L’archevêque me dévisagea longuement.
« L’inspecteur Todd m’avait prévenu que vous étiez quelqu’un de direct. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Ou plutôt des liens supposés.
– Dois-je comprendre que ces papiers sont des faux ?
– Pas nécessairement. Ils pourraient être authentiques mais avoir été utilisés à mauvais escient, vous me suivez ?
– Pour que nous puissions avoir une conversation franche, j’ai besoin de savoir de quels papiers nous parlons. Si ce sont ceux que Duncan a trouvés chez cette femme morte, je ne les ai pas encore vus. »
Ils échangèrent un rapide regard, et Todd approuva d’un hochement de tête. L’archevêque recula son fauteuil et ouvrit un tiroir du bureau. Il en sortit une fine liasse de documents qu’il posa sur la table.
« Je vous en prie. »
Je me levai et passai les papiers en revue. Ce ne fut pas long. Un passeport comme ceux des autres, de même que des lettres de recommandation à peu près identiques à celles que Malachi avait récupérées deux mois plus tôt chez Dragan. J’en agitai une, qui arborait le sceau du Vatican ainsi que le cachet, le nom dactylographié et la signature de l’évêque autrichien Alois Hudal.
« Cet évêque Hudal existe-t-il ? interrogeai-je.
– Absolument. C’est le recteur du Pontificio Instituto Teutonico di Santa Maria dell’Anima, à Rome. Un séminaire pontifical pour les religieux autrichiens et allemands.
– A-t-il mis en place des routes des rats – des filières d’exfiltration – pour les nazis ? »
L’archevêque entrelaça ses doigts et répondit prudemment :
« Certaines de ces filières ont été créées pendant la guerre. Pour aider les nôtres – les ecclésiastiques persécutés – et leur permettre de quitter les territoires envahis. Il se pourrait que leur usage ait été détourné.
– Par l’évêque Hudal ?
– Peut-être.
– Il serait donc possible que quelqu’un d’autre utilise le cachet et la signature de cet évêque ? »
Campbell se tortilla sur son siège. Ses yeux cherchèrent une seconde ceux de Todd.
« Nous n’en sommes pas certains.
– C’est un monde incertain. Mais vous pourriez peut-être me dire pourquoi je suis ici. Ce que vous attendez de moi.
– Je voudrais que vous sortiez d’ici avec la certitude – ou la conviction, si vous préférez – qu’ici, en Écosse, l’Église catholique ne joue aucun rôle dans ce système d’exfiltration.
– Ce qui veut dire qu’il existe, mais que vous n’en avez pas le contrôle. Je vois.…»
Mon sarcasme fit mouche. Il colora les joues de Campbell et arracha un grognement à Todd.
« Vous ne voyez rien du tout, Brodie. Comment le pourriez-vous ? »
J’attendis. L’archevêque se leva. Je l’imitai. Dans mon esprit, l’audience était terminée, et j’allais être congédié pour avoir refusé de croire sur parole un dignitaire de l’Église romaine. Et pour avoir fait preuve d’insolence.
« Non, dit-il en contournant son bureau. Rasseyez-vous, je vous prie. »
Campbell s’approcha d’un petit tableau accroché au mur. Il représentait Paul, à genoux et ébloui par une formidable lumière tombée du ciel.
« Vous connaissez cette scène ?
– La conversion de Paul sur le chemin de Damas.
– Loin de moi l’idée de tracer des parallèles simplistes, Brodie, mais permettez-moi au moins de vous éclairer un peu sur le sujet. »
Il se rendit à la fenêtre donnant sur le passage qui bordait un des flancs de la cathédrale, puis se retourna et chercha mon regard. Ses traits étaient empreints de tristesse.
« J’ai entendu dire que votre ami McRae était passé par Dachau ? »
J’acquiesçai.
« Ces histoires de camps de concentration nazis… ces histoires d’extermination de Juifs, nos frères dans le Christ… ce sont aussi nos histoires, Brodie. Des milliers de mes frères catholiques ont été assassinés par les hordes de Hitler. » Son accent des Highlands, de plus en plus prononcé au fil des phrases, rendait ses mots chantants. « Questionnez donc votre ami McRae sur les prêtres qu’il a vus mourir autour de lui. Ils étaient envoyés à Dachau de toute l’Europe et se faisaient massacrer sur place. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que votre ennemi est aussi le mien. Rien, je dis bien rien, n’aurait pu me convaincre de les aider à échapper à la justice. »
Je remarquai l’usage qu’il venait de faire du conditionnel passé.
« Vous en parlez comme si la tentation avait existé. »
Ses traits s’assombrirent plus encore. Il hocha la tête.
« Le Christ lui-même se serait débattu face à ce choix. Le nazisme ou le communisme ? Staline est tout autant un persécuteur de l’Église que Hitler. Il y a deux ans – peu de temps après mon intronisation ici –, un émissaire de Rome est venu me trouver. Il était envoyé par le cardinal Eugène Tisserant.
– Oui. Et anticommuniste.
– Au nom de l’Auld Alliance1 ? lâchai-je, incrédule.
– Si vous voulez. Le cardinal avait été approché par plusieurs de ses pairs argentins. Ils proposaient de créer des voies d’exfiltration vers l’Amérique du Sud pour les anticommunistes français.
– Et anticommuniste égale nazi ?
– Il m’a présenté un argument puissant. Un argument subtil. Permettez-moi de le paraphraser : le but du communisme est d’éradiquer la religion. Les divisions de l’Armée rouge sont les hordes de Satan. Nous ne pouvons donc pas nous permettre d’être trop regardants quant aux personnes susceptibles de combattre à nos côtés sous la bannière du Christ. Et même, avec un peu d’intelligence, nous devrions pouvoir rester à l’écart et laisser les bolcheviks et les fascistes s’entre-tuer jusqu’au dernier.
– La guerre totale ne fonctionne pas comme ça. Il n’y a pas de lignes de touche.
– Vous avez raison, Brodie. Et c’est l’objection pratique. Il y en a une autre, d’ordre moral. J’ai retourné cette offre dans ma tête pendant un jour et une nuit. Mais, au fond de mon cœur, ma décision était prise depuis le premier instant. L’argument était ignoble, le marchandage aussi.
– Vous avez refusé de coopérer.
– Oui.
– Mais quelqu’un a accepté, c’est ça ? Quelqu’un d’ici.
– Il semblerait.
– Savez-vous qui ?
– Je n’ai pas de nom.
– L’émissaire m’a dit que l’Amérique était avec nous. Avec lui. Contre le communisme. Qu’elle avait besoin de l’aide de certains nazis triés sur le volet – des scientifiques, des médecins, des espions – pour livrer cette nouvelle guerre.
– Ce qui veut dire que leur contact local est américain ?
– Un officier supérieur, très certainement.
– En poste à Glasgow ?
– À l’aéroport. L’aéroport de Prestwick. »
Je regardai l’archevêque, puis Duncan. C’était tellement évident que j’eus l’impression de vivre ma propre révélation. Je m’étais posé là-bas moins de quinze jours auparavant. Pendant le conflit, Prestwick était devenu une plaque tournante aéroportuaire de première importance pour les Alliés. Des centaines d’avions de fret et de bombardiers en provenance des États-Unis et du Canada s’étaient posés quotidiennement sur ses pistes. L’US Air Force y avait déployé des effectifs gigantesques pour préparer le débarquement et les opérations ultérieures.
L’aéroport n’était qu’à treize kilomètres de Kilmarnock. Lors d’une de mes permissions, j’avais même pris le train pour assister à l’assourdissant spectacle des avions qui décollaient les uns après les autres au-dessus des plages de sable blanc de Troon et de Monkton. Prestwick profitait aujourd’hui à plein de l’explosion du trafic transatlantique de passagers aériens. Non seulement il n’était jamais pris dans le brouillard, mais la côte est américaine ne se trouvait qu’à un saut de puce. Une rampe d’évasion idéale.
Ou « Vieille Alliance » : alliance formée en 1165 entre le royaume d’Écosse et le royaume de France contre l’Angleterre, qui a permis jusqu’en 1903 aux citoyens de chacun des deux pays expatriés dans l’autre d’acquérir automatiquement la double nationalité.