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La République face au nationalisme et au socialisme


Avec la chute de Jules Ferry, le 30 mars 1885, s’achève le temps des « fondateurs » de la République. Une période nouvelle s’ouvre marquée par une instabilité ministérielle accrue, par la montée des oppositions ennemies du régime. La République libérale et parlementaire, en ces années de difficultés économiques et sociales, déçoit les masses. Voilà qu’elles se tournent vers des idéologies qui répondent mieux à leurs aspirations. Le nationalisme change de visage lors de la crise boulangiste, le socialisme devient une force politique. Mutations considérables dont il importe de prendre les dimensions.

1. Les élections de 1885

Les adversaires de Ferry ne constituaient pas une majorité de gouvernement. Les divisions accrues au sein des républicains ouvraient une période d’instabilité. Le président de la Chambre, Brisson, proche des radicaux, « pénétré d’esprit maçonnique » (J. Kayser), constitua un gouvernement de « concentration républicaine », formule qui désigne alors l’union des républicains jusqu’à l’extrême gauche contre les conservateurs1. Il n’alla guère au-delà des élections. Elles se firent au scrutin de liste que Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur de Ferry, avait fait accepter aux Chambres. Elles n’y voyaient plus les mêmes inconvénients que du vivant de Gambetta. Chaque département recevait un nombre de députés proportionnel à sa population, un pour 70 000 habitants. Un deuxième tour avait lieu en l’absence de majorité absolue. Ce système, unique dans l’histoire électorale française, desservit les républicains. Dans 34 départements2, ils se divisèrent et présentèrent deux listes : l’une républicaine modérée, l’autre radicale, sur laquelle figuraient parfois des socialistes. A Paris, à la liste des « comités radicaux et progressistes » favorable à l’union des républicains s’oppose la liste des radicaux socialistes avec Clemenceau. Les droites surent s’unir sur une même liste. Elles reprochèrent aux républicains le déficit financier, la crise de l’économie, la politique laïque, « la guerre entreprise et conduite en Tunisie, au Tonkin et au Cambodge avec une criminelle imprévoyance3 ».

La participation électorale fut plus élevée qu’en 1881. L’abstentionnisme passe de 31,4 % à 22,4 %. Les conservateurs retrouvaient pratiquement leurs chiffres et leurs bastions de 1877. Ils obtenaient les voix des anciens abstentionnistes de 1881 et d’un certain nombre d’électeurs républicains. Au premier tour, les conservateurs avaient 176 sièges contre 127 républicains. Le Nord, le Pas-de-Calais passaient aux conservateurs. Près de la moitié des sièges restait en balance : bien souvent leurs divisions avaient interdit aux républicains d’atteindre la majorité absolue. La remontée des conservateurs attestait la permanence des grandes forces politiques et le mécontentement dû aux difficultés économiques et à la politique des opportunistes. Elle entraîna un retour à la « discipline républicaine ». L’accord se fit sur les candidats les mieux placés au premier tour. Le plus souvent, la liste arrivée en tête fut maintenue ; parfois furent formées des listes nouvelles de coalition. Les radicaux bordelais se retirèrent en faveur de Raynal, l’homme des conventions avec les compagnies de chemins de fer, les radicaux de la Côte-d’Or pour Spuller. Mais l’accord fut souvent favorable aux radicaux en tête au premier tour. Les électeurs suivirent cette tactique. Bien plus, la liste républicaine unique gagnait souvent des voix par rapport à la somme des suffrages républicains du premier tour. La droite n’obtint que 25 sièges contre 244 à la gauche. Au total la nouvelle Chambre comptait 383 républicains dont 223 sortants pour 201 conservateurs dont 72 sortants. Ceux-ci étaient deux fois plus nombreux qu’en 1881. Les deux groupes de l’Appel au peuple bonapartiste (qui comptait 65 membres) et de la droite royaliste, tout en gardant leur autonomie, formèrent une « Union des droites ».

La remontée et le début de regroupement des conservateurs, le renouvellement du personnel, avec 41 % de nouveaux élus, les reclassements au sein des républicains, constituaient les principales données du scrutin. Les accords de désistement avaient favorisé les radicaux, mieux placés au premier tour que les opportunistes, qui absorbaient les débris du centre gauche. Les radicaux conservaient la même implantation, ils prenaient pied en Seine-et-Oise et dans la Haute-Garonne. La conquête du Sud-Ouest s’amorçait. Jacques Kayser4, se fondant sur l’étude de la campagne électorale, des professions de foi et des premiers scrutins, estime à une centaine le nombre d’élus de l’extrême gauche : parmi eux quelques socialistes, qui exercent une action de surenchère sur les radicaux. En outre une quarantaine de députés de la gauche radicale sont proches de cette extrême gauche, dont le succès entraîne un rajeunissement du personnel : 30 élus radicaux ont moins de 40 ans, dont Millerand.

A eux seuls, les républicains de gouvernement réunis pour le plus grand nombre dans le groupe de l’Union des gauches n’ont plus la majorité, ils ne sont guère plus de 200. La Chambre formée de trois groupes à peu près égaux est ingouvernable. Seules sont possibles des coalitions instables, fondées qu’elles sont sur l’appui de la gauche radicale et la tolérance de l’extrême gauche, à moins qu’on n’envisage un gouvernement du centre, permis, hypothèse insoutenable aux vieux républicains, par la tolérance de la droite. Grévy, réélu président de la République le 28 décembre 1885, s’orienta d’abord vers la première formule.

Il appelle, pour la troisième fois, Freycinet, dont il apprécie les qualités manœuvrières, à former le gouvernement. Freycinet souhaite l’« appui de toutes les fractions de la majorité républicaine ». Pour la première fois, des radicaux, à titre individuel, entrent dans le gouvernement à côté des modérés. Mais Freycinet, s’il fait voter la loi du 30 octobre 1886 sur la laïcisation des écoles publiques, ne satisfait vraiment ni les radicaux, désireux de réformes sociales, ni les républicains modérés. Ferry dénonce, dans une lettre à Joseph Reinach, Clemenceau, « premier ministre occulte ». Freycinet tombe, victime des radicaux et de la droite, sur le crédit des sous-préfets, mais son successeur Goblet, proche des radicaux, reconduit pratiquement le ministère. Surtout il conserve le ministre de la Guerre de son prédécesseur, l’homme des radicaux, le général Boulanger, dont la popularité allait croissant au point de constituer un véritable phénomène politique. La crise boulangiste avait commencé.

2. La crise boulangiste et ses conséquences

Dans la crise boulangiste, première épreuve du régime, moins de dix ans après ses débuts, importent moins les épisodes d’une histoire, somme toute brève, que la compréhension d’un phénomène d’opinion aux composantes diverses et dont la signification déborde largement l’éphémère héros qui lui donna son nom.

Les difficultés sociales consécutives à la crise économique de 1882, la montée de l’antiparlementarisme, l’évolution enfin du nationalisme français, autant de données qui rendent compte du boulangisme. On a évoqué les difficultés de l’économie. Elles créent un climat social difficile, marqué de grèves, dont certaines, ainsi la grève de Decazeville au début de 1886, ont un retentissement national. A Paris éclate, en 1888, une très importante grève des ouvriers du bâtiment. Au mécontentement se mêle la déception devant la politique suivie par les républicains. Les ouvriers se détournent de la République parlementaire, socialement conservatrice et, par hostilité à l’opportunisme, vont placer ailleurs leurs espérances. Le fait, capital, n’avait pas échappé à l’auteur de l’Histoire socialiste5, dirigée par Jaurès. Il a été depuis peu mis clairement en lumière6.

L’antiparlementarisme n’affecte pas seulement le peuple ouvrier, mais aussi les classes moyennes, sensibles tout particulièrement dans les grandes villes à l’influence de la presse d’information et aux grands courants de l’opinion. Or la chute de Ferry, tout comme les élections d’octobre 1885, ouvre une période d’instabilité ministérielle qui frappe les esprits, peu sensibles à la stabilité de fait du personnel gouvernemental et à la continuité des grandes orientations politiques. Défions-nous du reste d’un anachronisme : parce que le régime a duré, nous risquons de sous-estimer le mécontentement né de la « valse des ministères » et l’inquiétude que celle-ci fait naître sur l’avenir d’un régime qui paraît, si peu d’années après ses débuts, très fragile. Alors résident en Tunisie, Paul Cambon, ami de Ferry, lié à tout le personnel républicain, écrit à l’automne 1885 à sa femme, au terme d’un séjour à Paris : « L’impression générale est que la République est au bout de son rouleau. Nous aurons l’an prochain des excès révolutionnaires, puis une réaction violente. Qu’en sortira-t-il ? Une dictature quelconque », et à l’un de ses collaborateurs, il ajoute : « Il n’y a pas de gouvernement en France7. »

Le sentiment que la République est impuissante, hors d’état de préparer cette « revanche » dont elle devait être l’instrument, est particulièrement douloureux aux nationalistes. On a dit le patriotisme ardent des républicains après la défaite et leur volonté de forger une France nouvelle par l’école et l’armée. En mai 1882, est fondée la Ligue des patriotes8. Son premier président est l’historien Henri Martin. Parmi ses vice-présidents figure Félix Faure. Son délégué est le poète Paul Déroulède, l’auteur des Chants du soldat. La Ligue a le patronage de personnalités éminentes du monde républicain et se situe dans le sillage gambettiste. Son entreprise n’a d’autre objectif politique que de « développer les forces morales et physiques de la nation » et d’entretenir la flamme de la revanche. Déroulède prétend être un simple « sonneur de clairon ». La Ligue des patriotes première manière s’insère dans le mouvement d’éducation civique et patriotique si caractéristique des débuts de la IIIe République. Elle atteint très vite 182 000 adhérents, chiffre considérable hors de proportion avec ceux des organisations politiques et syndicales de l’époque. Mais la prudence des opportunistes face à l’Allemagne, l’abandon de la revanche pour les entreprises coloniales, amènent Déroulède à donner une autre orientation au mouvement dont il devient président en mars 1885. Il est convaincu que l’absence d’autorité met en danger le pays. Ce diagnostic l’amène à voir dans la « révision du régime parlementaire » un préalable à la « révision du traité de Francfort ». Apolitique au départ, la Ligue va, non sans remous internes, s’engager sur le terrain politique.

Aspirations sociales, refus de la République parlementaire, affirmation de la souveraineté populaire, exaltation du sentiment national : dans sa confusion et son vague même, un tel programme était de nature à enthousiasmer ceux qu’avait déçus la politique des opportunistes. Il s’inscrivait dans la tradition des hommes de 1793, dont les radicaux se disaient les continuateurs, ces radicaux qui crurent trouver dans Boulanger le « jacobin botté » dont ils rêvaient.

Lorsque Freycinet nomme Boulanger, alors commandant des troupes en Tunisie, ministre de la Guerre, il donne satisfaction à Clemenceau, lié à Boulanger, tout comme un autre radical, ministre de Freycinet, Granet. Le nouveau ministre a pour lui une carrière militaire brillante et des amitiés politiques. Il a le sens de la mise en scène et sait faire valoir ses initiatives. Rien chez lui de la discrétion des généraux qui le précédèrent au ministère de la Guerre. D’emblée il justifie les sympathies que lui porte l’extrême gauche ; il s’en prend à « ces coteries qui font parade de leur hostilité » à la République. Il raye le duc d’Aumale des cadres de l’armée9. Il justifie la présence de l’armée à Decazeville : « Elle n’agit pas plus en faveur de la Compagnie contre les mineurs qu’elle n’agirait demain en faveur des mineurs contre la Compagnie », et la gauche l’acclame quand il déclare : « Peut-être, à l’heure qu’il est, chaque soldat partage avec un mineur sa soupe et sa ration de pain. » Au ministère, Boulanger multiplie les initiatives. Son œuvre technique n’est pas négligeable : le fusil Lebel à répétition remplace le fusil Gras. Il améliore le sort de la troupe, autorise le port de la barbe, généralise l’usage des assiettes, Il s’efforce de rendre l’armée populaire : les guérites sont peintes en tricolore, la revue du 14 juillet est rétablie. En 1886, à Longchamp, elle reçoit un lustre exceptionnel. La foule parisienne acclame le ministre de la Guerre et le chansonnier Paulus à l’Alcazar crée En revenant de la revue ; sentant l’attente du public, il affirme :

Le boulangisme est né dans l’opinion, servi par la chanson, l’image, la presse qui fait un large écho aux déclamations ou aux discours du ministre. A ce moment, hormis Ferry et ses amis d’emblée hostiles, le personnel républicain demeure favorable à Boulanger. Ne prépare-t-il pas un projet de réorganisation du service militaire conforme aux aspirations démocratiques : le service passera à trois ans, exemptions et volontariats seront supprimés, les curés iront « sac au dos10 » ? En revanche, les républicains modérés, mais non les radicaux, s’inquiètent sérieusement de Boulanger quand ; autour de lui, se développe une campagne en faveur de la revanche, que soutiennent des journaux comme la France militaire ou la Revanche. Le ton, et les initiatives de Boulanger ne vont-ils pas pousser Bismark à une guerre préventive ?

Le chancelier croit-il à l’imminence d’un conflit ? Veut-il simplement tirer parti de la conjoncture pour obtenir plus aisément le vote d’une nouvelle loi militaire après la dissolution du Reichstag ? Quoi qu’il en soit, Bismarck prend des mesures d’intimidation et, en plein hiver, mobilise des réservistes à proximité de la frontière. Dans le même temps, s’ouvre une période de réaction en Alsace-Lorraine qui contraste avec la tolérance observée depuis 1879 : le 31 décembre 1886, toute personne appartenant à l’armée française ne peut séjourner dans le Reichsland qu’après l’obtention d’une autorisation administrative, mesure étendue le 29 mars à tous les Français. Le procureur général de l’Empire fait perquisitionner chez des membres de la Ligue des patriotes domiciliés en Alsace-Lorraine. Un procès auquel est fait une très large publicité a lieu devant la Cour suprême de Leipzig. Mais les électeurs, le 21 février 1887, lors de la consultation qui suit la dissolution du Reichstag, malgré l’intimidation du gouvernement (« Les élections d’Alsace-Lorraine ne sont pas indifférentes pour la question de la guerre et de la paix »), élisent uniquement des « protestataires ». Les autonomistes sortants sont battus. Le gouvernement dissout toute société dont les tendances sont hostiles à l’Allemagne. Deux Alsaciens accusés d’espionnage sont jugés par la cour de Leipzig. Le 21 avril 1887, le commissaire de police de Pagny-sur-Moselle, Schnaebelé, convoqué par son collègue allemand pour affaire de service, est arrêté, sous l’inculpation d’espionnage en Alsace. On est au plus haut de la crise ; l’émotion est extrême, les milieux nationalistes en France croient à la guerre. Boulanger en conseil des ministres propose d’adresser un ultimatum à l’Allemagne. Grévy l’arrête : « Un ultimatum, c’est la guerre et je ne veux point de la guerre11. » Le ministre des Affaires étrangères, Flourens, fait adresser une demande d’explication à Berlin, fondée sur la machination de la police allemande. Bismarck fait remettre Schnaebelé en liberté. La paix avait-elle été sérieusement menacée ? Ce n’est pas certain, mais l’opinion le crut et la menace allemande, dont la perspective avait semblé s’éloigner depuis quelques années, reparut. Elle était liée, de manière indissoluble, à la condition malheureuse des « provinces perdues ». Comme l’écrit le Barres de l’Appel au soldat, « un frisson traversa le pays ». Cette fièvre servit la popularité de Boulanger, à la fermeté de qui l’on attribua la libération de Schnaebelé. Mais les opportunistes, soucieux de maintenir la paix, désiraient se débarrasser d’un ministre de la Guerre qui menait à l’aventure. Le 17 mai, le cabinet Goblet tombe par 275 voix contre 257 : face à Boulanger, la droite et les républicains modérés ont fait front.

Allait-on assister à un reclassement de majorité ? L’hypothèse était d’autant moins invraisemblable qu’une double évolution s’esquissait, aussi bien à droite que dans les rangs des républicains modérés. A droite, certains songent à se rallier à une République conservatrice : en 1886, un ancien bonapartiste, protestant, Raoul Duval, forme un groupe de la droite républicaine. Surtout certains conservateurs, par peur des radicaux, sont prêts à tolérer un gouvernement dominé par les républicains modérés. Ceux-ci acceptent une République « ouverte » aux conservateurs, dès lors que ceux-ci ne cherchent pas à la détruire. Rouvier, lié aux milieux d’affaires, forma un gouvernement qui s’appuyait sur le groupe de l’Union des gauches, ferrystes et anciens gambettistes, avec la neutralité de la droite ; Boulanger n’était plus ministre. La brièveté du ministère Rouvier ne doit pas conduire à sous-estimer le sens de l’expérience : elle annonce la « politique d’apaisement » qui va reprendre quelques années plus tard. Elle représente somme toute un retour à la conjonction des centres en vue d’une politique de défense sociale. Elle en retrouve les difficultés. Il est remarquable que Rouvier, dès son arrivée au pouvoir, ait déclaré qu’il ne conserverait pas le gouvernement, même avec la majorité, s’il n’avait pas une majorité républicaine12, tant était forte la suspicion vis-à-vis de la droite. La question religieuse constituait toujours le problème majeur : les opportunistes pouvaient tout au plus promettre des accommodements avec la politique de laïcité, concession insuffisante aux yeux de la droite et surtout de ses électeurs. Déjà se profilent les questions que l’on retrouvera lors du ralliement. En outre, le soutien de la droite à Rouvier est d’autant plus vacillant que les progrès du boulangisme et de l’antiparlementarisme donnent à croire aux hommes de la droite autoritaire qu’il est possible d’abattre le régime en se servant du boulangisme.

Dès la démission du gouvernement Goblet, les amis de Boulanger ne manquent pas une occasion de susciter des démonstrations de l’opinion publique en faveur du ministre : pendant la crise même, le directeur de l’Intransigeant, Rochefort, l’ancien communard, recommande, profitant de l’élection partielle parisienne du 23 mai, d’ajouter le nom de Boulanger sur le bulletin de vote : plus de 38 000 bulletins le suivent. Le 8 juillet 1887, les partisans de Boulanger veulent empêcher son départ pour Clermont, où il est nommé à la tête du 13e corps. Extraordinaire manifestation où la foule chante la Marseillaise et les refrains en l’honneur du général Revanche.

La manifestation inquiète les vieux républicains attachés à la suprématie du pouvoir civil : un Clemenceau se détache alors de Boulanger. Il craint le césarisme et le militaire trop populaire. Pourtant le peuple boulangiste vient bien de la gauche, voire de l’extrême gauche. Comme l’observe avec pénétration un chroniqueur du conservateur Correspondant13 : « Les journalistes de la Lanterne et de l’Intransigeant qui exaltent Boulanger n’aiment guère l’armée, en fait Boulanger s’est laissé acclamer par le parti révolutionnaire comme un de ses chefs. » Boulanger a pour lui les hommes de la Commune : « Il est à craindre que, sauf pour M. Déroulède et ses amis de la Ligue, la revanche ne soit que le moindre souci de ces braillards… la revanche, pour eux, c’est la revanche à l’intérieur, la revanche contre les Versaillais, contre les bourgeois, contre les opportunistes, contre Ferry et Rouvier. » L’analyse est pénétrante et définit bien un boulangisme jacobin, plébéien, parisien.

Boulanger parti en province, la fièvre paraissait retomber quand éclate le scandale des décorations. Wilson, le gendre du président de la République, trafiquait de son influence, y compris pour l’obtention de la Légion d’honneur. Pour la première fois, le scandale frappe le régime dans l’entourage même de l’homme d’État qui l’incarne. Rouvier demande l’ajournement d’une interpellation de Clemenceau : il est renversé par 317 voix contre 228, le 19 novembre. La droite abandonne Rouvier « par peur de ses électeurs », comme l’écrit justement Adrien Dansette. Ils ne souffriraient pas qu’elle ferme les yeux sur l’affaire. Le scrutin a une autre raison : la droite parlementaire, au sein de l’Union des droites, est débordée par la droite autoritaire. Celle-ci, de tradition bonapartiste, trouve un appui de poids dans les déclarations du comte de Paris, le 15 septembre. Le prétendant se rallie au principe plébiscitaire, surtout il estime que le pays « dégoûté du parlementarisme républicain » voudra un gouvernement fort.

Derrière Rouvier, Grévy était visé. Aucun des hommes politiques pressentis n’accepta de former le gouvernement. Grévy qui s’obstinait à demeurer président de la République démissionna enfin le 2 décembre. L’heure de Ferry n’était-elle pas venue ? Fort de l’appui de la majorité du Sénat, il paraît avoir une majorité au Congrès ; mais il trouve contre lui l’opposition acharnée de Clemenceau et des radicaux. Adversaires ou partisans de Boulanger, ceux-ci se retrouvent avec les hommes de la Ligue des patriotes et les blanquistes pour se déchaîner contre Ferry. Paris manifeste contre Ferry-Famine, abhorré depuis la Commune, et Ferry-Tonkin, qui a oublié la revanche. On s’attend au pire dans l’éventualité de son élection à la présidence de la République. A la réunion des républicains à Versailles, Ferry distance de peu Freycinet. Clemenceau pousse la candidature de Sadi Carnot, dont le nom est cher à la République mais qui n’est guère connu, sinon pour avoir comme ministre des Finances refusé des recommandations de Wilson. Au Congrès, Carnot est en tête au premier tour, au second Freycinet et Ferry se désistent pour lui. Comme en 1879, le personnel politique a préféré un homme relativement obscur, qui ne fera pas preuve à la magistrature suprême d’une autorité excessive, à une forte personnalité. Mais la crainte de troubles si Ferry était élu a pesé sur les délibérations de Versailles. En faisant peur aux opportunistes, radicaux, boulangistes, socialistes avaient triomphé de Ferry : le vaincu du 30 mars 1885 ne reviendrait jamais aux affaires.

La coalition est bien moins hétérogène qu’il ne semble à première vue : en vérité, elle n’est autre que celle de ce « parti national » qui va, en 1888 et 1889, ébranler la République. Certes un certain nombre de radicaux vont progressivement prendre leurs distances vis-à-vis de Boulanger, ainsi Clemenceau, encore ne dédaigne-t-il pas l’appui boulangiste contre Ferry, ainsi l’ancien pasteur Frédéric Desmons14, personnalité éminente de la maçonnerie, député du Gard, qui s’écarte plus tardivement du mouvement. Certes les socialistes « possibilistes » font passer au premier plan la défense de la République, et les guesdistes se tiennent à l’écart du « parti national » ; encore Lafargue voit-il en lui un « mouvement populaire » et Guesde, qui ne lui porte guère de sympathie, ne trouve pas en lui son premier adversaire. Mais les réserves, ou l’hostilité, d’une partie du monde radical ou socialiste, réserves et hostilité qui s’affirmèrent progressivement, ne doivent pas masquer ce fait massif : jusqu’au bout l’entourage de Boulanger, l’état-major du « parti national », est constitué d’hommes issus de l’extrême gauche radicale ou socialiste, Rochefort le polémiste, directeur de l’Intransigeant, Eugène Mayer, directeur de la Lanterne, les députés Laguerre, Francis Laur, Laisant, Le Hérissé, Turigny, vieux radical de la Nièvre, le sénateur Naquet. Seuls à ne pas venir de l’extrême gauche, un homme d’affaires, Dillon, le journaliste bonapartiste Georges Thiébaut, Déroulède enfin. Un même tempérament autoritaire est peut-être ce qui fait le mieux l’unité de ces hommes. Le radicalisme, Thibaudet l’a fortement senti, portait en lui cette virtualité proconsulaire et jacobine. Il associe l’autorité et la démocratie. L’aspiration à un régime fort, qui balaie les compromis et les compromissions de l’opportunisme, est inséparable de la volonté de rendre la parole au peuple, de rétablir la souveraineté populaire, confisquée par le parlementarisme et le régime représentatif instauré par la constitution « monarchiste » de 1875. La démocratie voulue par les révisionnistes sera sociale ; les boulangistes, qui sont en majorité dans le groupe parlementaire « socialiste » formé le 16 décembre 1887, proposent un programme qui se situe dans la tradition du socialisme non marxiste ou du premier radicalisme : caisses de retraite, participation du travail au fruit du capital, coopération15. Les mesures en vue de la protection du « travail national » face à la concurrence étrangère font le lien entre ce socialisme et le nationalisme.

L’aspiration à la revanche, l’exaltation de la nation trahie par la bourgeoisie opportuniste, rassemblent les partisans de Boulanger. Face aux partis qui divisent, la patrie fait l’unité. A cette fièvre nationaliste, se mêle le sentiment que la France est malade et décadente : pour sauver la patrie, il faut réviser le régime parlementaire. Enfin, le boulangisme est inséparable d’une protestation romantique contre l’ordre établi, contre un régime installé. La République ne suscite plus comme vingt ans plus tôt, à la fin de l’Empire, l’enthousiasme des jeunes générations. Barrès exprime admirablement ce sentiment de refus d’un pays « habité par des fonctionnaires qui pensent à leur carrière, par des administrateurs qui rêvent des bains de mer l’été, le baccalauréat pour le fils, la dot pour la fille, et par des comités politiques qui, à défaut d’un principe d’unité nationale, proposent des formules de faction » (l’Appel au soldat).

Sur le thème venu en droite ligne des radicaux, « dissolution, constituante, révision », le « Comité du parti national » entreprit une campagne pour laquelle il ne refusa aucun concours. Dans cette coalition d’adversaires du régime, se rangèrent les conservateurs qui répudiaient l’orléanisme parlementaire. Boulanger, à l’insu de ses amis, rencontra le chef de l’Union des droites, le baron de Mackau, et lui fit des promesses16 qui valurent à l’auteur de l’expulsion du duc d’Aumale des appuis de droite.

Cependant le régime parlementaire paraissait démontrer son impuissance. Carnot avait constitué un « cabinet d’affaires ». Il frappa Boulanger de retrait d’emploi, le 14 mars, puis le mit à la retraite le 27. Les amis de Boulanger avaient posé sa candidature à des élections partielles le 26 février. A la retraite, Boulanger était éligible. Il se présenta dans le Nord. Le jour de l’annonce de sa candidature, le 30 mars, Laguerre demanda l’urgence en faveur d’une proposition de révision déposée par les radicaux. Elle obtint 286 voix contre 237 : la droite, les radicaux, boulangistes ou non, renversaient le ministère modéré. On revint à la concentration avec les radicaux. Carnot appela Floquet, le président de la Chambre, qui s’entoura de Goblet et de Freycinet. Celui-ci était le premier civil à devenir ministre de la Guerre ; il allait le rester, sous divers ministères, près de cinq ans. Les hommes politiques qui avaient lancé Boulanger allaient s’efforcer de le combattre.

Boulanger est élu dans la Dordogne le 8 avril, par les voix radicales et bonapartistes, dans le Nord le 15 avril avec le soutien des voix ouvrières. Désireux de se faire plébisciter par l’opinion, il démissionne et se fait élire le 19 août à nouveau dans le Nord, dans la Somme et la Charente-Inférieure. Chaque fois, il réunit sur son nom les voix conservatrices, particulièrement bonapartistes et cléricales : ne s’est-il pas prononcé pour une « République ouverte » ? — et les voix radicales et socialistes. Il est servi par des campagnes à l’américaine organisées par Dillon qui a vu à l’œuvre les « machines » des partis américains. Brochures, photographies et portraits, chansons, camelots appointés, bibelots portant l’effigie du « brave général », autant de nouveautés. Fort de ces succès, Boulanger se présente le 27 janvier 1889 à Paris. Les radicaux l’avaient mis au défi de se présenter : le bastion de la gauche et de la République lui réserverait une déconvenue. Ce fut un triomphe : le général obtient 245 236 voix contre 162 875 au radical modéré Jacques et 17 039 au terrassier Boulé, candidat des guesdistes et des blanquistes. Le peuple de Paris avait voté pour Boulanger, date capitale qui signifie bien plus qu’un engouement passager : au Paris des révolutions va bientôt succéder le Paris nationaliste.

Aussi bien est-ce de la province que va venir le salut de la République. Boulanger au soir du 27 janvier s’est refusé, hanté par le souvenir du 2 décembre et fidèle à la légalité, à marcher sur l’Élysée. Il espère que les élections générales de 1889 lui donneront le succès. Mais lors des élections partielles, il n’a pas affronté les forteresses républicaines de l’Est et du Sud-Est. Les conservateurs sont des alliés peu sûrs : dans l’Ardèche, ils ont préféré s’abstenir, entraînant en juillet sa défaite. Dans le Nord, une partie de l’électorat orléaniste s’abstient. Surtout, la défense républicaine s’organise. Au Grand Orient, le 23 mai 1888, Clemenceau a présidé la création, avec le gambettiste Ranc et le possibiliste Joffrin, de la Société des droits de l’homme et des citoyens. Elle veut défendre la République contre la dictature césarienne. La maçonnerie entre dans la lutte et, avec elle, ce réseau de comités et de sociétés républicaines si actif dans les bourgs et les petites villes. Un remède paraît s’imposer : le retour au scrutin d’arrondissement, brise-lames de la vague plébiscitaire. Près des deux tiers des conseils généraux le réclament, quand les leaders radicaux restent favorables au scrutin de liste. L’élection de Boulanger à Paris conduit Floquet, pourtant hostile au scrutin uninominal, à déposer un projet de loi de rétablissement de l’arrondissement, voté à une faible majorité, 268 voix contre 222, par les républicains modérés et une partie des radicaux contre la droite convertie au scrutin de liste, une trentaine de radicaux et les 17 boulangistes. Le Sénat, si représentatif des campagnes républicaines, vota le projet à une majorité écrasante : 222 voix contre 54. Floquet avait fait accepter la loi électorale. Les républicains modérés jugèrent le moment venu de l’abandonner. Il ne paraissait pas capable d’arrêter le boulangisme. Il venait d’autre part de déposer un projet d’impôt sur le revenu et un projet de révision constitutionnelle, comportant un Sénat élu au suffrage universel à deux degrés. Grâce aux voix de la droite, les républicains modérés obtinrent l’ajournement de la révision. Floquet démissionna le 14 février. Carnot rappela Tirard, dont le second ministère avait plus de relief que le précédent. Il s’appuyait sur d’anciens gambettistes, Rouvier aux Finances, Spuller aux Affaires étrangères ; surtout Constans, qui avait été ministre de l’Intérieur dans le premier cabinet Ferry, revenait place Beauvau. Le ministre annonça sa volonté « d’assurer le maintien de l’ordre légal et le respect dû à la République ». Huit jours après son entrée en fonction, il faisait dissoudre la Ligue des patriotes. Les membres du Comité étaient poursuivis pour délit de société secrète.

Cependant l’état-major boulangiste tente un suprême effort pour gagner les élections : il cherche à rallier les voix catholiques. Si les transactions avec les conservateurs ont été tenues secrètes, cette fois l’alliance est scellée au grand jour. Le 17 mars, Boulanger prend la parole à Tours au cours d’un banquet organisé par le journaliste Jules Delahaye17. Boulanger marque les limites de ses relations avec les conservateurs : « Personne parmi les conservateurs qui me suivent ne me fait l’injure que j’affirme la République pour la trahir. » La restauration est impossible et laisserait la nation « divisée ». On ne pouvait plus nettement dissiper les espérances que certains royalistes mettaient en Boulanger, « bélier » qui devait abattre la République. Mais, par-delà les leaders monarchistes, Boulanger s’adressait aux électeurs catholiques conservateurs et les invitait à entrer dans la République : « En acceptant la République, ils veulent que celle-ci soit libérale et tolérante… que l’on rompe avec ce système d’oppression… La République… doit répudier l’héritage jacobin de la République actuelle, elle doit apporter au pays la pacification religieuse. » Le discours de Tours irrita les chefs monarchistes qui espéraient se servir de Boulanger ; quant à la gauche, elle put désormais dénoncer en Boulanger le « chef des cléricaux ». De nombreux électeurs catholiques n’avaient pas attendu ce discours pour soutenir Boulanger, malgré son entourage anticlérical et bien qu’il fût l’homme des « curés sac au dos ». L’intérêt du discours de Tours, dont l’auteur est Naquet, est de montrer la volonté des boulangistes de canaliser à leur profit les aspirations des catholiques à une République qui ferait la paix religieuse.

Constans prit l’initiative : cet agrégé de droit, enrichi par la politique et dont la gestion comme gouverneur général de l’Indochine ne fut pas sans susciter des critiques, savait intimider l’adversaire et manier les polices. Boulanger, menacé de passer en Haute Cour devant le Sénat pour « attentat contre la sûreté de l’État », s’enfuit à Bruxelles le 1er avril. Lui, Dillon et Rochefort furent poursuivis par contumace. Le pays ne bougea pas. Le 5 mai, anniversaire de la réunion des États généraux, s’ouvrait l’Exposition universelle, pour commémorer le centenaire de la Révolution française. Comme l’exposition de 1878 après le 16 mai, l’Exposition fait baisser la fièvre politique et fortifie la République. Une loi interdit, le 17 juillet, les candidatures multiples et impose la déclaration obligatoire de candidature afin d’éviter une démonstration plébiscitaire sur le nom de Boulanger. Celui-ci, condamné par la Haute Cour par contumace à la déportation le 14 août, devenait inéligible. Le verdict fit peu de bruit. Quelques jours plus tôt, les cendres de La Tour d’Auvergne, Lazare Carnot, Marceau et Baudin avaient été transférées au Panthéon : gloires nationales, révolutionnaires et républicaines. Le 18 août un banquet réunissait à l’occasion de l’Exposition les maires de France : fête gastronomique et républicaine offerte à cette province qui allait sauver le régime.

Conservateurs et boulangistes vont séparément à la bataille électorale. Là où ils n’ont pas de candidats, les premiers soutiennent les révisionnistes : le comte de Paris n’a-t-il pas, comme le prince Victor, le prétendant bonapartiste, fait sien le thème de la révision ? Dans le cas inverse, les boulangistes apportent leur appui à la droite. C’est la situation la plus fréquente, en effet l’organisation électorale des boulangistes est inexistante. Aussi, sauf à Paris, le boulangisme est-il « dominé par l’Union conservatrice18 » : au scrutin de liste le comité national aurait pu donner son investiture à des listes boulangistes, l’arrondissement le lui interdit. Le « parti national » ne dispose pas d’un personnel suffisant pour présenter de nombreux candidats face aux notables. Le clergé, plus nettement qu’aux élections précédentes, intervint dans la lutte électorale contre les républicains qui venaient de voter la loi établissant le service de trois ans et astreignant les séminaristes, comme les étudiants et les futurs membres de l’enseignement, à un service d’un an. La loi militaire et les lois scolaires constituaient désormais le grand thème de protestation des catholiques.

La participation électorale, le 22 septembre, fut comparable à celle des élections de 1885 qui avaient été, déjà, des élections de lutte. La gauche obtint 4 333 139 suffrages et 366 sièges, la droite 2 914 985 suffrages et 168 sièges, les boulangistes 709 123 voix et 42 sièges. Le système majoritaire et les désistements entre républicains favorisaient la gauche19 dont plusieurs leaders, Goblet, Ferry, étaient cependant battus par des révisionnistes. Au total, la coalition de la droite et des boulangistes ne gagnait guère plus de 100 000 voix par rapport aux voix conservatrices de 1885. En fait, la réalité est plus complexe que ne le donne à croire la comparaison des chiffres globaux : sans doute y eut-il un électorat de gauche appréciable, notamment à Paris, qui vota boulangiste. Inversement, dans les campagnes, se poursuivait la conquête républicaine. On a souvent insisté sur l’insuccès boulangiste : il est indéniable dans le monde rural, où les candidats révisionnistes s’identifiaient en fait au personnel conservateur. En revanche, les boulangistes remportaient des succès considérables à Paris et perdaient fort peu de voix par rapport au 27 janvier20. Boulanger devançait le socialiste Joffrin dans le XVIIIe21, Laguerre était élu dans le XVe, Laur à Saint-Denis. Le succès est acquis aussi à Bordeaux, où les boulangistes ont, localement, bénéficié de l’appui des guesdistes. A Nancy, l’emporte le jeune Maurice Barrès. A Rennes, Le Hérissé ancien radical. La France des grandes villes, la France de l’ère des masses, n’avait pas abandonné le général « national » et « social ». Mais la France des bourgs et des campagnes lui refusait son soutien : dès juillet, Boulanger, que ses amis avaient présenté dans 80 cantons lors des élections au conseil général, ne l’avait emporté que dans 12. Les législatives confirmaient ce premier test. Dès lors, c’en était fini du boulangisme : les conservateurs prenaient leurs distances ; les hommes du parti « national », divisés, allaient finir dans le nationalisme ou dans le socialisme. Boulanger vaincu se suicida bientôt sur la tombe de sa maîtresse dans le cimetière d’Ixelles.

Encore que son intelligence politique fût plus grande qu’on ne l’a parfois dit, Boulanger, faute de sang-froid, d’esprit de suite et de décision, avait été le chef médiocre d’un mouvement dont la portée le dépassait. En vérité, la crise boulangiste, si profondément révélatrice, a contribué à modifier l’esprit public et tes données de la vie politique. Que le boulangisme soit l’expression de la déception populaire devant la République opportuniste est une évidence. Il n’est pas moins certain que l’électorat populaire qui s’est détourné des républicains modérés ou des radicaux antiboulangistes est désormais vacant : il va grossir les rangs socialistes, où il retrouve du reste certains des chefs du parti « national ». Si la crise boulangiste favorise l’essor du socialisme, elle précipite aussi l’évolution du nationalisme, du patriotisme de la revanche au nationalisme antiparlementaire, autoritaire. Quoi de plus remarquable que les mutations électorales du Paris républicain et radical d’avant 1889 ? Désormais les faubourgs passent au socialisme, le centre au nationalisme. Le foyer des révolutions du XIXe siècle n’est plus le cœur de la République. En ce sens, le boulangisme fortifie le poids de la province dans la vie française. Le rétablissement du scrutin d’arrondissement, odieux jusque-là aux républicains, va avoir la même conséquence. L’interdiction de la candidature multiple fait de l’élu l’homme de sa circonscription, dont il épouse très étroitement les intérêts. Il est d’autres conséquences : le radicalisme, jusque-là urbain et révisionniste, s’implante dans les campagnes. Bien plus, il devient sénatorial. Quant aux idées de révision de la constitution, de réforme de l’État, de renforcement de l’autorité dans la démocratie, elles sont marquées d’une tache d’infamie. Il n’est plus possible à gauche de reprendre les idées de Boulanger cet autre Badinguet. L’institution militaire est aussi une victime du boulangisme. L’armée n’a pas pris position comme telle dans la crise, mais que l’un de ses protagonistes fût un général va demeurer dans la mémoire républicaine.

3. Socialisme et mouvement ouvrier

« Nous glissions au fil du courant révisionniste. Survint la dure tempête de septembre qui brisa nos grosses espérances. Allions-nous périr ? Plus d’un le crut, mais nous nous retrouvons sur cette belle plage hospitalière du socialisme. C’est un beau séjour que nous a fait la nécessité. Le socialisme, c’est notre Jersey à nous22. » Il faut toujours revenir à la célèbre phrase de Barrès, écrite par le jeune député de Nancy, à peine quelques mois après les élections de 1889. Révélatrice de l’évolution d’une partie du personnel boulangiste, elle donne le ton des années 90 et en formule le maître mot. La convergence des dates est significative : agitation pour la journée de huit heures à l’appel des guesdistes le 1er mai 1891 marqué par la fusillade de Fourmies ; organisation du parti ouvrier français qui devient le premier parti de type moderne ; naissance au congrès de Châtellerault à l’automne 1890 du parti allemaniste ; encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers en mai 1891 ; adoption en 1892 par la Fédération des syndicats du mot d’ordre de la grève générale ; congrès constitutif, en 1892, de la Fédération des bourses du travail ; succès socialistes aux municipales de 1892, aux législatives de 1893 ; évolution vers le socialisme d’hommes politiques issus de la bourgeoisie, venus du radicalisme comme Millerand, du ferrysme comme Jaurès, tous ces faits disent l’originalité d’un temps où le socialisme, jusque-là secte et idéologie, devient un grand mouvement, selon le mot d’Ernest Labrousse, où le syndicalisme prend son essor, où les classes dirigeantes jugent indispensable une politique de défense sociale.

Peut-être, pour s’orienter dans le paysage tourmenté des écoles socialistes et du mouvement syndical, faut-il partir du massif guesdiste23. Le parti ouvrier français de Jules Guesde (POF) est bien en effet le pôle d’attraction et de répulsion, qui détermine le classement des écoles socialistes et des tendances syndicales. On a évoqué les débuts du parti ouvrier. Il connaît au cours des années 1890-1898 une profonde mutation. Il accroît ses effectifs de manière considérable : 2 000 membres en 1889, 10 000 en 1893, 16 000 en 1898, chiffre modeste face à la population française et aux socialismes étrangers, appréciable face aux autres écoles socialistes. « La secte devient parti » (Claude Willard) et abandonne le ton des débuts, dominé par le messianisme révolutionnaire et la foi en l’imminence de la révolution. Le parti ouvrier s’organise sur le plan local, régional, national, selon le modèle de la social-démocratie allemande et cherche la conquête du pouvoir par la voie électorale. Le parti, qui a un nombre de suffrages dérisoire en 1889, a 160 000 électeurs en 1893, 295 000 en 1898, soit 40 % des voix socialistes et 2,7 % des électeurs inscrits.

Le parti est très largement, pour 60 % de ses membres, un parti d’ouvriers d’industrie. Les ouvriers du textile, particulièrement les tisseurs, comptent pour le quart. Faut-il voir dans leurs conditions de travail très dures, dans l’absence de toute issue, la raison de leur faveur pour un parti révolutionnaire à l’intransigeance dogmatique ? Les métallurgistes viennent ensuite : ils représentent le septième des ouvriers guesdistes. En revanche, les métiers du bâtiment, du cuir, du bois, ne viennent qu’ensuite : le guesdisme trouve d’abord son succès parmi les ouvriers de la grande industrie ; encore les mineurs, dans la Loire comme dans le Nord, lui sont-ils réfractaires.

Viennent ensuite les commerçants : 17 % des membres du parti. Épiciers, cabaretiers, colporteurs, ils se modèlent sur leur clientèle ouvrière ; pour certains, ce sont d’anciens ouvriers licenciés par les patrons. Enfin le POF a des adhérents paysans : 7 % de petits propriétaires, vignerons champenois ou languedociens, horticulteurs du Midi.

La carte du guesdisme révèle le poids massif du Nord de la France et particulièrement des foyers textiles : la Fédération du Nord, qui réunit Nord et Pas-de-Calais, compte la moitié des adhérents. Dans le Midi, dans l’Aude, l’Hérault, les Bouches-du-Rhône, le Gard, le POF est l’héritier des « rouges » de 1849. S’il est moins bien organisé que dans le Nord, il passe pour le parti le plus à gauche et prend le prolongement du radicalisme. Enfin le guesdisme est fort dans une dernière zone qui comprend l’Allier, la Loire, le Rhône, l’Isère, chez les métallurgistes de Montluçon, les ouvriers du textile de Roanne ou du Beaujolais, les papetiers de Voiron.

Les guesdistes, sans analyser l’originalité de la France de la fin du XIXe siècle, vulgarisent le marxisme. Ils créent un parti de classe à l’organisation centralisée, ils s’efforcent de subordonner à l’action du parti ouvrier la Fédération des syndicats, dont ils ont pris le contrôle depuis 1886. Autant de raisons de conflits et de divisions. La greffe marxiste, tout particulièrement sous la forme scolastique d’un Guesde, n’est pas reçue volontiers, trouve des résistances et suscite des réactions de rejet. Le modèle d’organisation répugne à la tradition socialiste française. Le mouvement ouvrier, jaloux de son autonomie et fidèle aux traditions libertaires, va reprendre son indépendance vis-à-vis du parti ouvrier.

Aux alentours de 1890, les deux écoles qui depuis dix ans s’opposent aux guesdistes, blanquistes et possibilistes, paraissent en perte de vitesse. Certes Vaillant, le disciple de Blanqui, l’ancien communard, garde un rayonnement personnel exceptionnel. Mais la crise boulangiste a profondément divisé le Comité révolutionnaire central. Eudes, qui disparaît à l’été 1888, après la grève des terrassiers, Granger et Ernest Roche, élus députés en 1889, sont ardemment boulangistes, fidèles à cet héritage du blanquisme : le nationalisme révolutionnaire et l’antiparlementarisme. Sous l’influence de Vaillant, dont la connaissance du marxisme est réelle, le Comité révolutionnaire central évolue, il reconnaît en 1892 « la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste comme la caractéristique du socialisme », se proclame internationaliste, renonce surtout à l’action clandestine : le 1er juillet 1898, il devient le Parti socialiste révolutionnaire. Dans cette synthèse « non doctrinaire des enseignements marxistes et de la tradition révolutionnaire française24 », Vaillant se rapproche des guesdistes, dont pourtant il ne partage nullement la conception d’un syndicat dépendant du parti. Si d’autre part les guesdistes jugent la lutte anticléricale secondaire, les vaillantistes professent un athéisme vigoureux, dans la tradition de la sans-culotterie.

En 1890, la Fédération des travailleurs socialistes de Brousse est en déclin. Certes elle a de fortes positions à Paris qu’attestent 8 élus au conseil municipal, dont Brousse, vice-président du Conseil, mais, hormis la Fédération des Ardennes, l’implantation provinciale se restreint : les groupes adhérents sont près de trois fois moins nombreux au congrès de Châtellerault en octobre qu’à Saint-Étienne en 188225. La structure très lâche de l’organisation n’explique pas seule ce recul. En fait, la stratégie de « défense républicaine » suivie lors du boulangisme n’a pas toujours été comprise. Brousse est l’allié des radicaux, il passe pour modéré. Jean Allemane, ouvrier typographe, trait exceptionnel dans le socialisme de l’époque dont les leaders sont issus des classes bourgeoises, ancien communard, a fondé, dès 1888, le journal le Parti ouvrier. En octobre 1890, Allemane et ses amis, notamment le poète J.-B. Clément, leader de la Fédération des Ardennes, sont exclus de la Fédéretion des travailleurs socialistes. Ils créent aussitôt, reprenant le sous-titre de la Fédération, le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR). Certes, les allemanistes, ainsi les désigne-t-on, bien que le parti ait voulu l’« effacement absolu des personnalités », conservent le programme législatif et municipal de la Fédération des travailleurs socialistes, mais ils affirment leur foi révolutionnaire dans la lutte des classes, professant un antimilitarisme et un antiparlementarisme vigoureux. Les luttes électorales ne valent pour eux qu’« à titre de propagande ». Les élus sont considérés comme de simples mandataires qui remettent leur démission en blanc. Ils versent à la caisse du parti le plus gros de leur indemnité. Pour les allemanistes, la vraie lutte se mène sur le terrain économique : aussi attachent-ils une importance capitale aux syndicats, arme décisive du prolétariat, base de la société de l’avenir où les syndicats géreront les entreprises. Les allemanistes prennent à leur compte le mot d’ordre de la grève générale. Le parti est ouvriériste, non qu’il refuse les intellectuels — jeunes normaliens, Lucien Herr et Charles Andler adhèrent au POSR — mais par son idéologie. On mesure l’importance du POSR, véritable plate-forme dans le mouvement ouvrier et socialiste. Proche de l’anarchie, antimilitariste, attaché à ta démocratie directe, il prend la relève du blanquisme, se réclame du manifeste des Égaux et dispute Paris aux vaillantistes. Antiparlementaires, mettant leurs espoirs dans les syndicats que dirigent certains d’entre eux, Bourderon, la tonnellerie, Faberot, la chapellerie, les allemanistes annoncent le syndicalisme révolutionnaire aux origines duquel ils jouent un rôle décisif. Faut-il ajouter que l’allemanisme n’a pas renoncé au « socialisme municipal » et peut fort bien mener à un réformisme pratique ? Au vrai, dans sa complexité même, l’allemanisme est très représentatif de la réalité de ces socialismes dont l’indispensable histoire-batailles ne doit pas faire méconnaître le vrai visage.

Hormis le puissant guesdisme, que son organisation et son dogmatisme mettent à part, il n’est pas toujours facile de distinguer entre des courants dont l’historien doit se garder de majorer les divergences. Aussi bien s’agit-il de petits groupes, de sectes, dont le caractère minoritaire exaspère l’aptitude à la division et l’incapacité à surmonter les conflits autrement que par la scission. Aux oppositions de personnes, de tempéraments, s’ajoute le climat de suspicion fondé sur la conviction, parfois justifiée, de menées policières. Les conflits prennent la forme d’affrontements idéologiques, sans doute expriment-ils en fait autre chose et rien n’est plus frappant que l’intensité des luttes idéologiques et la pauvreté de fait de la pensée socialiste française en cette fin du XIXe siècle. Il n’est pas sûr du reste que les militants aient perçu toutes les nuances que l’historien qui fait l’inventaire des organisations se plaît à déceler. Étudiant le monde ouvrier dans la région lyonnaise, Y. Lequin constate les incertitudes du vocabulaire et la confusion du langage26. Il n’observe pas de « corps de doctrine cohérents. Le même militant peut fort bien exprimer, en même temps, des propositions qui semblent, par référence à la construction doctrinale et à sa logique, parfaitement contradictoires ». L’action comme la répression, qui ne s’embarrassent pas de nuances, peuvent fonder une brève unité et déterminer des reclassements. Ne sous-estimons pas non plus le poids des personnalités et des militants : un blanquiste vient-il dans une localité ? Il fonde un groupe qui, lui parti, peut végéter. Vaillant gagne à son parti le Cher, son département d’origine et, par-delà, les départements voisins. J. B. Clément joua un rôle décisif dans les Ardennes. Cependant, l’implantation des familles socialistes autres que le guesdisme mérite une explication qui fait appel à l’histoire autant qu’à la sociologie. Les artisans, les employés, les ouvriers de Paris ou de Lyon, répugnent au collectivisme guesdiste. Dira-t-on que les petits producteurs indépendants et les salariés qui ignorent la grande industrie s’accommodent mal du collectivisme ? Peut-être, encore ne faut-il pas oublier que les mineurs du Pas-de-Calais ou de la Loire, attachés à leurs traditions corporatives et convaincus des chances d’une négociation, votent pour des socialistes réformistes.

En vérité, deux traditions historiques qui ne se recouvrent pas donnent la clef de la résistance au guesdisme : la tradition révolutionnaire qui va de 1793 à la Commune ; la tradition républicaine fondée sur l’union des classes moyennes et du prolétariat contre la réaction. A ce double héritage, sauf dans le Midi, le guesdisme ne participe guère. La Carmagnole et la Marseillaise restent longtemps en honneur au côté de l’Internationale qui ne s’imposa que tardivement. A la première de ces traditions, le socialisme français doit la méfiance vis-à-vis de l’organisation, le goût de la démocratie directe, le culte des minorités héroïques, la foi dans les vertus de la gestion directe par les producteurs, l’anticléricalisme enfin dont l’intensité ne se dément guère. N’est-ce pas cet anticléricalisme qui fonde chez beaucoup, dès lors qu’ils acceptent les luttes électorales, l’adhésion à la stratégie de défense républicaine ? Celle-ci s’impose tout particulièrement dans les petites villes, où les loges maçonniques favorisent les contacts entre socialistes et radicaux.

On comprend alors dans le socialisme français le rôle des « indépendants », qui sont rebelles à toute organisation. Le terme peut désigner de simples militants27, des intellectuels, journalistes ou écrivains, des parlementaires. Ce sont des indépendants qui ont fondé les premiers quotidiens socialistes qui auront « quelque durée, quelque tirage, quelque influence28 ». La Bataille, fondée en 1882 par Lissagaray, l’historien de la Commune, le Cri du peuple, fondé par Jules Vallès en 1883, paraissent l’un jusqu’en 1887, l’autre jusqu’en 1890, ils ont un rayonnement très supérieur à celui des organes hebdomadaires des courants évoqués plus haut. Tout comme Benoît Malon, l’ancien berger du Forez, qui crée en 1885 la Revue socialiste, ils s’efforcent de donner la parole aux diverses écoles. Benoît Malon s’efforce de réaliser une synthèse : « le socialisme intégral ». Il conteste « la lutte pour les seuls intérêts matériels ». Le socialisme doit mener à la rénovation de toute la vie sociale : « Réformes familiales, réformes éducatives, revendications politiques et civiles, émancipation des femmes, élaboration philosophique, adoucissement des mœurs, car, la question contemporaine n’est pas seulement sociale, elle est aussi morale29. » Cette affirmation de la dimension éthique du socialisme renoue avec la tradition utopique du socialisme français.

Au Parlement, la figure de proue de ce socialisme indépendant est Alexandre Millerand, puis bientôt Jaurès. Issu de la bonne bourgeoisie parisienne, élu à 26 ans à une élection partielle en décembre 1885, radical, membre du groupe ouvrier de la Chambre, Millerand se refuse à choisir entre Ferry, la réaction bourgeoise, et Boulanger qui est l’Empire : « Nous voulons la République démocratique et sociale. » Dans la Chambre de 1889, il est proche des élus divers qui se réclament du socialisme. En 1893, il prend la direction de la Petite République, qui devient la tribune des socialistes indépendants. Condamnation de l’action violente, foi dans le suffrage universel, développement de la propriété sociale des services publics, un tel programme pouvait convenir aux membres des classes moyennes, aux ruraux, aux radicaux avancés. Aux élections du 20 août 1893, si les autres formations socialistes réunies n’ont que 16 élus, les socialistes indépendants sont 21 ; ils constituent un pôle d’attraction, qui va attirer une douzaine d’élus venus du radicalisme ou du boulangisme.

Socialisme, syndicalisme, pour nos contemporains, les deux termes désignent deux réalités diverses et un système de relations complexe. A l’époque qui nous préoccupe, la distinction est largement formelle et les liens entre le socialisme et le syndicalisme sont assez étroits pour justifier une étude parallèle.

On a évoqué la renaissance des chambres syndicales après la Commune, l’effort de Barberet et de ses amis pour créer un syndicalisme modéré qui collabore avec l’État. La loi Waldeck-Rousseau de 1884 veut mettre en accord le droit avec le fait ; elle veut favoriser l’essor de syndicats professionnels qui aient « exclusivement pour objet l’étude de la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles ». La loi impose le dépôt des statuts et noms des administrateurs, disposition à laquelle refusent de se plier un certain nombre de syndicats. La loi n’a pas, dans les premières années, les conséquences attendues : méfiance vis-à-vis de la procédure de déclaration, répression patronale qui refuse le droit syndical, refus de négociation, médiocrité de la conjoncture économique. En 1891, le nombre de syndiqués demeure dérisoire30. En octobre 1886, à Lyon, le congrès constitutif de la Fédération nationale des syndicats ouvriers ne réunit guère plus d’une centaine de délégués. Les guesdistes l’emportent sur les modérés et dominent la Fédération jusqu’en 1894 ; mais celle-ci n’a qu’une activité restreinte. Aux yeux des guesdistes, l’action syndicale permet avant tout de développer une agitation et de former à la conscience politique. Ne sous-estimons pas l’influence des syndicats guesdistes, notamment dans les manifestations du 1er mai pour la journée de huit heures en 1890 et 1891. Mais le refus de reconnaître une valeur propre au syndicalisme, l’intransigeance de Guesde, la faiblesse de l’organisation de la Fédération, la crainte persistante des ouvriers devant la politique du parti expliquent le déclin de l’influence guesdiste dans les syndicats.

Les bourses du travail vont contribuer à donner au mouvement ouvrier français son originalité. L’idée de bourses du travail est due à l’économiste libéral belge Gustave de Molinari. A l’exemple de la Belgique, répondant d’autre part à l’invite de la loi de 1884, un certain nombre de municipalités, à partir de 1887, mettent des locaux à la disposition de syndicats. Ces bourses du travail sont à la fois bureaux de placement, sièges de l’union locale des syndicats, lieux de réunion et de documentation. Loin d’être dépendantes du parti maître de la municipalité, les bourses vont être les bastions de l’indépendance syndicale. Les syndicalistes blanquistes allemanistes, anarchistes, vont se servir des bourses du travail contre la Fédération des syndicats guesdistes.

En février 1892, a lieu à Saint-Étienne le congrès constitutif de la Fédération des bourses : 10 bourses sont représentées. Les bourses connaissent un rapide développement : elles sont 40 en 1895, 51 en 1898. Depuis 1895, le secrétaire de la Fédération, où il succède à un blanquiste, est Fernand Pelloutier. Il a à peine 27 ans ; jusqu’à sa mort en 1901, il va marquer de son influence le mouvement ouvrier, dont il comprend d’autre part les aspirations profondes, sans pour autant en être issu. Petit-fils d’un carbonaro, fils d’un employé des postes fixé à Saint-Nazaire, Pelloutier, après son échec au baccalauréat, est devenu journaliste à la Démocratie de l’Ouest. Comme d’autres socialistes ou syndicalistes, il est par ses origines, sinon un bourgeois, en tout cas, comme il le disait lui-même, un hybride. Il est alors dans le sillage d’un jeune avocat, candidat aux élections de 1889 sous l’étiquette radical révisionniste, Aristide Briand. Rédacteur en chef de la Démocratie de l’Ouest en 1892, il fait de celle-ci un organe socialiste, ouvert à toutes les tendances. Avec Briand, il orchestre le thème, déjà lancé par les anarchistes et les allemanistes, de la grève générale. Au congrès du Parti ouvrier à Marseille, Guesde s’oppose à la grève générale. Pelloutier rompt avec les guesdistes. Venu à Paris, il se tourne vers les allemanistes et les anarchistes. En 1894, il est le secrétaire adjoint ; l’année suivante, il est le secrétaire de la Fédération des bourses du travail. S’il n’est nullement représentatif du milieu ouvrier, du moins, Pelloutier suit-il un itinéraire fort éclairant, du radicalisme à un socialisme teinté de guesdisme, du guesdisme à l’anarchisme et au syndicalisme ; encore ces étapes sont-elles fort enchevêtrées31. Il témoigne par là de l’évolution de la fraction la plus déterminée du mouvement ouvrier. Il témoigne aussi de l’influence des anarchistes : les bourses du travail vont contribuer à leur pénétration dans les syndicats.

Les années 1892-1894 virent reparaître la « propagande par le fait » et les attentats individuels, qui avaient disparu depuis plusieurs années. Les anarchistes eux-mêmes jugeaient cette action inefficace : « Un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosif », écrivait Kropotkine dans la Révolte en 1891. La pénétration de l’« idée anarchiste » dans les masses était autrement importante que les attentats. La vague terroriste de 1892-1894 amena le vote de lois de répression, baptisées « lois scélérates ». Les syndicats, terrain privilégié pour la propagande anarchiste, deviennent aussi un refuge à l’abri de la légalité. Dans les Temps nouveaux, de Jean Grave, Pelloutier observe que « maints syndicats d’Alger, de Toulouse, de Paris, de Beauvais, de Toulon, entamés par la propagande libertaire, étudient aujourd’hui les doctrines dont hier ils refusaient, sous l’influence marxiste, d’entendre même parler ». La masse a ainsi appris « la signification réelle de l’anarchisme, doctrine qui pour s’implanter, peut fort bien, répétons-le, se passer de la dynamite ». Surtout l’« entrée des libertaires dans le syndicat » donne aux syndiqués la juste conception de celui-ci : « Laboratoire des luttes économiques détaché des compétitions électorales, favorable à la grève générale avec toutes ses conséquences, s’administrant anarchiquement, le syndicat est donc bien l’organisation à la fois révolutionnaire et libertaire qui pourra seule contrebalancer et arriver à détruire la néfaste influence des politiciens collectivistes. » Bastion des « hommes libres » contre les « autoritaires », le syndicat brisera, la révolution venue, « toute tentative de reconstitution d’un pouvoir nouveau », il fondera l’« association libre des producteurs libres ». Un tel texte traduit bien autre chose que les méditations solitaires d’un individu, il reflète les sentiments diffus d’un monde de militants, anarchistes, allemanistes, socialistes déçus par les luttes politiques. Ainsi naît un anarcho-syndicalisme, refus à la fois du collectivisme et du réformisme, dont maintes raisons expriment la fortune. Faut-il redire le refus par le patronat de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux, l’impuissance du personnel politique à faire aboutir les réformes sociales ? Un exemple : la loi sur la responsabilité des patrons dans les accidents du travail n’aboutit au Sénat qu’en 1898… Le mépris de la politique et l’antiparlementarisme frappent les socialistes parlementaires surtout après leur entrée en force à la Chambre en 1893. Ces données rendent compte de l’écho des traditions libertaires, toujours vivace, par-delà une conquête marxiste dont la portée a sans doute été majorée. Que le monde ouvrier ne soit pas à cette date dominé par les ouvriers de la grande industrie n’est pas moins déterminant. Les ouvriers hautement qualifiés : les artisans du bâtiment, de la métallurgie (fondeurs et chaudronniers), du livre, des métiers d’art, par leur vie de travail même, découvrent les thèmes majeurs de l’anarcho-syndicalisme : gestion par les producteurs, « culture de soi-même », pour reprendre le mot de Pelloutier, éducation. D’autre part les ouvriers les plus misérables — terrassiers, dockers — fournissent des troupes, séduites par les mots d’ordre d’action directe et acquises à des luttes violentes.

Bien qu’il s’agisse d’un mouvement qui demeure minoritaire : le nombre des syndiqués est de 450 000 en 1895, et tous ne sont pas des anarcho-syndicalistes, sa portée ne peut être sous-estimée : le mouvement ouvrier français, fidèle à son autonomie et à son indépendance ne va s’engager ni dans la voie trade-unioniste, ni dans la voie allemande d’une organisation subordonnée à la social-démocratie. Cependant d’autres virtualités que le syndicalisme révolutionnaire restent présentes dans le mouvement syndical : syndicats d’obédience guesdiste, particulièrement dans le textile, syndicats réformistes, chez les mineurs, à la Fédération du livre, dominée par le positiviste Keufer. Les municipalités radicales, qui peuvent comprendre des socialistes, certaines loges maçonniques s’efforcent de favoriser ce réformisme pratique mal connu : l’histoire sert d’abord les héros… mais sans doute plus considérable qu’on ne le dit : on comprendrait mal sinon l’ampleur du « millerandisme » par la suite.

Ce mouvement ouvrier divisé est traversé d’aspirations à l’unité. Elles s’expriment notamment au sein d’une organisation secrète dont le nom s’inspire du précédent des États-Unis et de la Belgique : la Chevalerie du travail32. Fondée en 1893, elle s’apparente à la maçonnerie, à laquelle adhèrent nombre de chevaliers du travail. Anarchistes, comme Pelloutier, allemanistes, comme Guérard, qui sera secrétaire général de la CGT, guesdistes comme Lafargue, socialistes anarchisants comme Briand. Si les allemanistes tiennent en son sein une place capitale, la Chevalerie du travail par son recrutement divers prélude à l’unité syndicale.

En 1894, à Nantes, Briand fait adopter par la majorité de la Fédération nationale des syndicats le principe de la grève générale. L’idée s’impose d’autre part d’unifier la Fédération, qui réunit des fédérations de métier et d’industrie, et la Fédération des bourses qui réunit les unions locales. En septembre 1895, à Limoges, les majoritaires non guesdistes de la Fédération des syndicats forment la Condédération générale du travail. L’organisation guesdiste survit jusqu’en 1898. Allemane, Guérard, secrétaire du Syndicat des chemins de fer, mais aussi Keufer, ont joué un rôle déterminant dans la fondation de la CGT. L’organisation reste à construire. La Fédération des bourses tient à son indépendance vis-à-vis de la Confédération et Pelloutier se tient à l’écart. Jusqu’au début du siècle, l’existence de la CGT reste chétive. Elle ne réunit pas toutes les organisations syndicales. Quelques mois après sa fondation, Keufer constate que quatre organisations seulement ont payé leur cotisation : le Livre, les Chemins de fer, le Cercle des mécaniciens et la Fédération des porcelainiers. L’intitulé du congrès : congrès des chambres syndicales, des groupes corporatifs, des fédérations de métiers, des unions et bourses de travail, dit bien la complexité des organisations existantes. Les statuts enregistrent cette situation : la CGT admet syndicats, bourses, unions locales de syndicats, fédérations départementales ou régionales de syndicats, fédérations nationales de métiers, fédérations d’industrie. Allemanistes, libertaires et réformistes s’accordent pour faire inscrire dans les statuts : « Les éléments constituant la Confédération générale du travail devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques. » Là est bien l’important, pour le présent comme pour l’avenir : les partisans de l’indépendance syndicale l’ont emporté.


1.

Après 1919, le terme désignera l’union des radicaux et du centre droit, bref une conjonction des centres, par opposition au cartel avec les socialistes.

2.

Selon Kayser (21) p. 141.

3.

Déclaration signée par 76 députés sortants appartenant à la droite, l’Année politique, 1885, p. 198.

4.

(21), p. 146.

5.

Le tome consacré à la IIIe République est dû à J. Labusquière.

6.

Par la thèse, malheureusement non imprimée, de Jacques Néré.

7.

Paul Cambon, CorrespondanceI, 1940, p. 261.

8.

Cf. R. Girardet, « La Ligue des patriotes dans l’histoire du nationalisme français », Bulletin de la Société d’histoire moderne, 3, 1958.

9.

Après le vote de la loi du 22 juin 1886 qui interdit le séjour en France aux chefs des familles royale et impériale, autorise l’expulsion des autres membres et leur interdit toute fonction et tout mandat électif.

10.

La loi fut adoptée en juillet 1889.

11.

Bernard Lavergne, Les Deux Présidences de Jules Grévy, 1879-1887, Paris, Fischbacher, 1966, p. 422. Le député du Tarn rapporte les propos que lui tient le président de la République dont il est le confident.

12.

Un témoin aussi pénétrant que Seignobos y voit le premier exemple d’une pratique propre aux ministères français, qui est de ne tenir compte pour un vote de confiance que des majorités républicaines. Fidèle à cette tradition, Pierre Mendès-France refusa en 19S4 les voix communistes…

13.

25 juillet 1887.

14.

Daniel Ligou (98).

15.

Cf. Z. Sternhell (117).

16.

Adrien Dansette le démontre, confirmant les révélations de Mermeix dans les Coulisses du boulangisme, publiées en 1889.

17.

Alors au début d’une longue carrière ; c’est lui qui va révéler le scandale de Panama ; il finit à l’Action française.

18.

A. Dansette (111), p. 235.

19.

A la proportionnelle, elle eût gagné 52 sièges de moins ; on suit ici G. Lachapelle, les Régimes électoraux, Paris, A. Colin, 1934. p. 78.

20.

Comme l’observe finement J. Néré.

21.

Ses voix furent annulées et la Chambre, se refusant à casser l’élection, valida Joffrin.

22.

Le Figaro, 3 février 1890. Boulanger était alors en exil à Jersey.

23.

Renvoyons une fois pour toutes à la thèse de Claude Willard (118).

24.

Selon la formule de J. Howorth, « La propagande socialiste d’Édouard Vaillant pendant les années 1880-1884 », le Mouvement social, juillet-septembre 1970.

25.

Cf. M. Winock, « La scission de Châtellerault et la naissance du parti allemaniste (1890-1891) », le Mouvement social, avril-juin 1971.

26.

Y. Lequin, « Classe ouvrière et idéologie dans la région lyonnaise à la fin du XIXe siècle », le Mouvement social, octobre-décembre 1969.

27.

Ibid. Parfois qualifiés de « révolutionnaires indépendants ».

28.

M. Prélot, L’Évolution politique du socialisme français, Paris, Spes, 1939. Cet essai pénétrant est resté souvent ignoré à cause de sa date de publication.

29.

Benoît Malon, « Le socialisme intégral », la Revue socialiste, 1891, p. 141 et 203, cité par M. Prélot, op. cit., p. 106.

30.

II n’atteint pas 141 000. Cf. P. Sorlin (40), p. 197.

31.

Cf. J. Julliard, « Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe », le Mouvement social, avril-juin 1971.

32.

M. Dommanget (120).