La mort ne surprend1 point le sage :
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage.
5Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut2 ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfants des Rois
10Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
15La mort ravit tout sans pudeur3.
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n’est rien de moins ignoré,
Et puisqu’il faut que je le die,
Rien où l’on soit moins préparé.
20Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l’heure4,
Sans qu’il eût fait son testament,
Sans l’avertir au moins. « Est-il juste qu’on meure
25Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
30— Vieillard, lui dit la mort, je ne t’ai point surpris.
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh n’as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
35Qui te disposât à la chose :
J’aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
40Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe :
Toute chose pour toi semble être évanouie :
Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
45Je t’ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans réplique ;
Il n’importe à la république
50Que tu fasses ton testament. »
La mort avait raison ; je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet ;
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
55Tu murmures vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
À des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret5 :
60Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
Un vieillard demandait à la mort qui venait l’enlever à la vie de retarder quelque peu l’échéance, afin de lui permettre de rédiger son testament et d’accomplir toutes les choses nécessaires en de telles circonstances.
Pourquoi, mort, jusqu’à aujourd’hui, ne m’as-tu prévenu souvent de me tenir prêt ?
Et comme il lui reprochait de ne pas s’être montrée davantage, la mort lui répondit :
« Est-ce que par le fait que non seulement presque aucun de tes contemporains ne soit encore en vie, mais qu’en outre chaque jour j’enlève aussi bien des jeunes gens que des enfants ou des bébés, est-ce qu’ainsi je ne t’ai pas averti de ta qualité de mortel ?
Et lorsque ta vue baissait, ton ouïe diminuait et tes autres sens faiblissaient jour après jour, quand ton corps te semblait plus lourd, ne t’es-tu jamais dit que je me rapprochais de toi ?
Et tu dis que je ne t’ai pas prévenu ? C’est pourquoi il n’est pas possible de différer l’échéance. »
La morale de cette fable, c’est qu’il nous faut vivre comme si nous avions toujours la mort devant les yeux.
Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir :
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages1,
Plus content qu’aucun des sept Sages2.
5Son voisin au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait,
10Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
15Le chanteur, et lui dit : « Or ça, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ? ma foi Monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
20Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour amène son pain.
— Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
25(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chommer ; on nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre ; et Monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône. »
30Le Financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
35Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre
L’argent et sa joie à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
40Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
45Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus.
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus. »
À Paris… il y avait un savetier nommé Blondeau, lequel avait sa loge près la Croix du Tiroir, là où il refaisait les souliers, gagnant sa vie joyeusement, et aimant le bon vin surtout, et l’enseignait volontiers à ceux qui y allaient. Car, s’il y en avait en tout le quartier, il fallait qu’il en tâtât ; et était content d’en avoir davantage et qu’il fût bon… Tout le long du jour, il chantait et réjouissait tout le voisiné… Il ne fut oncques vu en sa vie marri que deux fois, l’une quand il eut trouvé en une vieille muraille un pot de fer, auquel il y avait grande quantité de pièces antiques de monnaie, les unes d’argent, les autres d’aloi, desquelles il ne savait la valeur. Lors il commença de devenir pensif. Il ne chantait plus : il ne songeait plus qu’en ce pot de quincaille. Il fantasmait en lui-même : « La monnaie n’est pas de mise. Je n’en saurais avoir ni pain ni vin. Si je la montre aux orfèvres, ils me décèleront ou ils en voudront avoir leur part, et ne m’en bailleront pas la moitié de ce qu’elle vaut. » Tantôt il craignait de n’avoir bien caché ce pot et qu’on le lui dérobât. À toutes heures, il partait de sa tente pour l’aller remuer. Il était en la plus grande peine du monde ; mais à la fin, il se vint à reconnaître, disant en soi-même : « Comment ! je ne fais que penser en mon pot ! Les gens connaissent bien à ma façon qu’il y a quelque chose de nouveau en mon cas ! Bah ! le diable y ait part au pot ! Il me porte malheur ! » En effet, il le va prendre gentiment et le jette en la rivière et noie toute sa mélancolie avec ce pot…
La qualité d’Ambassadeur
Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
5Seront-ils point traités par vous de téméraires ?
Vous avez bien d’autres affaires
À démêler que les débats
Du Lapin et de la Belette :
Lisez-les, ne les lisez pas ;
10Mais empêchez qu’on ne nous mette
Toute l’Europe sur les bras.
Que de mille endroits de la terre
Il nous vienne des ennemis,
J’y consens ; mais que l’Angleterre
15Veuille que nos deux Rois se lassent d’être amis,
J’ai peine à digérer la chose.
N’est-il point encor temps que Louis se repose ?
Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las
De combattre cette Hydre ? et faut-il qu’elle oppose
20Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?
Si votre esprit plein de souplesse,
Par éloquence, et par adresse,
Peut adoucir les cœurs, et détourner ce coup,
Je vous sacrifierai cent moutons ; c’est beaucoup
25Pour un habitant du Parnasse.
Cependant faites-moi la grâce
De prendre en don ce peu d’encens.
Prenez en gré2 mes vœux ardents,
Et le récit en vers qu’ici je vous dédie.
30Son sujet vous convient ; je n’en dirai pas plus :
Sur les Éloges que l’envie
Doit avouer qui vous sont dus3,
Vous ne voulez pas qu’on appuie.
Dans Athène4 autrefois peuple vain et léger,
35Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune ; et d’un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l’écoutait pas : l’Orateur recourut
40À ces figures violentes,
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts ; tonna, dit ce qu’il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s’émut.
L’animal aux têtes frivoles5,
45Étant fait à ces traits, ne daignait l’écouter.
Tous regardaient ailleurs : il en vit s’arrêter
À des combats d’enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
« Cérès6, commença-t-il, faisait voyage un jour
50Avec l’Anguille et l’Hirondelle.
Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant,
Comme l’Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. » L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix : « Et Cérès, que fit-elle ?
55— Ce qu’elle fit ? un prompt courroux
L’anima d’abord7 contre vous.
Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse !
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet !
60Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? »
À ce reproche l’assemblée,
Par l’Apologue réveillée,
Se donne entière à l’Orateur :
Un trait de Fable en eut l’honneur.
65Nous sommes tous d’Athène en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d’âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême ;
Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant
70Il le faut amuser encor comme un enfant.
L’orateur Démade parlait un jour au peuple d’Athènes. Comme on ne prêtait pas beaucoup d’attention à son discours, il demanda qu’on lui permît de conter une fable d’Esope. La demande accordée, il commença ainsi : « Déméter, l’hirondelle et l’anguille faisaient route ensemble ; elles arrivèrent au bord d’une rivière ; alors l’hirondelle s’éleva dans les airs, l’anguille plongea dans les eaux », et là-dessus il s’arrêta de parler. « Et Déméter, lui cria-t-on, que fit-elle ? — Elle se mit en colère contre vous, répondit-il, qui négligez les affaires de l’État, pour vous attacher à des fables d’Ésope. »
Ainsi parmi les hommes ceux-là sont déraisonnables qui négligent les choses nécessaires et préfèrent celles qui leur font plaisir.
Par des vœux importuns nous fatiguons les Dieux ;
Souvent pour des sujets même indignes des hommes.
Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d’avoir incessamment les yeux,
5Et que le plus petit de la race mortelle,
À chaque pas qu’il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer l’Olympe et tous ses citoyens,
Comme s’il s’agissait des Grecs et des Troyens1.
Un Sot par une puce eut l’épaule mordue.
10Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
« Hercule, ce dit-il, tu devais2 bien purger
La terre de cette Hydre au Printemps revenue.
Que fais-tu Jupiter, que du haut de la nue
Tu n’en perdes la race afin de me venger ? »
15Pour tuer une puce il voulait obliger
Ces Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.
Un jour une puce alla d’un saut se poster sur un doigt de pied d’un athlète malade, et tout en sautant elle lui fit une morsure. L’athlète en colère préparait ses ongles pour l’écraser ; mais elle prit son élan, et d’un saut, un de ces sauts dont elle a l’habitude, elle lui échappa et évita la mort. Alors l’athlète dit en soupirant : « Ô Héraclès, si c’est ainsi que tu me secours contre une puce, quelle aide puis-je attendre de toi contre mes adversaires ? »
Cette fable nous enseigne que nous aussi nous ne devons pas appeler tout de suite les dieux pour des bagatelles inoffensives, mais pour des nécessités plus pressantes.
Rien ne pèse tant qu’un secret ;
Le porter loin est difficile aux Dames :
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
5Pour éprouver la sienne un mari s’écria
La nuit, étant près d’elle : « Ô dieux ! qu’est-ce cela ?
Je n’en puis plus ; on me déchire ;
Quoi ! j’accouche d’un œuf ! — D’un œuf ? — Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire :
10On m’appellerait poule. Enfin n’en parlez pas. »
La femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s’évanouit
15Avec les ombres de la nuit.
L’épouse indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé :
Et de courir chez sa voisine.
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé :
20N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
— Vous moquez-vous ? dit l’autre. Ah, vous ne savez guère
25Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits.
Au lieu d’un œuf elle en dit trois.
30Ce n’est pas encor tout, car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait,
Précaution peu nécessaire,
Car ce n’était plus un secret.
Comme le nombre d’œufs, grâce à la renommée,
35De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d’un cent.
Un homme qui voulait mettre son épouse à l’épreuve lui dit alors qu’elle était étendue près de lui : « Femme, un grand prodige qu’il faut taire m’est arrivé cette nuit (il lui racontait cela alors qu’elle était au lit avec lui). Je te le raconterais si je pouvais penser que tu ne l’ébruiteras pas.
Mais, vraiment, je n’ose pas parce que les femmes laissent fuir tout ce qu’on leur confie et que j’entends dire d’elles qu’elles sont incapables de garder un secret. »
Alors, l’épouse lui dit : « Tu ne me connais pas encore, mon époux, si tu me juges d’après les dispositions naturelles des autres femmes. » Elle commença alors à affirmer sur sa foi qu’elle préférerait mourir plutôt que d’aller à l’encontre de la volonté de son époux.
Alors, le mari, comme s’il avait confiance en ces paroles, lui dit qu’il avait pondu un œuf (en venant dans la chambre, il avait en effet apporté un œuf de boue). « Mais crains, si tu m’aimes, dit-il, d’en souffler mot à quiconque.
Imagine combien il serait malséant pour moi si l’on racontait que d’homme, je suis devenu poule. »
La femme attendit que la nuit lentement se disperse, mais dès que l’aube brillante se fut pointée, elle rencontra une commère à laquelle elle raconta que son mari avait pondu deux œufs.
Celle-ci dit à une autre encore que le mari en avait pondu trois. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Avant le coucher du soleil, le bruit courait à travers toute la ville que cet homme avait pondu quarante œufs.
La moralité de cette fable, c’est qu’il ne faut confier rien de secret à aucune femme.
Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
Ni les mains à celle de l’or :
Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.
5Certain Chien qui portait la pitance au logis,
S’était fait un collier du dîné de son maître.
Il était tempérant plus qu’il n’eût voulu l’être,
Quand il voyait un mets exquis :
Mais enfin il l’était et tous tant que nous sommes
10Nous nous laissons tenter à l’approche des biens.
Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes.
Ce Chien-ci donc étant de la sorte atourné1,
Un mâtin2 passe, et veut lui prendre le dîné.
15Il n’en eut pas toute la joie
Qu’il espérait d’abord : le Chien mit bas la proie,
Pour la défendre mieux n’en étant plus chargé.
Grand combat : d’autres chiens arrivent ;
Ils étaient de ceux-là qui vivent
20Sur le public3 et craignent peu les coups.
Notre Chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part ; et lui sage, il leur dit :
« Point de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit4 :
25Faites votre profit du reste. »
À ces mots, le premier il vous happe un morceau.
Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille ;
À qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille ;
Chacun d’eux eut part au gâteau.
30Je crois voir en ceci l’image d’une Ville,
Où l’on met les deniers à la merci des gens.
Échevins, Prévôt des Marchands,
Tout fait sa main : le plus habile
Donne aux autres l’exemple ; et c’est un passe-temps
35De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux par des raisons frivoles
Veut défendre l’argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu’il est un sot.
Il n’a pas de peine à se rendre :
40C’est bientôt le premier à prendre.
Un marchand français avait à Londres un gros chien qu’il envoyait tout seul à la boucherie, après qu’il l’eut dressé à porter vers un boucher de sa connaissance un panier dans lequel il mettait l’argent de la viande qu’il voulait. Comme ce chien retournait un jour avec sa provision, il y eut quelques autres dogues qui mirent le nez dans son panier. Il se jeta sur celui qui emportait la pièce : mais comme il se battait contre lui, les autres faisaient leur devoir sur le reste de la viande. Il alla quelque temps tantôt contre les uns, et tantôt contre les autres : mais enfin voyant qu’il ne gagnait que des coups, qu’il avait les oreilles déchirées, et que sa provision était presque toute mangée, il cessa de la défendre, et se mit à manger comme les autres. Raisonnant sans doute de cette sorte : que puisque son maître avait à perdre sa provision, le mieux qu’il pouvait faire, était d’en prendre sa part, et tout au moins de lui épargner un repas.
On cherche les Rieurs ; et moi je les évite.
Cet art veut sur tout autre un suprême mérite.
Dieu ne créa que pour les sots
Les méchants diseurs de bons mots.
5J’en vais peut-être en une Fable
Introduire un ; peut-être aussi
Que quelqu’un trouvera que j’aurai réussi.
Un Rieur était à la table
D’un Financier ; et n’avait en son coin
10Que de petits poissons ; tous les gros étaient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l’oreille,
Et puis il feint à la pareille,
D’écouter leur réponse. On demeura surpris :
Cela suspendit les esprits.
15Le Rieur alors d’un ton sage
Dit qu’il craignait qu’un sien ami
Pour les grandes Indes1 parti,
N’eût depuis un an fait naufrage.
Il s’en informait donc à ce menu fretin :
20Mais tous lui répondaient qu’ils n’étaient pas d’un âge
À savoir au vrai son destin ;
Les gros en sauraient davantage.
« N’en puis-je donc, Messieurs, un gros interroger ? »
De dire si la compagnie
25Prit goût à sa plaisanterie,
J’en doute ; mais enfin, il les sut engager
À lui servir d’un monstre assez vieux pour lui dire
Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus
Qui n’en étaient pas revenus,
30Et que depuis cent ans sous l’abîme avaient vus
Les anciens du vaste empire.
Un petit malin avait été invité à un festin chez un prince et avait reçu la recommandation de s’asseoir à l’endroit le plus éloigné ; tandis que l’on servait aux autres convives de grands poissons, on ne lui en présentait que des minuscules qu’il ne mangeait d’ailleurs pas. Il portait les petits poissons d’abord à sa bouche et puis à ses oreilles comme s’il essayait de leur tirer quelque renseignement, puis les remettait tels quels dans les plats sans y avoir touché.
Le maître du festin lui demanda les raisons de cette attitude et notre homme lui répondit ainsi : « Il y a deux ans de cela, mon père a péri dans un naufrage dans cette région, et comme je n’ai jamais pu voir son cadavre, je ne sais pas vraiment ce qu’il est advenu de lui. J’essaie donc de savoir si ces petits poissons ne savent pas quelque chose de lui. Mais ils me répondent qu’en ce temps-là, ils n’étaient pas encore nés. C’est pourquoi, il me faudrait en interroger de plus grands. »
Devant des paroles si spirituelles, le prince ordonna qu’on lui apporte également de plus grands poissons et que toujours, désormais, l’homme soit au nombre de ses convives.
La morale de cette histoire c’est que pour les petits malins dépourvus de formation littéraire, les mauvaises plaisanteries et les mots d’esprit ont plus d’intérêt que la culture.
Certain Ours montagnard, Ours à demi léché1,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon2 vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d’ordinaire
5N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés :
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Nul animal n’avait affaire
Dans les lieux que l’Ours habitait ;
10Si bien que tout Ours qu’il était
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyait aussi de sa part.
15Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il l’était de Pomone3 encore :
Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu ; si ce n’est dans mon livre ;
20De façon que lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L’Ours porté d’un même dessein
Venait de quitter sa montagne :
25Tous deux par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se tirer en Gascon4 d’une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
30L’Ours très mauvais complimenteur
Lui dit : « Viens-t’en me voir. » L’autre reprit : « Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait : ce n’est peut-être pas
35De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai. » L’Ours l’accepte ; et d’aller.
Les voilà bons amis avant que d’arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu’on soit à ce qu’il semble
40Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots
L’homme pouvait sans bruit5 vaquer à son ouvrage.
L’Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
45D’être bon émoucheur6, écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
50Mit l’Ours au désespoir, il eut beau la chasser.
« Je t’attraperai bien, dit-il. Et voici comme. »
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche,
55Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.
Il y avait autrefois un Jardinier qui aimait tant les jardinages, qu’il s’éloigna de la compagnie des hommes pour se donner tout entier au soin de cultiver des plantes. Il n’avait ni femme ni enfants, et depuis le matin jusqu’au soir il ne faisait que travailler dans son jardin, qu’il rendit aussi beau que le Paradis terrestre. À la fin le bonhomme s’ennuya d’être seul dans sa solitude : il prit la résolution de sortir de son jardin pour chercher compagnie. En se promenant au pied d’une montagne, il aperçut un Ours, dont les regards causaient de l’effroi. Cet animal s’était aussi ennuyé d’être seul, et n’était descendu de la montagne, que pour voir s’il ne rencontrerait point quelqu’un, avec qui il pût faire société. Aussitôt qu’ils se virent, ils se sentirent de l’amitié l’un pour l’autre. Le Jardinier aborda l’Ours, qui lui fit une profonde révérence. Après quelques civilités, le Jardinier fit signe à l’Ours de le suivre, et l’ayant mené dans son jardin, lui donna de fort beaux fruits qu’il avait conservés soigneusement ; et enfin il se lia entre eux une étroite amitié. Quand le Jardinier était las de travailler, et qu’il voulait se reposer, l’Ours par affection, demeurait auprès de lui, et chassait les mouches de peur qu’elles ne l’éveillassent. Un jour que le Jardinier dormait au pied d’un arbre, et que l’Ours, selon sa coutume, écartait les mouches, il en vint une se poser sur la bouche du Jardinier ; et quand l’Ours la chassait d’un côté, elle se remettait de l’autre : ce qui le mit dans une si grande colère, qu’il prit une grosse pierre pour la tuer : il la tua à la vérité ; mais en même temps il écrasa la tête du Jardinier. C’est à cause de cela que les gens d’esprit disent qu’il vaut mieux avoir un sage ennemi, qu’un ami ignorant.
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa1 :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
5Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme :
Il court chez son intime, éveille les valets ;
Morphée avait touché le seuil de ce palais2.
10L’Ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme ;
Vient trouver l’autre, et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
À mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
15En voici : s’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? une esclave assez belle
Était à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ?
— Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
20Je vous rends grâce de ce zèle3.
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause. »
Qui d’eux aimait le mieux ? que t’en semble, Lecteur ?
25Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
30Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.
Un homme entendit frapper à sa porte à une heure indue : il demanda qui c’était ; et quand il sut que c’était un de ses meilleurs amis, il se leva, et s’habilla, ensuite commandant à sa servante d’allumer de la chandelle, et de le suivre, il l’alla trouver. « Cher ami, lui dit-il en l’abordant, je ne puis vous voir ici si tard, sans m’imaginer que vous venez ici pour emprunter de l’argent, pour me prier de vous servir de second, ou pour chercher une compagnie qui vous divertisse. J’ai pourvu à ces trois choses, poursuivit-il : si vous avez besoin d’argent, voilà ma bourse ; si vous avez des ennemis, je vous offre mon bras et mon épée ; et si c’est l’amour qui vous met en campagne, voilà ma servante qui est assez agréable pour vous donner la satisfaction que vous désirez : en un mot, tout ce qui dépend de moi est à votre service. — Je ne souhaite rien moins que tout cela, répondit son ami ; je venais seulement savoir l’état de votre santé, parce que je craignais que le mauvais songe que je viens de faire ne fût véritable. »
N. B. : La suite de cet apologue sera, pour La Fontaine, la source de sa fable Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat (XII, XV).
Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montés sur même char s’en allaient à la foire :
Leur divertissement ne les y portait pas ;
On s’en allait les vendre, à ce que dit l’histoire :
5Le Charton1 n’avait pas dessein
De les mener voir Tabarin2 :
Dom Pourceau criait en chemin,
Comme s’il avait eu cent Bouchers à ses trousses.
C’était une clameur à rendre les gens sourds :
10Les autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes gens, s’étonnaient qu’il criât au secours ;
Ils ne voyaient nul mal à craindre.
Le Charton dit au Porc : « Qu’as-tu tant à te plaindre ?
Tu nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coi ?
15Ces deux personnes-ci plus honnêtes3 que toi,
Devraient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ?
Il est sage. — Il est un sot,
Repartit le Cochon : s’il savait son affaire,
20Il crierait comme moi, du haut de son gosier,
Et cette autre personne honnête
Crierait tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu’on les veut seulement décharger,
La Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine.
25Je ne sais pas s’ils ont raison ;
Mais quant à moi qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison. »
Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage :
30Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.
Un cochon s’étant mêlé à un troupeau de moutons paissait avec eux. Or un jour le berger s’empara de lui ; alors il se mit à crier et à regimber. Comme les moutons le blâmaient de crier et lui disaient : « Nous, il nous empoigne constamment, et nous ne crions pas », il répliqua : « Mais quand il nous empoigne, vous et moi, ce n’est pas dans la même vue ; car vous, c’est pour votre laine ou votre lait qu’il vous empoigne ; mais moi, c’est pour ma chair. »
Cette fable montre que ceux-là ont raison de gémir qui sont en risque de perdre, non leur argent, mais leur vie.
J’avais Ésope quitté
Pour être tout à Boccace :
Mais une Divinité2
Veut revoir sur le Parnasse
5Des Fables de ma façon ;
Or d’aller lui dire non,
Sans quelque valable excuse,
Ce n’est pas comme on en use
Avec des Divinités,
10Surtout quand ce sont de celles
Que la qualité de belles
Fait Reines des volontés.
Car afin que l’on le sache
C’est Sillery qui s’attache
15À vouloir que de nouveau
Sire Loup, Sire Corbeau
Chez moi se parlent en rime.
Qui dit Sillery, dit tout ;
Peu de gens en leur estime
20Lui refusent le haut bout3 ;
Comment le pourrait-on faire ?
Pour venir à notre affaire,
Mes contes à son avis
Sont obscurs ; les beaux esprits
25N’entendent pas toute chose :
Faisons donc quelques récits
Qu’elle déchiffre sans glose4.
Amenons des Bergers, et puis nous rimerons
Ce que disent entre eux les Loups et les Moutons.
30Tircis disait un jour à la jeune Amarante5 :
« Ah ! si vous connaissiez comme moi certain mal
Qui nous plaît et qui nous enchante !
Il n’est bien sous le Ciel qui vous parût égal :
Souffrez qu’on vous le communique ;
35Croyez-moi ; n’ayez point de peur ;
Voudrais-je vous tromper, vous pour qui je me pique
Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur ? »
Amarante aussitôt réplique :
« Comment l’appelez-vous, ce mal ? quel est son nom ?
40— L’amour. — Ce mot est beau : dites-moi quelque marque
À quoi je le pourrai connaître : que sent-on ?
— Des peines près de qui le plaisir des Monarques
Est ennuyeux et fade : on s’oublie, on se plaît
Toute seule en une forêt.
45Se mire-t-on près un rivage ?
Ce n’est pas soi qu’on voit, on ne voit qu’une image
Qui sans cesse revient et qui suit en tous lieux :
Pour tout le reste on est sans yeux.
Il est un Berger du Village
50Dont l’abord, dont la voix, dont le nom fait rougir :
On soupire à son souvenir :
On ne sait pas pourquoi ; cependant on soupire ;
On a peur de le voir, encor qu’on le désire. »
Amarante dit à l’instant :
55« Oh ! oh ! c’est là ce mal que vous me prêchez tant ?
Il ne m’est pas nouveau : je pense le connaître. »
Tircis à son but croyait être,
Quand la belle ajouta : « Voilà tout justement
Ce que je sens pour Clidamant. »
60L’autre pensa mourir de dépit et de honte.
Il est force gens comme lui,
Qui prétendent n’agir que pour leur propre compte,
Et qui font le marché d’autrui.
Pour cette fable, aucune source n’est connue à ce jour.
La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s’acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
5Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa Province1
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
10Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le Prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n’ont point d’autre temple.
15On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être,
20Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu’un esprit anime mille corps ;
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
25Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,
Et soutint qu’il l’avait vu rire.
30La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du Roi Lion :
Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire2.
Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
35Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes. »
Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs
40Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d’ici m’est apparue ;
Et je l’ai d’abord3 reconnue.
Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,
45Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux Champs Élysiens j’ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J’y prends plaisir. » À peine on eut ouï la chose,
50Qu’on se mit à crier : « Miracle, Apothéose4. »
Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
55Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.
Le lion avait invité tous les quadrupèdes à lui faire l’honneur d’assister aux funérailles de son épouse.
Ainsi donc, parmi tous ceux qui montraient des marques d’une douleur ineffable pour la mort de la reine, seul le cerf, à qui la lionne avait enlevé ses fils, n’éprouvait aucune souffrance et ne versait pas de larmes.
Le lion s’en aperçut et faisant venir le cerf, lui demanda pourquoi il ne pleurait pas avec les autres la mort de la reine. Je le ferais, dit-il, si elle-même ne m’avait empêché de le faire. En effet, poursuivit le cerf, alors que j’arrivais ici, son âme heureuse m’est apparue. Elle se préparait à partir pour les Champs Élysiens et m’a dit de ne pas pleurer puisqu’elle s’en allait vers des endroits verdoyants et agréables réservés aux bienheureux, et vers des séjours de félicité.
À ces mots, le lion fut rempli de joie et il accorda au cerf tout son pardon.
La morale de cette fable, c’est que le devoir d’un homme prudent, c’est parfois de flatter, et de se mettre à l’abri de la fureur des puissants sous un prétexte honorable.
Se croire un personnage est fort commun en France.
On y fait l’homme d’importance,
Et l’on n’est souvent qu’un Bourgeois :
C’est proprement le mal françois1.
5La sotte vanité nous est particulière.
Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière.
Leur orgueil me semble en un mot
Beaucoup plus fou, mais pas si sot.
Donnons quelque image du nôtre,
10Qui sans doute en vaut bien un autre.
Un Rat des plus petits voyait un Éléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
De la bête de haut parage2,
Qui marchait à gros équipage3.
15Sur l’animal à triple étage
Une Sultane de renom,
Son Chien, son Chat, et sa Guenon,
Son Perroquet, sa vieille4, et toute sa maison,
S’en allait en pèlerinage.
20Le Rat s’étonnait que les gens
Fussent touchés5 de voir cette pesante masse :
« Comme si d’occuper ou plus ou moins de place,
Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants.
Mais qu’admirez-vous tant en lui vous autres hommes ?
25Serait-ce ce grand corps, qui fait peur aux enfants ?
Nous ne nous prisons pas6, tout petits que nous sommes,
D’un grain7 moins que les Éléphants. »
Il en aurait dit davantage ;
Mais le Chat sortant de sa cage,
30Lui fit voir en moins d’un instant
Qu’un Rat n’est pas un Éléphant.
Le plus souvent les sots, en vue d’une plaisanterie qu’ils voudraient légère, atteignent autrui d’une grossière insulte et, eux-mêmes, sans s’y attendre s’exposent au danger.
L’âne, le sanglier se trouvant sur son chemin : « Bonjour, lui dit-il, mon frère. » Le sanglier de s’indigner, de repousser la politesse et de demander où tendait ce mensonge voulu… « Pas de ressemblance, dis-tu entre toi et moi ? Du moins, il y a ressemblance entre ce que je montre et ton groin. » Le sanglier, tenté d’abord de s’abandonner à une fougueuse attaque, refoula sa colère : « Facile est la vengeance pour moi, dit-il, mais je ne veux pas me souiller d’un ignoble sang. »
Souvent les sots cherchant matière de rire, piquent les autres par des paroles outrageuses, et se mettent eux-mêmes en grand danger d’être mal traités.
Le Rat rencontra un jour l’Éléphant, et le saluant lui dit : « Bonjour mon frère. » L’Éléphant rejetant cette civilité avec indignation, lui demanda pourquoi il mentait visiblement. Et le Rat dressant sa queue lui répondit : « Si vous ne voulez pas me reconnaître pour votre frère, vous étant trop dissemblable ; au moins ma queue est semblable à la vôtre. » Alors l’Éléphant tout en colère voulant se jeter sur lui, se retint, et ajouta ces paroles : « Il ne me serait que trop aisé de me venger : mais je ne veux pas me déshonorer moi-même, par la mort d’une bête si méprisable. »
On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.
Un père eut pour toute lignée
Un fils qu’il aima trop, jusques à consulter
5Sur le sort de sa géniture
Les diseurs de bonne aventure.
Un de ces gens lui dit, que des Lions surtout
Il éloignât l’enfant jusques à certain âge :
Jusqu’à vingt ans, point davantage.
10Le père, pour venir à bout
D’une précaution sur qui roulait la vie
De celui qu’il aimait, défendit que jamais
On lui laissât passer le seuil de son Palais.
Il pouvait sans sortir contenter son envie,
15Avec ses compagnons tout le jour badiner,
Sauter, courir, se promener.
Quand il fut en l’âge où la chasse
Plaît le plus aux jeunes esprits,
Cet exercice avec mépris
20Lui fut dépeint : mais, quoi qu’on fasse,
Propos, conseil, enseignement,
Rien ne change un tempérament.
Le jeune homme inquiet1, ardent, plein de courage,
À peine se sentit des bouillons d’un tel âge,
25Qu’il soupira pour ce plaisir.
Plus l’obstacle était grand, plus fort fut le désir.
Il savait le sujet des fatales défenses ;
Et comme ce logis plein de magnificences
Abondait partout en tableaux,
30Et que la laine et les pinceaux
Traçaient de tous côtés chasses et paysages,
En cet endroit des animaux,
En cet autre des personnages,
Le jeune homme s’émut2, voyant peint un Lion.
35« Ah ! monstre, cria-t-il, c’est toi qui me fais vivre
Dans l’ombre et dans les fers. » À ces mots, il se livre
Aux transports violents de l’indignation,
Porte le poing sur l’innocente bête.
Sous la tapisserie un clou se rencontra.
40Ce clou le blesse ; il pénétra
Jusqu’aux ressorts de l’âme ; et cette chère tête
Pour qui l’art d’Esculape en vain fit ce qu’il put,
Dut sa perte à ces soins qu’on prit pour son salut.
Même précaution nuisit au Poète Eschyle.
45Quelque Devin le menaça, dit-on,
De la chute d’une maison.
Aussitôt il quitta la ville,
Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les Cieux.
Un Aigle, qui portait en l’air une Tortue,
50Passa par là, vit l’homme, et sur sa tête nue,
Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,
Étant de cheveux dépourvue,
Laissa tomber sa proie, afin de la casser :
Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer3.
55De ces exemples il résulte
Que cet art, s’il est vrai, fait tomber dans les maux
Que craint celui qui le consulte ;
Mais je l’en justifie4, et maintiens qu’il est faux.
Je ne crois point que la nature
60Se soit lié les mains, et nous les lie encor,
Jusqu’au point de marquer dans les Cieux notre sort.
Il dépend d’une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps ;
Non des conjonctions de tous ces charlatans.
65Ce Berger et ce Roi sont sous même Planète ;
L’un d’eux porte le sceptre et l’autre la houlette :
Jupiter5 le voulait ainsi.
Qu’est-ce que Jupiter ? un corps sans connaissance.
D’où vient donc que son influence
70Agit différemment sur ces deux hommes-ci ?
Puis comment pénétrer jusques à notre monde ?
Comment percer des airs la campagne profonde ?
Percer Mars, le Soleil, et des vides sans fin ?
Un atome la peut détourner en chemin :
75Où l’iront retrouver les faiseurs d’Horoscope ?
L’état où nous voyons l’Europe6
Mérite que du moins quelqu’un d’eux l’ait prévu ;
Que ne l’a-t-il donc dit ? mais nul d’eux ne l’a su.
L’immense éloignement, le point, et sa vitesse,
80Celle aussi de nos passions,
Permettent-ils à leur faiblesse
De suivre pas à pas toutes nos actions ?
Notre sort en dépend : sa course entresuivie,
Ne va, non plus que nous, jamais d’un même pas ;
85Et ces gens veulent au compas,
Tracer le cours de notre vie !
Il ne se faut point arrêter
Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chéri ni le bonhomme Eschyle
90N’y font rien. Tout aveugle et menteur qu’est cet art,
Il peut frapper au but une fois entre mille ;
Ce sont des effets du hasard.
Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d’un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu’augmenter l’ennui du jeune homme. Un jour s’approchant du lion : « Mauvaise bête, s’écria-t-il, c’est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu’on m’a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire ? » À ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l’œil du lion. Mais une pointe s’enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s’étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n’être qu’un lion en peinture, n’en tua pas moins le jeune homme, à qui l’artifice de son père ne servit de rien.
Cette fable montre qu’il faut accepter bravement le sort qui nous attend, et ne point ruser avec lui, car on ne saurait y échapper.
Parmi les oiseaux que nous connaissons, l’aigle occupe le premier rang ; c’est aussi le plus fort. Il y en a six espèces. […] La troisième est le morphnos, qu’Homère appelle aussi percnos […] ; c’est le second pour la taille et la force ; il vit autour des lacs. […] Cet aigle a l’instinct d’enlever les tortues et de les briser en les jetant du haut des airs ; ainsi périt fortuitement le poète Eschyle ; des oracles ayant annoncé, dit-on, pour ce jour-là, un écroulement, il voulut s’en garder se croyant à l’abri en plein air.
C’est surtout le premier et le dernier jour qui déterminent la condition de la vie humaine. En effet, le plus important est de savoir sous quels auspices elle a commencé et quelle fin lui met un terme ; c’est pour cette raison, précisément, que nous jugeons qu’il a été heureux celui à qui il a échu de recevoir la lumière dans la prospérité et de la rendre dans la quiétude. Le cours de l’intervalle, selon que la fortune en a tenu le gouvernail, s’écoule en un mouvement tantôt âpre tantôt tranquille. Il est toujours moindre que nos attentes aussi longtemps qu’il se déploie par nos vœux égoïstes et se consume peut-être sans raison. Car, même si tu voulais l’utiliser à bon escient, de très ample tu le rendras négligeable en surpassant le nombre des années par la multitude de tes ouvrages : du reste, à quoi bon jouir d’un sursis exsangue d’énergie, si tu allonges ta vie plus que tu ne la rends acceptable ? Mais ne nous égarons pas plus loin ; je ferai mention des gens qui ont été soustraits à la vie par une mort d’un genre peu ordinaire.
[…] Il faut rapporter le décès du poète Eschyle : autant il était involontaire, autant le cas est insolite. En Sicile, il était sorti de l’enceinte de la cité où il séjournait, et ce pour s’installer en un endroit ensoleillé. Au-dessus de lui volait un aigle qui portait une tortue ; il fut trompé par l’éclat de son crâne – en effet, il était chauve – et comme sur une pierre, il y fracassa la tortue, afin d’en manger la chair. Et c’est à cause de ce coup que se sont éteints l’origine et le commencement de la vigueur tragique.
Il se faut entraider, c’est la loi de nature :
L’Âne un jour pourtant s’en moqua :
Et ne sais comme il y manqua ;
Car il est bonne créature.
5Il allait par pays accompagné du Chien,
Gravement, sans songer à rien,
Tous deux suivis d’un commun maître.
Ce maître s’endormit ; l’Âne se mit à paître :
Il était alors dans un pré,
10Dont l’herbe était fort à son gré.
Point de chardons pourtant ; il s’en passa pour l’heure :
Il ne faut pas toujours être si délicat ;
Et faute de servir ce plat
Rarement un festin demeure.
15Notre Baudet s’en sut enfin
Passer pour cette fois. Le Chien mourant de faim
Lui dit : « Cher compagnon, baisse-toi, je te prie ;
Je prendrai mon dîné dans le panier au pain. »
Point de réponse, mot1 ; le Roussin d’Arcadie
20Craignit qu’en perdant un moment,
Il ne perdît un coup de dent.
Il fit longtemps la sourde oreille :
Enfin il répondit : « Ami, je te conseille
D’attendre que ton maître ait fini son sommeil ;
25Car il te donnera sans faute à son réveil,
Ta portion accoutumée.
Il ne saurait tarder beaucoup. »
Sur ces entrefaites un Loup
Sort du bois, et s’en vient ; autre bête affamée.
30L’Âne appelle aussitôt le Chien à son secours.
Le Chien ne bouge, et dit : « Ami, je te conseille
De fuir en attendant que ton maître s’éveille :
Il ne saurait tarder ; détale vite, et cours.
Que si ce Loup t’atteint, casse-lui la mâchoire.
35On t’a ferré de neuf ; et si tu me veux croire,
Tu l’étendras tout plat2. » Pendant ce beau discours,
Seigneur Loup étrangla le Baudet sans remède.
Je conclus qu’il faut qu’on s’entraide.
Un grand chien, capable d’affronter au combat les loups comme les ours cheminait près d’un âne qui portait un panier rempli de pain. Sur ces entrefaites, l’âne pour assouvir sa faim, se mit à brouter un pré et à se remplir largement la panse d’herbes bien vertes. Le chien demanda à l’âne de lui donner quelque morceau de pain, afin de lui permettre de ne pas mourir de faim.
L’âne non seulement lui refusa le pain, mais encore, se moqua de lui, et lui conseilla de brouter l’herbe avec lui.
Sur ces entrefaites l’âne aperçut un loup qui arrivait et il demanda au chien de l’aider.
Et le chien lui répondit : « Tu m’as, dit-il, conseillé de manger de l’herbe pour apaiser ma faim ; pour ma part, je te conseille, pour te défendre contre le loup, d’utiliser tes sabots ferrés. »
Sur ces paroles, il abandonna ce compagnon peu aimable et le laissa seul affronter le combat avec son prédateur dont il serait bientôt le prochain repas.
Moralité de la fable : celui qui refuse l’aide à des malheureux qui l’implorent, doit s’attendre à ne pas en trouver chez les autres quand il en aura lui-même besoin.
Un Marchand grec en certaine contrée
Faisait trafic. Un Bassa l’appuyait ;
De quoi le Grec en Bassa le payait,
Non en Marchand : tant c’est chère denrée
5Qu’un protecteur. Celui-ci coûtait tant,
Que notre Grec s’allait partout plaignant.
Trois autres Turcs d’un rang moindre en puissance
Lui vont offrir leur support2 en commun.
Eux trois voulaient moins de reconnaissance
10Qu’à ce Marchand il n’en coûtait pour un.
Le Grec écoute : avec eux il s’engage ;
Et le Bassa du tout est averti :
Même on lui dit qu’il jouera, s’il est sage,
À ces gens-là quelque méchant parti3,
15Les prévenant4, les chargeant d’un message
Pour Mahomet, droit en son paradis,
Et sans tarder : sinon ces gens unis
Le préviendront, bien certains qu’à la ronde,
Il a des gens tout prêts pour le venger.
20Quelque poison l’enverra protéger
Les trafiquants qui sont en l’autre monde.
Sur cet avis le Turc se comporta
Comme Alexandre5 ; et plein de confiance
Chez le Marchand tout droit il s’en alla ;
25Se mit à table : on vit tant d’assurance
En ses discours et dans tout son maintien,
Qu’on ne crut point qu’il se doutât de rien.
« Ami, dit-il, je sais que tu me quittes ;
Même l’on veut que j’en craigne les suites ;
30Mais je te crois un trop homme de bien :
Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage.
Je n’en dis pas là-dessus davantage.
Quant à ces gens qui pensent t’appuyer,
Écoute-moi. Sans tant de dialogue,
35Et de raisons qui pourraient t’ennuyer,
Je ne te veux conter qu’un apologue.
Il était un Berger, son Chien, et son troupeau.
Quelqu’un lui demanda ce qu’il prétendait faire
D’un Dogue de qui l’ordinaire
40Était un pain entier. Il fallait bien et beau
Donner cet animal au Seigneur du village.
Lui Berger pour plus de ménage6
Aurait deux ou trois mâtineaux7,
Qui lui dépensant moins veilleraient aux troupeaux,
45Bien mieux que cette bête seule.
Il mangeait plus que trois : mais on ne disait pas
Qu’il avait aussi triple gueule
Quand les Loups livraient des combats.
Le Berger s’en défait : il prend trois chiens de taille
50À lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s’en sentit, et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille.
Si tu fais bien, tu reviendras à moi. »
Le Grec le crut. Ceci montre aux Provinces8
55Que, tout compté, mieux vaut en bonne foi
S’abandonner à quelque puissant Roi,
Que s’appuyer de plusieurs petits Princes.
Pour cette fable, aucune source n’est connue à ce jour. Cependant, comme le rappelle Jean-Pierre Collinet : « La signification politique de l’allégorie ne paraît guère douteuse : les Provinces-Unies ont cherché à se soustraire, en 1668, à la protection de Louis XIV ; à la veille des traités de Nimègue elles savent ce qu’il leur en coûte pour avoir voulu s’appuyer sur des alliés trois fois plus nombreux, mais moins efficaces quand il s’est agi de les défendre contre l’agression française. »
Entre deux Bourgeois d’une Ville
S’émut1 jadis un différend.
L’un était pauvre, mais habile,
L’autre riche, mais ignorant.
5Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l’avantage :
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l’honorer.
C’était tout homme sot ; car pourquoi révérer
10Des biens dépourvus de mérite ?
La raison m’en semble petite.
« Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable ;
15Mais dites-moi, tenez-vous table2 ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment3 ?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre4,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
20La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien :
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait : notre plaisir occupe
25L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
À Messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés. »
Ces mots remplis d’impertinence
30Eurent le sort qu’ils méritaient.
L’homme lettré se tut, il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu’une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient.
L’un et l’autre quitta sa ville :
35L’ignorant resta sans asile ;
Il reçut partout des mépris :
L’autre reçut partout quelque faveur nouvelle.
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots ; le savoir a son prix.
Un homme riche mais illettré se moquait d’un homme pauvre mais instruit, parce que lui-même avait amassé de nombreuses richesses par ses activités, alors que l’autre qui possédait tant de connaissances, était accablé par le plus grand dénuement.
Le pauvre dit à l’autre : « Rien d’étonnant, si l’on compare ce que tu as accompli à ce que j’ai fait avec mon savoir, je dois m’incliner et reconnaître que tes richesses l’emportent de loin. Mais si l’on établit la comparaison entre la richesse et l’œuvre littéraire, laquelle constitue le trésor le plus important ? »
Il n’était pas possible de se mettre d’accord puisque l’un et l’autre avaient de nombreux partisans, mais le riche en avait davantage.
En fin de compte, par ce qui suit, nous allons découvrir que l’instruction est plus importante que la réussite matérielle. À la suite d’une guerre civile, ils furent contraints tous deux de déménager et d’aller vivre dans une autre ville en ne pouvant rien emmener de ce qui faisait leur fortune matérielle.
Là, le savant trouva une situation bien rémunérée dans l’enseignement et fut hautement considéré et honoré.
Mais celui qui avait été riche fut contraint de mendier son pain de porte en porte et dut convenir qu’il avait eu une opinion erronée.
La morale de cette fable, c’est que, aux yeux des âmes bien nées, ce qui leur appartient en propre et à jamais est de loin préférable aux hasards de la fortune qui, eux, vont et viennent.
Jupiter voyant nos fautes,
Dit un jour du haut des airs :
« Remplissons de nouveaux hôtes
Les cantons de l’Univers
5Habités par cette race
Qui m’importune et me lasse.
Va-t’en, Mercure1, aux Enfers :
Amène-moi la furie
La plus cruelle des trois2.
10Race que j’ai trop chérie,
Tu périras cette fois. »
Jupiter ne tarda guère
À modérer son transport.
Ô vous Rois qu’il voulut faire
15Arbitres de notre sort,
Laissez entre la colère
Et l’orage qui la suit
L’intervalle d’une nuit.
Le Dieu dont l’aile est légère,
20Et la langue a des douceurs,
Alla voir les noires Sœurs.
À Tisiphone et Mégère
Il préféra, ce dit-on,
L’impitoyable Alecton.
25Ce choix la rendit si fière,
Qu’elle jura par Pluton
Que toute l’engeance humaine
Serait bientôt du domaine
Des Déités de là-bas.
30Jupiter n’approuva pas
Le serment de l’Euménide.
Il la renvoie, et pourtant
Il lance un foudre à l’instant
Sur certain peuple perfide.
35Le tonnerre, ayant pour guide
Le père même de ceux
Qu’il menaçait de ses feux,
Se contenta de leur crainte ;
Il n’embrasa que l’enceinte
40D’un désert inhabité.
Tout père frappe à côté.
Qu’arriva-t-il ? notre engeance
Prit pied3 sur cette indulgence.
Tout l’Olympe s’en plaignit :
45Et l’assembleur de nuages4
Jura le Styx5, et promit
De former d’autres orages ;
Ils seraient sûrs. On sourit :
On lui dit qu’il était père,
50Et qu’il laissât pour le mieux
À quelqu’un des autres Dieux
D’autres tonnerres à faire.
Vulcan6 entreprit l’affaire.
Ce Dieu remplit ses fourneaux
55De deux sortes de carreaux7.
L’un jamais ne se fourvoie,
Et c’est celui que toujours
L’Olympe en corps nous envoie.
L’autre s’écarte en son cours ;
60Ce n’est qu’aux monts qu’il en coûte :
Bien souvent même il se perd,
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter.
XLI. Jusqu’ici Étrusques et philosophes sont d’accord. Voici en quoi ils diffèrent. Les premiers disent que la foudre est lancée par Jupiter. Ils attribuent à ce dieu des carreaux de trois espèces. Le premier, affirment-ils, donne des avertissements bienfaisants et Jupiter, pour l’envoyer, ne prend conseil que de lui-même. Il est vrai qu’il lance aussi le second ; mais il agit sur l’avis de son conseil, car il se fait assister de douze dieux. Cette foudre n’est pas sans produire quelquefois un heureux effet ; mais même alors elle cause des dommages et les services qu’elle rend ne sont pas gratuits. C’est encore Jupiter qui envoie le troisième carreau, mais il ne le fait qu’après avoir convoqué ceux que les Étrusques appellent dieux supérieurs et voilés. Ce carreau ravage en effet les objets qu’il frappe ; en tout cas, il ne laisse jamais telles quelles les conditions de la vie privée et de la vie publique. Car le feu ne permet à rien de rester ce qu’il était jusque-là.
XLII. L’antiquité, si l’on y pense, semble à première vue être dans l’erreur à cet égard. N’est-ce pas en effet une sottise sans égale que de croire que Jupiter envoie la foudre du sein des nuages ? qu’il vise des colonnes, des arbres, parfois même ses propres statues ? que, laissant impunis les sacrilèges, les assassins, les incendiaires, il frappe d’inoffensifs moutons ? qu’il appelle les autres dieux en conseil, comme s’il ne savait pas lui-même ce qu’il a à faire ? que la foudre décochée par lui seul promet le bonheur et la faveur divine, mais qu’elle est funeste si un plus grand nombre de dieux a participé à son envoi ?
Veux-tu savoir mon opinion ? Je ne pense pas que les anciens aient été des gens assez obtus pour croire que Jupiter soit ou méchant ou maladroit. Car de deux choses l’une : quand les feux qu’il a lancés ont passé par-dessus la tête des criminels et foudroyé des êtres innocents, il n’a pas voulu frapper avec plus de justice ou il a manqué son but. Que se proposaient-ils donc quand ils parlaient ainsi ? Hommes pleins de sagesse, ils ont jugé indispensable d’employer la crainte pour réprimer les emportements des ignorants. Ils ont voulu que nous eussions à redouter quelque chose au-dessus de nous. Comme le crime ne recule devant rien, il était utile d’affirmer l’existence d’un être auquel personne ne pouvait se croire capable de tenir tête. Pour épouvanter ceux qui ne consentent que par peur à être innocents, ils ont mis au-dessus de leur tête un vengeur, et un vengeur armé.
XLIII. Pourquoi donc la foudre envoyée par Jupiter seul est-elle clémente, et pourquoi est-elle destructrice, quand il la lance après avoir délibéré et pris conseil d’autres dieux ? Parce que Jupiter est roi ; il convient que sa puissance soit bienfaisante, même quand il agit seul, et ne nuise que sur l’avis conforme de plusieurs assesseurs. Que tous ceux qui ont acquis une grande puissance parmi les hommes apprennent que même la foudre n’est pas lancée sans qu’il y ait eu consultation. Qu’ils s’entourent de conseillers ; qu’ils pèsent les opinions de beaucoup de personnes ; qu’ils tempèrent une décision propre à faire du mal et, quand il faut frapper, qu’ils ne perdent pas de vue que Jupiter lui-même ne se contente pas de son seul jugement !
XLIV. Les anciens n’ont pas été non plus assez ignorants pour penser que Jupiter changeât de projectiles. Seule la poésie peut dire décemment : « Il est un autre foudre plus léger dans lequel la main des Cyclopes a mis moins de flamme cruelle et moins de colère. Les dieux célestes disent que ce sont là des traits de second ordre. » Non, ces hommes doués de la plus haute sagesse ne sont pas tombés dans l’erreur de croire que la foudre de Jupiter soit tantôt pesante, tantôt légère et semblable aux armes dont on se sert pour l’escrime. Mais ils ont voulu avertir ceux qui sont dans le cas de lancer leurs foudres pour punir des fautes humaines, que toutes ne doivent pas être frappées avec la même rigueur. Il est des coupables qu’il faut blesser légèrement, d’autres qu’il est nécessaire d’abattre et d’écarteler, d’autres qu’il suffit d’avertir.
Une traîtresse voix bien souvent vous appelle ;
Ne vous pressez donc nullement :
Ce n’était pas un sot, non, non, et croyez-m’en
Que le Chien de Jean de Nivelle1.
5Un citoyen du Mans, Chapon de son métier
Était sommé de comparaître
Par-devant les lares2 du maître,
Au pied d’un tribunal que nous nommons foyer.
Tous les gens lui criaient pour déguiser la chose,
10« Petit, petit, petit » : mais loin de s’y fier,
Le Normand et demi3 laissait les gens crier :
« Serviteur4, disait-il, votre appât est grossier ;
On ne m’y tient pas ; et pour cause. »
Cependant un Faucon sur sa perche voyait
15Notre Manceau qui s’enfuyait.
Les Chapons ont en nous fort peu de confiance,
Soit instinct, soit expérience.
Celui-ci qui ne fut qu’avec peine attrapé,
Devait le lendemain être d’un grand soupé,
20Fort à l’aise, en un plat, honneur dont la volaille
Se serait passée aisément.
L’Oiseau chasseur lui dit : « Ton peu d’entendement
Me rend tout étonné : vous n’êtes que racaille,
Gens grossiers, sans esprit, à qui l’on n’apprend rien.
25Pour moi, je sais chasser, et revenir au maître.
Le vois-tu pas à la fenêtre ?
Il t’attend, es-tu sourd ? — Je n’entends que trop bien,
Repartit le Chapon : mais que me veut-il dire,
Et ce beau Cuisinier armé d’un grand couteau ?
30Reviendrais-tu pour cet appeau5 :
Laisse-moi fuir, cesse de rire
De l’indocilité qui me fait envoler,
Lorsque d’un ton si doux on s’en vient m’appeler.
Si tu voyais mettre à la broche
35Tous les jours autant de Faucons
Que j’y vois mettre de Chapons,
Tu ne me ferais pas un semblable reproche. »
Un Faucon disait à une Poule : « Vous êtes une ingrate. — Quelle ingratitude avez-vous remarquée en moi, répondit la Poule ? — En est-il une plus grande, reprit le Faucon, que celle que vous faites voir à l’égard des hommes : ils ont un extrême soin de vous ; le jour ils cherchent de tous côtés de quoi vous nourrir et vous engraisser, et la nuit ils vous préparent un lieu pour dormir ; ils ont le soin de tout fermer, de peur que votre repos ne soit interrompu par quelqu’autre animal, et cependant lors qu’ils veulent vous prendre, vous fuyez : ce que je ne fais pas, moi qui suis un Oiseau sauvage ; à la moindre caresse qu’ils me font je m’apprivoise, je me laisse prendre, et je ne mange que dans leurs mains. — Cela est vrai, répliqua la Poule ; mais vous ne savez pas la cause de ma fuite : c’est que vous n’avez jamais vu de Faucon à la broche, et j’ai vu des Poules à toute sorte de sauces. »
J’ai rapporté cette Fable pour vous montrer que ceux qui veulent s’attacher à la Cour, n’en connaissent pas les désagréments.
Quatre animaux divers, le Chat grippe-fromage,
Triste-oiseau le Hibou, Rongemaille le Rat,
Dame Belette au long corsage,
Toutes gens d’esprit scélérat,
5Hantaient le tronc pourri d’un pin vieux et sauvage.
Tant y furent qu’un soir à l’entour de ce pin
L’homme tendit ses rets. Le Chat de grand matin
Sort pour aller chercher sa proie.
Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voie
10Le filet ; il y tombe, en danger de mourir :
Et mon Chat de crier, et le Rat d’accourir,
L’un plein de désespoir, et l’autre plein de joie.
Il voyait dans les lacs son mortel ennemi.
Le pauvre Chat dit : « Cher ami,
15Les marques de ta bienveillance
Sont communes en mon endroit :
Viens m’aider à sortir du piège où l’ignorance
M’a fait tomber. C’est à bon droit
Que seul entre les tiens par amour singulière
20Je t’ai toujours choyé, t’aimant comme mes yeux.
Je n’en ai point regret, et j’en rends grâce aux Dieux.
J’allais leur faire ma prière ;
Comme tout dévot Chat en use les matins.
Ce réseau me retient ; ma vie est en tes mains :
25Viens dissoudre ces nœuds. — Et quelle récompense
En aurai-je ? reprit le Rat.
— Je jure éternelle alliance
Avec toi, repartit le Chat.
Dispose de ma griffe, et sois en assurance :
30Envers et contre tous je te protégerai,
Et la Belette mangerai
Avec l’époux de la Chouette.
Ils t’en veulent tous deux. » Le Rat dit : « Idiot !
Mon ton libérateur ? Je ne suis pas si sot. »
35Puis il s’en va vers sa retraite.
La Belette était près du trou.
Le Rat grimpe plus haut ; il y voit le Hibou :
Dangers de toutes parts ; le plus pressant l’emporte.
Rongemaille retourne au Chat, et fait en sorte
40Qu’il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu’il dégage enfin l’hypocrite.
L’homme paraît en cet instant.
Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
À quelque temps de là, notre Chat vit de loin
45Son Rat qui se tenait à l’erte1 et sur ses gardes.
« Ah ! mon frère, dit-il, viens m’embrasser ; ton soin2
Me fait injure ; tu regardes
Comme ennemi ton allié.
Penses-tu que j’aie oublié
50Qu’après Dieu je te dois la vie ?
— Et moi, reprit le Rat, penses-tu que j’oublie
Ton naturel ? aucun traité
Peut-il forcer un Chat à la reconnaissance ?
S’assure-t-on sur l’alliance
55Qu’a faite la nécessité ? »
Un autre jour, le roi Abessalom demandait à entendre disserter sur les amitiés contractées, pour un temps, lors d’un péril commun, ce que fit le Gymnosophiste de la manière suivante.
Toutes les amitiés ne supportent pas l’épreuve du temps, mais il n’est pas interdit par les dieux de conclure un jour des traités autres que ceux dictés par l’éternité. C’est le cas aussi quand les gens honnêtes et les sages ne refusent pas la conciliation avec leur ennemi lors de trêves exigeant réciprocité et conditions. Ce concept sera rendu évident par cet exemple.
Un chat avait élu domicile dans le tronc d’un vieil arbre et non loin de là, une souris habitait un trou étroit. Une nuit un chasseur entoura l’arbre de ses filets et le chat, ignorant le piège, fut piégé par les lacets, tandis qu’il sortait avant le jour. La petite souris, sortant de son trou, le vit ainsi lié, et s’en réjouit. Mais la crainte double de deux périls imminents abrégea sa joie : en effet, posée sur l’arbre, elle remarqua qu’une chouette s’apprêtait à lancer un assaut contre elle, et, comme elle voulait se réfugier dans sa cavité, elle vit qu’une nymphe s’y était insinuée. En effet, elle fut bouleversée par le péril, et sous le coup de la terreur, elle hésitait, ne pouvant délibérer : « Que faire ? Où me tourner ? Si, se disait-elle, je rentre dans mon trou, la nymphe me dévorera. Si je reste ici, ou si je me mets à fuir par la droite ou par la gauche, la chouette fondra sur moi. Si je m’en vais vers le chat, je deviendrai sa proie. Cependant, il ne faut pas perdre courage. Le génie se révèle dans les impasses. Par mes réflexions, je trouverai quelque voie de salut. Après un tour d’horizon, aucune voie ne se présente, si ce n’est du côté du chat. Je vais essayer de lui adresser la parole. » Elle se fraya un chemin, restant en sûreté autant qu’elle le put, jusqu’au chat coincé dans le filet et dit : « Est-ce que tu vas bien ? » Et le chat répondit : « Il est clair que tu te réjouis de ma capture et, en plus, tu m’insultes. » Alors la souris reprit : « Je me réjouirais, comme tu dis, si j’étais en sécurité : mes propres périls m’empêchent de jouir du malheur d’autrui. Tu vois : une nymphe a investi mon trou et, en haut, il y a une chouette. Allons ! maintenant que nous y avons un avantage commun, réconcilions-nous et faisons la paix ; en voici les conditions : moi, je romps les lacets qui te lient, et toi, tu tues la nymphe qui me menace. »
Le chat approuva totalement la proposition de la souris et ajouta que ces propositions étaient d’un grand prix, s’il arrivait à être délié grâce à elle. Ils conclurent, donc, le pacte, et la souris commença à ronger les cordes du filet et à les briser. Pourtant, il en resta une qui retenait encore le chat. En effet, elle n’avait pas absolument confiance en la réconciliation à moins d’être rassurée par une garantie. Le chat apostropha, en ces termes, la souris qui temporisait : « Pourquoi hésites-tu ? Tu reviens si vite sur tes décisions ? Est-elle si courte la foi d’une amitié jurée ? » La souris répondit : « Quant à moi, je suis bien consciente de ma sincérité pour ce qui est de respecter le contrat passé entre nous. Mais je me demande avec crainte quelles seront tes intentions quand tu m’auras prise en ton pouvoir. Car on ne change pas une tendance naturelle : si quelque violence la touche, elle se réveille. C’est pourquoi, puisque rien ne nous presse, je pense qu’il est plus sûr d’encore te laisser attaché à un lien. Je le briserai aussi quand il sera temps. » La souris resta ainsi, muette, pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’au lever du jour, on entende le bruit du chasseur qui arrivait. Alors, à la hâte, elle brisa le reste du fil, et, directement, prit la fuite au loin. Même si la bonne foi avait dû manquer au chat, une fois libéré, la crainte du chasseur menaçant le priverait de l’envie de poursuivre la souris. En conséquence, après avoir, par la même occasion, terrifié et chassé la nymphe de l’antre de la souris, d’un bond, il monta dans l’arbre. Le chasseur, déçu, emporta le filet déchiré afin de le réparer.
Peu de jours s’étaient écoulés depuis cet événement, quand le chat vit au loin s’avancer la souris qui était sortie de son trou pour chercher sa nourriture. « Où vas-tu, crie-t-il, toi qui toujours m’évites et t’écartes de moi ? As-tu oublié l’amitié que nous nous sommes jurée ? Allons, ose, approche-toi de moi que je t’embrasse ! Je désire te remercier selon tes mérites, toi qui as assuré ma liberté et mon salut. » La souris s’approcha quelque peu, laissant pourtant entre eux un espace assez grand, et dit : « Notre amitié ne demande pas que nous nous embrassions et je n’embrasserais pas volontiers des lèvres entourant des dents habituées à manger mes semblables. Aimons-nous de loin, c’est mon avis. » Et, prudente, la souris ne fit jamais autrement : avec soin, elle n’évita pas moins que par le passé, de se trouver en présence du chat ou de lui donner l’occasion d’expérimenter sa perfidie à ses dépens : la réconciliation n’avait été que purement intéressée. La fable nous enseigne qu’elles sont relatives et soumises à la bonne foi les amitiés que forment l’utilité et la nécessité malgré le génie et la nature.
Avec grand bruit et grand fracas
Un Torrent tombait des montagnes :
Tout fuyait devant lui ; l’horreur suivait ses pas ;
Il faisait trembler les campagnes.
5Nul voyageur n’osait passer
Une barrière si puissante :
Un seul vit des voleurs, et se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce n’était que menace, et bruit, sans profondeur ;
10Notre homme enfin n’eut que la peur.
Ce succès lui donnant courage,
Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage
Une Rivière dont le cours
15Image d’un sommeil doux, paisible et tranquille
Lui fit croire d’abord ce trajet fort facile.
Point de bords escarpés, un sable pur et net.
Il entre, et son cheval le met
À couvert des voleurs, mais non de l’onde noire :
20Tous deux au Styx allèrent boire ;
Tous deux, à nager malheureux,
Allèrent traverser, au séjour ténébreux,
Bien d’autres fleuves que les nôtres.
Les gens sans bruit sont dangereux ;
25Il n’en est pas ainsi des autres.
Un paysan qui voulait traverser une rivière impétueuse cherchait un gué.
Il essayait d’abord de traverser la partie du fleuve qui lui paraissait plus calme et plus tranquille lorsqu’il en vit une plus éloignée qui lui plut davantage.
En revenant sur ses pas, il y découvrit un endroit moins profond et plus abrité à l’endroit où le fleuve dévalait dans le fracas tonitruant de ses eaux.
Par ma foi, se dit-il, nous pouvons croire que notre vie est plus à l’abri dans les eaux qui grondent que dans celles qui sont calmes et silencieuses.
Cette fable nous enseigne qu’il faut moins redouter les prolixes et les agressifs que les calmes (méfiez-vous de l’eau qui dort).
Laridon et César, frères dont l’origine
Venait de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
À deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient l’un les forêts, et l’autre la cuisine.
5Ils avaient eu d’abord chacun un autre nom :
Mais la diverse nourriture1
Fortifiant en l’un cette heureuse nature,
En l’autre l’altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon :
10Son frère, ayant couru mainte haute aventure,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d’empêcher qu’une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang :
15Laridon négligé témoignait sa tendresse
À l’objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance :
Tournebroches2 par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,
20Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin, le temps, tout fait qu’on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,
Ô combien de Césars deviendront Laridons !
Lycurgue, le législateur, voulant ramener ses concitoyens de leur mode de vie précédent à une conduite plus sage et plus ordonnée, et en faire des hommes d’une parfaite dignité (car ils vivaient dans la mollesse), éleva deux chiots issus du même père et de la même mère ; à l’un il donna l’habitude de la gourmandise et il le laissait à la maison, tandis qu’il emmenait l’autre au dehors et l’exerçait à la chasse. Après quoi, les ayant amenés à l’assemblée, il leur présenta des… et certaines friandises, et il lâcha en même temps un lièvre ; chacun des animaux se précipita sur ce dont il avait l’habitude, et quand le second eut attrapé le lièvre, Lycurgue dit : « Vous voyez, citoyens, que ces chiens, qui sont du même sang, ont abouti par suite du mode de vie qu’on leur a fait mener à être singulièrement différents l’un de l’autre, et que l’entraînement se trouve plus efficace que la nature pour mener au bien. »
D’autres disent que les chiots amenés par Lycurgue en cette circonstance n’étaient pas issus des mêmes parents mais provenaient, l’un, de chiens domestiques, l’autre, de chiens de chasse ; qu’il avait exercé ensuite en vue de la chasse celui qui était de race inférieure et n’avait habitué celui qui était de meilleure race qu’à la gourmandise ; et quand, dans la suite, chacun des deux animaux se précipita vers ce à quoi il avait été habitué, Lycurgue, ayant ainsi montré clairement combien la formation reçue contribue à mener vers le meilleur ou vers le pire, ajouta : « Ainsi, en ce qui nous concerne, citoyens, la noblesse de notre naissance, que le monde admire, ne peut nous servir à rien, ni le fait que nous descendons d’Héraclès, si nous ne devions pas imiter les actions qui firent apparaître ce dernier comme le plus illustre et le plus noble de tous les hommes, en nous consacrant à l’exercice et à l’étude du beau pendant toute notre vie. »
Les vertus devraient être sœurs,
Ainsi que les vices sont frères :
Dès que l’un de ceux-ci s’empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file ; il ne s’en manque guères1 ;
5J’entends de ceux qui n’étant pas contraires
Peuvent loger sous même toit.
À l’égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées,
Se tenir par la main sans être dispersées.
10L’un est vaillant, mais prompt2 ; l’autre est prudent, mais froid
Parmi les animaux le Chien se pique d’être
Soigneux et fidèle à son maître ;
Mais il est sot, il est gourmand :
Témoin ces deux mâtins qui dans l’éloignement
15Virent un Âne mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l’éloignait de nos Chiens.
« Ami, dit l’un, tes yeux sont meilleurs que les miens.
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes3.
J’y crois voir quelque chose. Est-ce un Bœuf, un Cheval ?
20 — Hé qu’importe quel animal ?
Dit l’un de ces mâtins ; voilà toujours curée.
Le point est de l’avoir ; car le trajet est grand ;
Et de plus il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée
25En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine. »
Voilà mes Chiens à boire ; ils perdirent l’haleine,
Et puis la vie ; ils firent tant
30Qu’on les vit crever à l’instant.
L’homme est ainsi bâti : quand un sujet l’enflamme
L’impossibilité disparaît à son âme.
Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas ?
S’outrant4 pour acquérir des biens ou de la gloire ?
35Si j’arrondissais mes états !
Si je pouvais remplir mes coffres de ducats !
Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire !
Tout cela, c’est la mer à boire5 ;
Mais rien à l’homme ne suffit :
40Pour fournir6 aux projets que forme un seul esprit
Il faudrait quatre corps ; encor loin d’y suffire
À mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre Mathusalems7 bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.
Des chiens affamés virent des peaux qui trempaient dans une rivière. Ne pouvant les atteindre, ils convinrent entre eux de boire toute l’eau, pour arriver ensuite aux peaux. Mais il advint qu’à force de boire ils crevèrent avant d’atteindre les peaux.
Ainsi certains hommes se soumettent, dans l’espérance d’un profit, à des travaux dangereux, et se perdent avant d’atteindre l’objet de leurs désirs.
N. B. : Phèdre a repris ce thème dans sa fable Les Chiens qui boivent la rivière (I, XX).
Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu’il me semble profane, injuste, et téméraire ;
Mettant de faux milieux1 entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui !
5Le maître d’Épicure2 en fit l’apprentissage.
Son pays le crut fou : petits esprits ! mais quoi ?
Aucun n’est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.
L’erreur alla si loin qu’Abdère députa
10Vers Hippocrate3, et l’invita,
Par lettres et par ambassade,
À venir rétablir la raison du malade.
« Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l’esprit ; la lecture a gâté Démocrite.
15Nous l’estimerions plus s’il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis4.
Non content de ce songe, il y joint les atomes,
20Enfants d’un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les Cieux sans bouger d’ici-bas,
Il connaît l’Univers et ne se connaît pas.
Un temps fut qu’il savait accorder les débats ;
Maintenant il parle à lui-même.
25Venez, divin mortel ; sa folie est extrême. »
Hippocrate n’eut pas trop de foi5 pour ces gens :
Cependant il partit : et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ; Hippocrate arriva dans le temps
30Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens
Cherchait dans l’homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d’un ruisseau,
Les labyrinthes d’un cerveau
35L’occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s’avancer,
Attaché6 selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu’on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
40Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l’homme et sur l’esprit,
Ils tombèrent sur la morale.
Il n’est pas besoin que j’étale
Tout ce que l’un et l’autre dit.
45Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j’ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ?
La source est un recueil de vingt-trois lettres apocryphes adressées à Hippocrate ou écrites par lui, traduit et commenté en 1632 par Marcellin Bompart, médecin de Louis XIII, sous le titre : Conférences d’Hippocrate et de Démocrite. Les deux premières lettres émanent du sénat et du peuple d’Abdère qui adjurent Hippocrate de venir soigner Démocrite devenu fou. Dans une autre, Hippocrate raconte son entrevue avec le philosophe ; dans la dernière, Démocrite envoie au médecin un Discours sur la folie (JPC).
Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point1 tous les bienfaits des Dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?
5L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : « C’est assez, jouissons » ?
Hâte-toi, mon ami ; tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot ; car il vaut tout un livre.
Jouis. — Je le ferai. — Mais quand donc ? — Dès demain.
10 — Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis dès aujourd’hui : redoute un sort semblable
À celui du Chasseur et du Loup de ma fable.
Le premier, de son arc, avait mis bas un daim.
Un Faon de Biche passe, et le voilà soudain
15Compagnon du défunt ; tous deux gisent sur l’herbe.
La proie était honnête ; un Daim avec un Faon,
Tout modeste2 Chasseur en eût été content :
Cependant un Sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.
20Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient ; la Déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale3.
De la force du coup pourtant il s’abattit.
C’était assez de biens ; mais quoi, rien ne remplit
25Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le Porc revient à soi, l’archer
Voit le long d’un sillon une perdrix marcher,
Surcroît chétif aux autres têtes.
De son arc toutefois il bande les ressorts.
30Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps :
Et la perdrix le remercie.
Cette part du récit s’adresse au convoiteux
L’avare aura pour lui le reste de l’exemple.
35Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux4.
« Ô fortune, dit-il, je te promets un temple.
Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant
Il faut les ménager, ces rencontres sont rares.
(Ainsi s’excusent les avares.)
40J’en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant.
Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines,
Si je sais compter, toutes pleines.
Commençons dans deux jours ; et mangeons cependant5
La corde de cet arc ; il faut que l’on l’ait faite
45De vrai boyau ; l’odeur me le témoigne assez. »
En disant ces mots, il se jette
Sur l’arc qui se détend, et fait de la sagette6
Un nouveau mort, mon Loup a les boyaux percés.
Je reviens à mon texte7 : il faut que l’on jouisse ;
50Témoin ces deux gloutons punis d’un sort commun ;
La convoitise perdit l’un ;
L’autre périt par l’avarice.
Un grand Chasseur revenant un jour de la Chasse avec un Daim qu’il avait pris, aperçu un Sanglier qui sortait d’un Bois, et qui venait droit à lui. Bon, dit le Chasseur, cette bête augmentera ma provision. Il banda son arc aussitôt, et décocha sa flèche si adroitement, qu’il blessa le Sanglier à mort. Cet animal se sentant blessé, vint avec tant de furie contre le Chasseur, qu’il lui fendit le ventre avec ses défenses, de manière qu’ils tombèrent tous deux morts sur la place.
Dans ce temps-là il passa par cet endroit un Loup affamé, qui voyant tant de viandes par terre, en eut une grande joie. Il ne faut pas, dit-il en lui-même, prodiguer tant de biens ; mais je dois, ménageant cette bonne fortune, conserver toutes ces provisions : néanmoins comme il avait faim, il en voulut manger quelque chose. Il commença par la corde de l’arc, qui était de boyau : mais il n’eut pas plutôt coupé la corde, que l’arc, qui était bien bandé, lui donna un si grand coup contre l’estomac, qu’il le jeta tout raide mort sur les autres corps.
Cette Fable, poursuivit le mari, fait voir qu’il ne faut point être avare. Puisque cela est ainsi, lui dit sa Femme, invitez à dîner demain qui bon vous semblera.