Une certaine habitude d’aborder la littérature nous amène à exalter ce que nous considérons comme le chef-d’œuvre d’un écrivain, aux dépens du reste de ses ouvrages, estimant que ce qu’il y a de meilleur en ceux-ci doit forcément se retrouver encore embelli dans celui-là. Ainsi pour La Fontaine, considéré une fois pour toute comme l’auteur des Fables, ses autres textes restent depuis trois cents ans nettement moins visités. Il ne s’agit pas ici de débattre de la supériorité ou non des Fables sur les Contes si souvent décriés, mais de montrer tout ce que l’on perd à découper et classer hiérarchiquement, et par genres étanches, une œuvre dont la richesse réside précisément dans le mélange des genres. La Fontaine lui-même fut d’ailleurs toujours trop épris de diversité pour s’embarrasser de rigueur dans le classement de ses pièces poétiques, et Pierre Clarac avait déjà souligné l’hétérogénéité du deuxième recueil des Fables (livres VII à XII des éditions modernes) : nous pourrions aller plus loin et montrer qu’aucun des recueils de La Fontaine n’est vraiment homogène, et les Fables moins encore que les Contes et nouvelles en vers. Il suffit de parcourir les douze livres des Fables pour s’apercevoir que le poète y a introduit un peu partout des contes, des discours, des églogues ou des allégories mythologiques1.
Ces mélanges n’ont rien de surprenant lorsque l’on sait que le poète n’a pas constitué d’emblée ses ouvrages tels que les éditeurs ont pris l’habitude de les publier après sa mort, et que lui-même n’hésitait pas, pour « grossir » un volume, à ajouter certaines pièces qui « n’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables du reste du livre2 ».
C’est de la perplexité devant le traitement généralement réservé à cet ensemble d’ouvrages désarmants de diversité, mais à l’évidence nourris de la même sève, qu’est né le désir d’éditer La Fontaine autrement, en commençant par mettre les textes dans l’ordre de leur rédaction. Découvrant l’œuvre de cette manière, le lecteur saisit La Fontaine dans la complexité de son évolution et voit, par exemple, comment le poète précieux, pensionné par le surintendant Foucquet, devient un conteur libertin sous l’influence des lectures de Rabelais, Marot ou Boccace. Introduits et replacés dans leur contexte, rattachés les uns aux autres dans la continuité, les pièces poétiques éparses, les odes galantes, les ballades mondaines, les lettres de voyage, les élégies précieuses, les satires contre Lulli, les discours à l’Académie, les épigrammes contre Furetière, les épîtres à M. de Niert sur l’opéra, ou à l’évêque de Soissons à propos de la supériorité des Anciens sur les Modernes retrouvent leur saveur, tandis que l’ensemble retrouve sa cohérence.
Pour saisir l’originalité de l’œuvre de La Fontaine, il suffit de comparer aux modèles « imités » les fruits de cette imagination féconde qui fait lever partout la poésie. Cette veine indépendante, personnelle, qui se retrouve dans les récits comme dans les descriptions, vivifie l’allégorie et anime l’apologue antique. Comme l’écrit Taine :
Nous avons les originaux de La Fontaine, les textes de Pilpay, de Phèdre, d’Ésope, tels qu’il les avait sur sa table ; nous pouvons voir en quoi il les a changés, marquer du doigt les passages retouchés, ajoutés, corrigés, entrer dans le laboratoire poétique, saisir au vol l’imagination qui arrive, la philosophie qui s’introduit, la gaieté qui s’insinue. Nous voyons la fable dans ses deux états, prosaïque, puis poétique ; nous n’avons qu’à retrancher l’un de l’autre pour savoir exactement en quoi consiste la poésie. Nous faisons comme les naturalistes, qui arrivent à définir la vie en mettant tour à tour sous leur microscope l’animal organisé et la gelée interne d’où il est sorti. Il n’y a pas de critique plus instructive, car il n’y en a pas de plus précise3…
C’est donc à entrer dans ce laboratoire poétique que nous convions le lecteur. Mais les choses ne sont pas simples, car même lorsque La Fontaine prétend s’inspirer de telle œuvre antique ou renaissante, d’autres sources ou d’autres réminiscences non encore mises à jour sont probablement à considérer. Aussi s’agit-il moins de confronter une pièce de La Fontaine avec ce que nous estimons être sa source principale, que de mettre à la disposition du lecteur le bouillon de culture dans lequel le poète se plaît à évoluer.
Ainsi, à suivre la progression de l’œuvre tout en se référant à ses modèles, nous voyons lentement émerger le conteur-fablier en même temps que le créateur de l’une des langues les plus libres de notre littérature.
Ce volume contient l’ensemble des œuvres de La Fontaine (hormis le théâtre) : toutes les Fables et Contes, bien sûr, accompagnés des textes de leurs sources ; Clymène, Adonis, Le Songe de Vaux, Relation d’un voyage de Paris en Limousin, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Les Élégies, le Poème du Quinquina ainsi que les petites œuvres de l’époque de Foucquet, les discours à l’Académie française, les textes sur l’opéra, sur la querelle des Anciens et des Modernes.
L’ordre chronologique adopté ici paraît le plus probable, mais il faut convenir qu’il souffre certaines incertitudes dues à l’ignorance où nous nous trouvons toujours quant à la genèse de plusieurs œuvres dont nous connaissons la date de publication mais non de composition (voir à ce sujet les notes concernant notamment Clymène et l’Épître à Huet).
Dans la mesure où nous souhaitions une édition « portative », nous avons d’emblée renoncé à y introduire les variantes qui auraient considérablement alourdi le volume – et, plus encore, sa lecture.
En plus des œuvres de La Fontaine et de leurs sources, nous avons pensé intéressant de montrer un aspect singulier de la postérité du fabuliste. En effet, La Fontaine (et ce n’est pas le moins stimulant de ses paradoxes), qui a puisé tout ce qu’il a pu chez d’autres, a été à son tour une intarissable source d’inspiration pour les pasticheurs. On peut dire que La Cigale et la Fourmi est à la poésie française ce que la Joconde est à la peinture qui, elle également, a été et reste l’objet de milliers de détournements. Aussi, le lecteur trouvera-t-il en fin de volume un bref florilège de pastiches des célébrissimes fables. Ils constituent certainement le plus bel hommage rendu au poète narquois.
A. V.