3

Le temps de Jules Ferry 1879-1885


Dans le ministère Waddington, formé le 4 février 1879, Jules Ferry devient ministre de l’Instruction publique ; le 30 mars 1885, le deuxième cabinet Ferry est renversé à la nouvelle du désastre de Lang Son. Pendant ces six années, Ferry détient cinq ans le portefeuille de l’Instruction publique, il est président du Conseil trois ans deux mois vingt-cinq jours. Même si l’on considère que Ferry a été à deux reprises président du Conseil, une première fois de septembre 1880 à novembre 1881, puis de février 1883 au 30 mars 1885, cette stabilité est remarquable, on ne la retrouve qu’au temps de Méline puis de la Défense républicaine et du bloc des gauches. Peu gênés par l’opposition d’extrême gauche et de droite, les républicains de gouvernement, malgré leurs divisions, fondent la République démocratique et laïque, maintiennent l’État libéral, prennent des initiatives décisives en matière coloniale. De cette politique, le député des Vosges est l’un des artisans majeurs. C’est bien Ferry qui, après l’échec et la mort de Gambetta, incarne le visage du régime.

1. Les forces politiques

L’extrême gauche.

Vainqueurs, les républicains vont se diviser. Les radicaux passent à l’opposition. Certes, aux élections de 1876 déjà, à Marseille, Naquet, jugeant Gambetta trop modéré, avait proposé de former « un groupe d’avant-garde du combat démocratique », qui militerait pour la révision de la Constitution et le programme de Belleville. Mais les luttes du 16 mai, puis le souci de conquérir le Sénat mirent une sourdine à ces discordances. Naquet lui-même proclama l’« union complète, absolue, des républicains jusqu’aux élections sénatoriales ». Désormais au contraire les radicaux marquent leur hostilité aux gouvernements qui vont se succéder. Seul Freycinet en 1880 et en 1882 trouve grâce un moment devant les plus modérés d’entre eux. Ceux-ci forment le groupe parlementaire de la gauche radicale constitué après les élections de 1881 avec Floquet, Allain-Targé. Cette nomination paradoxale désigne en effet un groupe sur la droite du radicalisme. Un dégradé de nuances conduit des intransigeants (ils sont une vingtaine, avec à leur tête Clemenceau) à la gauche radicale, voire à ces radicaux qui adhèrent en même temps au groupe de l’extrême gauche et à celui de l’Union républicaine de Gambetta. Une partie de la famille radicale garde quelque affinité avec Gambetta et ses amis. En revanche les radicaux sont unanimes contre Ferry, qui incarne à leurs yeux la réaction.

Combien sont-ils ? Jacques Kayser, qui s’est livré à de minutieuses études de scrutin, en dénombre une centaine en 18791 : élus de Paris, de la vallée du Rhône et du Midi méditerranéen — Saône-et-Loire, Rhône, Drôme — à qui s’ajoutent, outre des isolés, une dizaine d’élus des départements rouges de la frange occidentale et septentrionale du Massif centrai. Les grandes villes et les campagnes qui, en 1849, firent le succès des démocrates socialistes, voilà les bastions radicaux au début de la IIIe République. La filiation avec les démocrates socialistes est d’autant plus aisée que les hommes sont parfois les mêmes : n’imaginons pas le personnel radical comme un personnel plus jeune que le reste du personnel républicain. Dans la Haute-Loire, une étude récente2 montre en fait que les dirigeants radicaux ont fait leurs débuts sous la IIIe République. Jules Maigne, qui est élu député de Brioude en 1866, a été déporté après le 13 juin 1849. Barodet, si représentatif du groupe, a été maître d’école à Louhans dans l’Ain, il a été révoqué en 1849. Madier de Montjau, l’un des orateurs à la Chambre, est un montagnard de 1848.

Les radicaux veulent, comme les montagnards de la IIe République, la « République démocratique et sociale ». Ils réclament la révision de la constitution, la suppression d’institutions issues du parlementarisme monarchique : le Sénat et la présidence de la République. Comme Gambetta à Belleville, ils demandent la décentralisation administrative, l’élection des juges, la séparation des Églises et de l’État. Ils demandent la ratification de la Constitution par le peuple — ainsi Clemenceau dans le XVIIIe arrondissement en 1881 —, la responsabilité de l’élu vis-à-vis de ses électeurs, le mandat impératif. C’est Barodet qui fait adopter en 1881 le principe de la publication des professions de foi des élus. Les radicaux conservent donc quelque chose de l’idéal de démocratie directe cher aux sans-culottes. Ils veulent fonder la démocratie sociale par l’impôt progressif sur le revenu. Face aux intérêts, ils acceptent une certaine intervention de l’État dans l’économie par la « révision des contrats ayant aliéné la propriété publique : mines, canaux, chemins de fer ». S’ils préconisent des réformes sociales limitées : réduction de la durée légale du travail, « caisses de retraite pour les vieillards et les invalides du travail », ils veulent la reconnaissance de la personnalité civile des syndicats ouvriers. Ils espèrent ainsi garder la sympathie des ouvriers et répondre au défi des socialistes : de façon significative, le comité républicain qui soutient Clemenceau en 1881 ajoute à « radical » l’adjectif « socialiste ».

Si le socialisme est, pour des années, une force inexistante au plan parlementaire, il retrouve peu à peu une importance, encore modeste, dans le pays. Mais quand l’Empire allemand a un parti social démocrate puissant, la France ne connaît que des groupements dont l’histoire est confuse et le poids médiocre. De cette situation, la répression de la Commune est en partie responsable. Les condamnés ne sont grâciés qu’en 1879, l’amnistie n’est votée, sur la pression de Gambetta, pour éviter « la perte de Paris », qu’à la veille de la première fête nationale célébrée officiellement le 14 juillet 18803.

Deux faits méritent également d’être mis en lumière : la lente introduction du marxisme, la persistance des divisions. La première série du journal de Jules Guesde de novembre 1877 à juillet 1878 porte comme sous-titre : « journal républicain socialiste », la deuxième série, qui naît en janvier 1880, se proclame « organe collectiviste révolutionnaire4 ». Entre les deux séries s’est tenu le Congrès ouvrier socialiste de France à Marseille en octobre 1879. Il réunit des délégués des syndicats et adopte, par 73 voix contre 27, un programme marxiste, adhère au collectivisme. Le Congrès dénonce les illusions de la coopération, de l’alliance du capital et du travail. L’Égalité s’en prend aux radicaux. Le congrès du Havre en 1880 adopta le programme dû à Marx et Guesde. Les textes de Marx eux-mêmes ne sont guère connus. C’est en 1885 seulement que l’hebdomadaire du parti ouvrier publie la traduction complète du Manifeste. Elle est reproduite, l’année suivante, dans la France socialiste, un livre du journaliste, bientôt boulangiste, Mermeix. Guesde et son compagnon Lafargue, qui est un esprit plus original, vulgarisent inlassablement les grands thèmes du marxisme : l’exploitation capitaliste, la lutte des classes, la marche inéluctable vers le collectivisme. La conviction de la proximité de la révolution fonde l’intransigeance messianique des guesdistes. Dans le textile, à Roanne, Reims, Troyes, Roubaix, chez les métallurgistes et les mineurs, à Montluçon ou Commentry, s’esquisse une carte durable du guesdisme.

L’échec des candidats du parti aux élections de 1881 entraîne une scission. Le conflit porte sur l’organisation du parti : unitaire ou fédérale ? et sur la tactique : révolutionnaire ou réformiste ? A Saint-Étienne, en 1882, la minorité rompt avec les « possibilistes », qui veulent fractionner leur but « jusqu’à le rendre possible », pratiquer « la politique des possibilités ». Les guesdistes forment le parti ouvrier, tandis que le docteur Brousse et ses amis constituent en 1883 la Fédération des travailleurs socialistes (FTS). Ils ne sont pas très éloignés des radicaux avancés ; pour eux la lutte pour la République prime la lutte de classes. Ils gardent de bonnes relations avec le monde syndical. Les groupes que réunissent les fédérations régionales de la FTS sont des cercles d’études ou des chambres syndicales. Leur influence est grande dans l’artisanat parisien, dans les petits centres industriels, proches du monde rural.

C’est dans ce même monde où demeure la tradition des sociétés secrètes, des journées révolutionnaires, que les disciples de Blanqui, de Granger, de Vaillant, d’Eudes, après l’amnistie, fondent en 1881 le Comité révolutionnaire central, groupement fermé qui ne devint que plus tard une formation politique. Souvent confondus de l’extérieur avec les socialistes, les « compagnons » anarchistes s’en distinguent profondément par leur refus de la politique. A travers Bakounine et la Fédération jurassienne, par l’intermédiaire aussi de Kropotkine, les idées anarchistes cheminent, particulièrement dans le Sud-Est, au sein de petits groupes, qui s’opposent aux socialistes, dont le nombre n’est pas alors beaucoup plus considérable. L’anarchisme peut déboucher sur l’action directe par des attentats spectaculaires, ainsi en 1886 à Montceau-les-Mines. Ainsi les oppositions de personnes, la diversité des milieux professionnels, le poids surtout des traditions historiques expliquent des divisions durables. Peut-être celles-ci sont-elles d’autant plus vives qu’elles mettent en cause des groupes restreints5, des sectes, où s’exaspèrent les conflits internes. A cette date, hormis la conquête de quelques mairies, les divers socialismes ne comptent guère sur le plan politique. Le peuple ouvrier, les paysans avancés restent fidèles aux radicaux.

Les républicains de gouvernement.

Le centre gauche, une fois acquise la victoire des républicains, joue un rôle moindre que précédemment. Encore prépondérant dans le ministère Waddington, en 1879, il tient ensuite une place secondaire dans les gouvernements. A la Chambre, il ne constitue plus qu’un groupe faible qui revient avec 39 députés en 1881. En revanche au Sénat, il conserve une audience appréciable, encore le renouvellement de janvier 1882 qui confirme les succès républicains ne rend-il plus son appoint indispensable. La division majeure, au sein des républicains de gouvernement, oppose la gauche républicaine de Grévy et Ferry et l’Union républicaine de Gambetta. On a suggéré plus haut que l’opposition reflète celle de deux personnels : bourgeois installés de la gauche républicaine, parvenus de la politique de l’Union républicaine. Encore faut-il nuancer : Waldeck-Rousseau qui va passer à l’Union républicaine est issu de la moyenne bourgeoisie nantaise ; Paul Bert appartient à une famille de notables ruraux enrichis. La famille Bert vit à Auxerre dans un ancien couvent de dominicains acquis sous la Révolution par l’arrière grand-père, commerçant en bois, du collaborateur de Claude Bernard. Par-delà les conflits de personnes ou les contrastes sociaux entre deux personnels, il est indispensable, plus qu’on ne l’a fait parfois, de noter un accent et un ton légèrement différents. Certes l’écart est faible : tous ont le même souci, qui définit l’opportunisme, de sérier les questions et de ne faire que les réformes possibles, tous reconnaissent les nécessités de l’ordre « dans le budget comme dans la rue » selon la formule d’André Siegfried, fils d’une des personnalités éminentes du régime. Cependant les gambettistes, à la différence de la gauche républicaine souhaitent que l’État parle haut aux intérêts. Gambetta essaiera, en vain, la révision des conventions de chemins de fer. Waldeck-Rousseau, le 14 juillet 1882 à Rennes, dénonça l’« oligarchie des grands monopoles, qui reçoivent encore la dîme du commerce et de l’industrie, oligarchie de la haute banque assez hardie pour avoir mis le crédit en ferme6 ». Par là, l’Union républicaine, qui compte en son sein un certain nombre de radicaux, garde le contact avec les républicains avancés. Pour Gambetta et ses amis, il s’agit du reste moins de mettre fin à une injustice que d’affirmer l’autorité de l’État. Gambetta est parvenu à une vision très claire de la nécessité de l’autorité dans la démocratie. Elle fonde ses initiatives en faveur du scrutin de liste, qui mettrait fin au « petit scrutin », à la tyrannie des électeurs et des comités sur l’élu, elle fonde l’affirmation de l’indépendance de l’administration. La circulaire de Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur du grand ministère, le 24 novembre 1882, s’oppose aux interventions des parlementaires. Gambetta souhaite un « pouvoir fort », qui s’appuie sur des partis organisés, à l’anglaise, la présidence du conseil allant au chef de la majorité. Ni les radicaux, ni sans doute tous les membres de l’Union républicaine, ni surtout les amis de Grévy n’admettent un tel système politique. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les souvenirs de Bernard Lavergne, médecin à Montredon dans le Tarn, confident de Grévy, dominé par la crainte de la tyrannie d’un homme qui joue de manière inquiétante de sa popularité, la crainte du pouvoir personnel.

Il y a autre chose : le conflit sous-jacent sur la politique extérieure. L’ancien chef de la délégation de Tours souhaite une politique de « fierté nationale ». Gambetta se passionne pour les choses militaires, il voyage en Europe, il place très haut la politique extérieure : « la vraie, la seule politique, qui puisse et doive intéresser une grande et noble nation vaincue et découragée7 ». Le 9 août 1880, assistant à Cherbourg à la revue de la flotte, aux côtés du président de la République, Gambetta, président de la Chambre, évoque les provinces perdues. Il affirme : « Les grandes réparations peuvent sortir du droit », et invoque la « justice immanente ». Ces propos sont en fait modérés et marquent le refus d’un « esprit belliqueux ». Gambetta n’en passe pas moins pour l’homme de la revanche. En fait, il souhaite orienter la France vers l’expansion outre-mer. En 1872, déjà, à Angers, il prédisait que la France saurait reprendre son rang si elle se tournait vers l’expansion dans le monde. Il pousse Ferry à mettre la main sur la Tunisie. Lors du grand ministère, il prend une position vigoureuse sur les affaires d’Égypte qui, selon Freycinet, suscite le cri : « Gambetta veut la guerre. » Il se heurte là aux partisans d’une politique de recueillement, comme Grévy, aussi bien qu’aux radicaux, ennemis des entreprises coloniales. On le voit, les grandes orientations de la politique extérieure sont une donnée appréciable d’un conflit qui donne la clef de révolution politique des premières années de la République des républicains, et dont le sens paraît parfois difficilement perceptible. Elles expliquent aussi pourquoi, après la mort de Gambetta, nombre de ses amis portèrent leur soutien à Ferry, en qui ils reconnaissaient un homme d’État.

La droite.

L’opposition de droite est sans vigueur. Elle ne livre dans les assemblées parlementaires que des batailles perdues, tout au plus peut-elle, grâce à l’appui du centre gauche au Sénat, empêcher en 1880 le vote de l’article 7 qui frappe les congrégations non autorisées. Mais Ferry et Freycinet tournent cet obstacle en prenant les décrets du 29 mars 1880. Ni la démission de nombreux magistrats, ni la tentative de résistance par la force qu’essaient les légitimistes n’entravent la dissolution des établissements congréganistes frappés. Rome et les évêques souhaitent la modération, conscients des sentiments de l’opinion. Sauf dans quelques départements, la droite catholique ne parvient pas à mobiliser les foules contre la politique de laïcité.

Les élections de 1881 se déroulèrent dans un climat d’atonie et virent un progrès considérable de l’abstentionnisme qui atteignit 31,4 %. L’indifférence était le fait des conservateurs, dont les députés revinrent à moins de cent, pour moitié des bonapartistes. Dans bien des départements acquis aux républicains, comme la Côte-d’Or, la droite renonça à faire campagne. Dans la France de l’Est et du Sud-Est acquise aux idées républicaines, les électeurs de droite jugèrent souvent inutile d’aller aux urnes. En 1883, les élections aux conseils généraux ne laissèrent la majorité à la droite que dans neuf départements seulement. La mort, la même année, du comte de Chambord ne met pas fin aux divisions des royalistes. En effet, tous les légitimistes ne se rallient pas au prétendant orléaniste, le comte de Paris. Quant aux bonapartistes, depuis la disparition du prince impérial en 1879, ils se partagent entre le prince Jérôme, anticlérical, et son fils aîné, Victor, désigné par le testament du prince impérial.

Pourtant, si la droite avait perdu le pouvoir politique, elle conservait une influence sociale par sa fortune, son prestige dans le monde, sa place dans les grands corps de l’État — seuls le corps préfectoral et les procureurs généraux firent l’objet d’une profonde épuration —, son lien avec le monde des affaires. Dès lors que les intérêts n’étaient pas en cause, et cette attitude indigna l’extrême droite intransigeante, les conservateurs se bornèrent à une opposition parlementaire : mais les républicains de gouvernement ne songeaient guère à mettre en cause l’ordre social.

L’Église n’est pas une force politique, mais une puissance sociale qui, sous l’ordre moral et au temps du 16 mai, a pesé du côté de la droite conservatrice. Il importe donc d’évoquer ici son influence. Elle ne peut manquer d’inquiéter les républicains, même si le péril supposé est bien supérieur au danger réel. Le budget des cultes dépasse 50 millions de francs8. La direction des cultes, rattachée tantôt à l’Intérieur, tantôt à l’Instruction publique, est, par le personnel de son ressort, l’un des principaux ministères civils : en 1876, on dénombre 55 369 séculiers, dont la grande majorité est rétribuée. Encore les républicains espèrent-ils, par une application vigilante du concordat, garder en main le clergé séculier qu’ils pensent pouvoir détourner des idées ultramontaines et contre-révolutionnaires. Telle est l’attitude de Flourens, conseiller d’État, d’esprit gallican, qui va être à la tête de la direction des cultes de 1877 à 1885, sauf pendant le « grand ministère » de Gambetta. En revanche, les congrégations sont l’objet d’une grande méfiance, et, dans certains cas, celui notamment de la Compagnie de Jésus, d’une vive hostilité. En 1876, on dénombre 30 287 religieux, 127 753 religieuses. Ces chiffres démontrent l’ampleur de la restauration catholique qui s’est accompagnée, au long du XIXe siècle, du développement des congrégations féminines. Les religieuses sont plus de trois fois plus nombreuses qu’à la veille de la Révolution. Les congrégations non autorisées de femmes sont le petit nombre : elles comptent 14 000 membres ; en revanche, le quart des congréganistes, 7 444 hommes, appartiennent à des congrégations non autorisées et jouissent d’une simple tolérance. Tel est le cas des jésuites qui, dans leurs vingt-neuf collèges, dispensent leur enseignement à 11 000 élèves, soit près du quart des élèves des collèges congréganistes. Aussi bien le rôle des congréganistes dans l’enseignement est-il dénoncé avec vigueur par les républicains : « la milice ultramontaine » ne dispense-t-elle pas un enseignement contraire aux « principes de la société moderne » et adversaire de la République ? L’extension de la main morte, « scandale dans ce peuple des Gaules, composé de paysans et de propriétaires », selon Gambetta, n’est pas un moindre péril. Une enquête sur la fortune des congrégations ne révèle-t-elle pas qu’elle atteint une contenance cadastrale de 40 520 hectares ? une valeur vénale de 712 538 980 francs ?

Le budget des cultes, les ressources des congrégations, la charité des fidèles accréditent l’idée que l’Église a une immense fortune. Elle tient de fait dans la vie sociale une place considérable. En 1880, les hôpitaux et hospices des congrégations accueillent 114 199 assistés. Plus de 60 000 enfants sont accueillis dans les orphelinats et les ouvroirs, auxquels on doit ajouter les institutions d’apprentissage, les patronages, les maisons de refuge, les asiles d’aliénés.

Au moment où les républicains arrivent aux affaires, la place de l’Église dans l’enseignement est grande. Depuis la loi Falloux de 1850, les collèges ont poursuivi leur croissance : ils comptent, en 1876, 46 816 élèves. Si l’on tient compte des élèves des petits séminaires, on obtient presque le nombre des élèves des lycées et collèges communaux qui sont 72 250. Ces collèges sont tenus par des séculiers ou des congréganistes. L’Église est présente au sein même de l’Université : des évêques siègent au Conseil supérieur, des prêtres dans les conseils académiques. L’enseignement de la religion, donné par les aumôniers, fait partie des programmes des lycées.

Dans l’enseignement primaire, l’Église est presque maîtresse. Les congréganistes assurent l’enseignement dans plus des deux cinquièmes des écoles primaires publiques. Même lorsque le maître est un laïc, l’école est confessionnelle. Le maître enseigne le catéchisme et l’histoire sainte9. La prière ouvre et clôt la classe. L’instituteur chante au lutrin, conduit les enfants aux offices, il doit, selon les instructions officielles, « les porter au recueillement par son exemple ». La tutelle du curé, plus ou moins lourde selon les régions, est difficilement supportée par les jeunes générations d’instituteurs qui vont trouver dans la laïcisation une libération. En 1880, 39 000 religieuses élèvent plus de la moitié des filles qui fréquentent l’école primaire.

La loi de 1875 sur la liberté de l’enseignement supérieur vient d’accroître encore l’influence de l’Église : elle permet l’ouverture d’universités libres catholiques, elle donne la collation des grades à des jurys mixtes formés de professeurs des facultés de l’État et des universités libres. A ces prétentions de l’Église, s’oppose l’esprit même de l’Université attachée depuis ses origines à assurer la formation des esprits, service public déterminé à reprendre ses droits.

2. Les ministères opportunistes 1879-1885

Dès son entrée en fonctions, Grévy usa du droit du président de la République de désigner le président du Conseil : il n’appela pas Gambetta, mais Waddington, l’ancien ministre des Affaires étrangères, qui forma un gouvernement composé d’hommes du centre gauche et de la gauche républicaine dont Ferry. Devant l’hostilité de l’Union républicaine, le gouvernement démissionna le 12 décembre. Grévy appela Freycinet, ami de Gambetta qui l’encouragea à accepter : celui-ci préférait attendre les élections de 1881 et exercer, de la présidence de la Chambre, une magistrature d’influence. Le centre gauche quittait le gouvernement où entrait l’Union républicaine. Freycinet intima aux congrégations non autorisées, par les décrets du 29 mars, de demander l’autorisation de l’État. Il fit procéder à l’expulsion et à la dissolution de la Compagnie de Jésus. En même temps, il négocia avec Rome, souhaitant régler le sort des autres congrégations, par le recours à une loi sur les associations. Mais les ministres de l’Union républicaine, conseillés par Gambetta, voulaient l’exécution des décrets. Freycinet démissionna. Grévy, une nouvelle fois, ne s’adressa pas au responsable de la chute du gouvernement, mais à Ferry, qui garda l’Instruction publique et ne prit que trois nouveaux ministres. Il procéda à la dispersion des congrégations non autorisées, sauf les chartreux et les trappistes.

Ainsi, pendant près de trois ans, Grévy, jouant habilement de ce qu’il n’y avait pas de véritable majorité, mais une coalition de groupes, avait pu écarter Gambetta. Le temps travaillait contre celui-ci : son influence irritait, l’hostilité des radicaux se faisait plus vive. Il espérait le scrutin de liste : la Chambre l’accepta à une faible majorité, le Sénat le repoussa. C’était un échec pour Gambetta. Les élections furent sans passion, sans mots d’ordre nationaux, à la différence de 1877. Le rôle des comités et des notabilités locales fut décisif. II le resterait longtemps, empêchant la naissance de véritables partis. Gambetta n’était pas, comme lors de la victoire sur Mac-Mahon, le chef d’une majorité organisée. Certes l’Union républicaine, avec 204 membres, l’emportait sur la gauche républicaine, qui avait 168 élus, mais la diversité des gambettistes est grande, bien plus que quatre ans plus tôt. Ils sont réunis plus par la « séduction d’un leader que par ta convergence des opinions10 ».

Après les élections, la démission de Ferry, usé par l’affaire tunisienne, ouvrait enfin la voie du pouvoir à Gambetta. Celui-ci était las. Croyait-il au succès ? Freycinet et Léon Say lui refusèrent leur concours. Le premier eût gagné une fraction des radicaux, le second eût rallié les milieux d’affaires, inquiets des projets de rachat des compagnies de chemin de fer prêtés à Gambetta, qui voulait en fait la révision des conventions. Dès la formation du gouvernement, le 3 % baissa en bourse. Le « grand ministère » attendu fut formé de membres de l’Union républicaine, jeunes — de 30 à 45 ans — et peu connus. Le ton de Gambetta, ses nominations — le général de Miribel fut mis à la tête de l’état-major —, irritèrent les députés. Gambetta joua son va-tout : il déposa un projet de révision portant à la fois sur le Sénat et sur le scrutin de liste qui serait inscrit dans la Constitution. Mis en minorité par la coalition des républicains modérés, de l’extrême gauche, de la droite, Gambetta démissionnait le 26 janvier, au bout de 74 jours. Sans illusions, il ne gardait plus qu’une « fragile espérance » : la dissolution et des élections au scrutin de liste qui forceraient le pays à choisir « entre l’avilissement et la fierté nationale11 ». Mais dans les derniers jours de 1882 il succombait à une banale infection. Du Palais-Bourbon au Père Lachaise, le convoi funèbre « s’étendit sur Paris comme une écharpe de deuil » (G. Hanotaux). La disparition, à quarante-quatre ans, du chef de la Défense nationale et du parti républicain marquait la fin de l’« âge héroïque » de la République.

Pourtant l’héritage du grand ministère et du gambettisme demeurait. Gambetta avait séparé le ministère de l’Agriculture, qui eut ainsi sa pleine dignité, de celui du Commerce. Il avait créé un sous-secrétariat aux Colonies. Il avait donné des responsabilités ministérielles à des hommes dont le rôle serait considérable dans l’histoire de la République. Félix Faure, sous-secrétaire d’État aux colonies, accèderait à la magistrature suprême. Rouvier inaugurait une longue carrière, aux confins de la politique et des affaires, Waldeck-Rousseau, jeune ministre de l’Intérieur de Gambetta, serait, après l’affaire Dreyfus, président du Conseil lors de la défense républicaine. Surtout, à la mort de Gambetta, ses amis politiques évitèrent de se disperser. Unis par la camaraderie politique et les luttes communes, ils furent, selon le mot de Freycinet, le « moteur de la République ».

Aussi bien, en février 1883, après d’éphémères cabinets confiés à Freycinet et à Duclerc, Ferry trouve-t-il une majorité de centre qui va le soutenir plus de deux ans, contre les extrêmes. Elle est fondée sur l’entente de l’union républicaine et de la gauche républicaine. Ferry veut « un terrain solide à l’abri des crises incessantes », et « laisser au gouvernement l’initiative qui lui appartient de droit ». Plusieurs membres du « grand ministère » font partie du gouvernement, dont Waldeck-Rousseau à l’Intérieur. La réconciliation des opportunistes permit à la République, selon le mot de Ferry, d’« être un gouvernement » pendant une période brève mais décisive.

3. L’œuvre des opportunistes

Les républicains étaient unis pour mettre en œuvre leur programme de libertés démocratiques et fonder la laïcité de l’État et de l’école. C’est là sans doute l’aspect le plus original de leur œuvre et celui qui devait marquer le plus profondément le visage de la France contemporaine. II importe donc de s’y attacher tout d’abord.

Les libertés démocratiques.

Les républicains abolirent les dispositions répressives dont ils venaient de souffrir lors de l’ordre moral et du 16 mai. Une loi donna la liberté d’ouvrir et de transférer les débits de boisson, par une déclaration à la mairie. Disposition essentielle, le cabaret, cette contre-église républicaine, n’est plus soumis à l’arbitraire de l’autorisation administrative. De même, une loi de 1880 établit la liberté du colportage. La loi du 29 juillet 1881, réplique à la compression de l’ordre moral, instaura un régime extrêmement libéral en matière de presse. Les entraves préventives supprimées, était maintenue la possibilité du droit de réponse. Les délits de presse étaient soumis au jury. Ce régime permit un essor inégalé de la presse d’opinion. Les républicains de gouvernement, à la différence des conservateurs, connaissaient suffisamment la presse pour ne pas voir là un risque considérable. Ils savaient la presse « suffisamment diversifiée dans ses tendances pour que sa redoutable puissance ne puisse plus être un pouvoir12 ».

La loi du 30 juin 1881 permit de tenir les réunions publiques sans autorisation. Elle imposait simplement une déclaration préalable13 et la constitution d’un bureau. En revanche, les projets sur la liberté d’association échouèrent : n’était-ce pas laisser le champ libre aux entreprises des congrégations ? Plus généralement, l’individualisme du temps se méfiait des groupes et des associations. Cependant les républicains acceptèrent de donner la liberté syndicale par la loi Waldeck-Rousseau de 1884.

La loi du 28 mars 1882 rendit à tous les conseils municipaux le droit d’élire leurs maires. Elle mit fin aux dispositions héritées de la monarchie censitaire qui prescrivaient dans les communes ayant moins de 100 000 francs de revenu l’adjonction des plus imposés au conseil municipal pouf le vote des emprunts et des contributions extraordinaires. La loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale consacra l’élection des maires et des adjoints, la publicité des séances. Paris conserva un régime d’exception, indice de la méfiance de la province vis-à-vis de la capitale révolutionnaire. Le préfet de la Seine exerçait les pouvoirs du maire, le préfet de police gardait la haute main sur les policiers « municipaux ». Ailleurs le maire « était chargé, sous la surveillance de l’administration supérieure, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’autorité supérieure qui y sont relatifs » (art. 91). Les mairies furent un foyer de vie et d’éducation politique, tout particulièrement dans le monde rural. Les initiatives des conseils municipaux, notamment en matière religieuse (subventions aux fabriques, traitement des vicaires, interdiction des processions) et scolaire (création d’écoles, laïcisation du personnel), furent l’occasion de débats importants. En revanche le maintien de la tutelle administrative du préfet, que Ferry dénonçait en 1865 lors du programme de Nancy, limita l’autonomie financière des municipalités.

Aussi bien les républicains au pouvoir abandonnèrent-ils leurs projets de décentralisation, et l’expérience du gouvernement les amena-t-elle à retrouver l’idéal jacobin de centralisation que Gambetta, pour sa part, affirmait avoir toujours défendu. En 1886, le vote de l’amendement Colfavru portant suppression des sous-préfets n’eut pas de conséquence. Les républicains conservèrent les structures administratives léguées par Bonaparte à la France du XIXe siècle. Le Conseil d’État, haï en 1870 pour son rôle sous l’Empire, et menacé par l’Assemblée nationale, fut remanié en 1879 par la loi du 13 juillet. Le gouvernement nomma aux places vacantes et créa un personnel républicain14. Le Conseil d’État garda son rôle essentiel de haut tribunal administratif, seul juge des actes de l’administration. Lorsqu’en 1880, les religieux expulsés portèrent plainte contre les préfets devant les tribunaux civils pour violation de domicile, les tribunaux furent dessaisis et l’affaire portée au tribunal des conflits. Il était composé pour moitié de membres du Conseil d’État et jugea la plainte non recevable. Rien ne fut changé non plus aux autres grands corps de l’État recrutés par des concours qui étaient une manière de cooptation. En revanche, les postes de préfet et de sous-préfet purent aller à des membres de la classe politique : journalistes, parlementaires. C’est ainsi qu’Arthur Huc, avant d’être à la tête de la Dépêche de Toulouse, fut sous-préfet.

Pas plus qu’à l’administration, les opportunistes ne touchèrent profondément à la magistrature. Les radicaux souhaitaient l’élection des juges, comme sous la Révolution française et aux États-Unis, et la fin de l’inamovibilité de la magistrature assise, « principe monarchique ». La loi de 1883 qui réduisait le nombre de sièges de magistrats permit une épuration par mise à la retraite ou déplacement d’un personnel conservateur qui venait de prendre la défense des congrégations. L’inamovibilité fut suspendue trois mois. Le jury fut, d’autre part, rendu à la justice correctionnelle. Là se borna la réforme.

Le Congrès réuni en août 1884 vota une révision constitutionnelle de portée limitée : elle supprima les prières publiques à l’ouverture de la session parlementaire, consacrant la laïcisation de l’État. « La forme républicaine du gouvernement » ne pouvait être soumise à révision, disposition qui faisait de la propagande royaliste un acte anticonstitutionnel. Surtout le mode d’élection du Sénat n’était plus inscrit dans la Constitution. Le principe des sénateurs inamovibles fut supprimé. Les sièges à vie furent attribués aux départements les plus peuplés à mesure des vacances. Les communes eurent de un à trente électeurs sénatoriaux, selon le nombre des conseillers municipaux. La loi électorale n’en maintenait pas moins la prépondérance de la France rurale. L’extrême gauche ne parvint pas à imposer l’élection au suffrage universel, encore moins la suppression de la chambre de réflexion.

L’œuvre laïque et la politique scolaire.

Le vrai ciment du « parti républicain », on y a déjà insisté, est dans la commune volonté de séculariser l’État et la vie sociale. Par là, il était fidèle à la Révolution française, dont la « grande passion » était « d’avoir constitué cet État laïque,… d’avoir achevé de rendre les organes de la société exclusivement laïques…, d’avoir enlevé au clergé son organisation politique, son rôle de corps de l’État15 ». Vouloir ôter au clergé son influence dans la société et son autorité politique, voilà le fond de l’anticléricalisme républicain, exaspéré par l’attitude de l’Église au côté des conservateurs, sous l’Empire et l’Ordre moral. L’apparition du mot « anticlérical » dans le supplément du Littré en 1877 est révélatrice de l’évolution de l’esprit public : de la fin de l’Empire aux environs de 1885, s’étend une ample vague d’anticléricalisme, qui fut suivie, pour une quinzaine d’années, d’une phase d’accalmie. Certes, cet anticléricalisme présente des formes diverses. Il peut s’enraciner dans la tradition de la Révolution déchristianisatrice, il peut se fonder sur l’adhésion à une philosophie matérialiste, telle est souvent l’attitude des radicaux, c’est aussi celle, dans le personnel gambettiste, d’un Paul Bert. Il peut s’appuyer sur l’adhésion au positivisme d’Auguste Comte, connu directement, c’est le cas pour un Ferry ou un Challemel-Lacour, ou de seconde main, mais dont les grands thèmes inspirent le personnel opportuniste. Il trouve là, mais aussi dans le protestantisme libéral, et le kantisme, l’idée que les religions révélées de l’âge théologique sont appelées à disparaître, qu’il est possible de s’en accommoder si elles consentent à borner leur influence au domaine privé. Sur ce dernier point, les républicains trouvaient l’assentiment de tous ceux qui répudiaient le cléricalisme, y compris de ces catholiques « selon le suffrage universel16 », modérés, qui persistèrent à voter républicain dès lors que la République ne s’en prenait pas au culte. Aussi les républicains de gouvernement firent-ils preuve d’une certaine modération de fait. Si Ferry voulait, selon son mot célèbre à Jaurès, « établir l’humanité sans Dieu et sans roi », il se savait aussi, comme il l’écrivait à sa femme, « l’élu d’un peuple qui fait des reposoirs, qui tient à la République, mais qui ne tient pas moins à ses processions ».

La suppression, dès 1879, de la loi de 1814 interdisant de travailler le dimanche, l’abolition du caractère confessionnel des cimetières, par la loi du 28 juillet 1881, la loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles qui favorise l’action des sociétés en faveur des obsèques civiles, la laïcisation des hôpitaux, l’enlèvement des crucifix des prétoires, le vote, en 1884, de la loi sur le divorce due au radical Naquet (le divorce par consentement mutuel qu’avaient autorisé les articles du Code civil abrogés en 1816 ne fut pas rétabli : Ferry fit preuve là encore de prudence), ces mesures parachèvent l’œuvre de sécularisation de la Révolution française.

Cependant, les opportunistes ne mirent pas en cause le budget des cultes et le Concordat, dont les radicaux demandaient l’abolition. Autant que par la prudence vis-à-vis de l’électorat, cette attitude s’explique par la volonté de ne pas renoncer à une arme précieuse pour contrôler l’influence du clergé séculier. La possibilité de suspendre ou de supprimer les traitements ecclésiastiques, autorisée par un avis du Conseil d’État d’avril 1883, la nomination des évêques par le président de la République, des curés par la Direction des cultes, sont des moyens de pression non négligeables. Les relations avec les nonces à Paris demeurent courtoises, particulièrement avec Mgr Czacki, nommé en 1879. Léon XIII n’est pas hostile à un régime qui protège les missions outre-mer et qui, somme toute, est moins hostile à l’Église que l’Empire de Bismarck ou l’Italie unifiée. Aussi le pape invita-t-il les catholiques français à la modération lorsque le gouvernement s’en prit aux congrégations non autorisées, en s’appuyant sur les textes auxquels avaient recouru maints régimes avant lui. Le pape ne se départit pas de cette attitude devant la politique scolaire.

Celle-ci était bien la « pierre angulaire » de l’œuvre de laïcité. C’est à son propos aussi que s’affirma avec le plus de netteté ce que Ferdinand Buisson, le collaborateur de Ferry, appela la « foi laïque ». Il est indispensable d’en définir les composantes avant d’esquisser les grands traits de cette politique. Dans la Revue pédagogique de 1882, Ferry voyait dans la politique laïque « la plus grande des réformes sociales et la plus sérieuse, la plus durable des réformes politiques… lorsque toute la jeunesse française se sera développée, aura grandi sous cette triple étoile de la gratuité, de l’obligation et de la laïcité, nous n’aurons plus rien à craindre des retours du passé, car nous aurons pour nous en défendre… l’esprit de toutes ces générations nouvelles, de ces jeunes et innombrables réserves de la démocratie républicaine, formées à l’école de la science et de la raison, et qui opposeront à l’esprit rétrograde l’insurmontable obstacle des intelligences libres et des consciences affranchies ». Fonder le progrès social, enraciner la République, libérer les consciences, tel est le triple objectif des fondateurs de l’école de la République.

Hormis une minorité au sein des socialistes, les républicains, quelles que fussent leurs divisions, ne doutèrent pas que l’école fût un puissant facteur de promotion sociale, propre à favoriser l’égalité et à mettre fin aux hiérarchies sociales traditionnelles. Ils partageaient l’optimisme du XIXe siècle sur ce point et pensaient, comme l’avait écrit Allain-Targé sous l’Empire, que « la diffusion des lumières » mettrait fin à l’« inégalité dans les rapports sociaux17 ». Du moins, fidèles à la pensée de Condorcet, voyaient-ils dans l’institution des bourses données au mérite un remède suffisant « à l’inégalité sociale résultant de l’inégalité des fortunes ». Ce faisant, ils donnaient satisfaction non seulement aux « nouvelles couches », mais aussi à tout un peuple désireux d’ascension sociale. Fondée en 1866 par un maître de pension de Beblenheim, dans le Haut-Rhin, Jean Macé, la Ligue de l’enseignement, qui joua un rôle de groupe de pression en faveur de l’œuvre de laïcité, passa, entre 1870 et 1877, de 18 000 à 60 000 adhérents : elle toucha au-delà des classes moyennes, une élite ouvrière qui associait instruction et progrès.

Fonder l’école laïque, c’est aussi fonder la République et, les deux notions sont alors indissociables, fortifier la patrie. Il ne s’agit pas seulement de gagner les générations nouvelles au régime, mais d’affirmer une conception unitaire de la communauté nationale. Sur les bancs de l’école laïque doit se forger, par-delà les divisions de classe ou la diversité des régions, le sentiment de l’unité nationale. C’est dire que l’idée laïque, aux temps de la République des républicains, ne se sépare pas du sentiment patriotique. L’instituteur prussien a fait la victoire de sa patrie, l’instituteur de la République préparera la revanche. Ferry fit distribuer dans les écoles vingt mille exemplaires des Chants du soldat de Déroulède. Dans un discours aux Sociétés de gymnastique, à Reims, en 1882, il exalta l’instruction physique, fondement de l’instruction militaire. La formation prémilitaire fut l’une des tâches des instituteurs. La Ligue de l’enseignement prit pour devise : « Pour la patrie, par le livre et par l’épée. » Ferdinand Buisson siégea au comité directeur de la Ligue des patriotes.

Fonder l’école laïque, c’est aussi affranchir les consciences de l’« esprit rétrograde ». Ferry et ses collaborateurs, malgré leur affirmation sincère de respect des croyances, estiment que l’Église est une force d’obscurantisme, vouée à la disparition. L’idée laïque comprend une orientation idéologique précise et est inséparable d’un système de pensée. On touche là au double visage de la laïcité : est-elle l’acceptation d’un état de fait, celle de la neutralité de l’État, de son refus de professer une religion ou une philosophie, ou n’est-elle pas une philosophie propre d’inspiration rationaliste, voire antireligieuse ? Le « credo laïque », que diffusent notamment les manuels de morale, s’alimente à deux sources voisines, la morale kantienne — ainsi dans le manuel que publie en 1883, à l’intention des écoles primaires, Louis Liard, alors recteur de l’université de Caen — et le protestantisme libéral. Ferdinand Buisson, qui fonda à Neuchâtel, en 1866, le journal le Christianisme libéral, Steeg et Pécaut, anciens pasteurs, ont en commun un spiritualisme qui refuse les dogmes, une religiosité qui s’apparente à la profession de foi du vicaire savoyard. Pécaut, directeur d’études, dès septembre 1880, à l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, dispense chaque matin aux futures maîtresses et directrices d’École normale une conférence de morale suivie d’un chœur laïque. II voulut, selon le mot de Buisson, être le « Saint-Cyran laïque, philosophe et républicain » d’un nouveau Port-Royal. Sur la tombe de Steeg, Buisson rappela leur idéal : « Dégager du christianisme traditionnel et intégral une sorte d’évangile, une religion laïque de l’idéal moral sans dogmes, sans morale et sans prêtres. » Ils fondèrent une manière de spirituel républicain.

Celui-ci n’atteignit pas toujours à ces hauteurs. L’idéologie laïque se réduisit bien souvent à un moralisme un peu court, qui finit parfois dans l’apologie du genre de vie petit-bourgeois, dans une sagesse pratique qui exalte l’épargne et l’économie, prône l’hygiène et la sobriété, refuse tout mystère, ignore Mélusine comme la Vierge Marie. On retrouvait l’utilitarisme de Franklin, la sagesse du bonhomme Richard. Très représentatif de cet état d’esprit, un livre de lecture qui forma des générations d’enfants, le Tour de la France par deux enfants, que publie en 1877, avec le sous-titre Devoir et Patrie, G. Bruno. Sous le pseudonyme, qui rend hommage au libre-penseur Giordano Bruno, se dissimule Mme Guyau, mariée en secondes noces au philosophe Fouillée, mère de Jean-Marie Guyau, l’auteur de l’Irréligion de l’avenir.

Ferry, sans faire adopter la loi d’ensemble qu’eût souhaitée Paul Bert, adopta une démarche qui abordait tour à tour les différentes questions. Mais cet empirisme dans la méthode va de pair avec un projet d’une extrême cohérence. Tous les degrés d’enseignement furent réorganisés. Le projet de réforme du Conseil supérieur de l’Instruction publique fut déposé par Ferry dès son accession au ministère dans le gouvernement Freycinet. Adoptée en février 1880, la loi excluait du Conseil les personnalités étrangères à l’enseignement et notamment les ministres des cultes. C’en était fini du système né de la loi Falloux. Le Conseil ne comprenait plus que des membres de l’enseignement nommés ou élus par leurs collègues, disposition qui restituait au monde universitaire sa qualité de corps autonome. Cette réforme est d’une portée capitale. Le Conseil supérieur et sa section permanente jouèrent un rôle essentiel dans l’élaboration des textes législatifs et réglementaires qui donnèrent un visage nouveau à la France pédagogique. La qualité des débats et du personnel du premier Conseil supérieur attestent l’ampleur du mouvement de réflexion pédagogique qui accompagne l’œuvre scolaire des républicains. Des associations spécialisées, comme la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, la Société de l’enseignement supérieur, font un large écho aux travaux du Conseil supérieur, suscitent des discussions qui trouvent leur prolongement au Conseil.

Ferry, ouvrant la première séance du nouveau Conseil supérieur, s’écriait : « L’Université n’était depuis trente ans qu’une administration ; elle est, à partir de ce jour qu’on doit qualifier de mémorable, un corps vivant, organisé et libre. » L’Université devait désormais opérer « elle-même et sur elle-même cette réforme des études… tant de fois tentée, si longtemps attendue et qu’il n’est plus, à l’heure actuelle, ni permis ni possible de différer ». L’œuvre scolaire des républicains touche à tous les ordres d’enseignement ; elle est d’abord l’œuvre du personnel universitaire, étroitement associé à la réalisation. Décisif est le rôle de personnalités comme Michel Bréal, Marion, Zévort, Gréard, Lavisse, bien d’autres. Nombre d’entre eux ont le sentiment, derrière Ferry, de reprendre ce grand mouvement de rénovation des études à laquelle Victor Duruy, sous l’Empire libéral, avait donné l’impulsion. Du reste, l’ancien ministre de Napoléon III siège bientôt au Conseil supérieur et retrouve parmi les hauts fonctionnaires de la rue de Grenelle d’anciens collaborateurs.

La loi du 18 mars 1880 mit fin à la collation de grades universitaires par jury mixte établie par la loi du 12 juillet de 1875. « Les examens et épreuves pratiques qui déterminent la collation de grades ne peuvent être subis que devant les facultés de l’État ». D’autre part, les établissements fibres d’enseignement supérieur ne peuvent « prendre le titre d’universités ». Cette disposition vise les « universités catholiques » nées après la loi de 1875, à Angers, Lille, Toulouse, Lyon, Paris, qui représentent une concurrence non négligeable, disposent de moyens appréciables et attirent à leur début des effectifs comparables à ceux des facultés de l’État.

Ferry, puis ses successeurs, s’efforcèrent de donner à l’enseignement supérieur qui végétait, les moyens conformes à la dignité de sa mission. Création de chaires et de maîtrises de conférences, construction de nouvelles facultés, reconstruction de la Sorbonne qui fut inaugurée en 1889, projet, que réalisa enfin la loi du 10 juillet 1896, de création d’universités dotées de l’autonomie et qui réunissent facultés et écoles d’une même ville : l’enseignement supérieur ne connaîtra à nouveau une croissance comparable que bien plus tard.

L’enseignement secondaire subit des transformations de moindre ampleur. Importante est pourtant la réforme des programmes de 1880 due à Charles Zévort. Elle marque « un recul sensible de l’ancienne pédagogie » (A. Prost) fondée sur la mémoire. Les règles, les thèmes, le discours latin ou français, les méthodes pédagogiques venues des jésuites sont mises en cause. Ainsi Ferry a-t-il le sentiment d’« engager à la fois deux batailles : l’une au-dehors contre certains partis ; l’autre au-dedans, contre la routine18 ». Sur ce plan aussi, les arrière-pensées politiques ne sont pas absentes. Cependant, si la part des langues vivantes et des sciences est accrue, la primauté des humanités classiques demeure. La nouveauté est l’épanouissement d’une pédagogie qui imposait pour longtemps ses modèles : elle est fondée sur la méthode expérimentale : « La leçon de choses à la base de tout », disait Ferry, sur la dissertation, la version, sur l’explication de textes enfin.

La création la plus révolutionnaire en matière d’enseignement secondaire est celle des lycées et collèges de jeunes filles. Victor Duruy avait encouragé la création de cours secondaires de jeunes filles où l’enseignement était dispensé par les professeurs des lycées de garçons. Cette initiative avait rencontré l’hostilité de l’Église et du monde conservateur. Dès 1878, un jeune député de l’entourage de Ferry, Camille Sée, dépose une proposition de loi qui aboutit à la loi du 21 décembre 1880. Ferry, une fois de plus, donne la mesure de sa prudence en ne maintenant pas la création obligatoire d’internats prévue par C. Sée. L’enseignement secondaire des jeunes filles comporte deux traits originaux. Il est appelé à être dispensé par des femmes et la réforme nécessite la création d’une École normale supérieure de filles. Il est laïque. Si l’enseignement de la morale est obligatoire, celui de la religion est facultatif. Aussi bien le projet veut-il mettre fin au « divorce intellectuel et moral dans le mariage », donner des « compagnes républicaines aux hommes républicains ». Ferry se félicitait du mouvement qui portait la femme « vers la lumière, vers le savoir, vers la science laïque », il y voyait la « garantie de l’unité de la famille française19 ». La loi Camille Sée avait bien pour objectif de mettre fin à l’influence de l’Église sur les jeunes filles de la bourgeoisie.

C’est à l’instruction primaire que les républicains portèrent l’attention la plus vive. La trilogie : obligation, gratuité, laïcité, formait à leurs yeux un tout inséparable. La gratuité permet l’obligation qui, dans un pays divisé de croyances, impose la laïcité. Mais Ferry agit prudemment et avec méthode. Il commença par faire voter la loi du 9 août 1879 qui obligeait les départements à créer dans les délais de quatre ans une école normale d’institutrices ; 67 d’entre eux en étaient dépourvus. Puis Ferry présenta deux projets de loi distincts, l’un établissait la gratuité, ce fut la loi du 16 juin 1881, l’autre établissait l’obligation. Ferry se refusait à envisager dans l’immédiat la laïcisation du personnel ; il ne fallait pas brusquer les esprits et il importait de former le personnel nécessaire. En revanche, Ferry souhaitait, comme la commission de la Chambre, la neutralité des programmes. Le désaccord entre la Chambre et le Sénat, où les républicains modérés comme Jules Simon s’unissent à la droite pour défendre l’enseignement de la religion et des « devoirs envers Dieu et la patrie », entraîne l’ajournement du vote de la loi, qui n’est adoptée que le 28 mars 1882. Elle établit l’obligation de 6 à 13 ans, l’instruction religieuse ne figure plus dans les programmes, elle ne peut être donnée qu’« en dehors des locaux scolaires ». Cependant, dans le programme d’« instruction morale et civique », le Conseil supérieur inséra un paragraphe sur les devoirs envers Dieu. L’instituteur, selon Ferdinand Buisson, « se borne à inculquer à ses élèves les notions fondamentales qui se retrouvent dans toutes les confessions religieuses et même en dehors d’elles ». Il fallut attendre plus de quatre ans pour que le Sénat, désormais acquis à la gauche, acceptât la laïcisation du personnel. Elle est établie par la grande loi organique du 30 octobre 1886 sur l’instruction primaire, promulguée lorsque Goblet est ministre de l’Instruction publique. Pour les écoles de garçons, la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste doit être complète dans un délai de cinq ans. En revanche, dans les écoles de filles, c’est la disparition progressive du personnel congréganiste en place qui doit entraîner la laïcisation. Celle-ci se fait donc lentement, surtout lorsque les municipalités souhaitent ne pas heurter les esprits. Les études locales montrent l’extrême diversité des situations20. Dans le Nord, la loi est appliquée avec énergie et la laïcisation s’effectue plus rapidement que dans le reste de la France. Cependant en 1889, il reste encore 11 % d’écoles communales congréganistes de filles.

Par leur politique scolaire, qui s’inscrit dans la série des lois fondamentales, les républicains répondaient aux aspirations de la société, à celles des « couches nouvelles », mais aussi à celles des milieux populaires qui partageaient la foi de l’époque dans l’instruction. Leur politique ne fut possible que parce qu’elle trouva l’adhésion de la majorité de l’opinion. A cet égard, le réalisme prudent dont fit preuve Ferry, qui se refusa à précipiter les choses comme l’eussent souhaité les radicaux ou les gambettistes à la Paul Bert, eut une importance capitale.

La politique d’affaires.

La politique économique et financière des républicains opportunistes, ou, comme on disait alors, sans nuance péjorative, la politique d’affaires, s’inscrit, on l’a dit, dans les temps difficiles des années 1880, mais la conjoncture, si elle infléchit cette politique, ne l’explique pas. L’essentiel est bien l’accord sur les fondements du libéralisme économique. Non moins remarquable est la médiocrité de la formation économique de la très grande majorité du personnel qui tend à faire confiance à des techniciens réputés, un Léon Say, un Rouvier. La permanence des hommes est remarquable. De décembre 1877 au 30 mars 1883, hormis le bref passage d’Allain-Targé sous Gambetta, trois hommes détiennent tour à tour les Finances : Say, Magnin, Tirard.

Au sein du personnel gouvernemental, certains, Freycinet, Gambetta, envisagent une intervention limitée de l’État dans l’économie. Freycinet, en 1878, fait adopter un plan d’équipement qui, au lendemain de la victoire des républicains, doit relancer l’économie. Dès son arrivée aux affaires, il présente aux Chambres un vaste programme de travaux publics. Ce plan devait permettre la construction de ports, de canaux et de 16 000 kilomètres de voies ferrées. Les milieux industriels revendiquèrent l’amélioration des réseaux de communication pour réduire les prix de revient. Freycinet récusa les arguments des conservateurs Ceux-ci jugeaient que les lignes prévues qui traversaient des régions pauvres ne seraient pas rentables. L’État ne devait pas raisonner comme un particulier. La « richesse créée par le chemin de fer21 » comptait autant que les bénéfices réalisés. « L’aspiration générale, disait Freycinet au Sénat22, est d’activer le mouvement des travaux publics en France, afin d’y retenir les capitaux qui, sans cela, vont partout, en Italie, en Espagne, au Pérou, en Turquie. Il importe de favoriser ces aspirations tout en perfectionnant l’outillage commercial et industriel de la nation. »

Les dépenses, évaluées à 4 milliards sur 10 ans, dont trois pour les chemins de fer, devaient être couvertes par un emprunt à 3 % amortissable par tirage au sort annuel. Les modalités de souscription furent nouvelles : le ministre des Finances, Léon Say, qui, comme Gambetta, donna son aval au projet, dut tenir compte de la pression de l’opinion : pour la première fois, la rente fut vendue directement par l’État en Bourse et aux guichets du Trésor. Mais lors du lancement du 3 % 1881, le successeur de Say, Magnin, rendit aux banques qui, de toute manière, avaient joué en Bourse un rôle décisif lors de l’opération précédente, l’autorisation d’être les intermédiaires entre le Trésor et le public. Le plan Freycinet, pour les radicaux et pour Gambetta, devait mener au rachat des compagnies de chemin de fer, ou du moins à un contrôle plus étroit de l’État sur celles-ci. L’État racheta du reste des compagnies en faillite dans l’Ouest et créa ainsi un réseau d’État. Mais Léon Say considérait que les lignes nouvelles construites par l’État devaient être exploitées par les compagnies sous garantie de l’État.

Gambetta, lors du grand ministère, songea à imposer de nouvelles conventions qui renforceraient le contrôle de l’État sur les compagnies de chemin de fer. Le programme de Gambetta suscita les craintes de la haute banque23. Léon Say, administrateur de la Compagnie du Nord, ami des Rothschild, refusa le portefeuille des Finances dans le « grand ministère ». Hostile à la conversion de la rente et aux projets de conventions, le monde financier marqua sa défiance : la rente baissa. C’est dans ce climat, quelques jours avant la chute de Gambetta, qu’éclata le krach de l’Union générale, banque d’affaires fondée par Bontoux en 1878, et dont les capitaux venaient du monde conservateur, principalement de la région du Sud-Est. S’il consolide la haute banque républicaine, le krach témoigne de la langueur du marché et atteste la dépression de l’économie.

Les recettes de l’État, largement fondées sur les impôts indirects, sont touchées. Or les remises d’amendes obtenues par la pression des parlementaires républicains24 sur l’administration, le développement de la fraude, les réductions d’impôts sur les boissons et les sucres pratiquées par les républicains à leur arrivée au pouvoir réduisent les ressources. Le budget, jusque-là en excédent, est en déficit. Le poids du plan Freycinet est plus lourd que prévu : il passe à 4 puis à 6 et enfin à 8 milliards. Une autre politique paraissait s’imposer.

Après la chute de Gambetta, l’entrée de Léon Say dans le cabinet Freycinet rassura les intérêts. Le 31 janvier, la déclaration ministérielle collective lue à la Chambre définit une politique toute de prudence, conforme aux règles de l’orthodoxie financière : « Les nations ne vivent pas seulement de politique, elles vivent aussi d’affaires et d’intérêts matériels… La situation n’a rien qui doive nous alarmer, mais elle exige certaines précautions… Il ne peut être question en ce moment ni de conversion, ni de rachat de chemins de fer, ni même d’émission de rente amortissable. Il faut restreindre pour un temps les appels au crédit public, en réclamant pour une large part le concours de l’industrie privée. » De la crise économique et des difficultés financières, le monde de la finance tirait parti pour revenir à la rigueur. Léon Say présenta un budget de « vérité25 », en déficit. Il montra que ses prédécesseurs portaient des dépenses ordinaires au budget extraordinaire, où elles étaient couvertes par l’emprunt.

Son successeur, Tirard, suivit pour l’essentiel la même politique. Mais, pour équilibrer le budget ordinaire, il fit voter en 1884 la conversion des rentes 5 % en 4 1/2 %, mesure de portée limitée qui allégeait les charges de l’État. Allain-Targé ne put faire adopter la conversion en 3 %, et les députés des circonscriptions agricoles ne purent obtenir que le produit de la conversion fût affecté à un dégrèvement en faveur de l’agriculture26. L’orthodoxie financière stricte l’emportait. La loi fut promulguée le 27 avril. Le moment de l’opération paraissait favorable : le 5 % coté à 84,50 francs en 1874 atteint alors le cours de 115 francs. La même préoccupation d’orthodoxie financière entraîna l’aménagement du plan Freycinet. En juillet 1883, la Chambre débattit des conventions avec les compagnies de chemin de fer, dont Raynal, le ministre des Travaux publics, avait entrepris la négociation en mars. L’État abandonnait son droit de rachat des lignes déjà exploitées par les compagnies de chemin de fer. Il cédait à celles-ci 2 823 km de lignes en exploitation construites au titre du plan Freycinet. Il leur concédait 8 360 km de lignes restant à construire. Le capital destiné à la construction et à la mise en exploitation fut obtenu par des émissions d’obligations faites par les compagnies. L’État donnait sa caution aux emprunts et garantissait les dividendes si les recettes étaient insuffisantes. C’était, selon un observateur pourtant favorable au système, le « côté vraiment périlleux » des conventions27. En revanche, les compagnies terminaient le plan Freycinet. Les radicaux, avec Pelletan et Clemenceau, une partie des gambettistes avec Allain-Targé, dénoncèrent les conventions favorables aux intérêts privés. Allain-Targé demanda le rachat de la seule Compagnie d’Orléans : le réseau de l’État serait alors assez important pour jouer un rôle de modèle face aux grandes compagnies. Le rapporteur du projet de loi, Rouvier, ancien gambettiste comme Raynal, s’était bien éloigné des conceptions hardies du « grand ministère ». Lié à la haute banque et aux compagnies, il démontra que, dans le climat financier, les conventions seules permettaient de poursuivre l’édification du réseau ferré.

Promulguées le 20 novembre 1883, les conventions aménageaient, au profit des intérêts privés, le plan Freycinet, cet essai, contraire aux idées dominantes, d’intervention de l’État dans le domaine économique. Cependant les conventions entraînaient sur les compagnies une tutelle de l’État dont les conséquences furent loin d’être positives pour celles-ci. La tutelle de l’administration transforma en fait les chemins de fer en service public, leur imposa de lourdes obligations, une politique tarifaire rigide. « Privées de toute liberté d’action, les compagnies ont payé cher leur monopole28. » Les conventions marquaient la victoire des milieux ferroviaires à court terme, mais non pas dans le long terme.

Les compagnies avaient abondamment subventionné la presse pour combattre le rachat, elles avaient créé un « service de publicité » et gagné à leur cause journalistes et parlementaires. Ces méthodes qui devaient apparaître au grand jour lors de la crise du Panama témoignaient de relations nouvelles entre le personnel politique et les affaires. Un Pouyer-Quertier ou un Say étaient à la fois hommes politiques et grands capitalistes29. Le fait inspirait plutôt confiance à l’opinion. Désormais, de plus en plus, les intérêts demeurent dans l’ombre et recourent aux bons offices de politiciens de profession, souvent d’autant plus accessibles à la pression des milieux d’affaires qu’ils sont d’humble origine. En France, comme l’observe profondément Seignobos, la collusion entre la politique et les affaires est mal vue. Dès lors, l’intervention des groupes de pression, loin d’être publique, comme aux États-Unis, et par là contrôlable, se fait dans le secret. Elle n’en prête que davantage au scandale.

L’action des groupes de pression favorables au retour du protectionnisme ne remporta que des succès limités pendant les premières années de la République des républicains. En fait, ceux-ci restaient attachés au libre-échange et à la politique des traités de commerce. Les premières initiatives vinrent des industriels. Méline, lié aux tisseurs des Vosges, fut d’abord soucieux des intérêts industriels30. Vice-président de la Commission des douanes, il fit adopter en 1881 un léger relèvement des droits sur certains articles manufacturés. Ministre de l’Agriculture du deuxième gouvernement Ferry, Méline fit sienne, en juin 1884 seulement, la cause du protectionnisme en matière agricole « dans la mesure du raisonnable et du possible ». C’est à la veille de la chute de Ferry, le 28 mars 1885, que furent promulguées les lois établissant des droits sur les blés et le bétail. Ils furent relevés en 1887. Le droit de 3 francs, puis de 5 francs, sur l’hectolitre de blé importé mettait fin à la politique du pain à bon marché. Le gouvernement, et notamment Ferry, avait marqué quelque hésitation à suivre le ministre de l’Agriculture ; mais les difficultés du monde agricole déterminèrent une majorité des députés à voter les droits, malgré l’opposition des radicaux, qui créèrent la Ligue populaire contre les droits sur les blés, ou des tenants du libre-échange comme Henri Germain ou Frédéric Passy. Le Sénat, moins soucieux des réactions des populations urbaines, était quant à lui acquis très largement à la cause du protectionnisme.

Favorable aux compagnies de chemin de fer, aux agrariens et aux industriels protectionnistes, mais hostile à l’intervention de l’État en matière sociale, la République de Ferry s’aliéna les sympathies ouvrières. La politique coloniale devait lui enlever des soutiens dans le monde rural.

L’expansion coloniale.

Au temps de l’ordre moral et de la République des ducs, l’expansion coloniale avait connu un temps d’arrêt qu’expliquent aussi bien la situation internationale de la France que le peu d’intérêt de la droite conservatrice pour les entreprises outre-mer. Dès l’avènement de la République des républicains, des initiatives décisives témoignent d’une reprise de l’expansion, interrompue depuis la fin du second Empire. Quelles en sont les raisons et les principales manifestations ? Décisif est le rôle de quelques hommes : Gambetta, Ferry. Ils sont mus avant tout par la volonté d’affirmer les droits de la France à coloniser comme les autres puissances, et à mener dans le monde, pour ne pas déchoir, une politique active. Gambetta, au lendemain de la signature du traité du Bardo, félicite Ferry : « 11 faudra bien que les esprits chagrins en prennent leur parti, un peu partout. La France reprend son rang de grande puissance. » La colonisation doit donner au sentiment national humilié par la défaite les satisfactions dont il a besoin. Voilà sans conteste la raison majeure des initiatives des opportunistes. Le patriotisme, là comme ailleurs, et la volonté d’affirmer la grandeur nationale fondent leur politique. Ils ne sont guère déterminés au départ par la préoccupation des intérêts de l’économie. Par la suite, pour justifier leur politique, ils montrèrent qu’elle servait les intérêts économiques français. Après qu’il eut quitté définitivement le pouvoir, en juillet 1885, puis surtout en 1890 dans le Tonkin et la Mère Patrie, Ferry expliqua la colonisation par la nécessité de trouver des débouchés à l’industrie face à la montée du protectionnisme. Mais on a trop souvent pris pour une donnée acquise ce qui est avant tout un argument destiné à convaincre les milieux industriels, en fait réticents.

La politique coloniale des opportunistes trouva des soutiens fort limités. On doit y compter les membres des Sociétés de géographie qui se développent après 1871. Elles réunissent près de 10 000 membres en 1881 pour 30 000 dans le monde31. Souvent liées aux chambres de commerce locales, ainsi à Lyon, elles suscitent des voyages d’exploration, éveillent l’intérêt pour les choses d’outre-mer, développent les thèmes qui fondent l’expansion : une grande nation doit coloniser, la colonisation est œuvre de civilisation. En 1874, Paul Leroy-Beaulieu, le gendre de l’économiste et saint-simonien Michel Chevalier, publie De la colonisation chez les peuples modernes : il a alors 31 ans. Il montre que la colonisation favorise le progrès matériel et les échanges, étend l’aire de la civilisation industrielle, ouvre des marchés. Elle est, pour un peuple, la condition de « sa grandeur32 ». Cette argumentation ne trouva qu’un écho restreint. Le livre qui va devenir la référence des défenseurs de la colonisation n’est réédité qu’à partir de 1882. « La conscience nationale… commence à concevoir l’importance des colonies », écrit l’auteur dans la préface de la seconde édition. Hormis les militaires et les marins, les missionnaires, les journalistes gambettistes de la République française, les négociants des grands ports ou des colonies, la colonisation ne passionnait guère. Les milieux d’affaires jugeaient l’entreprise peu rentable. Le personnel parlementaire se défiait d’initiatives à la fois coûteuses et aventureuses, qui détournaient la France de la « ligne bleue des Vosges ». Au nom du patriotisme « continental », les radicaux et la droite conservatrice dénoncèrent la politique de Ferry. Droite et radicaux s’élevèrent également contre des conquêtes contraires aux traditions humanitaires de la France et qui servaient les « affairistes » outre-mer. Aussi Ferry, qui de toute manière agit sans plan préconçu, met-il le Parlement devant le fait accompli, bravant l’hostilité de l’opinion.

C’est à l’occasion du congrès de Berlin de 1878 que l’Angleterre laisse entendre à la France qu’elle lui laisse les mains libres en Tunisie. L’Angleterre ne vient-elle pas d’obtenir une influence prépondérante dans le condominium franco-anglais qui contrôle en Égypte le paiement de la dette ? Une compensation s’impose. Bismarck n’est pas moins favorable à l’intervention française. Elle ne peut à ses yeux que détourner l’opinion française du souvenir de 1871. Elle ne peut que contribuer à brouiller la France avec l’Italie et à maintenir son isolement diplomatique. Le gouvernement français, devant les progrès de l’influence italienne en Tunisie, envisagea l’intervention. Pourtant le président de la République, Grévy, y était hostile33, Ferry lui-même fut longtemps réticent. Déterminante fut l’attitude de Gambetta, dont on sait l’influence dans la conduite des affaires. Le directeur des affaires politiques du Quai d’Orsay, le baron de Courcel, convainquit le président de la Chambre. Dès lors, Ferry se décida. Prétextant les incursions de Kroumirs sur les confins algériens, il obtient le 7 avril 1881 le vote de crédits militaires. Le 12 mai, le bey, en son palais du Bardo, à Ksar-Saïd, signait le traité qui marquait le début du protectorat. La Chambre vota le traité le 24 mai. Ceux même qui critiquaient l’intervention, à droite et à l’extrême gauche, n’allèrent pas au-delà de l’abstention. Mais le succès de Ferry fut mis en cause par une insurrection fin juin. Après les élections, à la rentrée parlementaire, Clemenceau interpella Ferry, l’accusant d’avoir trompé la Chambre. Il dénonça les liens du consul de France à Tunis, Roustan, avec des milieux d’affaires. Au terme d’un débat très difficile, il fallut l’autorité de Gambetta pour imposer le vote d’un ordre du jour qui, par 355 voix contre 68 opposants et 124 abstentionnistes, demandait l’« exécution intégrale du traité souscrit par la nation française ». L’intervention en Tunisie n’est pas seulement remarquable parce qu’elle inaugure une nouvelle politique. Elle est exemplaire par la manière dont elle a été menée : le Parlement est mal informé, il doit entériner après coup les faits. Les moyens militaires sont insuffisants : on ne veut pas inquiéter au départ. C’est la politique des « petits paquets ». Certains milieux affairistes, sans avoir un rôle déterminant, ont pu précipiter l’intervention : celle-ci prend un aspect trouble aux yeux de l’opinion.

Le mécontentement du personnel parlementaire devant l’entreprise tunisienne explique que la France ait laissé l’Angleterre agir seule en Égypte. La crainte suscitée par une intervention éventuelle de Gambetta n’est pas étrangère à la chute du « grand ministère », elle explique la chute de Freycinet le 29 juillet 1882 : aux gambettistes qui reprochent au gouvernement sa timidité, se joignent les adversaires de toute intervention. Les troupes anglaises seules écrasent le mouvement nationaliste égyptien et occupent l’Égypte, à titre provisoire. Le gouvernement français ne peut par la suite que marquer son mécontentement. Pour de longues années, le contentieux égyptien va opposer la France et l’Angleterre.

Lorsque Ferry revient aux affaires, en février 1883, l’expansion va reprendre, avec la conquête du Tonkin. Dix ans plus tôt, à l’appel du trafiquant Dupuis, un officier de marine lié au monde gambettiste, soutenu par les négociants intéressés au commerce avec la Chine, par les officiers et les missionnaires, Francis Garnier34, s’était emparé de Hanoï puis avait succombé dans une embuscade. Le traité signé entre l’empereur d’Annam et le lieutenant de vaisseau Philastre avait reconnu à la France la possession de la Cochinchine et accordé à la France un protectorat sans le nom sur l’empire d’Annam. Le traité fut appliqué de façon étroite jusqu’à l’avènement des républicains. L’amiral Jauréguiberry, qui fut à plusieurs reprises ministre de la Marine, songe dès 1879 à une intervention35. En septembre 1881, le premier gouvernement Ferry donne pour instruction au gouverneur de la Cochinchine de « relever le prestige de l’autorité française » sans pour autant « se lancer dans les aventures d’une conquête militaire ». Or, l’empereur d’Annam connaît à nouveau la suzeraineté de la Chine, la navigation sur le Fleuve rouge est rendue impossible par les « Pavillons noirs ». Envoyé au Tonkin avec quelques centaines d’hommes, le capitaine de frégate Rivière dépasse ses instructions, il est poussé par les missionnaires, les commerçants installés à Hanoï et Haiphong, les militaires de son entourage. Il s’empare de la citadelle de Hanoï le 25 avril 1882. Ce qui n’est au départ qu’un « incident » d’autant plus aisé à régler que la conciliation l’emporte à la cour de Huê, va conduire à la conquête du Tonkin et à la guerre avec la Chine. A la fin de 1882 encore, la politique de prudence l’emporte, conforme à la volonté du président de la République, Grévy, et du ministre des Affaires étrangères, qui se défie de la Marine. Le ministre à Pékin, Bourée, paraît obtenir de la Chine un accord sur la base de l’ouverture du Yunnan et d’un double protectorat sur le Tonkin.

Dès le début du deuxième ministère Ferry, la politique française marque un net tournant : le ministre de la Marine télégraphie au gouverneur de la Cochinchine : « L’occupation du Tonkin est décidée en principe. » Bourée est désavoué. Rivière, de lui-même, s’engage dans la conquête du delta. En Chine, le parti de la guerre l’emporte, alors que le gouvernement français croyait à l’abstention. Si la cour de Huê est en plein désarroi, un mouvement de « résistance nationale » s’affirme au Tonkin. Le 19 mai, Rivière qui est alors à la tête de 1 400 hommes est tué dans une sortie. La Chambre venait d’adopter, le 10 mai, un crédit pour l’envoi de troupes au Tonkin. En deuxième lecture, à l’annonce de la mort de Rivière, le crédit est voté à l’unanimité. Ce vote, le 20 mai, est décisif par ses conséquences. La France est prise dans un double conflit de grande envergure avec l’empire d’Annam et avec l’empire chinois. Un corps expéditionnaire de près de 20 000 hommes, une escadre de 4 cuirassés, et 25 bâtiments légers sont engagés. L’affaire a pris peu à peu des proportions considérables. Si l’empire d’Annam reconnaît le 25 août 1883 le protectorat et l’administration directe de la France sur le Tonkin, les opérations, fort difficiles, ne prennent pas fin pour autant. La population mène une lutte d’embuscades qui dure jusqu’à la fin du siècle. L’armée chinoise mène une guerre de type classique. Après plusieurs succès français, la Chine signe une convention en 1884. Un incident entraîne la reprise du conflit qui prend la forme d’une guerre navale : la flotte française détruit l’arsenal de Fou-tcheou, établit le blocus du commerce du riz. La Chine, par le deuxième traité de Tien-tsin, le 9 juin 1885, promet de retirer ses troupes du Haut-Tonkin et ouvre au commerce français l’accès aux provinces méridionales. Les termes du traité étaient arrêtés dès les derniers jours de mars, mais ce fut Brisson, le successeur de Ferry emporté le 30 mars par l’affaire de Lang Son, qui signa le traité. Le 24 décembre, à une très faible majorité, 274 voix contre 27036, la Chambre vota les crédits pour le Tonkin, refusant la perspective de l’évacuation.

Dans la conquête du Tonkin, intervinrent des raisons diverses dont il importe d’apprécier le poids respectif. L’influence des missionnaires est certaine, non moins que celle de groupes affairistes qui allèrent jusqu’à faire distribuer à la Chambre, en mai 1883, des cartes grossières, comportant la mention « grosses pépites d’or ». En 1883-1885, les chambres de commerce inquiètes des difficultés de l’exportation souhaitent une expansion en Extrême-Orient qui ouvre des débouchés. Les soyeux lyonnais étaient favorables à l’acquisition du Tonkin37 qui assurerait à Lyon le « monopole des soieries pour l’Europe ». Pourtant l’administration se défiait des missions, et, s’il est vrai que les milieux économiques influencèrent les processus de décision, les intérêts des « Tonkinois » ne paraissent pas avoir joué de rôle déterminant38.

Les raisons économiques et les motivations politiques sont en fait étroitement imbriquées. Les républicains opportunistes ne séparaient pas l’intérêt national des intérêts du commerce et de l’industrie, mais cette affirmation ne signifie en rien que les raisons proprement politiques et le souci de la grandeur nationale ne furent pas essentiels. L’héritage du traité de 1874, la volonté « d’affirmer la puissance de la France » en Extrême-Orient conduisaient par eux-mêmes à un engagement au Tonkin. Celui-ci n’était-il pas la voie d’accès au monde chinois sur lequel les puissances européennes étaient justement en train d’étendre leur influence ? Les initiatives personnelles des « marins », la volonté propre de Ferry eurent également leur importance. L’entreprise rencontra une opposition qui alla croissant jusqu’à ce que sa majorité même abandonne son auteur. Ferry trompe le Parlement, sacrifie « l’or et le sang de la France » dans des aventures lointaines, mène une politique contraire aux droits de l’homme. Si l’extrême gauche radicale est seule à développer ce dernier argument, en revanche les autres thèmes de l’anticolonialisme sont communs à la gauche et à la droite, qui se retrouvent également pour dénoncer le relent d’affairisme de l’entreprise.

Les défenseurs du nationalisme « continental », un Déroulède, un Clemenceau, dénoncent avec véhémence une politique qui conduit la France à renoncer à ses intérêts essentiels. Ferry, en engageant la France hors d’Europe se heurte à l’Angleterre et à l’Italie. Il est conduit à envisager à tout le moins une « collaboration occasionnelle » avec l’Allemagne : « Il est utile d’avoir avec elle des ententes sur les terrains des intérêts communs », écrit-il à sa femme. Pour autant, il ne répond pas aux avances de Bismarck qui va jusqu’à laisser entrevoir en 1384 la possibilité d’une alliance. Il se méfie des manœuvres de Bismarck qui souhaite avant tout inquiéter la Grande-Bretagne tout en maintenant l’isolement de la France. Surtout l’opinion et le personnel politique ne pourraient accepter une entente avec l’Allemagne au prix d’une renonciation à l’Alsace-Lorraine. Ferry lui-même ne saurait oublier « la plainte touchante des vaincus39 ». Il demeure qu’avec Ferry, les relations franco-allemandes sont « meilleures que jamais depuis 1871 ». L’expansion coloniale est la cause de cette situation. Ferry est donc traité de Prussien, de Bismarck. La Justice de Clemenceau stigmatise, le 1er janvier 1885, « des rapprochements qui blessent ce qu’il y a de plus sacré dans la dignité et les espérances du pays ». On se condamne à ne pas comprendre l’impopularité de la politique coloniale de Ferry et l’évolution du nationalisme français après 1885, si l’on néglige les incidences de l’impérialisme outre-mer sur les relations franco-allemandes.

On imagine mal aujourd’hui la véhémence et l’extraordinaire passion qui marquent les controverses pour ou contre la colonisation dans les années 1880. « Nous ne vous connaissons plus, nous ne voulons plus vous connaître… Ce ne sont plus des ministres que j’ai devant moi, ce sont des accusés de haute trahison » : Clemenceau, lors de la séance du 30 mars 1885, donne le ton des attaques contre Ferry et sa politique, dont l’impopularité est au plus haut. Rien n’est plus remarquable que le contraste entre l’ampleur de l’œuvre de Ferry (encore n’a-t-on pas évoqué le maintien de l’influence à Madagascar et l’appui porté aux entreprises de Brazza au Congo), et la fragilité d’une politique qui trouva des appuis limités. Dans le personnel politique, seuls les opportunistes lui apportèrent leur soutien, non sans réticences qui allaient jusqu’à l’hostilité. Les mémoires de Bernard Lavergne, confident de Grévy, montrent bien que le président de la République et ses amis politiques sont bien peu favorables. C’est parmi les gambettistes que Ferry trouva ses partisans. Dans le pays, Ferry le « Tonkinois » souleva une vive impopularité. Elle permit aux oppositions conjuguées, droite et extrême gauche, de l’abattre. Sa majorité ébranlée depuis plusieurs mois se disloqua le 29 mars à la nouvelle de l’évacuation de Lang Son, présentée comme un désastre. Aux côtés de Clemenceau, se dressa Ribot, un des leaders du centre gauche. 306 députés votèrent contre Ferry, 149 le soutinrent. Ce scrutin réclame des explications : il reflétait l’hostilité du peuple urbain à Ferry, tenu pour responsable des difficultés économiques et du pain cher. Les radicaux intransigeants, adversaires de toujours de Ferry, étaient sensibles à ce mécontentement, ils furent suivis par la gauche radicale, une partie des gambettistes que heurtait l’absence de réformes. L’hostilité de la droite à l’auteur des lois laïques était ancienne. Mais le Tonkin ne fut pas pour elle un simple prétexte. La raison déterminante du scrutin était bien le refus des expéditions coloniales coûteuses en hommes et en argent. Les campagnes en avaient assez de ces aventures, que réprouvait également le monde des intérêts. A cet égard, l’attitude du centre gauche est caractéristique et suffirait à détruire la vision simpliste d’un impérialisme colonial fondé sur les exigences des milieux d’affaires. La chute de, Ferry illustre les interactions entre la politique intérieure et la politique extérieure et constitue un cas, exceptionnel en ces débuts de la République, de crise ministérielle sur une question de politique extérieure.

Après sa défaite, Ferry, avec plus de netteté qu’en 1882 dans la préface aux Affaires de Tunisie, de son collaborateur Alfred Rambaud, définit après coup les fondements de sa politique. Le premier argument est d’ordre économique « La politique coloniale est fille de la politique industrielle40 », les colonies fournissent des débouchés. Deuxième argument, « humanitaire », les « races supérieures » ont « le devoir de civiliser les races inférieures ». L’œuvre colonisatrice veut émanciper, apporter les Lumières et le Progrès : en ce sens un lien s’établit entre la politique laïque et la politique coloniale. Enfin la colonisation est nécessaire pour des raisons politiques. « La politique de recueillement ou d’abstention, c’est simplement le chemin de la décadence », s’écrie encore Ferry à la Chambre le 28 juillet 1885, témoignant de cette hantise du déclin national, de cette obsession du « rang » qui est au cœur du nationalisme français de droite ou de gauche après la défaite de 1871. Dans cette thématique, que reprirent par la suite les défenseurs de l’idée coloniale, il serait aussi inexact de considérer l’« argumentation patriotique… comme l’alibi des impératifs économiques » (R. Girardet) que d’affirmer l’inverse. En fait, les nécessités de l’expansion industrielle et commerciale sont subordonnées aux exigences du maintien de la grandeur nationale. En ce sens, le néo-mercantilisme et le nationalisme sont inséparables.

Ainsi la colonisation rejoint ce patriotisme et cette volonté de régénérer la France qui sont essentielles à la compréhension des fondateurs de la République. Qu’il envoie l’escadre de l’amiral Courbet dans le golfe du Tonkin ou qu’il s’adresse aux instituteurs de la République, Ferry poursuit bien une même politique : forger une France nouvelle, rendre son rang dans le monde au pays vaincu en 1871. Pour lui ou pour un Paul Bert, « patron » des écoles normales qui mourut gouverneur de l’Indochine, il n’est pas de contradiction entre l’idée laïque et l’idée coloniale. Bien plus, la première justifie la seconde. La laïcité n’enseigne-t-elle pas la mort des croyances et des civilisations traditionnelles, la victoire du progrès fondé sur la science et la raison ? L’Alliance française, fondée en 1884, se propose de diffuser cet idéal au-delà des mers. Une fois de plus s’affirme l’unité de la conception du monde et de la philosophie politique des républicains opportunistes. Une fois encore, le Lorrain patriote et obstiné qui fonda l’école laïque et l’empire colonial incarne leurs aspirations.


1.

Jacques Kayser (21).

2.

A. Rivet, Les Débuts de la IIIe République en Haute-Loire, thèse de troisième cycle, Lyon, 1972, dact.

3.

Cf. J.-T. Joughin, The Paris Commune in French Politics. 1871-1880. The History of the Amnesty of 1880,2 vol., Baltimore. 1955.

4.

Cf. l’article de Michelle Perrot, « Le premier journal marxiste français : l’Égalité de Jules Guesde, 1877-1883 », Actualité de l’histoire, juillet-septembre 1959.

5.

Mermeix, dans sa France socialiste, en 1886, attribue environ 200 militants déterminés au Comité révolutionnaire central.

6.

Cité par Joseph Reinach (85), p. 129.

7.

Lettre à Ranc, du 24 décembre 1874, citée par D. Halévy et E. Pillias.

8.

53 216 074 francs en 1872, 52 408 162 francs en 1880.

9.

Cf. P. Zind, l’Enseignement religieux dans l’instruction primaire publique en France, 1850-1875, Lyon, 1971 ; l’auteur décrit à merveille la manière dont était enseignée la religion sous le régime de la loi Falloux.

10.

Cf. l’article d’une grande portée méthodologique d’A. Prost et C. Rosenzveig, « La Chambre des députés (1881-1885). Analyse factorielle des scrutins », Revue française de science politique, février 1971, p. 5-50.

11.

Lettre citée par D. Halévy et E. Pillias.

12.

P. Albert (87).

13.

Cette disposition disparut en 1907 : le gouvernement avait voulu mettre les cérémonies du culte sous le régime de cette loi, les catholiques refusant les « associations cultuelles ». Mais ils marquèrent la même hostilité à la déclaration préalable, qui fut alors supprimée.

14.

Cf. V. Wright, « L’épuration du Conseil d’État, juillet 1879 », loc.cit.

15.

Ferry à la Chambre des députés le 3 juin 1876.

16.

Selon la formule de Littré dans son livre pénétrant, De rétablissement de la IIIe République, Paris, 1880, reprise d’articles parus dans la Revue de philosophie positive, p. 489-508. Littré en tirait argument pour s’élever contre des mesures d’exception.

17.

Cf. Maurice Sorre, « Les pères du radicalisme », Revue française de science politique, octobre 1951.

18.

Cité par M. Reclus (41), p. 199.

19.

Discours du 2 juillet 1882, reproduit dans la Revue internationale de renseignement, juillet-décembre 1882, p. 104.

20.

Cf. Bernard Ménager (101).

21.

Freycinet au Sénat en juillet 1879, l’Année politique, 1879, p. 248.

22.

En mars 1878, l’Année politique, 1879, p. 84.

23.

Sur tout ceci, cf. J. Bouvier (60).

24.

Cf. Seignobos (8), p. 89.

25.

Selon la formule de l’Année politique, 1882, p. 181.

26.

Cf. Y. Gonjo (67), et l’Année politique, 1883, p. 116-121.

27.

L’Année politique, 1883, p. 240-254.

28.

Fr. Crouzet, à propos de la thèse de Fr. Caron sur la Compagnie des chemins de fer du Nord, Revue historique, avril-juin 1970, p. 526 ; et Y. Gonjo (67).

29.

Comme l’observe justement J. Chastenet (3, t. III), p. 129.

30.

Cf. P. Barral (57), p. 84.

31.

Cf. H. Brunschwig (10), p. 23.

32.

Cf. R. Girardet (18), p. 85 ; J. Valette, « Note sur l’idée coloniale vers 1871 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1967, p. 158-172.

33.

Cf. l’étude de Ch. A. Julien dans les Politiques d’expansion impérialistes, Paris, 1949 ; et J. Ganiage (11).

34.

Cf. J. Valette, « L’expédition de Francis Garnier au Tonkin à travers quelques journaux contemporains », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1969, p. 189-220.

35.

Cf. Ch. Fourniau, « La genèse et l’évolution de l’affaire du Tonkin », Revue historique, octobre-décembre 1971, p. 377-408.

36.

La minorité comprend 94 républicains et 176 députés de droite. Parmi les six abstentionnistes figure Albert de Mun. Mgr Freppel, l’évêque d’Angers, est le seul député de droite à voter avec la majorité.

37.

Cf. John Laffey, « Les racines de l’impérialisme français en Extrême-Orient », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1966, p. 288-289.

38.

Cf. Dieter Brötel (79).

39.

Il souhaite reposer, écrit-il dans son testament, « en face de cette ligne bleue des Vosges, d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte touchante des vaincus ».

40.

Préface de l’ouvrage le Tonkin et la Mère Patrie, 1890.