Quand arriva le mercredi soir, j’avais entendu toutes les victimes. Ma vision des cambriolages était assez claire, et je fis le point avec Sam avant de m’expliquer devant Shimon Belsinger et ses amis.
« Le voleur a choisi ses cibles en fonction de leur richesse présumée.
– Tous ces gens faisaient étalage de leur fortune ?
– Pas forcément. Mais il a pu procéder par déduction pour trouver ceux qui avaient de l’argent. Des concessionnaires automobiles, des propriétaires de magasin. Des hommes d’affaires. Des professions libérales.
– Sauf que ce raisonnement peut aussi s’appliquer à des non-Juifs.
– La question du moment a joué : il savait qu’ils seraient tous à la synagogue le samedi.
– Mais, là encore, pourquoi pas des patrons protestants ou catholiques un dimanche matin ?
– Le dimanche, tout est mort. Un cambrioleur risquerait beaucoup plus d’être remarqué. Alors que…
– Le samedi, jour de shabbat…
– Et il y a l’aspect “réfugiés”. Beaucoup de Juifs sont arrivés ici avec tout ce qu’ils avaient pu emporter d’or et de bijoux. »
Sam hocha la tête.
« Ça se tient. Mais comment s’y est-il pris ? Shimon nous a bien dit qu’il n’y avait aucune trace d’effraction nulle part.
– Chacun de ces cambriolages a été précédé d’une visite d’un employé du gaz. Ou plutôt de quelqu’un qui s’est présenté comme tel. Personne ne refuse de laisser entrer un employé du gaz. Ça lui a sûrement permis de vérifier s’il y avait des objets de valeur à faucher et de repérer les lieux le cas échéant. Je pense qu’il s’est débrouillé pour prendre une empreinte des clés. J’en ai examiné plusieurs : elles étaient collantes.
– Tu as résolu l’énigme, Douglas ! Il ne te manque plus qu’un nom.
– Je vais suivre la piste du butin. À moins que ce cambrioleur ne soit en train de se constituer une cave aux trésors pour son plaisir personnel, il va devoir fourguer tout ce qu’il a volé. Or, en dehors de Hyndland et de Bearsden, on trouve des monts-de-piété et des échoppes de bijoutier dans tous les quartiers de Glasgow.
– C’est ta prochaine étape ? »
J’acquiesçai.
« Par contre, je vais avoir besoin d’un coup de main. Il y a sept ans, je connaissais tous les receleurs de l’East End et des Gorbals – certains d’entre eux sont peut-être toujours en activité –, mais en me promenant aujourd’hui dans Laurieston j’ai vu que le prêt sur gages était un commerce florissant. Et comme Garnethill n’a jamais été mon secteur, je n’ai aucun contact ici.
– Donc… ?
– Il est temps que j’appelle Duncan Todd pour lui payer un verre – ou trois.
– Comment va-t-il réagir en apprenant que tu es devenu privé ?
– Pas bien. »
*
* *
J’arrivai au journal tôt le lendemain matin. Je me dirigeai vers les bureaux encore déserts du pool des secrétaires, décrochai un téléphone et appelai la Direction centrale de la police. On finit par me passer l’inspecteur Todd, Duncan ayant été promu le mois précédent à la suite de sa brillante prestation lors d’une récente vague de crimes, après avoir végété d’interminables années au grade de sergent. Le sentiment d’être pour quelque chose dans cette reconnaissance plus que tardive m’inspirait une petite pointe de plaisir et de fierté.
« Vous démarrez de bonne heure, Duncan. Vous cherchez à impressionner les collègues depuis que vous avez pris du galon ? »
Un soupir se fit entendre.
« Brodie, si je pouvais retourner dans mon petit coin, où personne ne chercherait à savoir si je suis vivant ou mort, je le ferais. Sur-le-champ.
– Cette blague ! Vous adorez ça. Et l’augmentation qui va avec tombe plutôt bien, non ?
– C’est vrai. Mais Sangster m’en fait voir de toutes les couleurs. Il persiste à penser que vous l’avez roulé dans la farine – et que je vous y ai aidé. Mais il n’arrive toujours pas à voir comment. Du coup, ça ronge sa petite cervelle. Je m’attends presque à voir du pus suinter de ses oreilles et son crâne exploser sous la pression de toute cette angoisse refoulée.
– J’espère être aux premières loges à ce moment-là. En attendant, je peux vous offrir une bière ce soir ?
– Je n’y croyais plus… J’ai vraiment besoin de vider mon sac. Avec quelqu’un qui n’ira pas tout cafter à Sangster. Rendez-vous au McCall. Dix-huit heures tapantes. »
*
* *
Je traînai devant les portes du pub jusqu’à l’ouverture puis commandai les deux premiers doubles whiskys de la soirée, accompagnés d’une paire de bières. Duncan devait être posté au coin de la rue : je n’étais pas assis depuis une minute qu’il s’immergeait déjà dans l’alcool. Je décidai d’aller droit au but.
« Dunc, en dehors des gros efforts que vous devez faire pour réparer les conneries de votre patron, avez-vous eu l’occasion de travailler sur ces cambriolages qui ciblent des Juifs de Garnethill et de South Portland Street ? »
Il s’humecta les lèvres et soupira d’aise en sentant le scotch dévaler dans sa gorge.
« Moi, non, mais j’en ai vaguement entendu parler.
– Il y en a eu neuf en un mois. Pourquoi est-ce que personne ne se bouge ?
– C’est une question rhétorique, je suppose.
– Parce que ce sont des Juifs ? C’est ce que je dois comprendre ?
– Merde, Brodie, j’espère que vous n’allez pas me citer dans votre journal, hein ? Je commence tout juste à m’habituer à mon titre d’inspecteur. Ça risquerait de foutre en l’air ma promotion.
– Je ne citerai personne. D’ailleurs, ce n’est pas pour un article. On m’a demandé de l’aide. De jeter un petit coup d’œil – vous voyez le genre.
– Bon Dieu… Vous remettez votre casquette de Sherlock, c’est ça ? Vous ne pourriez pas rester en dehors de cette histoire ou vous contenter d’écrire un papier dessus ? Vous savez bien que ça ne fera que créer des problèmes !
– Vous vous trompez, Dunc. Le problème est déjà là. Je ne fais que le soulever.
– Aye1, et vous allez gratter ce qu’il y a dessous. Déranger tout un tas d’insectes, de serpents, de crapauds… Vous n’auriez pas pu faire les choses dans les règles en acceptant l’offre de notre directeur ? Dans ce marigot d’incompétence, on aurait sacrément besoin de bons flics. Par rapport à certains des abrutis avec qui je travaille, Sangster ressemblerait presque à lord Peter Wimsey2.
– C’est juste pour cette fois, Dunc. Je ne change pas de métier. »
Il me considéra d’un air sceptique.
« Ah ouais ?
– Et je ne cherche pas non plus à vous faire concurrence. Juste à alléger votre fardeau.
– Ça, je suis pour. Du moment que vous ne me piquez pas mon boulot. Bon, qu’est-ce que vous voulez savoir ?
– Avec tout ce qui a été volé, il y aurait de quoi ouvrir une joaillerie. Ces bijoux transitent forcément par un receleur. Qui, à votre avis ?
– Sauf si tout est parti dans le Sud, évidemment.
– En Angleterre ? À Londres ? Oui, bien sûr. Mais, à moins que les choses n’aient énormément changé, quand il s’agit d’écouler un butin, le génie criminel moyen de Glasgow ne s’aventure pour ainsi dire jamais au-delà des limites de la ville. Il a des dettes à payer. Des coups à boire. Des filles à draguer. Il préfère les gratifications immédiates.
– Pour des informations aussi précieuses, vous allez devoir payer la prochaine tournée.
– Encore ? »
*
* *
Ce soir-là, la première vraie tempête de l’automne s’abattit. Histoire de nous rappeler la fragilité de notre implantation à la surface de la planète, une mer démontée balaya les côtes et rejeta des navires sur la terre ferme. Des rafales cycloniques arrachèrent des toitures, effondrèrent des abris de jardin, déracinèrent des arbres et envoyèrent des cabas de vieilles dames voler à travers les rues dans un tourbillon de patates et de sachets en papier trempés.
Sam tira prétexte de ce déchaînement pour chercher refuge dans mes bras en pleine nuit. Donnez-nous plus souvent des tempêtes, de grâce… Après notre étreinte, je commençais à sombrer dans un doux sommeil quand elle me toucha l’épaule.
« Douglas ? Tu es réveillé ?
– Maintenant, oui. »
Les femmes ont une façon bien à elles de choisir leur moment pour lancer une discussion : celui où l’homme est le plus vulnérable.
« Deux petites choses dont je voulais te parler… Cette maison est un vrai dépotoir. J’ai eu une femme de ménage, mais elle était repartie dans le Nord – à Tomintoul – pour s’occuper de sa mère. Sa mère est morte. Elle est de retour. Et je la reprends trois jours par semaine.
– C’est bien.
– Elle repassera aussi tes chemises.
– Très bien.
– Pour seulement une livre par semaine. Ça te va ? Dix shillings chacun ?
– Je diminuerai les doses de caviar. Et la deuxième chose ? »
Elle garda le silence un bon moment, ce qui m’inquiéta.
« J’ai reçu un appel d’un vieil ami à moi, dit-elle enfin. Iain Scrymgeour. Il travaille pour Shawcross.
– Hartley Shawcross ? Le procureur du procès de Nuremberg ?
– Iain a intégré le barreau en même temps que moi. Dans l’écurie3 Farquharson. Comme moi. Iain a toujours eu les dents longues. Il se verrait bien député.
– Et il espère se faire un nom à Nuremberg ?
– Maintenant, c’est à Hambourg que ça se passe. Pour le premier des procès de Ravensbrück. En secteur britannique. Un poste à très haute visibilité, dans le camp des anges vengeurs. Ce sera d’un très bel effet sur son curriculum vitae quand il se présentera aux élections. Nous sommes restés en contact. »
Ce type me déplut instantanément.
« Très bien.
– Tu m’écoutes ? »
Je m’étais retourné sur le dos pour attraper mes cigarettes lorsqu’elle avait mentionné Ravensbrück. J’en allumai une, inhalai une bouffée et la lui tendis.
« Vas-y.
– Il veut que je l’aide.
– En faisant des recherches ?
– En participant au procès. Là-bas.
– À Hambourg ? Un procès pour crimes de guerre ! Tu plaisantes ? »
J’étais maintenant tout à fait réveillé, et pas à cause de la nicotine. Mes souvenirs me revenaient à flots.
« Le premier procès s’ouvre le 5 décembre, reprit Sam. Iain est complètement débordé. Il a fait appel à notre écurie. Je ne sais pas si c’est lui qui m’a demandée ou si on le lui a suggéré.
– Tu peux dire non ?
– Pas vraiment. Tu sais que mon cabinet me pousse à rentrer à Édimbourg. J’ai eu une année pourrie et ils veulent me reprendre sous leur aile.
– Je croyais que chacun de vous exerçait de façon autonome… En quoi est-ce que ça les regarde ?
– Si je n’ai pas de bons résultats, je n’aurai pas de nouveaux dossiers. C’est un cercle vicieux. Et ils n’aiment pas avoir des gagne-petit dans leurs rangs, c’est mauvais pour la réputation de l’écurie.
– Et que vient faire Hambourg là-dedans ?
– C’est une grosse masse de travail en perspective, avec des honoraires garantis versés par le gouvernement.
– Pas une punition ?
– Plutôt une mise à l’épreuve. Je serai dans l’autre camp.
– Tu vas poursuivre des criminels de guerre ? Bon Dieu, j’espère que ce n’est pas un métier d’avenir. »
Longtemps après qu’elle se fut endormie, je continuai de lutter, les yeux grands ouverts, pour ne pas repenser à ma propre confrontation avec la démence et la monstruosité des hommes dans l’immédiat après-guerre, quand on m’avait chargé d’interroger des assassins et de veiller à ce qu’ils soient jugés. Même si Samantha Campbell avait le cuir épais, cette épreuve-là risquait de la pousser à bout.
. « Oui » en écossais.
Détective amateur, héros d’une série de romans policiers de Dorothy L. Sayers parus dans l’entre-deux-guerres.
Dans le système juridique écossais, les avocats plaidants sont affiliés à la Faculty of Advocates et répartis en onze stables qui leur apportent à la fois des affaires et une assistance administrative.