit : « Pinuccio, je te l’ai dit cent fois de ne pas t’en aller hors de chez toi ; que ce défaut que tu as de te lever pendant que tu dors, et de raconter comme vraies les choses que tu rêves, te joueront à la fin un mauvais tour ; reviens vers moi ! que Dieu te donne la male nuit ! » L’hôtelier, entendant ce qu’avait dit sa femme et ce que disait Adriano, commença à croire très bien que Pinuccio rêvait ; pour quoi, le prenant par les épaules, il se mit à le secouer, à l’appeler en disant : « Pinuccio, réveille-toi ; retourne dans ton lit. » Pinuccio ayant entendu ce qui s’était dit de part et d’autre, se mit, comme un homme qui rêve, à recommencer d’autres divagations ; de quoi l’hôtelier fit les plus grandes risées du monde. À la fin pourtant, se sentant de plus en plus secouer, Pinuccio fit semblant de se réveiller, et appelant Adriano, dit : « Est-ce qu’il est déjà jour, que tu m’appelles ? » Adriano dit : « Oui, viens ici. » Pinuccio dissimulant toujours et feignant d’être tout endormi, finit par quitter l’hôtelier et retourna dans le lit d’Adriano. Le jour venu, ils se levèrent tous et l’hôtelier ne manqua pas de rire et de se moquer de Pinuccio et de ses rêves. Tout en plaisantant, d’un mot à un autre, les deux jeunes gens ayant apprêté leurs roussins, mis leurs valises dessus et bu avec l’hôtelier, remontèrent à cheval et s’en revinrent à Florence, non moins contents de la façon dont l’aventure s’était passée que de l’effet qui s’en était suivi. Par la suite, ayant pris d’autres mesures, Pinuccio se trouva avec la Niccolosa qui avait affirmé à sa mère que leur hôte avait rêvé. Pour quoi, la bonne dame, se souvenant des embrassements d’Adriano, soutenait qu’elle seule avait veillé.
Un roi lombard (les rois de ce pays
Viennent souvent s’offrir à ma mémoire),
Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits
Maître Boccace auteur de cette histoire,
5Portait le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,
Veuve du roi dernier mort sans enfants,
Lequel laissa l’État sous la tutelle
De celui-ci, prince sage et prudent.
10Nulle beauté n’était alors égale
À Teudelingue ; et la couche royale
De part et d’autre était assurément
Aussi complète, autant bien assortie
Qu’elle fut onc1. Quand messer Cupidon
15En badinant fit choir de son brandon
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie :
Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit ; dont avecque furie
Le feu se prit au cœur d’un muletier.
20Ce muletier était homme de mine,
Et démentait en tout son origine,
Bien fait et beau, même ayant du bon sens.
Bien le montra ; car, s’étant de la reine
Amouraché, quand il eut quelque temps
25Fait ses efforts, et mis toute sa peine
Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,
Le compagnon fit un tour d’homme habile.
Maître ne sais meilleur pour enseigner
Que Cupidon ; l’âme la moins subtile
30Sous sa férule apprend plus en un jour
Qu’un maître ès arts en dix ans aux écoles.
Aux plus grossiers, par un chemin bien court,
Il sait montrer les tours et les paroles.
Le présent conte en est un bon témoin.
35Notre amoureux ne songeait près ni loin2,
Dedans l’abord3 à jouir de sa mie.
Se déclarer de bouche ou par écrit
N’était pas sûr. Si4 se mit dans l’esprit,
Mourût ou non, d’en passer son envie ;
40Puisque aussi bien plus vivre ne pouvait ;
Et mort pour mort, toujours mieux lui valait,
Auparavant que sortir de la vie,
Éprouver tout, et tenter le hasard.
L’usage était chez le peuple lombard
45Que quand le roi, qui faisait lit à part,
(Comme tous font) voulait avec sa femme
Aller coucher, seul il se présentait
Presque en chemise, et sur son dos n’avait
Qu’une simarre5 ; à la porte il frappait
50Tout doucement : aussitôt une dame
Ouvrait sans bruit ; et le roi lui mettait
Entre les mains la clarté qu’il portait ;
Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme.
D’abord la dame éteignait en sortant
55Cette clarté ; c’était le plus souvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque royaume a ses cérémonies.
Le muletier remarqua celle-ci ;
Ne manqua pas de s’ajuster ainsi ;
60Se présenta comme c’était l’usage,
S’étant caché quelque peu le visage.
La dame ouvrit, dormant plus d’à demi.
Nul cas6 n’était à craindre en l’aventure
Fors que le roi ne vînt pareillement.
65Mais ce jour-là, s’étant heureusement
Mis à chasser, force était que nature
Pendant la nuit cherchât quelque repos.
Le muletier frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
70Un autre point, outre ce qu’avons dit,
C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnait7 mot en prenant ses ébats.
75À tout cela Teudelingue était faite.
Notre amoureux fournit plus d’une traite :
Un muletier à ce jeu vaut trois rois ;
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement8, et crut que la colère
80Rendait le prince outre son ordinaire9
Plein de transport, et qu’il n’y songeait pas.
En ses présents le Ciel est toujours juste :
Il ne départ à gens de tous états
Mêmes talents. Un empereur auguste
85A les vertus propres pour commander ;
Un avocat sait les points décider ;
Au jeu d’Amour le muletier fait rage :
Chacun son fait ; nul n’a tout en partage.
Notre galant s’étant diligenté10,
90Se retira sans bruit et sans clarté
Devant l’aurore. Il en sortait à peine,
Lorsque Agiluf alla trouver la reine ;
Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.
Certes monsieur, je sais bien, lui dit-elle,
95Que vous avez pour moi beaucoup de zèle ;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir : même outre l’ordinaire
En avez pris et beaucoup plus qu’assez.
Pour Dieu, monsieur, je vous prie, avisez
100Que ne soit trop ; votre santé m’est chère.
Le roi fut sage, et se douta du tour ;
Ne sonna mot, descendit dans la cour ;
Puis de la cour entra dans l’écurie ;
Jugeant en lui que le cas provenait
105D’un muletier, comme l’on lui parlait.
Toute la troupe était lors endormie,
Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.
Le roi n’avait lanterne ni bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous ;
110Crut que l’auteur de cette tromperie
Se connaîtrait au battement du pouls.
Pas ne faillit dedans sa conjecture ;
Et le second qu’il tâta d’aventure
Était son homme ; à qui d’émotion,
115Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le cœur battait, et le pouls tout ensemble.
Ne sachant pas où devait aboutir
Tout ce mystère, il feignait de dormir.
Mais quel sommeil ! Le roi, pendant qu’il tremble,
120En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupait le crin à ses chevaux.
Faisons, dit-il, au galant une marque,
Pour le pouvoir demain connaître mieux.
Incontinent de la main du monarque
125Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Lui fut coupé, droit vers le front du sire.
Et cela fait le prince se retire.
Il oublia de serrer le toupet ;
Dont le galant s’avisa d’un secret
130Qui d’Agiluf gâta le stratagème.
Le muletier alla, sur l’heure même,
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le roi vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le prince en son âme :
135Qu’est ceci donc ! qui croirait que ma femme
Aurait été si vaillante au déduit11 ?
Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourni d’ébat à plus de quinze ou seize ?
Autant en vit vers le front de tondus.
140Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise ;
Au demeurant qu’il n’y retourne plus.
Agilulf, roi des Lombards, avait, comme ses prédécesseurs, placé le siège de son royaume à Pavie, cité de Lombardie, après avoir pris pour femme Teudelinge, restée veuve d’Autari qui avait été également roi des Lombards, laquelle fut une très belle dame, sage et honnête, mais malheureuse en amour. Grâce au courage et au grand sens de ce roi Agilulf, les affaires de Lombardie ayant été pendant un certain temps prospères et tranquilles, il advint qu’un palefrenier de la susdite reine, homme de condition très basse quant à la naissance, mais d’un esprit plus élevé que ne le comportait un aussi vil métier, et de sa personne beau et grand, s’énamoura sans mesure de la reine, tout comme s’il avait été le roi. Comme sa profession infime ne lui avait pas empêché de reconnaître que son amour était hors de toute convenance, en homme sage il ne s’en ouvrait à personne, pas plus qu’il n’avait la hardiesse de le découvrir à la reine par ses regards ; et quoiqu’il vécût sans aucune espérance de devoir jamais lui plaire, cependant il se glorifiait en lui-même d’avoir placé ses pensées en haut lieu. Et comme il brûlait tout entier d’une amoureuse flamme, il s’étudiait à faire, par-dessus tous ses autres compagnons, tout ce qu’il croyait devoir plaire à la reine. Pour quoi il se trouvait que la reine, devant chevaucher, montait plus volontiers son palefroi que celui d’aucun autre ; ce que, quand cela arrivait, il regardait comme une grandissime faveur ; et jamais il ne lâchait les étriers, se tenant pour heureux quand parfois il pouvait toucher ses vêtements. Mais, de même que nous voyons souvent arriver que l’amour devient d’autant plus grand que l’espérance est moindre, ainsi il advint dans le cœur de ce pauvre palefrenier ; à tel point qu’il lui était très douloureux d’être obligé de tenir son grand désir ainsi caché, comme il faisait, sans être réconforté d’aucun espoir ; aussi plus d’une fois, ne pouvant se guérir de cet amour, il résolut de mourir. Songeant à quel moyen il aurait recours, il prit le parti de s’arranger de façon que l’on vît bien qu’il mourait à cause de l’amour qu’il avait porté et qu’il portait à la reine ; et il décida que son entreprise serait telle qu’il tenterait pour elle la fortune afin de satisfaire tout ou partie de son désir. Il ne se hasarda point à parler à la reine, ni à lui faire connaître son amour par lettre, car il savait qu’il parlerait et qu’il écrirait en vain ; mais il voulut éprouver si, par ruse, il pourrait coucher avec elle. Il n’y avait pas d’autre ruse ni d’autre voie que de trouver le moyen de parvenir jusqu’à la reine et de pénétrer dans sa chambre en se faisant passer pour le roi, lequel, il le savait, ne couchait pas toujours avec sa femme. Pour quoi, afin de voir de quelle façon le roi s’y prenait, et quel costume il avait quand il allait la voir, il se cacha à plusieurs reprises la nuit dans une grande salle du palais qui était située entre la chambre du roi et celle de la reine. Or, une nuit entre autres, il vit le roi enveloppé dans un grand manteau et tenant d’une main une lumière et de l’autre une baguette, sortir de sa chambre et aller à la chambre de la reine, et là, sans dire mot, frapper une fois ou deux à la porte avec cette baguette ; et incontinent la porte lui était ouverte et la lumière lui était enlevée des mains. Ayant donc vu cela, et ayant vu aussi le roi s’en retourner, il pensa à faire de même ; et ayant réussi à se procurer un manteau semblable à celui qu’il avait vu au roi, ainsi qu’une lumière et une petite baguette, et après s’être lavé tout d’abord en un bain chaud, afin que l’odeur de l’écurie n’incommodât pas la reine ou ne la fît s’apercevoir de la ruse, il se cacha, ainsi qu’il en avait l’habitude, dans la grande salle. Quand il vit que tout le monde dormait, et quand le temps lui sembla venu de donner effet à son désir ou de trouver la mort qu’il souhaitait, il fit un peu de feu avec la pierre et l’amadou qu’il portait, alluma sa lumière, et enveloppé hermétiquement dans son manteau, il s’en alla à la porte de la chambre où il frappa deux coups avec la baguette. La chambre fut ouverte par une camériste à moitié endormie qui lui prit la lumière des mains et l’éteignit ; sur quoi, lui, sans rien dire, étant entré, et ayant déposé son manteau derrière les rideaux, il se glissa dans le lit où la reine dormait. L’ayant saisie dans ses bras, et feignant d’être de méchante humeur, pour ce qu’il savait que le roi quand il était de mauvaise humeur ne prononçait pas un mot, sans rien dire et sans qu’il lui fût rien dit, il connut plusieurs fois charnellement la reine. Et bien qu’il lui semblât dur de s’en aller, cependant, craignant qu’une trop longue séance lui fût occasion de changer en tristesse le plaisir éprouvé, il se leva, et après avoir repris son manteau et sa lumière, sans rien dire autre chose, il s’en alla, et le plus tôt qu’il put regagna son lit.
Il pouvait à peine y être revenu, quand le roi, s’étant levé, alla à la chambre de la reine, ce dont celle-ci s’émerveilla fort ; et comme il était entré dans le lit et la saluait joyeusement, elle prit hardiesse de sa bonne humeur et dit : « Ô mon seigneur, quelle nouveauté est-ce, cette nuit ? Vous venez à peine de me quitter, et, au-delà de vos habitudes, vous avez pris de moi plaisir, et vous revenez derechef si vite ? Prenez garde à ce que vous faites. » Le roi, entendant ces paroles, soupçonna soudain que la reine avait été trompée par une ressemblance de manières et de personne ; mais, en homme sage, il se garda bien, voyant que la reine ni personne autre ne s’en était aperçu, de l’en faire apercevoir. C’est ce que nombre de sots n’auraient pas fait ; ils auraient dit au contraire : je ne suis pas venu ; quel est celui qui est venu ? comment est-il venu ? qui est-ce ? De quoi seraient survenues de nombreuses choses par lesquelles il aurait inutilement contristé la reine et lui aurait donné l’idée de désirer une seconde fois ce qu’elle avait déjà goûté : en taisant l’aventure, il ne pouvait lui en revenir aucune honte, tandis qu’en parlant, il se serait attiré du déshonneur. Le roi répondit donc, plus irrité au fond du cœur que dans son air et dans ses paroles : « Femme, ne vous semblé-je pas homme capable d’avoir été ici tantôt et d’y revenir une autre fois ? » À quoi la reine répondit : « Mon seigneur, si ; mais cependant je vous prie de prendre garde à votre santé. » Alors le roi dit : « Il me plaît de suivre votre conseil ; et pour cette fois, sans vous causer plus d’ennui, je vais m’en retourner. » Et le cœur plein de colère et de mécontentement à cause de l’affront qu’il voyait qu’on lui avait fait, il reprit son manteau, sortit de la chambre et songea à trouver sans bruit celui qui l’avait fait, pensant bien que c’était quelqu’un de sa maison, et que, quel qu’il fût, il n’avait pu encore en sortir.
Ayant donc pris une petite lumière dans une petite lanterne, il s’en alla vers un vaste corps de logis qui était dans son palais au-dessus des écuries, et dans lequel dormaient en divers lits presque tous ses familiers. Et estimant que, quelque fût celui qui avait fait ce que la dame lui avait dit, son pouls et ses battements de cœur ne pouvaient être encore apaisés à cause de la rude besogne qu’il avait accomplie, il se mit à tâter sans bruit, en commençant par un des bouts de la salle, la poitrine de tous ses gens, pour savoir si le cœur battait vite à l’un d’entre eux. Tous dormaient fortement, hormis celui qui avait été avec la reine et qui ne dormait pas encore ; pour quoi, voyant venir le roi, et comprenant ce qu’il cherchait, il se mit à trembler tellement, qu’au battement de cœur que la fatigue éprouvée peu avant lui avait occasionné, la peur en ajouta un plus grand ; et il vit bien que si le roi s’en apercevait, il le ferait mourir sur-le-champ. Et bien que de nombreuses pensées lui allassent par l’esprit sur ce qu’il avait à faire, cependant, voyant le roi sans arme, il résolut de faire semblant de dormir et d’attendre ce que le roi ferait. Après avoir longtemps cherché, et n’en trouvant aucun qui lui parût être celui qu’il croyait, le roi arriva à notre homme, et voyant que le cœur lui battait fort, il se dit : c’est lui ! Mais, en homme qui n’entendait rien faire qui fût su, il se borna, avec une paire de ciseaux qu’il portait sur lui, à lui couper quelques mèches de cheveux qu’en ces temps on portait très longs, afin qu’à l’aide de cette marque il pût le reconnaître le lendemain matin ; cela fait, il s’en alla et regagna sa chambre.
Le palefrenier qui avait tout vu, comprit clairement, en homme avisé qu’il était, pourquoi il avait été ainsi marqué. Aussi, s’étant levé sans plus attendre, et ayant cherché des ciseaux dont, par aventure, il y avait une paire dans la salle pour le service des chevaux, il alla doucement vers tous ceux qui étaient couchés, et leur coupa à tous les cheveux sur les oreilles de la même façon ; et cela fait, sans avoir été entendu, il s’en revint dormir.
Le matin, le roi, s’étant levé, ordonna qu’avant que les portes du palais s’ouvrissent, tous ses gens passassent devant lui ; ce qui fut fait. Et tous, sans rien avoir sur la tête, étant rangés devant lui, il se mit à les examiner pour voir lequel avait été tondu par lui ; et voyant le plus grand nombre d’entre eux avec les cheveux coupés de la même façon, il s’étonna et se dit en lui-même : « Celui que je cherche, bien qu’il soit de basse condition, montre bien qu’il est d’un grand sens. » Puis, voyant qu’il ne pouvait avoir sans faire d’esclandre celui qu’il cherchait, et peu disposé à vouloir, pour une petite vengeance, s’attirer grande vergogne, il se borna à avertir le coupable d’un mot seulement, et à lui faire voir qu’il s’était aperçu de la chose ; s’étant donc tourné vers tous ses gens, il dit : « Que celui qui l’a fait ne le fasse plus jamais, et allez avec Dieu. » Un autre aurait voulu faire mettre à la gêne, torturer, examiner, questionner, et, ce faisant, aurait ébruité ce que chacun doit s’efforcer de cacher ; et l’ayant découvert, encore qu’il en eût pris entière vengeance, sa honte n’en aurait pas été diminuée mais fort accrue, et l’honneur de sa femme contaminé.
Ceux qui entendirent ces paroles du roi s’étonnèrent et se demandèrent longtemps entre eux ce qu’il avait voulu dire par là ; mais nul ne les comprit, sinon celui à qui seul elles s’adressaient ; lequel, en homme sage, n’en ouvrit jamais la bouche du vivant du roi, pas plus qu’il ne commit désormais sa vie au hasard en une semblable aventure.