À la fin de notre repas, je me sentais réellement rassasié pour la première fois depuis des jours, voire des semaines, et ce n’était pas dû qu’au ragoût. Danny nous avait servi quelques anecdotes sur sa vie de privé, des histoires de chiens perdus et de maris volages dont Sam et moi avions bien ri. La viande n’était apparemment pas le seul aliment dont j’avais manqué.
Je lui expliquai la traque que je venais de lancer à Glasgow. Je lui racontai comment j’avais lâché vingt et un chasseurs dans les rues de la ville la veille au soir – était-ce seulement la veille au soir ?
« Ton équipe a l’air assez hétéroclite, Brodie.
– Ils sont enthousiastes et très motivés. Peut-être trop.
– J’imagine… Bon, pour que les choses soient claires, je suis ici pour vous aider. Si tu veux de moi, mon colonel, ça te fera vingt-deux hommes. Ne t’inquiète pas, je me fondrai dans la masse. Je serai aussi hétéroclite que les autres.
– D’accord, capitaine. Mais laissons tomber les grades, tu veux ? Ce sera plus simple.
– Bien sûr. Par contre, il nous faut un chef. Et ce sera toi, Brodie. »
Je regardai ma montre.
« Merde ! La réunion commence dans vingt minutes ! »
Sam jeta sa serviette.
« Tu es complètement cinglé, Douglas Brodie ! On t’a retrouvé dans le cirage total à ton bureau, et tu tenais encore à peine sur tes jambes tout à l’heure. Et tu te crois capable de repartir dès à présent comme si de rien n’était ? Tu as perdu la boule, ma parole ! »
Danny souriait.
« Un point pour elle, Brodie. Tu ferais mieux de passer un coup de fil à… Belsinger, c’est ça ?… pour annuler. La réunion peut attendre demain.
– Non. Pas question de démarrer comme ça, il faut qu’ils prennent le pli. Je dois y aller. Tu viens ? »
Je me levai. Un léger tournis, mais ça passa vite. J’étais presque redevenu maître de moi-même. Et l’air frais me ferait du bien.
« Le temps d’aller chercher mon chapeau, dit Danny.
– D’accord. Où crèches-tu ? »
Il se tourna vers Sam, qui répondit :
« Euh, ici, bien sûr. Je l’ai invité. »
Danny sourit.
« J’espère que tu as de quoi te payer ton scotch, grommelai-je. Allons-y. »
*
* *
Après une descente parsemée d’embûches sur les trottoirs gelés, nous gravîmes avec effort la pente abrupte de Garnethill. En arrivant sur le lieu de notre rendez-vous, nous ahanions comme deux vieilles locomotives. Je présentai McRae à Shimon et à Isaac. Nous eûmes tout juste le temps d’ôter manteau et chapeau avant l’arrivée des premiers membres du groupe.
Pendant qu’ils se rassemblaient devant Danny et moi, je m’aperçus que l’ambiance avait changé. Davantage de paroles échangées, davantage de signes de reconnaissance mutuelle. Nous les fîmes asseoir et je procédai au comptage : vingt-trois, vingt-quatre avec Danny. Je repérai les deux nouvelles têtes. Des hommes au teint mat, assis dans le fond de part et d’autre de Malachi. L’un d’eux portait des lunettes qui lui donnaient un petit air professoral.
« Vous pourriez nous présenter vos nouveaux amis, Mal ? »
Il se tourna vers eux et leur glissa quelques mots. Puis il répondit d’une voix forte :
« Paulus et Emmanuel. Ils sont hongrois. Partis en 39. Ils veulent participer. »
L’un après l’autre, les deux hommes se levèrent et nous saluèrent.
« Shalom, mon colonel.
– Bienvenue à vous. Mais, de grâce, appelez-moi “Brodie”. D’accord ? »
Ils se rassirent, et je sentis chez eux un mélange de calme et de vigilance. De retenue et de prudence. Ils pouvaient nous être utiles.
« Moi aussi, dis-je, j’amène du renfort. Je vous présente Danny McRae, ancien capitaine de la Garde écossaise et ancien agent du SOE. Mais vous serez peut-être plus intéressés par une autre facette de son parcours. Danny ? »
Danny se leva, détendu et plus sûr de lui que jamais – à la limite de l’insolence –, et parla de son année de captivité à Dachau. Son récit emporta leur adhésion. Un homme s’avança même pour lui serrer la main en signe de solidarité. Les grands yeux de Bethsabée restèrent fixés sur lui du début à la fin.
Ensuite, ils firent individuellement leur rapport. Chaque fois que l’un d’eux se levait, je lui demandais son nom et le numéro de son secteur sur le plan, quelles langues il parlait et ce qu’il avait fait de sa journée. Pas grand-chose à voir avec une réunion type à la Direction centrale de la police ou avec un briefing de sous-offs avant l’assaut, mais ça irait.
« Je m’appelle Maximilien. Mon numéro est D5. »
Je désignai la case sur le plan. Il confirma et baissa les yeux sur une enveloppe froissée. Ses notes.
« Aujourd’hui, je suis allé voir quatre commerçants. J’ai aussi parlé à quelques-uns de leurs clients. Je leur ai posé des questions sur les nouveaux arrivants. Et je leur ai demandé de garder un œil sur les gens qui se comportaient bizarrement.
– Bien, Max. Des pistes ? »
Il secoua la tête.
« Suivant ! »
Et ainsi de suite. Plusieurs fois, il apparut que des secteurs se chevauchaient. Plusieurs fois, des questions furent posées à l’intervenant par d’autres membres du groupe.
« Hé, Eli ! Tu nous dis que tu es allé chez MacDougall. Tu sais que son frère tient une boucherie à Partick ? Il paraît qu’il y va fort sur le marché noir. Il se fait fournir par des braconniers. À mon avis, on devrait surveiller tous ceux qui ont les moyens de s’offrir de la viande.
– Ja. Je suis d’accord. »
Tout le monde était passé. Ou presque. Mon regard se porta sur le fond de la salle. Assise en silence, elle nous observait.
« Bethsabée ? Mademoiselle Goldstein ? Votre rapport, s’il vous plaît. »
Ses yeux s’agrandirent – ce qui paraissait à peine possible –, et elle rabattit une mèche de cheveux noirs sous son foulard. Elle se leva lentement et la salle fit silence.
Elle prononça sa première phrase trop bas pour que je l’entende.
« Vous n’avez rien à craindre ici, mademoiselle. Veuillez parler un peu plus fort. »
Elle toussa et retrouva de la voix.
« Ma case est la K4. J’ai commencé à demander aux commerçants du quartier d’être attentifs à tout ce qui se passe ; certains sont plus que prêts à coopérer. Trois d’entre eux sont des Juifs, et je retournerai les voir tous les jours.
– Excellent, Bethsabée. Et quelles langues parlez-vous ?
– L’allemand, un peu le polonais et, bien sûr, l’anglais.
– Merci. Bon, écoutez-moi tous. Le système est au point. J’ai décidé que nous nous rassemblerions plutôt un soir sur deux. Dans l’intervalle, si l’un de vous découvre quoi que ce soit, il devra me téléphoner à la Gazette ou chez moi. Les numéros, je vous le rappelle, sont inscrits sur votre feuille de route. »
Il était plus de vingt et une heures quand la réunion s’acheva. Danny et moi fûmes les derniers à quitter les lieux. Pendant que nous rangions nos papiers, j’eus brusquement un coup de mou. J’avais tenu jusque-là par la seule force de ma volonté.
« C’était qui, cette fille ? s’enquit Danny, l’air de rien.
– Celle que tu as matée toute la soirée ?
– Ça s’est vu à ce point ?
– Tu la transperçais du regard, Danny. Et tu as entendu son nom quand je l’ai appelée. Bethsabée Goldstein. Elle a quitté l’Allemagne pour se réfugier à Paris juste avant la guerre. Elle est restée terrée là-bas, chez des amis non juifs. Elle a perdu ses parents et veut prendre sa revanche. Comme ta copine Eve.
– Personne n’est comme Eve. Mais je dois admettre que Mlle Goldstein est agréable à regarder. »
Je haussai un sourcil en me demandant où cela risquait de mener ; je me demandai aussi si je ne venais pas d’éprouver une petite pointe de jalousie totalement incongrue.
*
* *
Le trajet de retour chez Sam donna lieu à une nouvelle séance de montagnes russes : après la descente de Hill Street, il nous fallut attaquer l’ascension de Lynedoch Street jusqu’à Park Circus. Un corbeau aurait plié ça en deux battements d’ailes, mais nous devions lutter à la fois contre le verglas et contre le poids des ans. J’eus plusieurs fois la désagréable impression que Danny ralentissait le pas pour m’attendre.
Plus tard, quand la maison fut plongée dans le noir et le silence, Sam traversa ma chambre sur la pointe des pieds et se coula dans mon lit.
« Tu es sûre que c’est raisonnable ?
– Ça ne l’a jamais été, Brodie.
– Je veux dire, ça pourrait…
– Tu te soucies de ma réputation, tout à coup ?
– Des apparences. Par rapport à Danny.
– À mon avis, je suis déjà vue comme la putain de Kelvingrove – en tout cas par les bonnes dames de Park Ward. C’est tout juste si je ne les entends pas claquer la langue quand je les croise. Et je ne te parle pas des rideaux qui tremblent sur mon passage.
– Je pourrais faire de toi une honnête femme.
– Tais-toi, Brodie. Je pars demain à Édimbourg, pour trois jours. Carpe diem. Carpe meam1. »
Ce que je fis, jetant mes dernières forces dans la bataille.
. « Cueille le jour. Cueille-moi. »