FABLES ET CONTES


PUBLIÉS DANS LES « OUVRAGES DE PROSE
ET DE POÉSIE DES SIEURS DE MAUCROIX
ET DE LA FONTAINE »

(1685)

La polémique avec Furetière (voir supra) qui a mis fin à une vieille amitié a-t-elle eu pour conséquences de pousser La Fontaine à resserrer encore plus les liens avec son meilleur ami Maucroix ? Quoi qu’il en soit, le 1er février 1685, quelques jours après le vote contre Furetière à l’Académie, La Fontaine prend un privilège pour une publication conjointe de leurs œuvres.

Les Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine qui paraissent en deux volumes au mois d’avril sont dédiés à Monseigneur le Procureur général du Parlement de Paris, Archille de Harlay. L’ensemble est assez disparate : le premier tome contient une série de petites pièces dont plusieurs datant de l’époque de la pension poétique, dix fables nouvelles, cinq contes nouveaux, ainsi que Daphnis et Alcimadure, Philémon et Baucis et Les Filles de Minée. Le tome second contient plusieurs traductions par Maucroix de dialogues platoniciens, des Philippiques de Démosthène, de textes de Cicéron, etc. Dans son Avertissement, La Fontaine explique et justifie cette hétérogénéité : « L’assemblage de ce recueil a quelque chose de peu ordinaire. Les critiques nous demanderont pourquoi nous n’avons pas fait imprimer à part des ouvrages si différents : c’est une ancienne amitié qui en est la cause. Je ne justifierai donc point par d’autres raisons le dessein que nous avons eu. »

Effet du hasard ou de l’affection, l’ouvrage contient Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, l’un des plus beaux éloges de l’amitié que La Fontaine ait écrit, ainsi que deux autres fables, L’Amour et la Folie et Le Philosophe scythe, qui résument, sinon tout La Fontaine, du moins le La Fontaine le plus charmant, celui pour qui il n’est pas d’amour sans folie, ni sagesse sans désirs, et qui réclame contre ceux qui retranchent de l’âme

Désirs et passions, le bon et le mauvais.

Jusqu’aux plus innocents souhaits.

[…]

Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort :

Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

À MONSEIGNEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU PARLEMENT

À MONSEIGNEUR LE PROCUREUR

Harlay, favori de Thémis,

Agréez ce recueil, œuvre de deux amis ;

L’un a pour protecteur le démon du Parnasse,

L’autre1 de la tribune étale tous les traits :

Donnez-leur chez vous quelque place,

Qui les distingue pour jamais.

Ils vous présentent leur ouvrage ;

Je me suis chargé de l’hommage ;

Iris2 m’en a l’ordre prescrit.

Voici ses propres mots, si j’ai bonne mémoire :

« Acante3, le public à vos vers applaudit ;

C’est quelque chose ; mais la gloire

Ne compte pas toujours les voix :

Elle les pèse quelquefois.

Ayez celle d’Harlay, lui seul est un théâtre ;

Veuille Phébus et Jupiter

Qu’il trouve en vous un peu de l’air

Des Anciens qu’il idolâtre.

Vous pourrez en passant louer, m’a-t-elle dit,

La finesse de son esprit

Et la sagesse de son âme ;

Mais en passant, je vous le dis. »

Cette Iris, Harlay, c’est la dame

À qui j’ai deux temples bâtis,

L’un dans mon cœur, l’autre en mon livre.

Puisse le dernier assez vivre

Pour mériter que l’Univers

Dise un jour, en voyant mes vers :

« Cet œuvre est de belle structure.

Qu’en pensait Harlay ? car on sait

Que l’art aidé de la nature

Avait rendu son goût parfait. »

J’aurais ici lieu de m’étendre ;

Mais que servirait-il ? vous vous armez le cœur

Contre tous les appas d’un propos enchanteur :

L’éloge qui pourrait par ses traits vous surprendre

Serait d’un habile orateur,

Cicéron, Platon, Démosthène,

Ornements de Rome et d’Athène,

N’en viendraient pas à bout. Platon, par ses douceurs,

Vous pourrait amuser un moment, je l’avoue ;

C’est le plus grand des amuseurs4.

Que Cicéron blâme ou qu’il loue,

C’est le plus disert des parleurs.

L’ennemi de Philippe est semblable au tonnerre :

Il frappe, il surprend, il atterre ;

Cet homme et la raison, à mon sens, ne sont qu’un.

Vous avez avec lui ce point-là de commun.

Le privilège est beau, d’autant plus qu’il est rare :

Pendant qu’un peuple entier de la raison s’égare,

Cette fille du Ciel ne bouge de chez vous ;

Elle y plaça son temple avec sa sœur Astrée5 ;

La crainte et le respect ont forgé les verrous

De cette demeure sacrée.

Non qu’on n’y puisse entrer ainsi que chez les dieux :

Au moindre des mortels la porte en est ouverte ;

Nos vœux y sont ouïs, notre plainte soufferte ;

L’équité sort toujours contente de ces lieux.

Que si la passion où l’intérêt nous plonge

Fait que quelque client y mène le mensonge,

Le mensonge n’y peut imposer à vos yeux,

De quelque adresse qu’il se pique.

Souffrez ces vérités ; et dans vos soins divers

Quittez un peu la république6

Pour notre prose et pour nos vers.

Ce n’est pas assez, Monseigneur, de vous dédier en vers les derniers fruits de nos veilles. Comme il y a un volume sans poésies (et c’est le plus digne de vous être offert), j’ai cru que je vous devais confirmer ses hommages en une langue qui lui convînt. Je vous offre donc encore une fois les traductions de mon ami, et au nom de leur auteur et au mien : car je dispose de ce qui est à lui, comme s’il était à moi-même. Il ne s’agit pas ici seulement des suffrages que vous nous pouvez procurer à l’un et à l’autre, mais de ceux qu’on ne peut refuser sans injustice à des chefs-d’œuvre de l’antiquité. De la façon que le traducteur les a rendus, il vous sera facile d’y remarquer trois différents caractères, tous trois si beaux qu’en tout l’empire de l’éloquence, lequel est d’une si grande étendue, il n’y en a point qu’on leur puisse comparer. Ils méritent également que l’on les admire ; et c’est ce qui me semble de merveilleux, quoiqu’on sache que l’éloquence a trouvé le secret de plaire sous mille formes. Le mot de plaire ne dit pas assez : Platon, Démosthène et Cicéron, vont bien au-delà ; ils enlèveront toujours les esprits, bien que ces grands hommes n’aient pas chez nous les avantages qu’ils avaient en ces heureux siècles où ils ont vécu, et quoique peut-être le goût du nôtre soit différent. De déterminer précisément qui des trois le doit emporter, je ne le crois pas possible ; y a-t-il quelqu’un d’assez hardi pour juger entre eux de la préférence ? Vous protégerez, je n’en doute point, le travail de mon ami, en faveur de ces trois grands noms, et à cause de son mérite particulier. Je vous demande la même grâce pour mes ouvrages. Vous ne nous refuserez pas quelques moments d’application, après que vous aurez rempli vos devoirs pour les intérêts de Sa Majesté et de la Justice. Jamais la dignité que vous exercez n’a été le commun lien de ces deux puissances avec plus d’utilité pour le public, ni plus de sujet de satisfaction pour le prince. Cette matière est si ample, et vous fuyez les éloges avec tant de soin, que je ne m’engagerai point dans le vôtre, et me contenterai de vous assurer que je suis,

Monseigneur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

DE LA FONTAINE.

AVERTISSEMENT

L’assemblage de ce recueil a quelque chose de peu ordinaire. Les critiques nous demanderont pourquoi nous n’avons pas fait imprimer à part des ouvrages si différents : c’est une ancienne amitié qui en est la cause. Je ne justifierai donc point par d’autres raisons le dessein que nous avons eu ; et, sans m’arrêter non plus à mes poésies, qui ne sont pas assez importantes pour faire dessus des réflexions, je passe d’abord au second volume de ce recueil. Le traducteur1 y fait dans une préface le parallèle de Démosthène et de Cicéron, et n’a rien omis de ce qu’il était à propos de dire sur ce sujet. Comme il n’a point parlé de Platon, c’est à moi de toucher légèrement ce qui concerne ce philosophe, non pas tant pour le louer (il faudrait que j’eusse ses grâces), que pour aller au-devant des objections que les gens d’aujourd’hui lui pourront faire.

Ceux qui simplement ont ouï parler de lui sans avoir aucune connaissance, ni de ses œuvres, ni de son siècle, s’étonneront qu’un homme, que l’on traite de divin, ait pris tant de peine à composer des dialogues pleins de sophismes, et où il n’y a rien de décidé la plupart du temps. Ils ne s’en étonneraient pas s’ils prenaient l’esprit des Athéniens, aussi bien que celui de l’Académie et du Lycée. Bien que la logique ne fût pas encore réduite en art, et qu’Aristote en soit proprement l’inventeur, on ne laissait pas dès lors d’examiner les matières avec quelque sorte de méthode, tant la passion pour la recherche de la vérité a été grande dans tous les temps ; celui où vivait Platon l’a emporté en cela par-dessus les autres. Socrate est le premier qui a fait connaître les choses par leur genre et leur différence. De là sont venus nos universaux, et ce que nous appelons Idées de Platon ; de là est venue aussi la connaissance de chaque espèce : mais comme le nombre en est infini, il est impossible à ceux qui examinent les matières à fond d’en venir jusqu’à la dernière précision, et de ne laisser aucun doute. Ce n’était donc pas une chose indigne ni de Socrate ni de Platon, de chercher toujours, quoiqu’ils eussent peu d’espérance de rien trouver qui les satisfît entièrement. Leur modestie les a empêchés de décider dans cet abîme de difficultés presque inépuisable. On ne doit pas pour cela leur reprocher l’inutilité de ces dialogues : ils faisaient avouer au moins qu’on ne peut connaître parfaitement la moindre chose qui soit au monde ; telle est l’intention de son auteur2, qui l’a présenté à notre raison comme une matière de s’exercer, et qui l’a livré aux disputes des philosophes.

Je passe maintenant au sophisme. Si on prétend que les entretiens du Lycée se devaient passer comme nos conversations ordinaires, on se trompe fort : nous ne cherchons qu’à nous amuser ; les Athéniens cherchaient aussi à s’instruire. En cela il faut procéder avec quelque ordre. Qu’on en cherche de si nouveaux et de si aisés qu’on voudra, ceux qui prétendront les avoir trouvés n’auront fait autre chose que déguiser ces mêmes manières qu’ils blâment tant. Il n’y en a proprement qu’une, et celle-là est bien plus étrange dans nos écoles qu’elle n’était alors au Lycée et parmi l’Académie. Socrate en faisait un bon usage ; les sophistes en abusaient : ils attiraient la jeunesse par de vaines subtilités qu’ils lui savaient fort bien vendre. Platon y voulut remédier en se moquant d’eux, ainsi que nous nous moquons de nos précieuses, de nos marquis, de nos entêtés, de nos ridicules de chaque espèce. Transportons-nous en ce siècle-là, ce sera d’excellentes comédies que ce philosophe nous aura données, tantôt aux dépens d’un faux dévot, d’un ignorant plein de vanité, d’un pédant ; voilà proprement les caractères d’Euthyphron, d’Hippias, et des deux sophistes. Il ne faut point croire que Platon ait outré ces deux derniers ; ils portaient le sophisme eux-mêmes au-delà de toute croyance, non qu’ils prétendissent faire autre chose que d’embarrasser les auditeurs par de pareilles subtilités ; c’était des impertinents, et non pas des fous : ils voulaient seulement faire montre de leur art, et se procurer par là des disciples. Tous nos collèges retentissent des mêmes choses. Il ne faut donc pas qu’elles nous blessent, il faut au contraire s’en divertir et considérer Euthydémus et Dionysodore comme le Docteur de la comédie, qui de la dernière parole que l’on profère prend occasion de dire une nouvelle sottise. Platon les combat eux et leurs pareils de leurs propres armes, sous prétexte d’apprendre d’eux : c’est le père de l’ironie. On a de la volupté à les voir ainsi confondus. Il les embarrasse eux-mêmes de telle sorte, qu’ils ne savent plus où ils en sont, et qu’ils sentent leur ignorance. Parmi tout cela leur persécuteur sait mêler des grâces infinies. Les circonstances du dialogue, les caractères des personnages, les interlocutions et les bienséances, le style élégant et noble, et qui tient en quelque façon de la poésie : toutes ces choses s’y rencontrent en un tel degré d’excellence, que la manière de raisonner n’a plus rien qui choque : on se laisse amuser insensiblement comme par une espèce de charme. Voilà ce qu’il faut considérer là-dessus : laissons-nous entraîner à notre plaisir, et ne cherchons pas matière de critiquer ; c’est une chose trop aisée à faire. Il y a bien plus de gloire à Platon d’avoir trouvé le secret de plaire dans les endroits même qu’on reprendra ; mais on ne les reprendra point si on se transporte en son siècle.

J’ai encore à avertir d’une chose qui regarde l’oraison contre Verrès. Mon ami voyant qu’il n’y a de péroraison ni d’exorde qu’au commencement et à la fin des Verrines, qui toutes ensemble ne font qu’un corps, et que celle-ci ne devait pas être considérée comme une œuvre à part, et qui aurait eu toutes ses parties, il n’en a pas voulu traduire la fin, qui ne contient que des formalités de justice, et n’est pas si agréable que ce qui précède. C’est ce que j’avais à dire pour prévenir ces objections, que peut-être on ne fera point. Nous laissons le reste au jugement du lecteur.