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La cour rendit son jugement le lundi 3 février. Même si cela paraissait difficilement possible, on aurait dit que le nombre de spectateurs amassés dans la grande salle de la Curio-Haus avait doublé. L’atmosphère était suffocante, la tension palpable. Un par un, les accusés furent appelés à se lever pour la lecture du verdict et de la sentence.

Schwarzhuber, Ramdohr et Binz furent condamnés à la peine de mort par pendaison, tout comme trois excellents représentants du corps médical : Rosenthal, Schiedlausky et Treite. Le quatrième n’était plus là pour connaître son destin : le Dr Adolf Winkelmann avait décidé de sécher son rendez-vous avec le bourreau en mourant le samedi précédent. Son cœur sexagénaire n’avait pas supporté l’épreuve du procès. J’aimerais pouvoir affirmer qu’il se sentait coupable d’avoir envoyé quelque quatre mille cinq cents femmes à la chambre à gaz, mais jamais il n’avait manifesté le moindre remords. Cinq autres accusés, dont Greta Bösel, eurent droit au même verdict et à la même sentence. L’exécution de ces onze-là aurait lieu à la prison de Hamelin, par lots de deux pour les hommes. Plus économique.

Martin Hellinger, le dentiste, fut condamné à quinze ans d’incarcération. Son regard chercha le mien à la lecture de la sentence, et il m’adressa un imperceptible hochement de tête. Quant à Günter Hoffmann, je l’avais remis à notre police militaire ; qu’ils fassent de lui ce que bon leur semblerait. La section que j’avais envoyée à Cuxhaven était revenue sans l’instituteur Erlichmann : l’homme s’était volatilisé. Sur les quatorze pêcheurs assez grognons qui nous furent ramenés sous escorte, aucun ne reconnut avoir jeté ses filets au-delà du Dogger Bank1, sans parler d’excursions jusqu’à Leith.

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Ce soir-là, je trinquai avec Iain et Sam pour célébrer la fin du procès. Même si notre réunion tint davantage de la veillée mortuaire – et c’en était une, bien sûr. Une veillée anticipée s’agissant des condamnés, une veillée tardive en ce qui concernait Will Collins. Je m’aperçus en écrivant à son père que j’avais perdu la main ; je ne pus que lui assurer que son fils n’était pas mort en vain. Vraiment ?

Le fait que la justice ait été rendue aurait dû nous procurer un sentiment de victoire, ou à tout le moins une délivrance. Mais le souvenir de ces femmes blêmes, avec leur numéro sur la poitrine, au moment où elles avaient appris – l’une après l’autre – qu’elles allaient être pendues ne fit que nous accabler. Un peu comme si notre propre inhumanité s’était surajoutée à la leur.

En fin de soirée, je me surpris à déclarer à Scrymgeour qu’il était moins con que je ne l’aurais cru. Il me passa un bras autour des épaules et répondit que moi aussi. Sam nous gratifia tous les deux d’un sourire empreint d’affection maternelle.

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Notre travail n’était pas tout à fait achevé. Il n’y eut donc ni exultation ni même soulagement. L’équipe juridique avait encore une masse colossale de documents à peaufiner et à classer en vue du procès suivant. Quant à moi, je fis de mon mieux pour tirer un sens des informations obtenues de Günter.

J’adressai un rapport confidentiel à Sillitoe, du MI5, pour l’informer de cette avancée majeure et lui demander de surveiller le port de Leith. Mais je n’avais aucune précision à lui donner. Les côtes de l’estuaire de la Forth étaient extrêmement longues, au nord comme au sud, les fugitifs pouvaient avoir accosté n’importe où.

Günter avait retrouvé quatorze noms sur les vingt : huit au-dessus de mon trait, six en dessous. Il en manquait donc quatre de la première fournée de douze, ceux qui avaient déjà quitté l’Écosse. Draganski et Suhren figuraient parmi les noms inscrits sous le trait ; sur la même liste apparaissaient deux femmes à l’identité mystérieuse.

« Vous ne vous souvenez vraiment pas de leur nom ?

– Ce n’est pas ça : je ne l’ai jamais su. Ni leur grade. L’une d’elles était haut placée. Ça se voyait à son attitude. Vous savez comment sont les officiers… Elle est arrivée avec l’autre, une jeune. Elles n’ont jamais voulu m’adresser la parole. À mon avis, l’instituteur savait qui elles étaient. Elles ont eu droit à un traitement prioritaire.

– C’est-à-dire ?

– Leurs papiers nous sont parvenus en trois jours. L’instituteur passait son temps à rappeler son contact pour savoir quand la filière serait relancée. Il était très pressé qu’elles partent.

– Ce Draganski… Comment se fait-il que vous vous soyez donné tant de mal pour un simple gardien SS ?

– Ce n’était pas pour lui. Il assurait la protection d’un officier supérieur.

– Suhren ?

– Langefeld. »

J’avais parcouru sa liste.

« Le Hauptsturmführer Klaus Langefeld ?

– C’est ça.

– Vous connaissez ses antécédents ? Son rôle dans la SS ? »

Il avait secoué la tête.

« Qui étaient les autres officiers supérieurs ?

– On ne me donnait pas toujours leur grade. »

J’avais télégraphié mes quatorze noms à Sillitoe, mais cela risquait de ne pas servir à grand-chose. Ils avaient sûrement pris une fausse identité, et le seul signalement en ma possession était celui de Suhren.

Je transmis la même liste à notre équipe de Berlin, en réclamant qu’on m’envoie d’urgence toutes les informations disponibles au sujet de ces individus, si possible avec des photos. J’y inclus Dragan pour voir si son aspect avait beaucoup changé par rapport au moment de notre rencontre à Glasgow – Günter m’avait parlé de cheveux teints et de barbes, mais il n’est pas facile de modifier la forme d’un visage. Je leur demandai d’accorder une attention particulière à la deuxième série de noms, ceux des six personnes peut-être encore bloquées en Écosse – même si nous savions déjà que Dragan y resterait à tout jamais. Je leur demandai aussi s’ils connaissaient un ou deux officiers supérieurs de sexe féminin en fuite susceptibles de correspondre à la très incomplète description du duo qui avait transité par Cuxhaven.

Ensuite, je ne pus qu’attendre des réponses. Chaque jour, je relançais Berlin par des coups de fil et des télégrammes. Ils ne semblaient pas mesurer à quel point le temps pressait : tant que des rats acculés se battraient pour sauver leur peau, d’autres meurtres risquaient d’être commis à Glasgow. Je craignais aussi que le tapis ne se débloque et que les fugitifs ne parviennent à trouver le chemin de la liberté en s’embarquant pour les Amériques – ce qui rendrait inutile le sacrifice de Collins. J’aurais trouvé particulièrement insupportable que Suhren nous échappe après ce que m’en avait dit Odette Sansom. Après ce qu’il avait fait subir à ses trois camarades du SOE.

« Je devrais peut-être faire un saut là-bas pour leur secouer personnellement les puces, Sam.

– Ce serait contre-productif. Tu sais comment peuvent être les bureaucrates quand ils ont un petit pouvoir… Iain m’a dit qu’ils se plaignaient déjà de toi. »

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Je dus donc patienter, rendu à moitié dingue par ma réclusion dans ce glacial hôtel de planches au bord d’un lac désolé. La brève poussée d’espoir et d’enthousiasme déclenchée par la fiesta de mon anniversaire et les révélations de Hellinger n’était plus qu’un souvenir, morte avec Will Collins. J’avais recommencé à trop boire et je ne savais plus vraiment pourquoi je me levais le matin.

Le temps était aussi sombre que notre humeur. Depuis des jours et des jours, plus personne n’avait vu le moindre rayon de soleil en Europe du Nord. Nous apprîmes que l’Écosse et l’Angleterre étaient ensevelies sous un mètre de neige. Hambourg n’avait rien à leur envier. Nous nous levions dans le noir ; puis le ciel virait au gris ; puis le noir retombait. Les habitants patinaient sur l’Alster, y allumaient même des feux pour griller les châtaignes ramassées à l’automne. Mais rien n’indiquait que la vie et la lumière reviendraient un jour sur cette terre ravagée.

Nous n’allions pas bien. En tout cas moi.

« Arrête de t’accuser comme ça, Douglas.

– Qui veux-tu que j’accuse d’autre, Sam ? Will Collins ne devrait pas être mort. Au lieu d’y aller tout seul avec lui, j’aurais pu envoyer cinquante hommes là-bas pour faire arrêter Günter Hoffmann et ses amis. Peut-être même qu’on aurait pris l’instituteur.

– Tu ne savais pas qui chercher.

– N’empêche, tu avais raison, Sam. J’ai encore voulu jouer les héros. C’est de l’égocentrisme. »

Sam aussi avait changé : plus renfermée, plus secrète. Nous n’étions là que depuis un mois, mais j’avais l’impression de sortir d’une peine de cinq ans à Barlinnie. Je m’étais laissé happer par les tourbillons du passé. Je traversais mes journées avec une meute de chiens noirs sur les talons, prêts à me tailler en pièces au moindre faux pas. Le soir, la porte de communication entre nos chambres restait ouverte. Il nous arrivait de dormir ensemble, blottis en petites cuillers dans les ténèbres. Mais le seul fait de la savoir là, à quelques pas, me rassurait.

Le 14 février, je retombai sur une note dans mon agenda et m’empressai d’envoyer un télégramme de félicitations à un certain sergent de police Murdoch et à sa nouvelle épouse, Morag. Sam et moi passâmes le reste de cette Saint-Valentin terrés dans notre igloo pendant que, dehors, le vent hurlait et les tigres à dents de sabre fuyaient l’avance des glaciers.

Des renseignements me parvenaient tout de même au compte-gouttes, et un modèle finit par se dégager de mes quatorze noms. Un tiers d’entre eux étaient des sous-officiers ou des gardiens de camp – des Aufseherinnen pour les femmes –, sans doute chargés de protéger des rats nettement plus gros. Le reste se composait d’anciens officiers SS et de médecins de Ravensbrück, de ses annexes et d’autres camps. À eux tous, ils symbolisaient la hiérarchie des lieux les plus effroyables de la planète : Auschwitz, Bergen-Belsen, Treblinka et Buchenwald.

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Enfin, notre tâche prit fin. Une dernière liasse de documents m’arriva de Berlin. Je les aurais bien expédiés par courrier aérien, mais aucun appareil ne quittait le sol : à peine avait-on déblayé la piste qu’une nouvelle tempête de neige la recouvrait. Sam et moi avions fait nos bagages et étions prêts à nous embarquer dans n’importe quel moyen de transport, camion, train ou avion, à la première accalmie – je me chargerais moi-même d’acheminer mon courrier. Mais il n’était pas possible de quitter notre hôtel, encore moins Hambourg.

Nous écoutions la TSF chaque fois qu’elle captait un signal. Entre bourdonnements et parasites, nous apprîmes que la situation n’était pas meilleure en Grande-Bretagne. Le Premier ministre avait décrété que l’alimentation en électricité serait réduite à dix-neuf heures par jour. Les usines étaient à l’arrêt et le bois manquait dans les cheminées. Tout cela n’en faisait pas une destination très attirante, pourtant nous mourions d’envie d’y retourner. Il fallait que je venge Collins.

Je perdis patience le 19, et nous tentâmes une percée vers la Manche en prenant plusieurs trains de suite. Nous réussîmes à rejoindre Ostende, où l’on nous expliqua que le trafic maritime était interrompu en raison des glaces qui enserraient la côte. L’Europe était coupée du monde.

Des brise-glaces vinrent dégager le port le vendredi, et nous partîmes le lendemain matin pour l’Angleterre à bord d’un ferry surchargé. Le samedi soir, nous avions rejoint la base aérienne de Hendon et trinquions ensemble au bar du mess des officiers.

« Douglas, ça m’ennuie de te le dire, mais tu n’es plus le même qu’au moment de notre départ. »

Je levai les yeux sur le miroir mural. Un vieil homme décharné et flottant dans son uniforme soutint mon regard. Je le montrai du doigt à Sam.

« Tu vois ? Tu arrives à trente-cinq balais, et la dégringolade commence. Je te trouve toi-même un tout petit peu éthérée, Samantha Campbell, si je puis me permettre. »

Son beau visage était creusé, ses pommettes saillantes accentuaient les orbites de ses yeux bleus derrière leurs verres. Elle qui avait quitté la Grande-Bretagne sans un kilo de trop était devenue franchement fragile, maigre comme un clou.

« Dépêchons-nous de rentrer à la maison, jeune homme. Quelques litres du fameux potage écossais d’Izzie devraient vite nous remplumer. »

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La RAF nous déroula le tapis rouge. La piste fut déneigée à deux reprises le lendemain matin pour nous permettre de décoller, de crever les nuages et de rejoindre enfin le ciel bleu et le soleil. Nous nous surprîmes à espérer que le vol traînerait en longueur pour le seul plaisir de savourer la douceur de sa lumière. Mais vers une heure de l’après-midi nous avions déjà replongé sous le plafond nuageux et atterri après un bref survol du paysage glaciaire qu’était devenu l’Ayrshire.

À Glasgow, on n’y voyait pas à un mètre. Le taxi que nous avions hélé à la gare dut s’y reprendre à trois fois pour venir à bout de la colline en haut de laquelle vivait Sam. La maison était froide, mais sans poussière : Izzie avait résisté à ses assauts durant toute notre absence.

À la tombée de la nuit, Sam et moi approchâmes notre fauteuil des flammes chétives qui se tordaient dans l’âtre pour siroter un whisky.

« Maintenant que nous sommes rentrés, Douglas… Bon, je ne sais pas trop comment te dire ça… Un de mes amis est médecin et…

– Et il va venir me passer une camisole de force ?

– Bien sûr que non. Mais il pourrait te prescrire des médicaments. Pour t’aider à dormir.

– J’ai déjà ça, répondis-je, soulevant mon verre.

– Il faudrait qu’on en parle aussi.

– Je bois trop ?

– Pas toi. Nous.

– Écoute, les choses vont se calmer. C’est fini. Je peux passer le témoin aux flics. Je leur expliquerai en détail ce qu’il y a dans le dossier, je traduirai ce qui a besoin de l’être. Tout est dedans. Je vais prévenir Shimon et Malachi qu’à partir de maintenant c’est la police, le MI5 ou Dieu sait qui d’autre qui prend le relais. Ils n’auront qu’à se débrouiller. Et je vais attendre qu’on me démobilise de nouveau.

– Ton uniforme t’allait bien. Dommage que tu doives le rendre.

– Il n’avait même pas de kilt. »

L’ambiance étant peu propice à la passion, chacun de nous se retira dans sa chambre.

Je fus réveillé en sursaut par le silence, habitué que j’étais aux grincements divers et variés du vieil hôtel Bär, aux ululations du vent sur le lac gelé. Rien de tel chez Sam. Je me rendis à la fenêtre sur la pointe des pieds et grattai le givre de la vitre. Dehors, n’en déplaise à ma montre, on se serait cru en plein jour. Une demi-lune parait d’argent les vastes étendues blanches. Les rues étaient couvertes de neige. Pendant que j’observais cet étrange paysage, une nouvelle averse commença, et le clair de lune fut bientôt escamoté par une furie de flocons. Je restai un long moment à la fenêtre, redevenu un petit garçon, étrangement excité par l’approche du matin.


1.

Vaste banc de sable situé entre le Royaume-Uni et le Danemark.