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J’interrogeai deux autres familles de victimes cet après-midi-là, toutes domiciliées aux alentours de la synagogue de Garnethill. À l’évidence, la Compagnie du gaz avait récemment déployé un zèle inhabituel.

Je fis part de ce constat à Sam dans la soirée.

« Le schéma est clair, Brodie.

– Je n’ai étudié que trois cas sur neuf et je ne voudrais pas tirer de conclusions hâtives, mais…

– Tu vois ? Tu es né pour ça.

– Tu veux dire que je devrais laisser tomber le journalisme pour recommencer à jouer les limiers ? »

Elle s’empourpra.

« Je ne cherche pas à t’entraîner sur telle ou telle voie. C’est ta vie. »

Après un temps d’arrêt, je décidai d’exploiter l’ouverture.

« Ça changerait quelque chose pour nous si je le faisais ? Si je gagnais plus, je veux dire ? »

Sam détourna le visage.

« Ce n’est pas ça. Pas du tout.

– Alors qu’est-ce que c’est ? Nous pourrions transformer cet antre du péché en foyer d’une famille heureuse. »

Elle me refit face, les yeux étincelants.

« Un “antre du péché”, hein ? C’est la pire demande en mariage qu’on m’ait jamais faite.

– Tu en as eu combien dernièrement ?

– Tu veux dire que je suis une vieille fille et que j’aurais intérêt à sauter sur l’occasion parce que cela risque bien d’être la dernière ? »

Merde de merde !

« Pas du tout ! »

Nous restâmes un bon moment en garde, comme deux boxeurs à l’affût. Puis je pris une profonde inspiration.

« Samantha Campbell, je t’aime. J’ai envie de t’épouser. Pourquoi pleures-tu ?

– Je ne pleure pas. Enfin, si. C’est de ta faute.

– Des larmes de joie, alors ?

– Ferme-la, Brodie ! »

Je m’avançai d’un pas, les bras ouverts. Elle se nicha contre moi. Son cœur carillonnait dans ma cage thoracique. L’odeur de sa chevelure m’emplit les narines. Je sentis sa voix vibrer à l’intérieur de ma poitrine.

« On ne se connaît que depuis avril…

– Largement suffisant pour savoir qui je suis. »

Elle recula pour m’observer.

« Je n’en suis pas si sûre.

– Ce n’est pas urgent. Juste un objectif.

– Si je t’épousais, je devrais renoncer à mon travail. Il n’y a aucune femme mariée dans ce tribunal, pas même les secrétaires.

– Et je ne pourrais pas subvenir à nos besoins avec mon salaire de misère. Ni même régler les notes de charbon de cette somptueuse demeure. »

Son regard s’échappa de nouveau.

« Ce n’est pas ça, Douglas. On s’en sortirait. D’une manière ou d’une autre. Mais j’ai travaillé dur pour arriver là où je suis. Je n’ai pas envie de tout laisser tomber. Je me suis promis à moi-même et j’ai promis à mes parents que je deviendrais avocate de la Couronne. Ha ! Je me suis tellement éparpillée cette année que je pourrai m’estimer heureuse si je suis encore en poste à Noël.

– On pourrait se marier discrètement.

– Ça finirait par se savoir. Et je ne veux pas d’un truc torché à Gretna Green1, merci bien ! »

Elle avait raison. Moi non plus. Nous valions mieux que cela. Du moins je l’espérais.

Elle sécha ses larmes et nous servit à chacun un verre de whisky. La discussion fut remise à plus tard.

*
*     *

Le lendemain, mes recherches s’étendirent au quartier de Laurieston, sur la rive sud, par-delà le Glasgow Bridge. Un autre monde. Autour de l’imposante synagogue de South Portland Street rayonnait un réseau de rues et de venelles dont les nombreuses échoppes étaient bardées d’inscriptions en hébreu. Des affiches en yiddish couvraient le reste des murs, et le noir des longs manteaux, des chapeaux et des barbes tranchait avec le teint laiteux des Écossais de souche. Les odeurs aussi étaient radicalement différentes : de pain au levain et de gâteaux sirupeux, de tonneaux de harengs exposés à même les trottoirs. Et partout cette sensation de vie en effervescence, cette concurrence de langues et d’accents qui s’entrechoquaient dans un joyeux tohu-bohu.

Je fis un détour par l’atelier de couture d’Isaac Feldmann. Après avoir salué de la tête les mannequins sans âge qui ornaient sa devanture, je poussai la porte et fus accueilli par un tintement de clochette. La tête d’Isaac apparut derrière le rideau de l’arrière-boutique.

« Ah, Douglas, c’est toi ! Bienvenue. Viens prendre un café. Regarde, Amos est là. Essaie de lui remettre un peu de plomb dans la cervelle.

– Content de te revoir, Amos. »

Je lui serrai la main. Notre dernière rencontre datait d’avant la guerre ; c’était alors un adolescent au regard vif. J’avais maintenant devant moi un homme quasiment dans la fleur de l’âge. De haute taille, avec un port assuré et les grands yeux de sa mère derrière une paire de lunettes. Je me demandai à quoi ressemblait aujourd’hui sa petite sœur Judith.

« Il est médecin, Douglas. Un médecin dans la famille, tu te rends compte !

– Félicitations. »

Amos rougit.

« Pas encore, père. Il me reste deux années d’études, monsieur Brodie. Si je les finis. »

Il s’exprimait dans un écossais soigné, fruit d’une solide instruction.

« Ach, écoute-le ! Bien sûr que tu vas les finir ! Ta mère se retournerait dans sa tombe.

– Tu n’as pas à dire ça, père. J’ai bien le droit de choisir ma voie.

– Et quelle est-elle ? Qu’est-ce que tu me chantes là ? »

À l’évidence, j’arrivais au mauvais moment. Amos lâcha un soupir et me dit :

« J’envisage de partir en Palestine. C’est là qu’est notre place. »

Tel était donc le problème familial mentionné par Isaac.

« Ma foi, Amos, ils ont sûrement besoin de médecins ces temps-ci. »

Isaac saisit la balle au bond :

« Tu vois ! Douglas a raison. C’est un bain de sang, là-bas ! Attends au moins que les choses se calment.

– Ça peut prendre des années, papa ! Je veux y aller dès maintenant.

– Comment ferais-tu ? demandai-je avec douceur. Notre armée bloque les ports. »

La Palestine était un chaudron bouillonnant. Les Arabes et les Juifs se disputaient la même bande de désert, tous au nom de droits ancestraux. Pas l’ombre d’une concession dans les deux camps. Tout ou rien. Et la malheureuse armée britannique, coincée au milieu, se démenait pour maintenir l’ordre pendant que les Nations unies récemment créées tentaient de trouver une solution. Aucun jugement de Salomon en vue.

Je venais apparemment de toucher un nerf à vif, car Amos me fit face.

« En effet ! Et ce blocus est une honte ! Après tout ce que notre peuple a enduré ! » Il retrouva un ton plus calme. « Monsieur Brodie, les survivants ont besoin d’un foyer. Israël est notre foyer.

– Je ne peux pas contester ça. Le monde aurait de quoi mourir de honte après les crimes nazis. Mais il faut que la chose se fasse par le biais d’un accord. Dans le respect du droit. »

Ses yeux noirs lancèrent des éclairs.

« Peuh ! Les miens ont été gazés et brûlés par millions dans des fours en attendant qu’on reconnaisse leurs droits. Le droit ne s’applique pas aux Juifs. Les autres nous ont toujours traités comme ils voulaient. Et nous les avons laissés faire. Plus jamais ça ! »

Il ne me restait qu’un seul argument.

« Le problème, Amos, c’est que vous tuez des soldats de la paix. Tu comptes rallier un de ces groupes ? T’armer d’une mitraillette ? Que fais-tu de ta famille ? »

Je savais qu’il avait une femme et une fille en bas âge.

Isaac, debout, pointa le doigt sur son fils.

« Allez, réponds à Douglas ! Tu vas rejoindre le Lehi ? Devenir un assassin ? Est-ce pour ça que nous t’avons élevé ? »

Cela résumait assez bien la situation. Les peuples querelleurs du Moyen-Orient se battaient depuis des siècles pour imposer leur branche du monothéisme. Ils se battaient les uns contre les autres ; ils se battaient contre eux-mêmes. Au sein de la tribu juive, le dernier affrontement en date portait sur le sionisme – la création d’un État juif et les moyens d’y parvenir. Pendant que nous faisions la guerre aux nazis, le Moyen-Orient avait vécu ses convulsions propres. Et menaçait désormais de devenir le nouveau champ de bataille du monde.

« Le Lehi ? Jamais ! Ils ont soutenu les nazis, père !

– Qui d’autre, alors ? Les âmes délicates de la Haganah ? Ou pourquoi pas les pacifistes de l’Irgoun Zvaï Leoumi ? Ou les anges du Palmach2 ? »

Isaac venait d’énumérer en comptant sur ses doigts les diverses factions qui, telles des amibes, avaient propagé le terrorisme à travers la Palestine et l’exportaient désormais en Grande-Bretagne. Un membre du Lehi – que nous appelions le groupe Stern, du nom de son défunt fondateur – avait été arrêté à Glasgow une semaine plus tôt. Allez savoir ce qu’il préparait ! Et l’Irgoun avait fait sauter notre ambassade à Rome le mois précédent.

« Arrête, père, arrête ! Je sais que tu me prends pour un fou. Eh bien, tu as tort. Je suis simplement en colère. N’en ai-je pas le droit ? »

Isaac laissa retomber son bras. En voyant ses traits se décomposer, je crus qu’il allait fondre en larmes.

« Amos, personne n’est plus en colère que moi. Mais je ne veux pas te perdre, c’est tout. »

Je laissai Isaac et son fils en pleurs se réconcilier dans les bras l’un de l’autre, mais je doutais fort que ce débat soit clos. En attendant, j’étais chargé de résoudre un problème juif beaucoup plus simple.


1.

Village écossais proche de la frontière anglaise, connu pour les mariages « irréguliers » (avec au moins un des conjoints mineur et sans le consentement de ses parents) qui y furent célébrés pendant plus de cent cinquante ans.

2.

Le Lehi (ou groupe Stern), l’Irgoun, la Haganah et le Palmach étaient quatre organisations paramilitaires sionistes ayant au départ le même but, l’éviction par la force du mandat britannique sur la Palestine. Après l’indépendance, elles se sont unifiées pour former Tsahal, l’actuelle armée israélienne.