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Nous partîmes tôt le lendemain matin. J’avais décidé de n’appeler Sillitoe qu’après notre rencontre avec Salinger. J’aurais davantage de choses à lui raconter, et il serait trop tard pour qu’il me dissuade d’y aller. Le voyage fut différent de celui que Sam et moi avions effectué en janvier – et qui me paraissait déjà si lointain. Pas de voiture d’état-major pour nous attendre devant chez elle et nous emmener en trombe à l’aéroport. Pas de chauffeur militaire pour nous saluer et nous tenir la portière.

D’une part, nous n’allions pas là-bas dans le cadre d’une mission officielle ; d’autre part, des congères de trois mètres de haut recouvraient par endroits l’axe le plus direct de Glasgow à Prestwick, par les landes de Fenwick et Kilmarnock. Nous aurions pu emprunter la voiture de Sam et passer par Greenock, sur la côte, mais cela nous aurait pris toute la journée, sans compter que nous avions quelques doutes sur la praticabilité de la route entre Greenock et Ardrossan.

Nous prîmes le train. Des chasse-neige avaient rouvert la ligne Glasgow-Paisley l’avant-veille, ce qui nous offrait la possibilité de descendre vers le sud par Beith et Dalry puis de rattraper la ligne côtière qui desservait Irvine, Troon et Monkton ; de là, nous ne serions plus qu’à cinq minutes de l’aéroport en taxi.

Danny et moi nous assîmes face à face dans le wagon surchauffé.

« J’aime bien ton uniforme, Brodie. Moins de fanfreluches que ceux de nos régiments de Highlanders.

– Ça me fait toujours un drôle d’effet de le porter. Surtout sachant que le dernier homme à l’avoir fait est mort.

– Il est troué ?

– Non. Le type a dû se faire descendre en tenue de combat.

– Et les médailles aussi sont à lui ? demanda-t-il en indiquant ma poitrine.

– Non. Ce sont les miennes. »

Danny siffla.

« Comment tu as décroché la Military Cross ?

– Une longue histoire. » Je marquai un temps d’arrêt. « En fait, non, elle est très courte. On était cloués sur place près de Caen depuis plusieurs jours. J’ai fini par piquer ma crise et j’ai chargé un tank. »

Il sourit.

« Et moi qui te prenais pour un modèle de sang-froid…

– Ça dépend des moments. »

Nous aurions pu descendre à Irvine et attraper une correspondance pour Kilmarnock, ma ville natale, mais nous étions trop pressés.

*
*     *

Nous arrivâmes à Monkton vers une heure de l’après-midi et le taxi local nous amena à l’aéroport. Le seul point commun entre ce voyage et le précédent fut notre arrêt au portail de la zone militaire. Sauf que, cette fois, personne ne m’attendait. J’abaissai ma vitre alors que le planton de la RAF s’avançait vers nous.

« Lieutenant-colonel Brodie, pour le major David Salinger.

– Mon colonel ! »

Sa main monta en flèche vers sa tempe. Je fis de mon mieux pour lui rendre son salut depuis l’arrière de l’Austin 10.

Il regarda sa montre.

« J’essaierais le mess des officiers, mon colonel. Le major doit être encore en train de déjeuner. »

Il tendit le doigt vers un bâtiment de brique tout en longueur, au bord du terrain d’aviation – sans doute abritait-il aussi les bureaux de l’état-major.

Notre chauffeur mit le cap dessus et se gara devant. Je le réglai, et nous entrâmes. Un sergent en veste et gants blancs du corps de ravitaillement de l’armée américaine s’approcha.

« Deux places pour déjeuner, mon colonel ?

– Oui, merci, sergent. Et nous cherchons aussi le major Salinger.

– Il vient tout juste de sortir de table, mon colonel. Il prend un café au bar. Vous voulez le voir avant ou après le repas ?

– Je préférerais après. Pas vous, capitaine McRae ? »

Danny écarquilla les yeux en m’entendant utiliser son ancien grade.

« Je trouve que c’est une bonne idée, mon colonel. »

Je remis ma casquette au sergent, Danny son chapeau et son manteau.

Leur mess ressemblait plutôt à l’intérieur d’un hangar Nissen1 meublé de tables avec des nappes. Mais la nourriture était bonne, et nous en profitâmes. Un serveur releva mon nom pour le consigner sur le registre des visiteurs, persuadé que j’aurais un bon de voyage à présenter en échange. Je ne fis rien pour l’en dissuader.

Le sergent réapparut à la fin du repas.

« J’ai signalé au major Salinger que vous souhaitiez le voir, mon colonel. Il est encore au bar. Si vous voulez bien l’y rejoindre…

– Parfait, sergent. Montrez-nous le chemin, s’il vous plaît. »

Au passage, nous récupérâmes nos couvre-chefs et le manteau de Danny. Il n’y avait personne dans la salle de bar, à l’exception d’un officier en uniforme de l’US Air Force assis dans un fauteuil. Il était chauve et portait des lunettes sans monture.

Il se leva à notre entrée et vint vers nous, souriant, la main tendue.

« Colonel, je suis le major David Salinger. Bienvenue à Prestwick.

– Merci, major. Cela dit, je connais déjà. »

Je lui serrai la main.

« Vous avez déjà transité par ici ?

– Plusieurs fois. La dernière il y a trois semaines, je revenais de Hambourg. » Je m’abstins de lui détailler mes précédents passages dans le coin : une fois sur un vélo d’emprunt, plus un nombre incalculable de virées à la plage par le train de Troon, avec mon seau et ma pelle. « Permettez-moi de vous présenter le capitaine Daniel McRae, ancien des Scots Guards et du SOE. »

Salinger tendit la main à Danny. Avais-je vu ses yeux vaciller à la mention du SOE ?

« Si nous nous asseyions, messieurs ? Un café ? Il vient de Cuba. » Il se pencha au-dessus de la table basse et poussa un coffret dans notre direction. « Les cigares aussi. Je peux vous en offrir un ?

– Un café, oui, volontiers. Mais il est un peu tôt pour les cigares. Merci. »

Nous échangeâmes des banalités jusqu’à ce que le café ait été servi et que nous soyons à nouveau seuls.

« Bien. En quoi puis-je vous être utile, messieurs ? »

J’attendis une seconde pour répondre.

« On aurait quelques questions à vous poser sur votre filière d’exfiltration de nazis. »

Sa tasse ne trembla pas. Il l’éloigna en douceur de ses lèvres et la replaça avec application sur la soucoupe, sans le moindre tintement. Ensuite, toujours avec autant d’application, il déposa le tout sur la table.

« Pardonnez-moi, colonel. Je ne comprends pas de quoi vous parlez. »

Il m’adressa un sourire indulgent. Je le lui rendis.

« Dans ce cas, je vais vous aider. Je viens de mentionner Hambourg. J’étais là-bas pour le procès de Ravensbrück. Un procès de nazis. Certains de ces nazis n’étaient pas dans le box. Ils se sont enfuis par la Rattenlinie – la route des rats – qui passe par cet aéroport. »

Il éclata de rire.

« Je regrette, colonel. Je ne sais absolument pas ce qu’est cette… comment dites-vous ?… “route des rats”.

– Et les lettres de transit du Vatican ? Vous avez peut-être entendu parler de l’évêque Alois Hudal ? Du cardinal Tisserant ?

– Je ne comprends rien à ce que vous racontez, colonel. Serait-ce une plaisanterie ? Un canular de mes camarades ?

– Ce n’est pas une plaisanterie, je vous assure. Les noms suivants vous disent-ils quelque chose ? Suhren, Langefeld, Mandel, Draganski… »

Pendant mon énumération, Salinger se laissa aller en arrière dans son fauteuil, les doigts en clocher, les yeux rivés aux miens derrière leurs verres.

Je me tus et attendis. Il secoua la tête.

« Non, rien du tout. Qu’est-ce que vous me voulez, au juste, colonel ?

– Vous lisez les journaux, major ?

– Le New York Times, répondit-il d’une voix assourdie.

– Il doit bien vous arriver de jeter un coup d’œil aux gros titres de la presse écossaise. À la fin de la semaine dernière, un homme a été enlevé et assassiné. Pas n’importe quel homme : un homme bon. Un de mes amis les plus chers. Son cadavre a été retrouvé à Glasgow Green. Ce que les journaux n’ont pas dit, c’est qu’il a été tué en représailles de l’exécution d’un de vos nazis par un commando juif. Ça vous rappelle quelque chose ? »

Ses yeux ne cillèrent pas. Il réitéra sa question, d’une voix encore plus sourde :

« Qu’est-ce que vous me voulez, colonel ?

– On veut savoir où se trouve le Sturmbannführer Fritz Suhren, ancien commandant du camp de Ravensbrück. On veut les noms et les adresses de tous les autres nazis en cavale, y compris de la maîtresse du Hauptsturmführer Langefeld. Et une fois qu’on aura tout ça, on fera sauter votre réseau. Fini les nazis qui partent se la couler douce en Amérique du Sud. Ils ne passeront plus par mon pays. »

Il resta silencieux un long moment. Enfin, il se redressa sur son siège. Sa voix s’était raffermie.

« Qui vous envoie ? Pour qui travaillez-vous ?

– Si vous répondez à mes questions, je répondrai peut-être aux vôtres. »

Danny intervint :

« Dites-nous, major, est-il possible que vous soyez à la fois officier d’active et agent de la CIA ? »

Il nous scruta l’un après l’autre à travers ses lunettes. Puis il se leva.

« Messieurs, je crois que nous en avons terminé. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai du travail. »

Danny était déjà debout. Et pointait un revolver sur lui. Dans sa main droite, le Webley de Sam paraissait énorme.

« Alors là, fit le major, c’est vraiment stupide.

– Non, riposta Danny. Ce qui serait vraiment stupide, c’est que vous ne répondiez pas à nos questions. »

Il conforta sa position de tir en amenant sa main gauche sous l’arme. La froide certitude qui se dégageait de sa voix donnait l’impression d’un homme à l’esprit un peu dérangé. Du point de vue de Salinger, son arme devait avoir des allures de petit canon. Pour la première fois, son masque se craquela imperceptiblement.

« Vous voyez cette cicatrice, major ? reprit Danny. On m’a fait ça en France. La Gestapo. Et le personnel de Dachau en a remis une couche pendant mon congé sabbatique là-bas. Du coup, après mon retour ici, je me suis tapé des mois et des mois de traitement psychiatrique. Parce que j’avais plus ou moins perdu les pédales. Apparemment. » Il haussa les épaules. « Je ne me souviens pas de toutes mes conneries. Mais je sais qu’entre autres j’ai buté le type qui m’avait fait passer pour un meurtrier. Le truc drôle, c’est que lui aussi était major. De l’armée britannique. Mais bon, on ne va pas faire la fine bouche. »

Les yeux de Salinger s’écarquillaient. Je décidai d’enfoncer le clou :

« J’ai bien peur que tout ça ne soit vrai, major. Le capitaine McRae est aussi incontrôlable qu’un nid de coucous. Assez cinglé pour abattre son ancien chef. Assez cinglé pour abattre un officier américain qui aide des nazis à transiter par son pays. » Je poussai un soupir. « S’il est pris, McRae sera hospitalisé pendant un temps, puis relâché. Fou à lier, je vous dis. Mais le genre de fou que j’apprécie. À vous de voir : soit vous choisissez de vous rasseoir et de parler, soit c’est une balle dans la tête.

– Pas dans la tête, mon colonel. Je commencerai plutôt par là », dit Danny en abaissant son canon d’un cran.

Je le regardai une seconde, puis refis face au major avec un haussement d’épaules qui signifiait : Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec un maboul pareil ?

Le major déglutit avec peine, et je vis un voile de sueur se former au-dessus de ses lèvres et sur son front. Il retrouva sa voix ; elle avait perdu une bonne partie de son assurance.

« Vous commettez une énorme erreur, les gars. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites.

– L’erreur est plutôt de votre côté. On sait très bien ce qu’on fait. Par contre, on a très envie de savoir ce que vous faites. »

Après quelques secondes de réflexion, il hocha la tête. Chacun reprit son siège, et il parla. Danny l’y encourageait en gardant le Webley braqué sur son ventre.

Salinger confirma ce que nous savions ou avions deviné : il avait été détaché à la CIA pour remplir cette mission.

« L’ordre est venu d’en haut, colonel. De tout en haut. Ça veut dire que votre gouvernement est au courant, vous ne croyez pas ? »

Je craignais qu’il n’ait raison.

« Continuez. »

Il était conscient que son activité faisait très mauvaise impression, mais l’heure était au pragmatisme. N’avions-nous pas compris qui était le nouvel ennemi ? N’avions-nous pas entendu dire que le rideau de fer de Churchill était en train de tomber sur l’Europe ? Nous avions pourtant vu comment se battaient les rouges : sans pitié et avec zéro égard pour leurs propres pertes. L’Occident était leur prochaine cible.

« Vous autres, les Anglais, vous avez fait la guerre une douzaine de fois aux Français, bon Dieu, et ça ne vous empêche pas d’être alliés !

– On n’est pas anglais, interrompit Danny.

– D’accord, d’accord. Alors vous autres, les Écossais, vous êtes bien battus dans le même camp que les Anglais et les Irlandais, non ? Où est le problème ? Il n’y a que le présent qui compte ! »

Il ponctua son propos d’un coup de poing sur l’accoudoir de son fauteuil.

« Pourquoi est-ce que le tapis roulant s’est bloqué ?

– Je vous demande pardon ?

– L’année dernière. Les exfiltrations ont été interrompues. »

Il haussa les épaules.

« Un changement de politique. Vous savez ce que c’est…

– Dites-le-moi.

– Mon prédécesseur ne faisait pas assez de… comment dire ?… de tri.

– N’importe quel ancien nazi pouvait passer ?

– C’est un peu ça. Nous avons décidé qu’il valait mieux être un peu plus sélectifs.

– Choisir des nazis utiles plutôt que les sadiques de base.

– En gros.

– Combien sont arrivés à destination avant ce changement de politique ?

– Quand j’ai pris le relais, douze étaient déjà passés.

– Mais vous avez quand même accueilli un second lot, qui est encore ici. »

Il prit une mine navrée.

« Nous n’y sommes pour rien. C’est notre contact sur le continent qui les a largués sur vos côtes.

– Ils sont combien ?

– Huit, je crois.

– Vous “croyez” ? J’ai l’impression que vous n’accordez pas à cette affaire toute l’attention qu’elle mérite, major Salinger. Laissons de côté les arguments moraux. On parle ici d’un assassinat. Des membres de votre équipe ont assassiné quelqu’un sur notre sol. On veut les mettre en prison. Et on vous y enverra aussi si vous avez trempé là-dedans en quoi que ce soit.

– Attendez ! Attendez un peu, bon sang ! Vous ne pouvez pas toucher à quelqu’un comme moi. Mon gouvernement tomberait sur le dos du vôtre. Vous, les Anglais, vous ne comprendriez même pas ce qui vous…

– Épargnez-nous vos menaces, Salinger. Dans ce second lot, il y en a trois sur huit dont le compte est déjà réglé : Mandel, Draganski et Langefeld. Tous morts. Exact ?

– Si vous le dites.

– On connaît aussi l’identité de trois officiers SS qui en faisaient partie : Fritz Suhren, Rudolf Gebhardt, Siegfried Fischer. Toujours exact ?

– Ça se pourrait.

– “Ça se pourrait” ? Prenons ça pour un oui. On veut savoir sous quel nom ils vivent ici. Et où les trouver. Reste deux femmes non identifiées. On veut savoir qui elles sont et où elles sont. Aidez-nous là-dessus, et on vous fichera la paix. Je ferai remonter l’information et je laisserai notre gouvernement s’occuper de vous comme bon lui semblera.

– Pourquoi vous aiderais-je ? »

J’inclinai la tête en direction de Danny, qui tripotait le revolver posé sur ses genoux.

« Je devrais peut-être vous laisser en tête-à-tête avec lui un moment. Histoire de voir ce que ça donne… »

Danny leva la tête en souriant. Ce n’était pas un sourire sympathique.

« D’accord, lâcha Salinger. Je peux vous donner deux ou trois informations. Mais tout ça est dans mon bureau.

– Et où est votre bureau ?

– Dans le bâtiment mitoyen. Au fond du couloir. »

J’échangeai un regard avec Danny. Est-ce qu’il bluffait ? Ou cherchait-il à gagner du temps ? À nous attirer dans un traquenard ? Peut-être tout ça à la fois.

« Allons-y, dis-je. Capitaine McRae, merci de marcher derrière nous, avec cette arme sous votre manteau. »

Salinger nous fit traverser le mess et nous entraîna dans un couloir. Nous passâmes devant plusieurs bureaux, progressivement gagnés par l’impression que nous nous enfoncions toujours plus en territoire américain. Nous croisions des uniformes de l’US Army et de l’Air Force. Et Salinger, à un moment quelconque de ce trajet, dut transmettre un signal.

Nous nous arrêtâmes devant une porte vitrée sur laquelle étaient inscrits son nom et son titre.

« Nous y voilà, messieurs. »

Il tourna le bouton et entra. À peine l’eûmes-nous suivi à l’intérieur que deux hommes du corps des Marines nous plantaient leur fusil dans les côtes.


1.

Hangar militaire au toit arrondi en tôle ondulée.