La carrière littéraire de La Fontaine ne s’ouvre vraiment qu’en 1654 avec la publication de sa pièce L’Eunuque, « imitée » de Térence. À un moment où, comme le rappelle Jean-Pierre Collinet, Molière compose L’Étourdi, sa première comédie en cinq actes, La Fontaine, féru de théâtre, choisit d’adapter un Antique. Pourquoi Térence ? Au XVIIe siècle, Térence passe pour le premier des comiques anciens, et son Eunuque pour « la plus belle de ses comédies ». Mais surtout, La Fontaine goûte la « mesure » et la manière souriante, plutôt que riante, avec laquelle Térence peint ses personnages. Le travail d’adaptation qu’il choisit d’accomplir, l’incite à réfléchir à l’art littéraire. Il s’en explique dans l’Avertissement au lecteur, premier de ses textes où il livre au public, non une « théorie » littéraire, mais une ébauche de réflexion sur l’écriture, qu’il approfondira au fil du temps et des diverses préfaces qui jalonnent son œuvre. Dès cet Avertissement, et ainsi que l’exige Horace, La Fontaine s’impose la nécessité du dépouillement, de la simplicité et de l’unité de l’intrigue. Ce qu’il cherche à atteindre, c’est la « bienséance » et la « médiocrité », c’est-à-dire la « juste mesure ». C’est ce que Plaute ignore, et qui fait tout le prix de Térence. Il s’agit de peindre les caractères tels qu’ils sont, prenant modèle sur la nature, et refusant de tomber dans la caricature ou la bouffonnerie – comme le fait trop souvent Plaute, à son goût. Cette « bienséance » ne concerne pas que les caractères des personnages, elle s’étend à la justesse du style qui doit refléter exactement la chose décrite. La beauté se mesure aussi à l’exactitude heureuse de l’expression. À partir d’un examen rapide des beautés de Térence, La Fontaine aborde sommairement les questions littéraires qui le poursuivront toute sa vie. Qu’en est-il des « agréments » et des « ornements » ? Du naturel et de l’outré ? Du rapport de l’écrivain au public ? Et déjà il pose le dilemme de l’originalité et de l’imitation.
Première œuvre aboutie, L’Eunuque n’a jamais été représentée et il n’est pas sûr que La Fontaine ait pensé à la monter. Elle semble plutôt le prétexte à tenter le défi de « copier » Térence, à rendre en alexandrins fluides les vers « malicieux » du texte latin – que La Fontaine édulcore d’ailleurs nettement. À l’époque, la pièce ne paraît pas avoir été particulièrement remarquée ; les critiques sont polies, sans plus.
L’Eunuque a assez mal vieilli. Aussi, malgré certaines scènes intéressantes où l’on voit se dessiner quelques-uns des tours souriants qui feront le charme de La Fontaine, nous n’avons pas eu trop de scrupules à ne retenir de cette œuvre que trois courts extraits : l’Avertissement au lecteur ; la première scène de l’Acte I, pour le sens du comique souriant ; et la première scène de l’Acte II où le futur fabuliste apparaît en filigrane dans le monologue de Gnaton qui annonce à sa manière Le Corbeau et le Renard en même temps que Le Loup et le Chien.
Ce n’est ici qu’une médiocre copie d’un excellent original. Peu de personnes ignorent de combien d’agréments est rempli L’Eunuque latin. Le sujet en est simple, comme le prescrivent nos maîtres ; il n’est point embarrassé d’incidents confus ; il n’est point chargé d’ornements inutiles et détachés ; tous les ressorts y remuent la machine, et tous les moyens y acheminent à la fin. Quant au nœud, c’est un des plus beaux et des moins communs de l’antiquité. Cependant il se fait avec une facilité merveilleuse, et n’a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs. La bienséance et la médiocrité1, que Plaute ignorait, s’y rencontrent partout : le parasite n’y est point goulu par-delà la vraisemblance ; le soldat n’y est point fanfaron jusqu’à la folie, les expressions y sont pures, les pensées délicates ; et pour comble de louange, la nature y instruit tous les personnages, et ne manque jamais de leur suggérer ce qu’ils ont à faire et à dire. Je n’aurais jamais fait d’examiner toutes les beautés de L’Eunuque : les moins clairvoyants s’en sont aperçus aussi bien que moi ; chacun sait que l’ancienne Rome faisait souvent ses délices de cet ouvrage, qu’il recevait les applaudissements des honnêtes gens et du peuple, et qu’il passait alors pour une des plus belles productions de cette Vénus africaine2 dont tous les gens d’esprit sont amoureux. Aussi Térence s’est-il servi des modèles les plus parfaits que la Grèce ait jamais formés : il avoue être redevable à Ménandre de son sujet, et des caractères du parasite et du fanfaron. Je ne le dis point pour rendre cette comédie plus recommandable ; au contraire, je n’oserais nommer deux si grands personnages sans crainte de passer pour profane et pour téméraire d’avoir osé travailler après eux et manier indiscrètement ce qui a passé par leurs mains. À la vérité, c’est une faute que j’ai commencée ; mais quelques-uns de mes amis me l’ont fait achever : sans eux elle aurait été secrète, et le public n’en aurait rien su. Je ne prétends pas non plus empêcher la censure de mon ouvrage, ni que ces noms illustres de Térence et de Ménandre lui tiennent lieu d’un assez puissant bouclier contre toutes sortes d’atteintes ; nous vivons dans un siècle et dans un pays où l’autorité n’est point respectée3 : d’ailleurs l’État des belles-lettres est entièrement populaire, chacun y a droit de suffrage, et le moindre particulier n’y reconnaît pas de plus souverain juge que soi. Je n’ai donc fait cet Avertissement que par une espèce de reconnaissance. Térence m’a fourni le sujet, les principaux ornements, et les plus beaux traits de cette comédie. Pour les vers et pour la conduite, on y trouverait beaucoup plus de défauts, sans les corrections de quelques personnes dont le mérite est universellement honoré. Je tairai leurs noms par respect, bien que ce soit avec quelque sorte de répugnance ; au moins m’est-il permis de déclarer que je leur dois la meilleure et la plus saine partie de ce que je ne dois pas à Térence. Quant au reste, peut-être le lecteur en jugera-t-il favorablement : quoi qu’il en soit, j’espérerai toujours davantage de sa bonté que de celle de mes ouvrages.
PHÉDRIE, AMANT DE THAÏS, PARMENON,
ESCLAVE ET CONFIDENT DE PHÉDRIE
Hé bien ! on vous a dit qu’elle était empêchée :
Est-ce là le sujet dont votre âme est touchée ?
Peu de chose en amour alarme nos esprits.
Mais il n’est pas besoin d’excuser ce mépris ;
Vous n’écoutez que trop un discours qui vous flatte.
Quoi ! je pourrais encor brûler pour cette ingrate
Qui, pour prix de mes vœux, pour fruit de mes travaux,
Me ferme son logis, et l’ouvre à mes rivaux !
Non, non, j’ai trop de cœur pour souffrir cette injure ;
Que Thaïs à son tour me presse et me conjure,
Se serve des appas d’un œil toujours vainqueur,
M’ouvre non seulement son logis, mais son cœur.
J’aimerais mieux mourir qu’y rentrer de ma vie.
D’assez d’autres beautés Athènes est remplie :
De ce pas à Thaïs va le faire savoir,
Et lui dis de ma part…
Adieu, jusqu’au revoir.
Non, non, dis-lui plutôt adieu pour cent années.
Peut-être pour cent ans prenez-vous cent journées ;
Peut-être pour cent jours prenez-vous cent moments :
Car c’est souvent ainsi que comptent les amants.
Je saurai désormais compter d’une autre sorte.
Pour s’éteindre si tôt votre flamme est trop forte.
Un si juste dépit peut l’éteindre en un jour.
Plus ce dépit est grand, plus il marque d’amour.
Croyez-moi, j’ai de l’âge et quelque expérience :
Vous l’irez tantôt voir, rempli d’impatience ;
L’amour l’emportera sur cet affront reçu ;
Et ce puissant dépit, que vous avez conçu,
S’effacera d’abord par la moindre des larmes
Que d’un œil quasi sec, mais d’un œil plus de charmes,
En pressant sa paupière, elle fera sortir,
Savante en l’art des pleurs, comme en l’art de mentir.
Et n’accusez que vous si Thaïs en abuse,
Qui, dès le premier mot de pardon et d’excuse,
Lui direz bonnement l’état de votre cœur ;
Que bientôt du dépit l’amour s’est fait vainqueur ;
Que vous en seriez mort s’il avait fallu feindre.
« Quoi ! deux jours sans vous voir ? Ah ! c’est trop se contraindre.
Je n’en puis plus, Thaïs : vous êtes mon désir,
Mon seul objet, mon tout ; loin de vous, quel plaisir ? »
Cela dit, c’en est fait, votre perte est certaine.
Cette femme aussitôt, fine, adroite et hautaine,
Saura mettre à profit votre peu de vertu,
Et triompher de vous, vous voyant abattu.
Vous n’en pourrez tirer que des promesses vaines,
Point de soulagement ni de fin dans vos peines,
Rien que discours trompeurs, rien que feux inconstants ;
C’est pourquoi songez-y tandis qu’il en est temps :
Car, étant rembarqué, prétendre qu’elle agisse
Plus selon la raison que selon son caprice,
C’est fort mal reconnaître et son sexe et l’amour ;
Ce ne sont que procès, que querelles d’un jour,
Que trêves d’un moment, ou quelque paix fourrée,
Injure aussitôt faite, aussitôt réparée,
Soupçons sans fondement, enfin rien d’assuré.
Il vaut mieux n’aimer plus, tout bien considéré.
L’amour a ses plaisirs aussi bien que ses peines.
Appelez-vous ainsi des faveurs incertaines ?
Et, si près de l’affront qui vous vient d’arriver,
Faites-vous cas d’un bien qu’on ne peut conserver ?
Si Thaïs dans sa flamme eût eu de la constance,
J’eusse estimé ce bien plus encor qu’on ne pense,
Et, bornant mes désirs dans sa possession,
J’aurais jusqu’à l’hymen porté ma passion.
Vous, épouser Thaïs ! Une femme inconnue,
Sans amis, sans parents, de tous biens dépourvue,
Veuve ; et contre le gré de ceux de qui la voix
Dans cette occasion doit régler votre choix !
Ce discours, sans mentir, me surprend et m’étonne.
Je n’ai pas entrepris de blâmer sa personne :
Elle est sage ; et l’accueil qu’en ont tous ses amants
N’aboutit, je le crois, qu’à de vains compliments.
Mais…
Il suffit, le reste est de peu d’importance.
Thaïs, quoique étrangère, est de noble naissance.
Qu’importe qu’un époux ait régné sur son cœur ?
Sa beauté, toujours même, est encore en sa fleur.
Quant aux biens, ce souci n’entre point dans mon âme ;
Et je ne prétends pas me vendre à quelque femme
Qui, m’ayant acheté pour me donner la loi,
Se croirait en pouvoir de disposer de moi.
En l’état où les dieux ont mis notre famille,
Je dois estimer l’or bien moins qu’un œil qui brille.
Aussi le seul devoir a contraint mon désir,
Sans que je laisse aux miens le pouvoir de choisir.
Sans doute à l’épouser j’eusse engagé mon âme :
Ne cachons point ici la moitié de sa flamme ;
C’est à tort que des miens j’allègue le pouvoir,
Et je cède au dépit bien plus qu’à mon devoir.
Vous cédez à l’amour plus qu’à votre colère ;
Ce courroux implacable en soupirs dégénère ;
Vous faisiez tantôt peur, et vous faites pitié.
Votre cœur, sans mentir, est de bonne amitié ;
Ce qu’il a su chérir, rarement il l’abhorre :
Il adorait ses fers, il les respecte encore.
Ces fers à leur captif n’ont rien qu’à se montrer :
Qui n’en sort qu’à regret est tout près d’y rentrer.
Tais-toi, j’entends du bruit, quelqu’un sort de chez elle.
Que vous faites bon guet !
Si c’était ma cruelle ?
Déjà vôtre, bons dieux !
Ah !
Retenez vos pleurs.
Je sais qu’elle est perfide ; et je l’aime, et je meurs,
Et je me sens mourir, et n’y vois nul remède,
Et craindrais d’en trouver, tant l’amour me possède.
L’aveu me semble franc, libre, net, ingénu.
Tu vois en peu de mots mes sentiments à nu.
Si je les voyais seul, encor seriez-vous sage ;
Mais cette femme en voit autant ou davantage,
Et connaît votre mal ; non pas pour vous guérir.
Je ne vois rien d’aisé comme d’en discourir ;
Mais, si tu ressentais une semblable peine,
Peut-être verrais-tu ta prudence être vaine.
Au moins, s’il faut souffrir, endurez doucement ;
L’amour est de soi-même assez plein de tourment,
Sans que l’impatience augmente encor le vôtre.
Au chagrin de ce mal n’en ajoutez point d’autre :
Aimez toujours Thaïs, et vous aimez aussi.
Le conseil en est bon, mais…
Quoi mais ?
La voici.
Sa présence met donc vos projets en fumée ?
Pour ne te point mentir, mon âme en est charmée.
[…]
Que le pouvoir est grand du bel art de flatter !
Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister !
Qu’il s’offre peu d’emplois que le sien ne surpasse,
Et qu’entre l’homme et l’homme il sait mettre d’espace !
Un de mes compagnons, qu’autrefois on a vu
Des dons de la fortune abondamment pourvu,
Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves4,
Voulait être servi par un monde d’esclaves,
Devenu maintenant moins superbe et moins fier,
S’estimerait heureux d’être mon estafier.
Naguère en m’arrêtant il m’a traité de maître ;
Le long temps et l’habit me l’ont fait méconnaître,
Autant qu’il était propre, aujourd’hui négligé :
Je l’ai trouvé d’abord tout triste et tout changé.
« Est-ce vous ? » ai-je dit. Aussitôt il me conte
Les malheurs qui causaient son chagrin et sa honte ;
Qu’ayant été d’humeur à ne se plaindre rien,
Ses dents avaient duré plus longtemps que son bien,
Et qu’un jeûne forcé le rendait ainsi blême.
« Pauvre homme ! n’as-tu point de ressource en toi-même ?
Ai-je répondu lors ; et ton cœur abattu
Manque-t-il au besoin d’adresse et de vertu ?
Compare à ce teint frais ta peau noire et flétrie ;
J’ai tout, et je n’ai rien que par mon industrie.
À moins que d’en avoir pour gagner un repas,
Les morceaux tout rôtis ne te chercheront pas.
Enfin veux-tu dîner n’ayant plus de marmite ?
Imite mon exemple, et fais-toi parasite ;
Tu ne saurais choisir un plus noble métier.
— Gardez-en, m’a-t-il dit, le profit tout entier :
On ne m’a jamais vu ni flatteur, ni parjure :
Je ne saurais souffrir ni de coup, ni d’injure ;
Et, lorsque j’ai d’un bras senti la pesanteur,
Je ne suis point ingrat envers mon bienfaiteur.
D’ailleurs faire l’agent, et d’amour s’entremettre,
Couler dans une main le présent et la lettre,
Préparer les logis, faire le compliment ;
Quand Monsieur est entré, sortir adroitement,
Avoir soin que toujours la porte soit fermée,
Et manger, comme on dit, son pain à la fumée5 ;
C’est ce que je ne puis, ni ne veux pratiquer.
Adieu. » Moi de sourire, et lui de s’en piquer.
« Il s’en trouve, ai-je dit, qu’à bien moins on oblige
Et c’est là le vieux jeu qu’à présent je corrige.
On voit parmi le monde un tas de sottes gens
Qui briguent des flatteurs les discours obligeants :
Ceux-là me duisent6 fort ; je fuis ceux qui sont chiches,
Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches.
Je les repais de vent, que je mets à haut prix ;
Prends garde à ce qui peut allécher leurs esprits ;
Sais toujours applaudir, jamais ne contredire ;
Être de tous avis, en rien ne les dédire ;
Du blanc donner au noir la couleur et le nom ;
Dire sur même point tantôt oui, tantôt non.
Ce sont ici leçons de la plus fine étoffe ;
Je commence cet art, et j’y suis philosophe :
Le livre que j’en fais aura, sans contredit,
Plus que ceux de Platon, de vogue et de crédit. »
Nous nous sommes quittés, remettant la dispute ;
[…]