L’invention des Arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grèce.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
5La Feinte2 est un pays plein de terres désertes :
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté3.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa Lyre,
10Disciples d’Apollon, nos Maîtres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour, tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : « Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
15Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
À quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance :
Dois-je dans la Province établir mon séjour,
20Prendre emploi dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes :
La Guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter4 ;
Mais j’ai les miens, la Cour, le Peuple, à contenter. »
25Malherbe là-dessus : « Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.
J’ai lu dans quelque endroit qu’un Meunier et son Fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
30Allaient vendre leur Âne un certain jour de Foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet Homme et son Fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
35Le premier qui les vit de rire s’éclata.
“Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus Âne des trois n’est pas celui qu’on pense.”
Le Meunier à ces mots connaît son ignorance.
Il met sur pieds sa Bête, et la fait détaler.
40L’Âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure.
Il fait monter son Fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au Garçon s’écria tant qu’il put :
45“Oh là oh ! descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
— Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.”
L’enfant met pied à terre, et puis le Vieillard monte,
50Quand, trois filles passant, l’une dit : “C’est grand’honte
Qu’il faille voir ainsi clocher5 ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un Évêque assis,
Fait le veau sur son Âne, et pense être bien sage.
— Il n’est, dit le Meunier, plus de veaux à mon âge.
55Passez votre chemin, la Fille, et m’en croyez.”
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’Homme crut avoir tort, et mit son Fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit : “Ces gens sont fous,
60Le Baudet n’en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé quoi, charger ainsi cette pauvre Bourrique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
— Parbieu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau
65Qui prétend contenter tout le monde et son Père :
Essayons toutefois, si par quelque manière
Nous en viendrons à bout.” Ils descendent tous deux.
L’Âne, se prélassant, marche seul devant eux.
Un Quidam les rencontre, et dit : “Est-ce la mode
70Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
Qui de l’Âne ou du Maître est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces Gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Âne.
Nicolas au rebours ; car quand il va voir Jeanne
75Il monte sur sa bête, et la chanson le dit6.
Beau trio de Baudets !” Le Meunier repartit :
“Je suis Âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu’on dise quelque chose, ou qu’on ne dise rien ;
80J’en veux faire à ma tête.” Il le fit, et fit bien. »
Quant à vous suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez Femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement7 :
Les Gens en parleront, n’en doutez nullement.
Un Père avec son Fils dans un âge encore tendre,
Menaient leur Âne à vide au marché pour le vendre.
Un Paysan qui proche du chemin
Labourait un morceau de terre,
Se mit à leur faire la guerre,
Et s’armant d’un rire malin,
On les prendrait, dit-il, pour deux francs Pédagogues
Qui graves, suffisants et rogues,
Suivent leur Écolier qui marche devant eux :
Plus leur ferait avantageux,
N’en déplaise à leur politique,
De se servir de leur Bourrique
Qui siérait bien à tous les deux.
Le Père fut touché de cette remontrance,
Et son Fils n’étant pas de forte corpulence,
Il le fit aussitôt monter sur le Baudet.
Un passant y trouva grandement à redire,
Et loin de n’en faire que rire,
S’offensa de voir un Cadet
Se quarer sur cette monture,
Pendant qu’un bon Vieillard le suivait à pied.
Il en eut si grand pitié,
Et poussa si loin son murmure,
Que le Père aussitôt fit descendre son Fils,
Et prit pour lui la bête asine.
À peine eut-il atteint la Bourgade voisine,
Que tous les habitants près de leur porte assis.
Comme c’est l’ordinaire en un beau jour de Fête,
Trouvèrent fort mauvais qu’il fût sur une bête,
(Car il était encore robuste et bien dispos)
Pendant que son fils jeune et tendre
Avait besoin, plus que lui, de repos ;
Le Vieillard fatigué d’entendre
Répéter les mêmes propos
Par tous les habitants qui s’amassaient en troupe,
Dit à son Fils de lui sauter en croupe.
Tous crièrent alors, attendris de pitié
De voir un Animal prêt d’être estropié.
Le Vieillard ne sachant que faire,
Pour contenter tout le vulgaire,
Abattit le Baudet, joignit ses quatre pieds,
Et les ayant tous ensemble liés
Passa par-dessous une gaule,
Que son garçon et lui mirent sur leurs épaules,
Et portèrent ainsi ce risible Animal
Comme un Chandelier de Cristal.
Un spectacle si fou, si rare,
Si ridicule si bizarre,
Fit rire les moins emportés,
Jusqu’à s’en tenir les côtés :
Il réjouit toute la Ville entière,
Et le Vieillard, outré de cet affront,
Jeta l’Âne dans la rivière
De dessus le milieu du Pont.
De plaire à tous quiconque ambitionne.
Beaucoup se peine, et ne plaît à personne.
Racan ayant, dès sa plus tendre jeunesse, fait connaissance avec Malherbe, il le respectait comme son père, et Malherbe, de son côté, vivait avec lui comme avec son fils. Cela donna sujet à Racan de lui demander en confidence de quelle manière il devait se gouverner dans le monde : il lui proposa quatre ou cinq sortes de vies qu’il pouvait faire. La première et la plus honorable était de suivre les armes ; […] la deuxième était de demeurer dans Paris, pour liquider ses affaires, qui étaient fort brouillées ; […] la troisième était de se marier ; […] la quatrième, de se retirer aux champs.
Sur toutes ces propositions faites par Racan, Malherbe, au lieu de répondre directement, commença par une fable en ces mots :
Un homme, dit-il, âgé environ de cinquante ans, ayant un fils de treize ou quatorze ans au plus, n’avait qu’un petit âne pour le porter lui et son fils, dans un long voyage qu’ils entreprenaient ensemble. Le père monta le premier sur l’âne. Après deux ou trois lieues de chemin, le fils qui commençait à se lasser, le suivait à pied, de loin, et avec beaucoup de peine ; ce qui donna sujet à ceux qui les voyaient passer de dire que ce bonhomme avait tort de laisser à pied cet enfant, et qu’il aurait mieux porté cette fatigue-là que lui. Le bonhomme mit son fils sur l’âne, et suivit à pied ; cela fut encore trouvé étrange par d’autres, qui disaient que ce fils était bien ingrat et de mauvais naturel de voir fatiguer son père, pendant qu’il était lui-même à son aise. Ils s’avisèrent donc de monter tous deux sur l’âne, et alors on y trouva encore à redire. « Ils sont donc bien cruels, disaient les passants de monter ainsi sur cette pauvre petite bête, qui à peine serait assez forte pour en porter un. » Comme ils eurent ouï cela, ils descendirent tous deux de dessus, et le firent marcher devant eux. Ceux qui les voyaient aller de cette sorte se moquaient de les voir à pied, quand l’un et l’autre pouvaient alternativement se servir de l’âne. Ainsi ils ne purent jamais se mettre au gré de tout le monde ; c’est pourquoi ils résolurent de faire à leur volonté, et de laisser à chacun la liberté d’en juger à sa fantaisie.
Faites de même, dit Malherbe à Racan, pour toute conclusion ; car, quoi que vous puissiez faire, vous ne serez jamais généralement approuvé de tout le monde, et l’on trouvera toujours à redire à votre conduite.
Je devais1 par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
À la voir d’un certain côté,
Messer Gaster2 en est l’image.
5S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour lui les Membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
« Il faudrait, disaient-ils, sans nous, qu’il vécût d’air :
10Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et pour qui ? Pour lui seul : nous n’en profitons pas.
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chômons : c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre. »
Ainsi dit, ainsi fait. Les Mains cessent de prendre,
15Les Bras d’agir, les Jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster qu’il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur :
20Chaque Membre en souffrit ; les forces se perdirent ;
Par ce moyen, les Mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
À l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.
Ceci peut s’appliquer à la grandeur royale :
25Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’Artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
30Maintient le Laboureur, donne paye au Soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines ;
Entretient seule tout l’État.
Ménénius3 le sut bien dire.
La Commune4 s’allait séparer du Sénat :
35Les mécontents disaient qu’il avait tout l’Empire,
Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
40La plupart s’en allaient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir
Qu’ils étaient aux Membres semblables,
Et par cet Apologue insigne entre les Fables
Les ramena dans leur devoir.
L’estomac et les pieds disputaient de leur force. À tout propos les pieds alléguaient qu’ils étaient tellement supérieurs en force qu’ils portaient même l’estomac. À quoi celui-ci répondit : « Mais, mes amis, si je ne vous fournissais pas de nourriture, vous-mêmes ne pourriez pas me porter. »
Il en va ainsi dans les armées : le nombre, le plus souvent, n’est rien, si les chefs n’excellent pas dans le conseil.
Un Loup qui commençait d’avoir petite part
Aux Brebis de son voisinage,
Crut qu’il fallait s’aider de la peau du Renard1
Et faire un nouveau personnage.
5Il s’habille en Berger, endosse un Hoqueton2,
Fait sa Houlette3 d’un bâton,
Sans oublier la Cornemuse.
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
10« C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »
Sa personne étant ainsi faite
Et ses pieds de devant posés sur sa Houlette,
Guillot le sycophante4 approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l’herbette,
15Dormait alors profondément.
Son Chien dormait aussi, comme aussi sa Musette5.
La plupart des Brebis dormaient pareillement.
L’Hypocrite les laissa faire,
Et pour pouvoir mener vers son fort les Brebis,
20Il voulut ajouter la parole aux habits ;
Chose qu’il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire,
Il ne put du Pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les Bois,
25Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les Brebis, le Chien, le Garçon.
Le pauvre Loup, dans cet esclandre,
Empêché par son Hoqueton,
30Ne put ni fuir ni se défendre.
Toujours par quelque endroit Fourbes se laissent prendre :
Quiconque est Loup agisse en Loup ;
C’est le plus certain de beaucoup.
Un loup revêtit les habits d’un berger pour tromper les naïfs agnelets, prenant ainsi une apparence différente, cachant son pelage trop connu. Le bâton à la main, la fiasque au dos, la crosse pastorale au côté, il se dirigea promptement vers le troupeau proche en espérant le mener dans une bergerie, bâtie par lui dans un antre obscur, et se préparer pour une année la nourriture qu’il pourrait savourer sans se fatiguer.
Mais lorsque le méchant eut atteint le troupeau (le troupeau qui ne le craignait pas, croyant à son vêtement qu’il s’agissait de leur berger) et qu’il voulut l’appeler et le diriger vers l’endroit auquel il avait songé, il émit un hurlement farouche et tellement horrible que les peureuses brebis furent déroutées en reconnaissant le cri du loup. Regardant en arrière, elles s’enfuirent rapidement vers les toits proches de leur refuge natal et le loup en demeura piteux et affligé.
Ainsi le menteur, l’homme plein de ruses, peut le rester longtemps mais il ne vient pas toujours à bout de ses projets car la vérité se découvre d’elle-même et le mensonge devient manifeste.
La tromperie ne peut rester indéfiniment cachée.
Les Grenouilles, se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin1 les soumit au pouvoir monarchique.
5Il leur tomba du Ciel un Roi tout pacifique :
Ce Roi fit toutefois un tel bruit en tombant
Que la Gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
10Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du Marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau :
Or c’était un soliveau,
15De qui la gravité fit peur à la première
Qui de le voir s’aventurant2
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant :
Une autre la suivit, une autre en fit autant,
20Il en vint une fourmilière ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière,
Jusqu’à sauter sur l’épaule du Roi.
Le bon Sire le souffre, et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
25« Donnez-nous, dit ce peuple, un Roi qui se remue. »
Le Monarque des Dieux leur envoie une Grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir,
Et Grenouilles de se plaindre ;
30Et Jupin de leur dire : « Eh quoi ! votre désir
À ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû3 premièrement
Garder votre Gouvernement ;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
35Que votre premier Roi fût débonnaire et doux :
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »
Les grenouilles, fâchées de l’anarchie où elles vivaient, envoyèrent des députés à Zeus, pour le prier de leur donner un roi. Zeus, voyant leur simplicité, lança un morceau de bois dans le marais. Tout d’abord les grenouilles effrayées par le bruit se plongèrent dans les profondeurs du marais ; puis, comme le bois ne bougeait pas, elles remontèrent et en vinrent à un tel mépris pour le roi qu’elles sautaient sur son dos et s’y accroupissaient. Mortifiées d’avoir un tel roi, elles se rendirent une seconde fois près de Zeus, et lui demandèrent de leur changer le monarque ; car le premier était trop nonchalant. Zeus impatienté leur envoya une hydre qui les prit et les dévora.
Cette fable montre qu’il vaut mieux être commandé par des hommes nonchalants, mais sans méchanceté que par des brouillons et des méchants.
Alors qu’Athènes florissait sous des lois égalitaires, les agitations d’une liberté turbulente mirent le désordre dans l’État, et la licence relâcha les vieilles entraves. Grâce à une entente entre les hommes des différents partis, Pisistrate, usurpant l’autorité, s’empare de la citadelle. Les Athéniens déploraient leur funeste esclavage, non que ce maître fut cruel, mais il leur pesait, parce que, d’une façon générale, ils n’avaient pas l’habitude du joug. Comme ils en venaient à se plaindre de leur fardeau, Ésope leur raconta cet apologue : les grenouilles errant en liberté dans leurs marais demandèrent à grands cris à Jupiter un roi, pour réprimer par la force le dérèglement des mœurs. Le père des dieux sourit et leur donna pour maître un petit soliveau, dont la chute soudaine au milieu des étangs épouvanta par la secousse et par le bruit la gent craintive. Plongé dans la vase il restait sans bouger depuis longtemps, quand par hasard une des grenouilles lève en silence la tête hors de l’eau et, après avoir examiné le roi, appelle toutes ses compagnes. Bannissant leur effroi, toutes à l’envi arrivent en nageant, et sur le soliveau leur troupe saute brutalement. Quand elles l’eurent couvert de toute espèce d’outrages, elles envoyèrent des ambassadrices à Jupiter pour lui demander un autre roi, alléguant la nullité de celui qui leur avait été donné. Il leur envoya alors une hydre qui, d’une dent cruelle, se mit à les happer les unes après les autres. En vain, tour à tour fuient-elles la mort passivement, la crainte étouffe leurs cris. Elles chargent donc en cachette Mercure de prier Jupiter de les secourir dans leur détresse ; mais alors le dieu : « Puisque vous n’avez pas voulu, leur dit-il, supporter votre bonheur, résignez-vous à votre malheur jusqu’au bout. »
— Et vous aussi, citoyens, ajouta Ésope, supportez le malheur présent, de peur qu’un plus grand ne vous arrive.
Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés1.
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ;
L’autre était passé maître en fait de tromperie.
5La soif les obligea de descendre en un puits.
Là chacun d’eux se désaltère.
Après qu’abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : « Que ferons-nous, Compère ?
Ce n’est pas tout de boire ; il faut sortir d’ici.
10Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre le mur : le long de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m’élevant,
À l’aide de cette machine
15De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t’en tirerai.
— Par ma barbe, dit l’autre, il est bon ; et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n’aurais jamais, quant à moi,
20Trouvé ce secret, je l’avoue. »
Le Renard sort du puits, laisse son Compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l’exhorter à patience.
« Si le Ciel t’eût, dit-il, donné par excellence
25Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurais pas à la légère
Descendu dans ce puits. Or adieu, j’en suis hors ;
Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car, pour moi, j’ai certaine affaire
30Qui ne me permet pas d’arrêter en chemin. »
En toute chose il faut considérer la fin.
Un renard étant tombé dans un puits se vit forcé d’y rester. Or un bouc pressé par la soif étant venu au même puits, aperçut le renard et lui demanda si l’eau était bonne. Le renard, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, fit un grand éloge de l’eau, affirmant qu’elle était excellente, et il l’engagea à descendre. Le bouc descendit à l’étourdie, n’écoutant que son désir. Quand il eut étanché sa soif, il se consulta avec le renard sur le moyen de remonter. Le renard prit la parole et dit : « J’ai un moyen, pour peu que tu désires notre salut commun. Veuille bien appuyer tes pieds de devant contre le mur et dresser tes cornes en l’air ; je remonterai par là, après quoi je te reguinderai, toi aussi. » Le bouc se prêta avec complaisance à sa proposition, et le renard, grimpant lestement le long des jambes, des épaules et des cornes de son compagnon, se trouva à l’orifice du puits, et aussitôt s’éloigna. Comme le bouc lui reprochait de violer leurs conventions, le renard se retourna et dit : « Hé ! camarade, si tu avais autant d’idées que de poils au menton, tu ne serais pas descendu avant d’avoir examiné le moyen de remonter. »
C’est ainsi que les hommes sensés ne doivent entreprendre aucune action, avant d’en avoir examiné la fin.
N. B. : Phèdre a repris ce thème dans une fable (IV, IX) qui porte le même titre.
L’Aigle avait ses Petits au haut d’un arbre creux,
La Laie au pied, la Chatte entre les deux ;
Et sans s’incommoder, moyennant ce partage,
Mères et Nourrissons faisaient leur tripotage.
5La Chatte détruisit par sa fourbe1 l’accord.
Elle grimpa chez l’Aigle, et lui dit : « Notre mort
(Au moins de nos enfants, car c’est tout un aux mères)
Ne tardera possible guères.
Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment
10Cette maudite Laie, et creuser une mine ?
C’est pour déraciner le Chêne assurément,
Et de nos Nourrissons attirer la ruine.
L’arbre tombant ils seront dévorés :
Qu’ils s’en tiennent pour assurés.
15S’il m’en restait un seul, j’adoucirais ma plainte. »
Au partir de ce lieu, qu’elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
À l’endroit
Où la Laie était en gésine :
20« Ma bonne amie et ma voisine,
Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L’Aigle si vous sortez fondra sur vos Petits :
Obligez-moi de n’en rien dire ;
Son courroux tomberait sur moi. »
25Dans cette autre famille ayant semé l’effroi,
La Chatte en son trou se retire.
L’Aigle n’ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De ses Petits ; la Laie encore moins :
Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins,
30Ce doit être celui d’éviter la famine.
À demeurer chez soi l’une et l’autre s’obstine
Pour secourir les siens dedans l’occasion :
L’Oiseau royal en cas de mine,
La Laie en cas d’irruption2.
35La faim détruisit tout : il ne resta personne
De la Gent marcassine et de la Gent aig lonne,
Qui n’allât de vie à trépas ;
Grand renfort3 pour Messieurs les Chats.
Que ne sait point ourdir une langue traîtresse
40Par sa pernicieuse adresse !
Des malheurs qui sont sortis
De la boîte de Pandore,
Celui qu’à meilleur droit tout l’Univers abhorre,
C’est la fourbe, à mon avis.
Une aigle avait bâti son nid au haut d’un chêne ; une chatte sauvage, ayant trouvé un creux au milieu de l’arbre, y avait fait ses petits ; une laie, habitante des forêts, avait déposé au bas sa portée : communauté fortuite d’habitation que la chatte détruisit ainsi par sa fourberie et son abominable méchanceté. Elle grimpe jusqu’au nid de l’aigle : « Ta perte se prépare, lui dit-elle, et peut-être, hélas ! aussi la mienne ; car si tu vois chaque jour occupée à creuser la terre cette laie perfide, c’est qu’elle veut renverser le chêne, afin, nos petits étant par terre, de les anéantir aisément. » La terreur et la consternation jetées chez l’aigle, elle descend en rampant au gîte de la laie hérissée de soies : « Un grand danger, lui dit-elle, menace tes petits ; car aussitôt que tu sortiras pour chercher ta nourriture avec ton tendre troupeau, l’aigle, toute prête, fondra, pour te les ravir sur tes marcassins. » Quand elle a rempli de crainte aussi cette autre demeure, elle se retire hypocritement dans son trou où elle est en sûreté. Elle en sort la nuit pour rôder d’un pas qu’elle retient prudemment ; une fois que, la pâture trouvée, elle s’est nourrie et a nourri ses petits, elle feint d’avoir peur et fait le guet toute la journée. L’aigle, craignant la chute de l’arbre, reste perchée sur les branches ; la laie, pour éviter l’enlèvement qui la menace, ne bouge pas de sa demeure. Bref, toutes deux moururent de faim avec leurs petits, et fournirent à la chatte et à ses enfants une abondante nourriture. Combien un homme à double langage fait souvent de mal, cette fable peut l’enseigner aux gens sottement crédules.
Chacun a son défaut où toujours il revient :
Honte ni peur n’y remédie.
Sur ce propos, d’un Conte il me souvient :
Je ne dis rien que je n’appuie
5De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altérait sa santé, son esprit, et sa bourse.
Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course,
Qu’ils sont au bout de leurs écus.
Un jour que celui-ci plein du jus de la treille,
10Avait laissé ses sens au fond d’une bouteille,
Sa Femme l’enferma dans un certain tombeau.
Là les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. À son réveil il treuve1
L’attirail de la mort à l’entour de son corps,
15Un luminaire, un drap des morts.
« Oh ! dit-il, qu’est ceci ? Ma Femme est-elle veuve ? »
Là-dessus, son Épouse, en habit d’Alecton2,
Masquée et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu Mort, approche de sa bière,
20Lui présente un chaudeau3 propre pour Lucifer.
L’Époux alors ne doute en aucune manière
Qu’il ne soit citoyen d’Enfer.
« Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
— La Cellerière4 du royaume
25De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
À ceux qu’enclôt la tombe noire. »
Le Mari repart sans songer :
« Tu ne leur portes point à boire ? »
Une femme avait un ivrogne pour mari. Pour le défaire de son vice, elle imagina l’artifice que voici. Elle observa le moment où son mari engourdi par l’ivresse était insensible comme un mort, le chargea sur ses épaules, l’emporta au cimetière, le déposa et se retira. Quand elle jugea qu’il avait cuvé son vin, elle revint et frappa à la porte du cimetière. « Qui frappe à la porte ? » dit l’ivrogne. « C’est moi qui viens apporter à manger aux morts », répondit la femme. Et lui : « Ne m’apporte pas à manger, mon brave, apporte-moi plutôt à boire : tu me fais de la peine en me parlant de manger, non de boire. » La femme, se frappant la poitrine s’écria : « Hélas ! que je suis malheureuse ! ma ruse même n’a fait aucun effet sur toi, mon homme ; car non seulement tu n’es pas assagi, mais encore tu es devenu pire, et ton défaut est devenu une seconde nature. »
Cette fable montre qu’il ne faut pas s’invétérer dans la mauvaise conduite ; car il vient un moment où, bon gré, mal gré, l’habitude s’impose à l’homme.
Quand l’Enfer eut produit la Goutte et l’Araignée :
« Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D’être pour l’humaine lignée
Également à redouter.
5Or avisons aux lieux qu’il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases1 étrètes2,
Et ces Palais si grands, si beaux, si bien dorés ?
Je me suis proposé d’en faire vos retraites.
Tenez donc ; voici deux bûchettes :
10Accommodez-vous, ou tirez3.
— Il n’est rien, dit l’Aragne4, aux cases qui me plaise. »
L’autre, tout au rebours, voyant les Palais pleins
De ces gens nommés Médecins,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
15Elle prend l’autre lot, y plante le piquet5,
S’étend à son plaisir sur l’orteil d’un pauvre homme,
Disant : « Je ne crois pas qu’en ce poste je chomme,
Ni que d’en déloger et faire mon paquet
Jamais Hippocrate me somme. »
20L’Aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie ;
Travaille à demeurer : voilà sa toile ourdie ;
Voilà des moucherons de pris.
Une servante vient balayer tout l’ouvrage.
25Autre toile tissue ; autre coup de balai :
Le pauvre Bestion tous les jours déménage.
Enfin après un vain essai,
Il va trouver la Goutte. Elle était en campagne,
Plus malheureuse mille fois
30Que la plus malheureuse Aragne.
Son hôte la menait tantôt fendre du bois,
Tantôt fouir, houer6. Goutte bien tracassée
Est, dit-on, à demi pansée.
« Oh ! je ne saurais plus, dit-elle, y résister :
35Changeons ma sœur l’Aragne. » Et l’autre d’écouter.
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane :
Point de coup de balai qui l’oblige à changer.
La Goutte d’autre part, va tout droit se loger
Chez un Prélat qu’elle condamne
40À jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes, Dieu sait. Les Gens n’ont point de honte
De faire aller le mal toujours de pis en pis.
L’une et l’autre trouva de la sorte son conte7 ;
Et fit très sagement de changer de logis.
Un « conte de vieille » inséré par Pétrarque dans une lettre (livre III, 13) à Jean Colonna, et qui, admis par Nicolas Gerbel dans son Æsopi phrygii vita et fabulae (Antoine Bonnemère, 1535), a passé de là dans différents recueils, comme les Narrationes Æsopicae de Camerarius (Leipzig, 1570), Les Baliverneries ou Contes nouveaux d’Eutrapel (IV ; Œuvres facétieuses, Paul Daffis, 1874, t. I, p. 184-194), ainsi que ses Contes et discours (IV ; ibid., p. 282) (JPC).
Les Loups mangent gloutonnement.
Un Loup donc étant de frairie1,
Se pressa, dit-on, tellement
Qu’il en pensa perdre la vie.
5Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne ;
Il lui fait signe, elle accourt.
Voilà l’Opératrice aussitôt en besogne.
10Elle retira l’os ; puis pour un si bon tour
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup :
Vous riez, ma bonne Commère.
Quoi ! ce n’est pas encor beaucoup
15D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?
Allez, vous êtes une ingrate ;
Ne tombez jamais sous ma patte. »
Un loup, ayant avalé un os, allait partout cherchant qui le débarrasserait de son mal. Il rencontra un héron, et lui demanda moyennant salaire d’enlever l’os. Alors le héron descendit sa tête dans le gosier du loup, retira l’os, puis réclama le salaire convenu. « Hé ! l’ami, répondit le loup, ne te suffit-il pas d’avoir retiré ta tête saine et sauve de la gueule du loup, et te faut-il encore un salaire ? »
Cette fable montre que le plus grand service qu’on puisse attendre de la reconnaissance des méchants, c’est qu’à l’ingratitude ils n’ajoutent pas l’injustice.
N. B. : Phèdre a repris ce thème dans une fable (I, VIII) sous le titre : Le Loup et la Grue.
Un Loup ayant d’un os la gorge embarrassée,
De la Grue aussitôt le secours implora ;
Elle convint du prix, et de zèle empressée,
Dans son gosier sa tête elle fourra,
Et fit si bien que l’os elle en tira :
Puis sur la récompense, entre eux déjà réglée,
Elle fit tomber l’entretien.
Ah folle, dit le Loup, ne comptes-tu pour rien
De ne t’avoir pas étranglée ?
L’homme sanguinaire et brutal
Croit avoir fait du bien, s’il n’a point fait de mal.
On exposait une Peinture,
Où l’Artisan avait tracé
Un Lion d’immense stature
Par un seul homme terrassé.
5Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
« Je vois bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne ici la victoire.
Mais l’Ouvrier vous a déçus :
10Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes Confrères savaient peindre. »
Un lion voyageait un jour avec un homme. Ils se vantaient à qui mieux mieux, lorsque sur le chemin ils rencontrèrent une stèle de pierre qui représentait un homme étranglant un lion. Et l’homme la montrant au lion dit : « Tu vois comme nous sommes plus forts que vous. » Le lion répondit en souriant : « Si les lions savaient sculpter, tu verrais beaucoup d’hommes sous la patte du lion. »
Bien des gens se vantent en paroles d’être braves et hardis ; mais l’expérience les démasque et les confond.
Certain Renard gascon, d’autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des Raisins mûrs apparemment
Et couverts d’une peau vermeille.
5Le Galand1 en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvait atteindre :
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des Goujats2. »
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
Un renard affamé, voyant des grappes de raisin pendre à une treille, voulut les attraper ; mais ne pouvant y parvenir, il s’éloigna en se disant à lui-même : « C’est du verjus. »
Pareillement certains hommes, ne pouvant mener à bien leurs affaires, à cause de leur incapacité, en accusent les circonstances.
N. B. : Phèdre a repris ce thème dans une fable (IV, III) qui porte le même titre.
Un Renard affamé voyant sur une treille
De gros raisins, beaux à merveille,
Pour en avoir s’élançait vivement,
Et d’une adresse sans pareille :
Mais toujours inutilement :
Laissons, dit-il, cette poursuite vaine,
Ce n’est que du verjus qui n’en vaut pas la peine.
Bien souvent au Renard on ressemble en ce point ;
Quand on n’y peut atteindre, on dit qu’on n’en veut point.
N. B. : À noter que ce conte fut très populaire puisqu’il figure entre autres dans les Fables de Marie de France (Fable 96) et les Facéties de Pogge.
Dans une Ménagerie
De volatiles remplie,
Vivaient le Cygne et l’Oison :
Celui-là destiné pour les regards du Maître,
5Celui-ci pour son goût1 ; l’un qui se piquait d’être
Commensal2 du jardin, l’autre de la maison.
Des fossés du Château faisant leurs galeries3,
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l’onde, et tantôt se plonger,
10Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le Cuisinier ayant trop bu d’un coup
Prit pour Oison le Cygne ; et le tenant au cou,
Il allait l’égorger, puis le mettre en potage.
L’Oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage4.
15Le Cuisinier fut fort surpris,
Et vit bien qu’il s’était mépris.
« Quoi ? je mettrais, dit-il, un tel Chanteur5 en soupe !
Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en sert si bien. »
20Ainsi, dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le doux parler ne nuit de rien.
Un homme opulent nourrissait ensemble une oie et un cygne, non point pour le même objet, mais l’un pour son chant, l’autre en vue de sa table. Or lorsque l’oie dut subir le destin pour lequel on l’élevait, il faisait nuit, et le temps ne permettait pas de distinguer les deux volatiles. Mais le cygne, emporté à la place de l’oie, entonne un chant, prélude de son trépas. Sa voix le fit reconnaître et son chant le sauva de la mort.
Cette fable montre que souvent la musique fait ajourner la mort.
Un Cygne avec une Oie aussi blanche que lui,
Dans une Cour passaient leur vie ;
Celui-ci pour charmer l’ennui
Par son aimable mélodie ;
Et celui-là bien gros, bien gras,
Pour fournir un ample repas.
Le soir le Cuisinier, suivant l’ordre du maître,
Qui de l’Oie à souper désirait se repaître,
Prit le Cygne au lieu d’elle, et l’allait, par malheur,
(Trompé qu’il est par la couleur)
Immoler sans cérémonie ;
Lorsque pour déplorer son sort,
Il poussa de sa gorge une telle harmonie,
Que reconnu pour Cygne, il évita la mort.
De grands périls quelquefois on se tire
Par la force de son bien dire.
Après mille ans et plus de Guerre déclarée,
Les Loups firent la Paix avecque les Brebis.
C’était apparemment le bien des deux partis :
Car, si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
5Les Bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,
Ni d’autre part pour les carnages :
Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens.
La Paix se conclut donc ; on donne des otages :
10Les Loups leurs Louveteaux, et les Brebis leurs Chiens.
L’Échange en étant fait aux formes ordinaires,
Et réglé par des Commissaires,
Au bout de quelque temps que Messieurs les Louvats1
Se virent Loups parfaits et friands de tuerie,
15Ils vous prennent le temps que dans la Bergerie
Messieurs les Bergers n’étaient pas,
Étranglent la moitié des Agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents, dans les Bois se retirent.
Ils avaient averti leurs gens secrètement.
20Les Chiens, qui sur leur foi reposaient sûrement,
Furent étranglés en dormant.
Cela fut si tôt fait qu’à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux ; un seul n’en échappa.
Nous pouvons conclure de là
25Qu’il faut faire aux méchants guerre continuelle.
La Paix est fort bonne de soi :
J’en conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?
Des loups cherchaient à surprendre un troupeau de moutons. Ne pouvant s’en rendre maîtres, à cause des chiens qui les gardaient, ils résolurent d’user de ruse pour en venir à leurs fins. Ils envoyèrent des députés demander aux moutons de livrer leurs chiens. C’étaient les chiens, disaient-ils, qui étaient cause de leur inimitié ; on n’avait qu’à les leur livrer ; et la paix régnerait entre eux. Les moutons ne prévoyant pas ce qui allait arriver, livrèrent les chiens, et les loups, s’en étant rendus maîtres, égorgèrent facilement le troupeau qui n’était plus gardé.
Il en est ainsi dans les États : ceux qui livrent facilement leurs orateurs ne se doutent pas qu’ils seront bientôt assujettis à leurs ennemis.
Le Lion, terreur des forêts,
Chargé d’ans, et pleurant son antique prouesse1,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets
Devenus forts par sa faiblesse.
5Le Cheval s’approchant lui donne un coup de pied,
Le Loup un coup de dent, le Bœuf un coup de corne.
Le malheureux Lion languissant, triste, et morne,
Peut à peine rugir par l’âge estropié.
Il attend son Destin, sans faire aucunes plaintes,
10Quand voyant l’Âne même à son antre accourir :
« Ah ! c’est trop, lui dit-il : je voulais bien mourir ;
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. »
Quiconque a perdu son ancien prestige, devient le jouet même des lâches, quand le malheur pèse sur lui.
Accablé par les ans et abandonné de ses forces, le lion gisait à terre et allait rendre le dernier soupir. Le sanglier vint à lui et d’un coup foudroyant de ses défenses, se vengea d’une ancienne injustice. Bientôt après le taureau, de ses cornes jetées en avant, perça le corps de son ennemi. L’âne voyant que le lion laissait impunis ces outrages, lui brisa le front à coups de sabot. Mais l’animal expirant lui dit : « De la part des braves j’ai supporté impatiemment l’insulte : mais toi, l’opprobre de la nature, être en mourant forcé de te souffrir, c’est comme mourir deux fois. »
Autrefois Progné l’Hirondelle
De sa demeure s’écarta,
Et loin des Villes s’emporta
Dans un Bois où chantait la pauvre Philomèle1.
5« Ma sœur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici tantôt mille ans que l’on ne vous a vue :
Je ne me souviens point que vous soyez venue
Depuis le temps de Thrace habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire ?
10Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
— Ah ! reprit Philomèle, en est-il de plus doux ? »
Progné lui repartit : « Eh quoi ! cette musique
Pour ne chanter qu’aux animaux
Tout au plus à quelque rustique ?
15Le désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles.
Aussi bien, en voyant les bois,
Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois
Parmi des demeures pareilles
20Exerça sa fureur sur vos divins appas.
— Et c’est le souvenir d’un si cruel outrage
Qui fait, reprit sa sœur, que je ne vous suis pas :
En voyant les hommes, hélas !
Il m’en souvient bien davantage. »
L’hirondelle engageait le rossignol à loger sous le toit des hommes et à vivre avec eux, comme elle-même. Le rossignol répondit : « Je ne veux point raviver le souvenir de mes anciens malheurs : voilà pourquoi j’habite les lieux déserts. »
Cette fable montre que l’homme affligé par quelque coup de la fortune veut éviter jusqu’au lieu où le chagrin l’a frappé.
Je ne suis pas de ceux qui disent : « Ce n’est rien :
C’est une femme qui se noie. »
Je dis que c’est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie.
5Ce que j’avance ici n’est point hors de propos,
Puisqu’il s’agit en cette Fable,
D’une femme qui dans les flots
Avait fini ses jours par un sort déplorable.
Son Époux en cherchait le corps,
10Pour lui rendre en cette aventure
Les honneurs de la sépulture.
Il arriva que sur les bords
Du Fleuve auteur de sa disgrâce
Des gens se promenaient ignorant l’accident.
15Ce Mari donc leur demandant
S’ils n’avaient de sa femme aperçu nulle trace :
« Nulle, reprit l’un d’eux ; mais cherchez-la plus bas ;
Suivez le fil de la Rivière. »
Un autre repartit : « Non, ne le suivez pas ;
20Rebroussez plutôt en arrière.
Quelle que soit la pente et l’inclination
Dont l’eau par sa course l’emporte,
L’esprit de Contradiction
L’aura fait flotter d’autre sorte. »
25Cet homme se raillait assez hors de saison.
Quant à l’Humeur contredisante,
Je ne sais s’il avait raison.
Mais que cette Humeur soit, ou non,
Le défaut du Sexe et sa pente,
30Quiconque avec elle naîtra
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu’au bout contredira,
Et, s’il peut, encor par-delà.
Un homme, dont la femme était tombée dans un fleuve et en était morte, cherchait son cadavre en vain contre le cours des vagues rapides. Plusieurs hommes, qui voyaient son inutile fatigue, pris de pitié lui rappelaient courtoisement que pour la trouver il devait suivre le courant du fleuve qui l’entraînerait vers le bas. Mais celui-ci, se souciant peu de telle pensée répondit ainsi : « Je ne ferai pas ça, car pendant que ma femme était en vie elle fut toujours si contraire à l’avis d’autrui, si têtue, si lointaine du vouloir commun, si opposée à n’importe quelle autre pensée ou coutume, qu’il n’y a pas raison de croire, que changeant sa nature maintenant qu’elle est morte, elle ne tienne un cours tout différent ou contraire à celui de la vague. »
Cet exemple enseigne à celui qui a un esprit de discernement que l’homme abandonne difficilement un comportement habituel quand avec obstination il s’est figé dans l’esprit depuis longtemps.
Celui qui a persisté dans ses erreurs fait que même s’il est mort, d’autres le croient toujours dans le même état d’esprit.
Un Laboureur, le long des bords
D’une impétueuse rivière,
De sa femme noyée allait cherchant le corps,
Et s’y prenait d’une étrange manière.
Au lieu d’aller en bas, il remontait en haut.
Vous ne cherchez pas comme il faut,
Lui dirent ses voisins ; les flots l’ont entraînée.
Du fleuve elle a suivi le cours.
Nullement, leur dit-il, cette vieille obstinée
A fait, et fait encor toute chose à rebours.
Femme contrariante, envieuse et colère,
Ne quitte pas son caractère.
Damoiselle Belette, au corps long et flouët1,
Entra dans un Grenier par un trou fort étret2 :
Elle sortait de maladie.
Là, vivant à discrétion3,
Mangea, rongea ; Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion.
La voilà pour conclusion
Grasse, mafflue, et rebondie.
10Au bout de la semaine, ayant dîné son soû6,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s’être méprise.
Après avoir fait quelques tours,
« C’est, dit-elle, l’endroit, me voilà bien surprise ;
15J’ai passé par ici depuis cinq ou six jours. »
Un Rat qui la voyait en peine
Lui dit : « Vous aviez lors la panse un peu moins pleine :
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres.
20Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les vôtres. »
Un renard affamé, ayant aperçu dans le creux d’un chêne des morceaux de pain et de viande que des bergers y avaient laissés, y pénétra et les mangea. Mais son ventre s’étant gonflé, il ne put sortir et se mit à gémir et à se lamenter. Un autre renard, qui passait par là, entendit ses plaintes et s’approchant lui en demanda la cause. Quand il sut ce qui était arrivé : « Eh bien ! dit-il, reste ici jusqu’à ce que tu redeviennes tel que tu étais en y entrant, et alors tu en sortiras facilement. »
Cette fable montre que le temps résout les difficultés.
J’ai lu chez un conteur de Fables,
Qu’un second Rodilard1, l’Alexandre des Chats,
L’Attila, le fléau des Rats,
Rendait ces derniers misérables.
5J’ai lu, dis-je, en certain Auteur,
Que ce Chat exterminateur,
Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde :
Il voulait de Souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu’on suspend sur un léger appui,
10La mort-aux-Rats, les Souricières,
N’étaient que jeux au prix de lui.
Comme il voit que dans leurs tanières
Les Souris étaient prisonnières,
Qu’elles n’osaient sortir, qu’il avait beau chercher,
Se pend la tête en bas. La Bête scélérate
À de certains cordons se tenait par la patte.
Le peuple des Souris croit que c’est châtiment,
Qu’il a fait un larcin de rôt ou de fromage,
20Égratigné quelqu’un, causé quelque dommage,
Enfin qu’on a pendu le mauvais Garnement.
Toutes, dis-je, unanimement
Se promettent de rire à son enterrement,
Mettent le nez à l’air, montrent un peu la tête ;
25Puis rentrent dans leurs nids à rats ;
Puis ressortant font quatre pas ;
Puis enfin se mettent en quête :
Mais voici bien une autre fête.
Le pendu ressuscite ; et sur ses pieds tombant
30Attrape les plus paresseuses.
« Nous en savons plus d’un, dit-il en les gobant :
C’est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas ; je vous en avertis ;
Vous viendrez toutes au logis. »
35Il prophétisait vrai : notre maître Mitis4
Pour la seconde fois les trompe et les affine5,
Blanchit sa robe, et s’enfarine,
Et de la sorte déguisé
Se niche et se blottit dans une huche6 ouverte.
40Ce fut à lui bien avisé :
La Gent trotte-menu s’en vient chercher sa perte.
Un Rat sans plus s’abstient d’aller flairer autour.
C’était un vieux routier ; il savait plus d’un tour ;
Même il avait perdu sa queue à la bataille.
45« Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S’écria-t-il de loin au Général des Chats :
Je soupçonne dessous encor quelque machine.
Rien ne te sert d’être farine ;
Car quand tu serais sac, je n’approcherais pas. »
50C’était bien dit à lui ; j’approuve sa prudence.
Il était expérimenté,
Et savait que la méfiance
Est mère de la sûreté.
Une maison était infestée de rats. Un chat, l’ayant su, s’y rendit, et, les attrapant l’un après l’autre, il les mangeait. Or les rats, se voyant toujours pris, s’enfonçaient dans leurs trous. Ne pouvant plus les atteindre, le chat pensa qu’il fallait imaginer quelque ruse pour les en faire sortir. C’est pourquoi il grimpa à une cheville de bois et, s’y étant suspendu, il contrefit le mort. Mais un des rats sortant la tête pour regarder, l’aperçut et dit : « Hé ! l’ami, quand tu serais sac, je ne t’approcherais pas. »
Cette fable montre que les hommes sensés, quand ils ont éprouvé la méchanceté de certaines gens, ne se laissent plus tromper à leurs grimaces.
Une troupe de Rats qu’un gros Chat désolait,
Au haut d’une maison sages se retirèrent,
Et là si bien se retranchèrent,
Que le Chat plus ne les troublait ;
Mais comme à mal penser le Chat toujours s’amuse
Il s’avisa d’une maligne ruse.
Contre le mur il se pendit
Par les pieds de derrière au bout d’une cheville,
Et comme un mort il s’étendit.
Je vois bien ton corps qui pendille,
Dit un sage Rat qui le vit ;
Mais si fortement je t’abhorre,
Et je crains tant d’être pris au collet,
Que quand tu serais un soufflet,
Je ne m’y fierais pas encore.
Sagement fait qui craint d’être trompé ;
Mais souvent, quoiqu’on craigne, on se trouve attrapé.