En 1658, le couvent des Grands-Augustins procède à une élection jugée irrégulière par le Parlement. Celui-ci charge une délégation de mener l’enquête. Mais les Grands-Augustins lui refusent l’entrée. Plus, ils la reçoivent à coups de pierres et la force publique doit intervenir. La Fontaine, qui habite quai des Grands-Augustins, donc tout près du couvent, s’en va assister à la scène qui paraît bien le divertir. À la fin du pugilat, onze religieux seront emprisonnés, puis relâchés quelque vingt-sept jours plus tard, tandis que La Fontaine en tire une ballade en style ancien.
Y a-t-il comme on l’a cru, une volonté du poète de plaire à Foucquet en tirant d’un événement somme toute assez sérieux, une ballade plaisante dans laquelle il se rit des religieux et prend la défense du Parlement dont le surintendant est le procureur général ? Quoi qu’il en soit, nous avons là un de ces exercices de style dans lequel La Fontaine donne la mesure de son talent de badinage.
Cette ballade sera éditée pour la première fois dans les Œuvres diverses de 1729. C’est ce texte qui est repris ici. L’aventure des Augustins eut lieu en août 1658, la ballade dut être composée dans les jours suivants.
BALLADE SUR LE REFUS QUE FIRENT LES AUGUSTINS DE PRÊTER LEUR INTERROGATOIRE DEVANT MESSIEURS, EN 1658
Aux Augustins, sans alarmer, la ville,
On fut her1 soir ; mais le cas n’alla bien :
L’huissier, voyant de cailloux une pile,
Crut qu’ils n’étaient mis là pour aucun bien.
Très sage fut ; car, avec doux maintien,
Il dit : « Ouvrez ; faut-il tant vous requerre ?
Qu’est-ce ceci ? Sommes-nous à la guerre ?
Messieurs sont seuls ; ouvrez et croyez-moi.
— Messieurs, dit l’autre, en ce lieu n’ont que guerre2.
Les Augustins sont serviteurs du Roi.
— Dea3, répond l’un de Messieurs fort habile,
Conseiller clerc, et surtout bon chrétien,
Vous êtes troupe en ce monde inutile,
Le tronc4 vous perd depuis ne sais combien ;
Vous vous battez, faisant un bruit de chien.
D’où vient cela ? Parlez, qu’on ne vous serre5.
Car, que soyez de Paris ou d’Auxerre,
Il faut subir cette commune loi ;
Et, n’en déplaise aux suppôts de saint Pierre,
Les Augustins sont serviteurs du Roi. »
Lors un d’entre eux (que ce soit Pierre ou Gille,
Il ne m’en chaut, car le nom n’y fait rien) :
« Vraiment, dit-il, voilà bel évangile !
C’est bien à vous de régler notre bien.
Que le tronc serve à l’autel de soutien,
Ou qu’on le vide afin d’emplir le verre,
Le Parlement n’a droit de s’en enquerre ;
Et je maintiens comme article de foi
Qu’en débridant matines à grand’erre6
Les Augustins sont serviteurs du Roi. »
Sage héros, ainsi dit frère Pierre.
La cour lui taille un beau pourpoint de pierre7 ;
Et dedans peu me semble que je voi
Que, sur la mer ainsi que sur la terre,
Les Augustins sont serviteurs du Roi.
Voici l’une des plus savoureuses histoires de dupes que l’on puisse imaginer. Il était une fois Guillaume Colletet (1598-1659) qui, veuf depuis quelque dix années, épousa en 1652 sa servante, Claude Le Nain, dite Claudine, de trente-six ans plus jeune que lui, avec laquelle il vivait déjà maritalement. Colletet était poète (il fut chargé de chanter en vers le sacre du roi à Reims en 1654) et Claudine poétesse.
Introduit chez le couple par Tallemant des Réaux, La Fontaine se plaisait à fréquenter ce ménage, n’ayant d’yeux que pour la belle à qui d’autres poètes, dont Furetière, faisaient déjà la cour. Claudine régnait sur ce petit monde qui l’adorait pour sa beauté et l’adulait pour son talent. C’était à qui glorifierait le plus ses charmes, mais aussi ses poèmes et ses bouts-rimés. Colletet, parfaitement au courant de la séduction exercée par sa femme ne semblait nullement en prendre ombrage, au contraire, car il publia un recueil des poèmes adressés à sa femme par ses adorateurs, intitulé Les Amours de Claudine.
La Fontaine n’était pas le moindre des admirateurs de Claudine, comme on le verra par les trois poèmes suivants où, commençant par louer le charme de la femme, il en arriva à exalter la beauté de ses vers.
Mais, le 10 février 1659, Guillaume Colletet meurt et son épouse éplorée déclare renoncer à jamais à l’amour et à la poésie :
Le cœur gros de soupirs, les yeux noyés de larmes
Plus triste que la mort dont je sens les alarmes,
Jusque dans le tombeau je vous suis cher époux.
Comme je vous aimai d’un amour sans seconde
Et que je vous louai d’un langage assez doux,
Pour ne plus rien aimer, ne rien louer au monde,
J’ensevelis mon cœur et ma plume avec vous.
La jeune veuve ensevelit sa plume, mais non tout à fait son cœur. Une poétesse qui renonce pour toujours à la muse, est-ce possible ? Cette moitié de serment trop fidèlement tenue paraît suspecte à la petite cour littéraire. Ses adulateurs tentent de provoquer la belle, en vers, puis en prose. En vain. À peine parvient-elle à balbutier quelques banalités. La pauvreté des réponses finit par dessiller les yeux de ses amoureux les plus farouches. Mais oui, c’était bien le mari, qui rédigeait ces poèmes que Claudine recopiait consciencieusement pour les déclamer devant son public enchanté. Le canular dut beaucoup amuser Colletet puisqu’il le poursuivit jusque sur son lit de mort où il traça le dernier poème du renoncement que l’on vient de lire.
Comme les autres amants, La Fontaine fut piqué : après avoir encensé la belle en sonnets et madrigaux, il ne pourra résister à décocher une satire « contre celle qui faisait des vers pendant le vivant de son mari et qui n’en fit plus après sa mort ». Le trait est féroce, mais La Fontaine lui-même ne l’était pas : il gardera par-devers lui ces vers qui ne seront publiés qu’en 1671, soit six ans après la mort de Claudine. Quelques années auparavant, à un destinataire inconnu, peut-être même fictif, M***, La Fontaine avouera – et assumera – son aveuglement de « faiseur de vers » amoureux.
Sève1, qui peins l’objet dont mon cœur suit la loi,
Son pouvoir sans ton art assez loin peut s’étendre ;
Laisse en paix l’Univers ; ne lui va point apprendre
Ce qu’il faut ignorer, si l’on veut être à soi.
Aussi bien manque-t-il ici je ne sais quoi
Que tu ne peux tracer, ni moi te faire entendre ;
J’en conserve les traits, qui n’ont rien que de tendre ;
Amour les a formés, plus grand peintre que toi.
Par d’inutiles soins pour moi tu te surpasses ;
Clarice2 est en mon âme avec toutes ses grâces ;
Je m’en fais des tableaux où tu n’as point de part.
Pour me faire sans cesse adorer cette belle,
Il n’était pas besoin des efforts de ton art :
Mon cœur, sans ce portrait, se souvient assez d’elle.
Damon3 voyant Clarice peinte,
Soudain en ressentit l’atteinte ;
Il s’écria dans ce moment :
« Est-il une beauté sur les cœurs plus puissante ?
Pendant que Clarice est absente,
Son portrait lui fait un amant. »
Recevez de nos mains cette illustre couronne4,
Dont l’éclat immortel a des charmes si doux ;
Nous n’avons encor vu personne
Qui la méritât mieux que vous.
Vos vers sont d’un tel prix que rien ne les surpasse ;
Ce mont en retentit de l’un à l’autre bout ;
Vous saurez régner au Parnasse :
Qui règne sur les cœurs sait bien régner partout.
Les oracles ont cessé :
Colletet est trépassé.
Dès qu’il eut la bouche close,
Sa femme ne dit plus rien ;
Elle enterra vers et prose
Avec le pauvre chrétien.
En cela je plains son zèle,
Et ne sais au pardessus
Si les Grâces sont chez elle ;
Mais les Muses n’y sont plus.
Sans gloser sur le mystère
Des madrigaux qu’elle a faits,
Ne lui parlons désormais
Qu’en la langue de sa mère5.
Les oracles ont cessé :
Colletet est trépassé.
Vous vous étonnez, dites-vous, de ce que tant d’honnêtes gens ont été les dupes de Mademoiselle C[olletet] et de ce que j’y ai été moi-même attrapé. Ce n’est pas un sujet d’étonnement que ce dernier point ; au contraire, c’en serait un si la chose s’était autrement passée à mon égard. Ainsi vous faites très sagement de me mettre au nombre des honnêtes gens, puisque aussi bien je ne puis nier que je ne sois de celui des dupes. Cela vous est-il nouveau ? Et d’où venez-vous, de vous étonner ainsi ? Savez-vous pas bien que, pour peu que j’aime, je ne vois dans les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Si vous ne vous en êtes pas aperçu, vous êtes cent fois plus taupe que moi. Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin : cela fait le meilleur effet du monde ; je dis des sottises en vers et en prose, et serais fâché d’en avoir dit une qui ne fût pas solennelle ; enfin, je loue de toutes mes forces.
Homo sum qui ex stultis insanos reddam6.
Ce qu’il y a, c’est que l’inconstance remet les choses en leur ordre. Ne vous étonnez donc plus : voyez seulement ma palinodie, mais voyez-la sans vous en scandaliser. Pourquoi ne me rétracterais-je pas ? Tant de grands hommes se sont rétractés ! Et puis fiez-vous à nous autres, faiseurs de vers !