« Le maniement et emploite des beaux esprits donne prix à la langue, non pas l’innovant tant, comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l’estirant et ployant. »
Montaigne parle ainsi, Montaigne qui fut un de ces beaux esprits-là. C’est en effet chez les grands écrivains que la langue prend de l’étendue et de la force. Ils puisent dans le fonds populaire, mais ils disposent avec génie des richesses communes. Ainsi fit La Fontaine ; sa langue est un fécond sujet d’étude. Aussi a-t-elle été fort étudiée. Beaucoup ont illustré ses fables de notes, gloses et lexiques.
M. Théodore Lorin donna, en 1852, un Vocabulaire pour les Œuvres de La Fontaine. Ce livre a été composé sans beaucoup de méthode, et il ne faudrait pas le consulter avec trop de confiance. M. Marty-Laveaux en a fait une judicieuse critique, en 1853, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes. Cette critique forme un essai assez étendu sur la langue de La Fontaine.
J’userai du lexique et surtout de l’essai. Mais je ne me propose pas de faire une étude complète de la langue de La Fontaine. Je veux seulement signaler à ceux qui sont curieux de style les curiosités les plus instructives du style des Fables. Je pèserai des mots, mais ces mots sont d’or, et la balance de l’orfèvre n’est jamais trop juste, sa pierre de touche jamais trop sensible.
La Fontaine aimait les mots et savait les choisir. On n’est écrivain qu’à ce prix. Les mots sont des idées. On ne raisonne justement qu’avec une syntaxe rigoureuse et un vocabulaire exact. Je crois que le premier peuple du monde est celui qui a la meilleure syntaxe. Il arrive souvent que les hommes s’entr’égorgent pour des mots qu’ils n’entendent pas.
Ils s’embrasseraient s’ils pouvaient se comprendre. Rien n’importe au progrès de l’esprit humain autant qu’un bon dictionnaire qui explique tout, comme fait celui de Littré. Mais entrons dans notre sujet.
Je n’aurai point de peine à indiquer les sources de la langue de La Fontaine. Ces sources sont dans les vieux conteurs et dans les vieux poètes : dans la reine de Navarre, dans Bonaventure des Périers, dans Amyot, dans Montaigne, dans Marot, dans Rabelais. Celui-ci, comme dit Budée, « possédait l’art d’écrire le plus profond et le plus varié ».
La Fontaine est plein de Rabelais. Le Pantagruel est sa fontaine de dilection : il y puise sans cesse.
Il y prend les noms de bêtes et de gens : Jean Chouart, Dindenaut, l’Agnelet, Robin Mouton, etc.
Jean Chouart, qui est, dans le roman, un batteur d’or de Montpellier, devient, dans les Fables, « messire Jean Chouart, le curé qui sur son mort comptait ». (Le Curé et le Mort.)
Perrin Dendin est, dit Rabelais, un « home honorable, bon laboureur, bien chantant au letrain (lutrain), homme de credit et aagé ».
Cestuy home de bien apoinctoit plus de procès qu’il n’en estoit vuidé en tout le palais de Poictiers, en l’auditoire de Monsmorillon, en la halle de Parthenay le vieulx.
Le Perrin Dandin des Fables n’appointe pas les procès ; il y aurait trop de regret ; il les juge, et vous savez comment il renvoie les plaideurs.
Perrin fort gravement ouvre l’Huître, et la gruge.
Perrin Dandin est, dans les Plaideurs de Racine, un juge qui veut toujours juger et qui envoie son chien aux galères.
Quant à Rominagrobis, nous voyons qu’il est « un home et vieulx et poëte ».
Mais son nom de Raminagrobis ou Rominagrobîs est plus vieux que lui, et signifie un gros personnage fourré d’hermine. Aussi peut-il s’appliquer aussi bien à un chat qu’à un docteur. Et c’est un chat que Voiture nomme ainsi.
Les plus beaux chats d’Espagne ne sont que des chats brûlés au prix de lui, et Rominagrobis même (vous savez bien, madame, que Rominagrobis est prince des chats) ne sauroit avoir meilleure mine.
Raminagrobis est aussi un chat dans La Fontaine, et un chat fourré, que l’on consulte dans les cas litigieux, un chat qui porte l’hermine.
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
Rodilard est un tout autre chat (car il y a chat et chat) : celui-ci est un guerrier. Le pauvre Panurge est fort effrayé de le voir « remuant les babines…, tremblant et clacquetant des dens ». (Pantagruel, IV, 67.)
Il reparaît non moins terrible dans les vers du fabuliste :
Un Chat nommé Rodilardus
Faisait de Rats telle déconfiture
Que l’on n’en voyait presque plus.
(Conseil tenu par les Rats.)
Attacher un grelot au cou de Rodilard.
(Conseil tenu par les Rats.)
Les deux formes Rodilardus et Rodilard se trouvent dans un même chapitre de Pantagruel.
Dindenaut, le marchand de moutons du Pantagruel, vante ses moutons.
Ce n’est viande que pour roys et princes, dit-il à Panurge. La chair est tant délicate, tant savoureuse et tant friande que c’est basme (baume).
La Fontaine parle de deux compagnons qui vantaient un ours « dont la peau devoit faire fortune » ; il ajoute :
Dindenaut prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours.
Thibault l’Aignelet est le berger de la farce de Pathelin ; on le croirait plus bête que ses moutons, et il dupe l’avocat le plus retors.
Thibault l’Aignelet est aussi dans Rabelais un gardeur de moutons.
Reste-il icy, dist Panurge, ulle âme moutonnière ? Où sont ceulx de Thibault l’aignelet ?
Thibault l’Agnelet est dans La Fontaine un simple agneau que le loup croque.
Thibaut l’agnelet passera
Sans qu’à la broche je le mette.
Dindenaut, ce marchand de moutons que nous connaissons déjà, dit à Panurge :
Vous avez nom Robin Mouton. Voyez ce mouton-là, il a nom Robin comme vous. Robin, Robin, Robin.
Le berger de La Fontaine s’écrie en pleurant :
Ils m’ont laissé ravir notre pauvre Robin ;
Robin mouton qui par la ville
Me suivait pour un peu de pain.
Robin mouton est le frère de Thibault l’agnelet.
Voici encore un personnage qui figure dans Rabelais et dans La Fontaine. C’est Messer Gaster, le ventre en personne. Le chapitre LVII du Pantagruel, l. IV, nous apprend
Comment Pantagruel descendit on (au) manoir de messere Gaster, premier maistre es ars du monde.
Rabelais se souvenait du vers de Perse :
Magister artis, ingeniique largitor venter.
Mais Rabelais fait de Messere Gaster un personnage et pousse loin l’allégorie. Chemin faisant il rappelle l’apologue « des membres conspirans contre le ventre ». La Fontaine ne manque pas, quand il traite ce sujet ésopique, de donner au ventre le nom que lui avait donné Rabelais :
Je devais par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
À la voir d’un certain côté,
Messer Gaster en est l’image.
(Les Membres et l’Estomac.)
Et le fabuliste avertit par une note marginale ceux de ses lecteurs qui ne pantagruélisent pas, que Messer Gaster est « l’estomach ».
On doit relever encore quelques expressions très remarquables que La Fontaine a prises à la même source.
Dans Le Jardinier et son Seigneur, qui est proprement un conte, et un conte excellent, n’avez-vous pas remarqué cette expression très forte : se rue en cuisine ? Il s’agit d’un seigneur qui vient avec ses gens chasser un lapin chez son jardinier : on tue, en son honneur, tous les poulets de la basse-cour.
… On fricasse, on se rue en cuisine.
Cela sent son Rabelais, et c’en est en effet :
Il rue en cuisine. J’en viens, tout y va par escuelles.
Voici deux expressions du fabuliste qu’on trouve dans le Pantagruel :
… Votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du Pape en son vivant,
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois bateaux, exprès pour vous parler.
Ainsi parle le singe Gille qui fait la parade à la foire. Ce n’est point d’un petit personnage d’arriver en trois bateaux : Gille, en débitant cette hâblerie, se souvient de la jument de Gargantua :
En ceste mesme saison, Fayoles, quart roy de Numidie, envoya du pays de Africque à Grandgousier une jument la plus énorme et la plus grande que feut oncques veue, et la plus monstrueuse… Et fut amenée par mer en troys carraques et un brigantin, jusques au port de Olone en Thalmondoys.
Il semble d’abord extraordinaire qu’une guêpe s’occupe à lécher l’ours ; mais si cette guêpe est juge, la chose sera fort explicable, au figuré. Il s’agit de la guêpe devant laquelle la cause des mouches à miel est portée. Une abeille se plaint des lenteurs de la procédure :
Depuis tantôt six mois que la cause est pendante,
Nous voici comme aux premiers jours ;
Pendant cela le miel se gâte.
Il est temps désormais que le Juge se hâte :
N’a-t-il point assez léché l’Ours ?
La prudente abeille qui parle ainsi a appris dans le Pantagruel comment les procès « viennent à perfection », selon la doctrine de Bridoye. Ce bon Bridoye expose cette doctrine au moyen d’une image, en comparant un procès à un ours.
Un procès, à sa naissance première, me semble (comme à vous aultres, messieurs) informe et imperfaict. Comme un ours naissant n’a pieds ne mains, peau, poil ne teste : ce n’est qu’une pièce de chair rude et informe. L’ourse, à force de leicher, la mect en perfection de membres… Ainsi voy-je (comme vous aultres, messieurs) naistre les procès à leurs commencemens informes et sans membres. Ilz n’ont qu’une pièce ou deux : c’est pour lors une laide beste. Mais lors qu’ilz ont bien entassez, enchassez et ensachez, on les peut vrayement dire membruz et formez.
Le verbe se prélasser ne se lit, je crois, que dans le Pantagruel, Montaigne ayant dit, plus régulièrement, se prélater ; mais il serait aventureux de dire que La Fontaine a pris ce mot à Rabelais. Il a pu tout aussi bien l’entendre de quelque commère de Château-Thierry ou d’ailleurs.
L’Âne, se prélassant, marche seul devant eux.
Quant à papelard, substantif ou adjectif, s’il est dans Rabelais, il est aussi dans beaucoup de vieux conteurs. Et La Fontaine ne l’a pris à personne puisqu’il l’a trouvé dans le commun domaine.
Nous citions tantôt deux noms de chat ; en voici un troisième : c’est Mitis.
… Notre maître Mitis
Pour la seconde fois les trompe et les affine.
On dirait dans le même sens : Maître Le Doux. Ce nom nous ramène aux vieux conteurs dans lesquels puisa La Fontaine. Ce nom de chat est dans la 23e nouvelle de Bonaventure des Périers.
La Fontaine dut lire Amyot avec beaucoup d’agrément. Le français d’Amyot n’était pas, comme on pourrait croire, mésestimé par les écrivains du XVIIe siècle. Vaugelas, tout sévère qu’il est pour le vieux langage, dit que « tous les magasins et tous les trésors du vrai langage français sont dans les œuvres de ce grand homme ». Racine, l’ami de La Fontaine, cite dans sa préface de Mithridate les paroles de Plutarque sur Monime, « telles qu’Amiot les a traduites, car, dit le poète tragique, elles ont une grâce dans le vieux stile de ce traducteur, que je ne croy point pouvoir égaler dans nostre langue moderne ». Fénelon écrit, dans sa Lettre sur l’éloquence : « Il se trouve qu’il y a dans le vieux langage d’Amyot je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif, qui se fait regretter. »
Oui, il y a dans le langage d’Amyot tous ces je ne sais quoi. Mais ils sont aussi dans le langage de La Fontaine ; celui-là aussi est vif, hardi, naïf, court. La Fontaine a trouvé dans Amyot le sujet d’une fable, Les Femmes et le Secret ; il y a trouvé aussi un mot qu’il aurait peut-être dû y laisser, celui de sycophante, lequel, comme on voit, est plus grec que français.
Συϰοφάντης, de σῦϰον, figue, et φαίνειν, découvrir, est le nom donné antiquement aux dénonciateurs des voleurs de figues dans les bois de l’Attique.
Les délateurs qui accusoient et déceloient ceux qui en (des figues) transportoient furent appelez sycophantes.
Dans une acception plus générale, le sycophante est un délateur. Cette extension du mot n’a rien de trop forcé. Mais La Fontaine nomme sycophante un loup qui s’habille en berger pour mieux croquer les moutons.
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l’herbette,
Dormait alors profondément.
Ce loup, ce faux Guillot, est un fourbe ; il n’est point un délateur, et le mot de sycophante ne lui convient guère. Voilà bien du grec à propos d’un loup champenois, et du grec qui n’est pas juste. La Fontaine nous a habitués à plus de précision et plus de simplicité.
Il se doutait bien que le terme était obscur, puisqu’il a pris soin de l’expliquer dans une note. Les plus habiles se trompent, et il ne m’est pas possible de donner raison à notre auteur quand, dans un assez médiocre apologue, il nomme le serpent un insecte (Le Villageois et le Serpent). Je le dis en passant, toutes les fables de La Fontaine ne sont pas également bonnes ; et, s’il n’y a pas en français de plus admirable poème que Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, c’est au contraire un récit un peu sec et pauvre que La Cigale et la Fourmi. Cette fable est fort connue parce qu’elle est à la première page du recueil ; elle serait à la centième que personne n’y prendrait garde. Nous sommes tous un peu comme petit Jean ; ce que nous savons le mieux, c’est notre commencement. Il n’y a pas d’écolier qui ne sache par cœur les premiers vers de l’Art poétique de Boileau : C’est en vain qu’au Parnasse… Ces vers sont médiocres. Par contre, il y a de fort beaux endroits dans les Épîtres et dans le Lutrin ; mais il faut savoir les trouver.
Je reviens à mon sujet. La Fontaine aime les termes anciens. Quand il trouve en chemin un mot bien vieux et bien expressif, il le recueille et ne manque pas la première occasion de le mettre dans un vers.
Grand liseur de romans comme il était, il lut les plus anciens comme les plus nouveaux. Les romans de chevalerie lui parurent fort bons : il le confesse dans une jolie ballade.
Même dans les plus vieux je tiens qu’on peut apprendre.
Perceval le Galois vient encore à son tour.
Quand ce fut le tour du « Premier volume de Merlin, qui est le premier de la Table ronde », notre poète rencontra cette phrase :
Ainsi advient-il de plusieurs ; car tels cuident engigner ung autre, qui s’engignent eux mesmes.
Le mot enginer ou engignier1 date du XIIe siècle. Au XIIIe, on trouve dans Henri de Valenciennes le même dicton que nous venons de voir dans le premier volume de Merlin :
On dit pieça que teus (tels) cuident autrui engignier, qui de cel mismes engien ou de semblant est enginies.
Engigner, ou engeigner, veut dire tromper. Le mot vient, comme engin, du latin ingenium. On trouve ingeniatus dans Plaute.
Le mot et le dicton parurent excellents à La Fontaine, qui mit l’un et l’autre en vers :
Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui souvent s’engeigne soi-même.
J’ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd’hui :
Il m’a toujours semblé d’une énergie extrême.
Ces quatre vers sont d’un homme qui sait le prix des mots et qui ne veut qu’on perde aucun des bons.
Aussi mit-il dans ses poèmes un très grand nombre de termes d’un autre âge, qu’il sut rajeunir. Vous venez de voir le vieux verbe cuider (croire). Je citerai aragne, qui est la vieille forme d’araignée. Le mot araignée est vieux aussi ; mais il signifiait la toile que tisse l’insecte. « La nouvelle langue, dit Littré, s’est appauvrie et défigurée en confondant l’ouvrière et l’œuvre. Cette confusion paraît être venue dans le XVIe siècle. » La Fontaine ne paraît pas l’avoir soupçonnée. Il emploie indifféremment et dans le même sens aragne et araignée.
Quand l’Enfer eut produit la Goutte et l’Araignée…
Plus malheureuse mille fois
Que la plus malheureuse Aragne.
En gardant ainsi, pour le même objet, deux désignations différentes, il charge la langue d’un bien inutile.
Il est mieux inspiré quand il reprend à Montaigne les termes de déconfiture (Essais, I, 47 ; Fables, Conseil tenu par les Rats) et de besogne voulant dire ce qui est de besoin :
Le Galant pour toute besogne
Avait un brouet clair (il vivait chichement).
Parce qu’il aimait les vieux auteurs, il ne faut pas croire qu’il les pastichât. Et, bien qu’il goûtât plus d’un mot d’antan, il sut ne point passer la mesure en fait d’archaïsmes, notamment dans les fables. Mais le style familier, dans lequel elles sont écrites en grande partie, a vieilli plus vite que le style noble du même siècle.
Le style familier s’use rapidement comme tout ce qui sert à beaucoup de monde. Les grammairiens perdraient leur peine à vouloir le fixer. Il change parce qu’il vit. Le mouvement est une condition de la vie. Aussi arrive-t-il que telle forme que La Fontaine employa comme étant la plus ordinaire est devenue étrange. Flouet pour fluet et étreit pour étroit en sont des exemples. Propet est particulièrement instructif à cet égard :
Certaine nièce assez propette
Et sa chambrière Pâquette
Devaient avoir des cotillons.
(Le Curé et le Mort.)
On dit aujourd’hui propret et non propet. Mais voici ce qu’on trouve dans le Dictionnaire de Trévoux (1771) :
Propet, ette, au lieu de propret, ette, adj. diminutif de propre. Propet est seul en usage.
On voit qu’en mettant propette le poète ne cherchait pas l’archaïsme.
Il n’en est pas de même dans plusieurs cas que je vais signaler.
Les adverbes jà pour déjà (Le Loup et le Chien maigre), lors pour alors (La Belette entrée dans un grenier), dedans pour dans (Conseil tenu par les Rats), encore que pour bien que (Dédicace à monseigneur le Dauphin), commençaient à vieillir quand La Fontaine écrivait, et ces adverbes donnent à son style quelque chose de marotique.
Devant que était déjà un peu suranné lorsque notre auteur l’employa.
Il pria le Cheval de l’aider quelque peu :
Autrement il mourrait devant qu’être à la ville.
Avecque en trois syllabes n’était plus de mode.
Avecque Tien-et-mien son père.
Et, tandis que La Fontaine donnait, dans une fable, trois syllabes à cette préposition, Racine, qui corrigeait sa Thébaïde, en ôtait, autant qu’il le pouvait, cet adverbe trisyllabique. Il avait mis, en 1664 :
Mais pourquoy donc sortir avecque vostre armée ?
Quel est ce mouvement qui m’a tant alarmée ?
Quand il prépara l’édition de 1687, il biffa ces deux vers et les remplaça par ceux-ci :
Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine
Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ?
Je sais que le vieux Corneille garda jusque dans ses dernières tragédies la forme avecque ; mais il se souciait peu d’être à la mode.
Quant à la poésie de La Fontaine, s’il lui arrive d’être habillée à la mode de sa grand’mère, comme la Belle au Bois dormant, c’est, comme elle, sans le vouloir, ou du moins sans paraître y prendre garde, et, comme elle encore, c’est avec beaucoup de grâce.
Le fabuliste prenait le plus souvent ses mots dans le peuple. Malherbe renvoyait au Port-au-Foin ceux qui le consultaient sur la bonté d’un terme. La Fontaine ne perdait rien de ce qu’il entendait aux champs et dans la rue. Son meilleur fonds, le plus riche, celui qui ne lui manque jamais, c’est le langage populaire. Il en tire des mots expressifs comme lipée (Le Loup et le Chien), comme souffleur. Ce dernier mot désigne un alchimiste.
Souffleur se dit d’un chercheur de pierre philosophale, qui a un fourneau et qui convertit son bien en charbon à la persuation de quelques charlatans qui lui font entendre qu’ils ont de beaux secrets.
Cet excellent mot, qui peint si bien, est vieux. On le trouve dans un texte du XIVe siècle, cité par Littré :
Laissez fournaux, vaisseaux divers
De ces souffleurs faulx et pervers.
(Nat. à l’alch.)
C’est bien avec la signification méprisante qu’il comporte que La Fontaine a employé ce nom :
Charlatans, faiseurs d’Horoscope,
Quittez les Cours des Princes de l’Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d’un temps.
Il ne manque pas d’emprunter au peuple certaines expressions qui font image, comme tirer ses grègues (ses chausses) (Le Coq et le Renard) ou enfiler la venelle (le sentier) (Le Renard, le Loup et le Cheval). Ces deux formes proverbiales reviennent à : s’enfuir. Mais s’enfuir ne peint pas, et enfiler la venelle est tout un petit tableau.
Attendre chape-chute à la porte (Le Loup, la Mère et l’Enfant) est une expression vivement colorée.
Remarquez aussi sentir le fagot (L’Oracle et l’Impie) et porter habit de deux paroisses.
Quoique ainsi que la Pie il faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses.
Voici comment M. Lorin explique cette expression : « Les bedeaux portaient anciennement un habit, ou, pour mieux dire, une robe dont la couleur indiquait la paroisse où ils étaient attachés… Lorsque, par suite de quelque convenance particulière, deux paroisses étaient réunies en une seule, la robe de bedeau était mi-partie de la couleur de la paroisse supprimée et de celle de la paroisse conservée.
« Je me rappelle en avoir vu, dans ma jeunesse, qui portaient un habit ainsi bigarré. Porter un habit de deux paroisses signifie donc prendre les couleurs ou la livrée de deux seigneurs différents, et au figuré : ménager deux partis opposés… Cette locution proverbiale est assez plaisamment appliquée à la pie, dont le plumage est, en effet, de deux couleurs opposées, blanc et noir. – On dit aussi, en plaisantant, un habit de deux paroisses ou de trente-six paroisses, en parlant d’un vieil habit raccommodé avec des pièces de couleurs ou de nuances différentes. » (Vocabulaire pour La Fontaine, p. 124.)
Ronsard disait à l’apprenti poète : « Tu pratiqueras bien souvent des artisans de tous mestiers, comme de marine, vénerie, fauconnerie, et principalement les artisans du feu, orfèvres, fondeurs, maréchaux, mineralliers, et de là tireras maintes belles et vives comparaisons avecque les noms propres des métiers pour enrichir ton œuvre et le rendre plus agréable et parfait. » (Abrégé de l’Art poétique français.)
Le conseil était bon : La Fontaine ne savait pas, sans doute, que Ronsard l’avait donné ; mais lui, Jean, se le donna à lui-même et le suivit par goût, étant enclin à chercher en tous lieux des mots bien forgés et bien ouvrés.
Furetière, qui avait été l’ami de La Fontaine avant de devenir son ennemi, et qui fit le meilleur dictionnaire qu’on pût faire alors, sentait vivement tout ce qu’il y a de juste et de fort dans le langage des métiers. Il est fâché de voir les personnes de professions libérales connaître si mal le vocabulaire des artisans. « Un mathématicien, dit-il, pour parler de l’appui d’un levier, a recours au grec et l’appelle hypomocléon, parce qu’il ne sait pas le nom que lui donnent les ouvriers, qui l’appellent orgueil. » L’exemple est choisi par un maître grammairien, et le mot d’orgueil est admirablement imaginé.
On sait que la vénerie était un art, et un art fort noble. J’entends par là que les gentilshommes l’exerçaient. Je ne trouve d’ailleurs rien de généreux à chasser le cerf, et ne découvre point de noblesse à tuer un animal inoffensif et timide qu’on découpe ensuite par quartiers pour le donner à manger à des chiens. Mais il n’importe ici. Les seigneurs tuaient le cerf selon les règles ; ces règles étaient nombreuses et sévères : le veneur du roi Charles IX, le sieur du Fouilloux, les a exposées dans un traité méthodique. Du Fouilloux parle le langage des veneurs, et c’est un langage très précis, par conséquent fort bon. Or, il se trouve que La Fontaine savait aussi bien que du Fouilloux la langue de la vénerie et qu’au besoin il la parlait, sans faute.
Il y a dans les Fâcheux un long récit tout plein de termes de chasse : Molière les apprit, dit-on, de M. de Soyecourt, grand chasseur et grand fâcheux. Je ne sais quel Soyecourt donna sur le même sujet des leçons au fabuliste ; il me suffit que celui-ci possède entièrement la matière.
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force
À présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort !
On le déchire après sa mort ;
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.
Dix cors, supposer, change, sont des termes de vénerie. Le cerf dix cors est un cerf de sept ans, nous le retrouvons dans le récit des Fâcheux :
… Nous conclusmes tous d’attacher nos efforts
Sur un cerf qu’un chacun nous disoit cerf dix cors.
Supposer revient à substituer et s’explique de soi-même. On dit que la bête donne le change quand elle parvient à supposer une autre bête en son lieu.
Tout cela est bien dit. Il nomme les chiens à propos, il sait que tel est limier, tel mâtin, tel basset, quelle chienne est la lice, et ce que c’est proprement que la canaille.
Arrêtons-nous un moment à ce dernier terme.
On le rencontre deux fois dans les fables.
Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille ;
À qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille.
… Il prend trois chiens de taille
À lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s’en sentit, et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille.
Dans ces deux endroits le mot canaille est pris dans son sens étymologique : canaille dérive de l’italien cane, chien, et désigne des chiens de petite taille, roquets et autres. On trouvera aussi dans notre auteur des exemples du même mot employé dans son acception figurée, qui est, de beaucoup, la plus usuelle. Il est notamment appliqué à l’enfant qui s’est laissé tomber dans l’eau et que le barbacole admoneste de la façon la plus intempestive. Il ne le repêche pas ; il l’appelle babouin et il ajoute :
Que les parents sont malheureux, qu’il faille
Toujours veiller à semblable canaille !
Ainsi l’enfant fut traité de singe et de petit chien avant d’être remis à terre. Revenons aux chiens de chasse.
Ils ont leur nom propre comme des personnes et se distinguent les uns des autres par leur caractère, par leurs vertus, par leurs vices.
Il y en a un dans les fables qu’on nomme Miraut (Le Jardinier et son Seigneur), un autre qu’on nomme Brifaut (Le Chat et le Renard). Miraut vient de mirer (regarder). C’est le chien qui a l’œil bon et guette bien le gibier. Brifaut vient de briffer (manger avidement, bouffer). C’est le chien gourmand.
La fauconnerie était un art, comme la vénerie, et avait comme la vénerie ses règles et son vocabulaire. Le fabuliste sait la langue du fauconnier. Quand il dit :
Elle avait évité la perfide machine,
Lorsque se rencontrant sous la main de l’Oiseau
Elle sent son ongle maline.
en donnant une main au milan, il est d’accord avec tous ceux qui ont traité de la chasse à l’oiseau.
Gorge chaude est un terme imagé qui n’a de sens propre qu’en fauconnerie. Le fabuliste l’emploie au figuré : la grenouille, qui emporte le rat,
Prétend qu’elle en fera gorge chaude et curée.
La gorge chaude est la proie encore pantelante, encore tiède, qu’on donne au faucon, au gerfaut, au gentil pèlerin, enfin à tout oiseau chasseur, pour le récompenser de sa chasse.
La Fontaine parle du village comme un villageois et traite rustiquement de la chose rustique. Aussi y est-il toujours vrai. Il y emploie, au besoin, de vieux mots qui sentent le terroir ; il dit faire l’août, c’est-à-dire faire la moisson, qui est la grande affaire du mois d’août :
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’août.
Le mot blé est un terme général. Il y a blé et blé ; la touzelle en est une sorte. Il dit touzelle en poète exact :
L’oust arrivé, la touzelle est siée.
À ce propos je dirai que les termes généraux donnent parfois du vague au récit ; les termes particuliers précisent davantage et font mieux voir les choses. Buffon a conseillé l’emploi des expressions les plus générales : Buffon n’était pas un conteur. Il s’étudiait surtout à donner de la noblesse au langage. Un poète qui veut peindre la nature fera comme La Fontaine : il préférera, aux termes qui désignent l’espèce, ceux qui désignent le genre ou même telle variété d’un genre.
La touzelle, pour y revenir, est un blé dont l’épi est sans barbe ; et, comme le vieux verbe touzer veut dire tondre, on peut croire que touzelle veut dire tondue, glabre.
Fourche-fière est aussi du vocabulaire rustique.
Un Chien de cour l’arrête ; Épieux et Fourches-fières
L’ajustent de toutes manières.
Est-ce furca ferrea ou furca fera, fourche de fer ou fourche cruelle ? On ne sait. Le mot est picard, et le picard dit fier pour fer, et fierrer pour ferrer.
La Fontaine fréquentait le cabaret de la place Saint-Jean quand on fit la comédie des Plaideurs ; on ne sait s’il souffla à Racine quelques-uns de ces termes barbares en usage chez les praticiens.
Racine avait soutenu un procès, et les exploits qu’on lui avait signifiés devaient l’avoir instruit à ses frais dans l’idiome du Palais. Mais il suffit de lire Le Testament expliqué par Ésope pour voir que notre poète sait la langue du droit.
Il faut que chaque Sœur se charge par traité
Du tiers, payable à volonté,
Si mieux n’aime la Mère en créer une rente.
Voilà qui sent le Palais. Nous l’avons vu parler comme un veneur, comme un fauconnier, comme un laboureur, et le voilà qui parle comme un juge. Il est de tous métiers. La galanterie n’en est pas un, peut-être. Toutefois le bonhomme en parle volontiers le langage.
Il y est un peu précieux et ne ménage ni les charmes, ni les appas, ni les feux, mots qui, à tout prendre, ont meilleure mine dans une fable que dans une tragédie. Il ne manque pas à faire d’une amante une bergère.
… Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère,
Pour qui sous le fils de Cythère
Je servis, engagé par mes premiers serments.
On a cru qu’il y avait quelque affectation à dire que des bois sont éclairés par des yeux de femme ; mais, si tous les yeux sont construits de sorte à recevoir la lumière, il y a des yeux qui semblent en donner, et le poète n’a fait que traduire dans un vers charmant une sensation charmante. Il dit ensuite qu’il servit sous le fils de Cythère. C’est une habitude qu’il a de comparer l’amour soit à la guerre, soit à la chasse, soit à la pêche. Ses contemporains en faisaient tout autant.
Il ne faut rien perdre de ce qui peut servir. C’est une maxime d’économie qui s’applique à toutes les sortes de biens, à toute « chevance » (pour parler la langue de notre auteur) et aux richesses de la langue comme à toute autre richesse. Quand un mot de bonne qualité a malheureusement perdu son sens primitif et ne s’emploie plus que dans son acception particulière ou détournée, il est d’un sage écrivain de rendre à ce mot toute l’étendue, toute l’ampleur de sa signification première. C’est ce que fit Racine quand il restitua au mot de reliques son sens général de reste, alors que ce mot, confiné dans le langage de la dévotion, ne s’appliquait plus qu’à la cendre et aux ossements vénérés des saints.
Ils s’arrestent, non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses ayeux sont les froides reliques.
« Ce mot de reliques est beau et sonore, écrivit André Chénier en marge de son exemplaire des poésies de Malherbe. Racine, qui connaissait les véritables richesses et qui ne les laissait point échapper, l’a mis en usage deux fois. »
Ce que Racine fit pour reliques, La Fontaine le fit avec un égal bonheur pour hostie. Ce mot, qui veut dire victime, avait fini par ne plus s’appliquer qu’à la victime par excellence, à Jésus-Christ, offert aux hommes sous l’espèce du pain. Notre poète restaura ce beau terme :
Du céleste courroux tous furent les hosties.
Hostie est ici synonyme de victime. Mais victime serait moins rare et ferait un moins beau vers.
Un excellent écrivain peut donner, au contraire, au sens de certains mots une extension nouvelle et trouver à un terme une application inattendue. Le mot jonchée, par exemple, désigne proprement des herbes, des fleurs, des branchages répandus à terre.
En prodiguant dessus mille fleurs épanchées,
Pour cacher notre meurtre à l’abri des jonchées.
La Fontaine sut communiquer à ce terme une signification figurée qui est singulière et très heureuse, en l’appliquant non plus aux dépouilles des arbres, mais à celles des rats tués sur le champ de bataille.
La principale jonchée
Fut donc des principaux Rats.
On peut relever dans les œuvres de La Fontaine un grand nombre de termes appliqués d’une manière à la fois imprévue et juste. Une lunettière est celle qui vend des lunettes ; La Fontaine désigne ainsi une femme qui en porte. Et pourquoi non ?
Il s’en fallut bien peu
Que l’on ne vist tomber la lunetière.
Cela nous ramène à Rabelais, qui nomme lunettière une oreille qui porte une branche de lunettes :
Je te donneroys, respondit le marchant, un coup d’espée sur ceste aureille lunetière.
On a soupçonné notre poète d’avoir inventé le mot de poulaille, qui n’est pas dans le Dictionnaire de l’Académie française ; mais La Fontaine est né trop tard pour cela. Poulaille existait déjà au XIIIe siècle. Littré en donne un exemple tiré du Livre des métiers. Poulaille est dans Froissart :
Et leur apportoit-on des villages environ toutes sortes de douceurs, fruits, beurre, poulailles et autres choses.
La Fontaine employa le mot de nagée pour exprimer chaque mouvement que fait un animal en se poussant dans l’eau.
Car au bout de quelques nagées,
Tout son sel se fondit si bien…
C’est d’un âne qu’il s’agit, et à propos d’un âne le poète ne pouvait pas parler de brassées. On ne trouve nagée dans aucun texte antérieur aux Fables, mais, si La Fontaine écrivit le premier ce mot, il peut fort bien l’avoir entendu dans quelque campagne. Ce mot, qui est fort bon, semble de formation populaire.
J’en dirai autant du mot besacier. On ne le trouve que chez notre fabuliste.
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière.
Mais tout bon villageois, voyant un mendiant, porteur de besace, arrêté devant la porte d’une ferme ou la grille d’un château, put nommer ce gueux un besacier, avant que le mot fût écrit et allât chez l’imprimeur. N’oublions pas que c’est le peuple qui fait la langue.
Daubeur (de dauber, frapper, railler) est pareillement un de ces mots dont il faut faire honneur au peuple.
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour, d’une ou d’autre manière.
Il ne reste guère que le mot fabuliste qu’il faille considérer comme de l’invention de La Fontaine. C’était l’opinion de Lamotte, qui dit fort justement de ce terme : « Il est établi par La Fontaine, à qui il appartenait bien de donner les noms en cette matière. » Quand une femme d’esprit nommait La Fontaine, non pas son fabuliste, mais bien son fablier, elle y mettait une pointe de malice. Elle voulait faire entendre que le bonhomme était comme un arbre à fable et donnait naturellement des apologues comme un pommier donne des pommes.
On voit que La Fontaine, qui employa tant de mots, n’en inventa guère. Il est à remarquer que les bons écrivains sont généralement fort sobres de néologismes. Le fonds commun du langage leur suffit. C’est un fonds que ceux qui écrivent ne remuent pas aussi bien les uns que les autres. Faute de travail ou de génie, beaucoup n’y trouvent pas ce qu’il leur faut. La Fontaine en tira des trésors.
J’ai insisté, à plusieurs reprises, sur les noms propres, car ceux-là, qu’ils désignent homme, bête ou lieu, concourent autant que les noms communs à donner un caractère au style et de la vie à la phrase.
Je ne dirai rien des noms mythologiques tels que Zéphyr, Jupiter, Jupin, Vénus, les Ris, les Amours, etc., lesquels noms paraissent fréquemment dans les fables. La Fontaine, en les employant, ne se distingue en rien des écrivains de son temps.
Faut-il relever le nom de Phaéton, employé comme un nom générique de conducteur de char et appliqué, par ironie, à un épais charretier ?
Le Phaéton d’une voiture à foin.
Cette expression, d’un burlesque décent, n’est pas non plus très originale. J’en trouve, sans chercher bien loin, l’analogue dans Boileau :
Car à peine les coqs commençant leur ramage
Auront de cris aigus frappé le voisinage,
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain,…
De cent coups de marteaux va me fendre la tête.
Au contraire, les deux formes de langage que je vais citer sont tout à fait dans la manière du poète :
… La Gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux.
Marécageux veut dire communément : qui est de la nature du marécage. Mais, dans la fable des grenouilles, marécageux veut dire : qui habite les marécages. Il y a là une invention. Moutonnière créature est également un terme inventé, et plus heureusement encore. Est moutonnier ce qui participe de la nature des moutons. Mais qualifier ainsi un mouton, un vrai mouton, un mouton moutonnant, voilà l’originalité :
Sur l’Animal bêlant, à ces mots, il s’abat.
La moutonnière créature
Pesait plus qu’un fromage ; outre que sa toison
Était d’une épaisseur extrême.
Il nous faut revenir aux moutons de Panurge. Vous avez entendu, dans un endroit de Pantagruel que j’ai cité tout à l’heure, Panurge demander s’il restait encore « ulle âme moutonnière ». La Fontaine, se souvenant de l’endroit, a copié le terme :
Qu’un seul mouton se jette en la rivière,
Vous ne verrez nulle âme moutonnière
Rester au bord…
Vous serez peut-être surpris d’entendre vanter comme originales dans La Fontaine des expressions dont Rabelais avait forgé les types. Mais le fabuliste sut les marquer à sa marque et les rendit siennes. Les plus grands créateurs en fait de langue n’ont pas fait davantage, et cela même est un des plus grands bonheurs du génie.
Je citerai un exemple de ces bonheurs dans l’ordre poétique. La Fontaine a dit :
… Ô belles, évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.
L’épithète de vaste, appliquée au silence, le rend solennel. C’est toute la beauté de ce vers, qui ne fait d’ailleurs que traduire le per vasta silentia de Lucain. Mettez profond à la place de vaste, et le vers est tout à fait gâté.
Un exemple analogue, tiré de Racine, m’aidera à m’expliquer. Phèdre a pris du poison : en expirant, elle dit :
Le fer auroit déjà tranché ma destinée.
Mais je laissois gémir la vertu soupçonnée.
J’ay voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
Ce dernier vers est d’une évidente beauté : il n’y faudrait changer que deux lettres pour le rendre très médiocre. Dites :
Par un chemin plus long descendre chez les morts,
et le charme sera évanoui. Tout ce charme venait du mot lent, qui donnait au chemin des morts une sorte de vie mystérieuse, insaisissable, profonde. Il y a en poésie de grandes beautés qui sont en même temps des beautés délicates.
Je m’arrête : la beauté des beaux vers se sent mieux qu’elle ne s’explique. Je n’ai promis d’ailleurs que de considérer des mots. J’en aurai dit assez si je puis inspirer à quelques jeunes gens le désir d’étudier de près ces fables qu’ils ont appris à balbutier sur les genoux de leur mère. Ils ne pourront les relire sans y faire de précieuses découvertes, car ces petits poèmes si fins et si forts sont pleins de choses. Je voudrais aussi que ces quelques remarques pussent accroître dans quelques intelligences d’élite l’amour de notre langue natale. Elle a plusieurs fois changé, mais elle n’a fait que changer de beauté. Au XIIIe siècle, le Florentin Brunetto Latini l’adopta comme « la plus délectable » de toutes. En 1396, un grammairien anglais ne savait assez admirer « le doulz françois qui est, dit-il, la plus bêle et la plus gracious langage, le plus noble parler (après latin d’escole) qui soit au monde et de tous gens mieux prisée et amée que nul autre ». Elle a beaucoup gagné depuis lors en force et en étendue. Chaque génération l’a enrichie de vocables qui témoignent à jamais des pensées, des passions, des joies, des souffrances, de tous les efforts de tant de millions d’hommes. Elle est venue à nous ainsi accrue, de siècle en siècle, à grand prix et à grand’peine, et ce patriotique héritage est cher à toutes les âmes qui gardent à la France un amour que l’intelligence élargit et décore.
(« Remarques sur la langue de La Fontaine »,
Le Génie latin, 1913.)