(Traduit de AT, VII,) (…) Chacun de vous étant presque incessamment occupé à ses études particulières, (572) il est impossible que tous puissent examiner tous les livres nouveaux qui se mettent en lumière tous les jours en grand nombre ; mais je m’imagine que, pour le jugement d’un livre, on s’en rapporte au sentiment de celui de la compagnie qui le premier en entreprend (573) la lecture ; et ainsi que selon le jugement qu’il en fait, les autres, par la suite, ou le lisent, ou s’en abstiennent. Il me semble avoir déjà éprouvé ceci à l’égard du traité que j’ai fait imprimer touchant les Météores : car y traitant d’une matière de philosophie que j’y explique, si je ne me trompe, d’une manière plus exacte et plus vraie que pas un des auteurs qui en ont écrit avant moi, je ne vois point qu’il y ait de raison pour que vos maîtres de philosophie, qui enseignent tous les ans les Météores dans vos collèges, n’en parlent point, sinon parce que, s’en rapportant peut-être aux mauvais jugements que le R. P. en a fait, ils n’ont jamais voulu se donner la peine de le lire. Et certes, tandis qu’il n’a fait que combattre ceux de mes écrits qui regardent la physique ou les mathématiques, je me suis fort peu soucié de ses jugements ; mais voyant que, dans sa dissertation, il a entrepris de détruire, non par des raisons, mais par des médisances, les principes métaphysiques desquels je me suis servi pour démontrer l’existence de Dieu, et la distinction réelle de l’âme de l’homme d’avec le corps, j’ai jugé la connaissance de ces vérités si importante, que j’ai cru que pas un homme de bien ne pourrait trouver à redire si j’entreprenais de défendre de tout mon pouvoir ce que j’en ai écrit.
Et il ne me sera pas difficile de le faire : car, ne m’ayant rien objecté autre chose qu’un doute excessif, il n’est pas besoin, pour montrer combien c’est à tort qu’il me blâme de l’avoir proposé, que je rapporte ici tous les endroits de mes Méditations où j’ai tâché, avec tout le soin possible, et, si je ne me trompe, avec plus de solidité que pas un autre de qui nous ayons les écrits, de l’ôter et de le réfuter ; mais il suffit que je vous avertisse ici de ce que j’ai écrit en termes exprès au commencement de ma réponse aux troisièmes objections, c’est à savoir, que je n’avais proposé (574) aucune raison de douter à dessein de les persuader aux autres, mais au contraire pour les réfuter ; ayant en cela suivi entièrement l’exemple des médecins, qui décrivent les maladies dont leur dessein est d’enseigner la cure. Et dites-moi, je vous prie, qui a jamais été si osé et si impudent que de blâmer Hippocrate ou Galien pour avoir exposé les causes qui ont coutume d’engendrer les maladies ? Et qui a jamais tiré de là cette mauvaise conséquence, qu’ils n’enseignaient tous deux rien autre chose que la manière de devenir malades ? Certainement ceux qui savent que le R. P. a eu cette audace, auraient assez de peine à se persuader qu’il n’aurait en cela suivi que son propre conseil, si je ne le témoignais moi-même, et si je ne faisais connaître que ce qu’il avait écrit auparavant contre moi n’a point été approuvé par les vôtres, et qu’il a fallu que votre R. ait interposé son autorité pour l’obliger à m’envoyer sa dernière dissertation. Ce que ne pouvant faire plus commodément que dans cette lettre, je crois qu’il ne sera pas hors de propos que je la fasse imprimer avec les notes que j’ai faites sur sa dissertation.
Mais aussi, afin que j’en puisse tirer moi-même quelque profit, je veux vous dire ici quelque chose touchant la philosophie que je rédige, et que j’ai dessein, s’il ne survient rien qui m’en empêche, de mettre en lumière dans un an ou deux3. Ayant fait imprimer en l’année 1637 quelques essais de cette philosophie, je fis tout ce que je pus pour me mettre à couvert de l’envie que je prévoyais bien, tout indigne que je suis, qu’ils attireraient sur moi. Ce qui (575) fut la cause pourquoi je ne voulus point y mettre mon nom ; et non pas, comme il a peut-être semblé à quelques-uns, parce que je me défiais de la vérité des raisons qui y sont contenues, ou que j’en eusse quelque honte. Ce fut aussi pour la même raison que je déclarai en ces termes exprès, dans mon Discours de la Méthode, p. 66, qu’il me semblait que je ne devais aucunement consentir que ma philosophie fût publiée pendant ma vie ; et je serais encore dans la même résolution, si, comme j’espérais, et que la raison semblait me promettre, j’eusse été par ce moyen délivré au moins partiellement des envieux. Mais il en est arrivé tout autrement. Car telle a été la fortune de mes Essais, que bien qu’ils n’aient pu être entendus de plusieurs, néanmoins, parce qu’ils l’ont été de quelques-uns, les plus doctes et les plus ingénieux, qui ont daigné les examiner avec plus de soin que les autres, on n’a pas laissé de reconnaître qu’ils contenaient plusieurs vérités qui n’avaient point ci-devant été découvertes, et ce bruit, s’étant incontinent répandu partout, a tout aussitôt fait croire à plusieurs que je savais quelque chose de certain en la philosophie, et qui n’était sujet à aucune dispute ; ce qui fut cause ensuite que la majorité des gens, à savoir non seulement ceux qui, étant hors des écoles, philosophent librement, mais même la plupart de ceux qui font profession d’enseigner, et surtout les plus jeunes, et qui se fondent plus sur la force de leur esprit que sur une fausse réputation de science et de doctrine, et en un mot tous ceux qui aiment la vérité, me sollicitèrent de mettre au jour ma philosophie dans son entier. Mais pour les autres, c’est-à-dire ceux qui aiment mieux paraître savants que l’être en effet, et qui s’imaginent déjà avoir acquis quelque renom parmi les doctes pour cela seul qu’ils savent disputer fortement de toutes les controverses de l’École, comme ils craignent que, si la vérité venait une fois à être découverte, toutes ces controverses ne fussent abolies, et par même moyen toute leur doctrine ne devînt méprisable ; et d’ailleurs, ayant quelque opinion que la vérité se pourrait découvrir si je publiais ma philosophie, ils n’ont pas à la vérité osé (576) déclarer ouvertement qu’ils ne souhaitaient point qu’elle fût imprimée, mais ils ont été transportés contre moi de la plus ardente envie. Or, il m’a été très facile de distinguer les uns d’avec les autres. Car ceux qui souhaitaient de voir ma philosophie imprimée se ressouvenaient fort bien que j’avais fait dessein de ne la point publier de mon vivant, et même plusieurs se sont plaints à moi de ce que j’aimais mieux la laisser à nos neveux que de la donner à mes contemporains ; bien que tous les gens d’esprit qui en savaient la raison, et qui voyaient que ce n’était point que je manquasse de volonté de servir le public, ne m’en aient pas pour cela moins aimé. Mais pour ceux qui appréhendaient qu’elle ne vît le jour, ils ne se sont point du tout ressouvenus de ce dessein que j’avais pris, ou du moins ils n’ont pas voulu le croire, mais, au contraire, ils ont supposé que j’en avais promis la publication ; ce qui faisait que ces gens m’appelaient quelquefois « célèbre prometteur », et qu’ils me comparaient à certains qui s’étaient vantés pendant plusieurs années de faire imprimer des livres auxquels ils n’avaient pas mis la première main. Ce qui fait dire aussi au R. P. qu’on attend cette œuvre de moi depuis si longtemps, qu’il faut désormais en désespérer. Affirmation ridicule assurément, s’il pense que, d’un homme qui n’est pas encore vieux, on a pu attendre longtemps ce qui n’a jusques ici été exécuté par personne pendant plusieurs siècles. Et affirmation imprudente, puisqu’en pensant me blâmer il avoue néanmoins que je suis tel, que peu d’années ont suffi pour faire qu’on ait pu longtemps attendre de moi une chose que je ne me promettrais pas de lui en des siècles entiers, quand nous aurions tous deux autant à vivre. Ces messieurs donc, ne doutant point que je n’eusse résolu de mettre au jour, sitôt qu’elle serait prête, cette philosophie qui leur donnait tant d’appréhension, commencèrent à décrier par des médisances, tant cachées que découvertes, non seulement les opinions qui sont expliquées dans les écrits que j’avais déjà publiés, mais principalement aussi cette philosophie encore toute inconnue, à dessein ou de me détourner de la faire imprimer, ou de la (577) détruire sitôt qu’elle verrait le jour, et de l’étouffer, pour ainsi dire, dès son berceau. Je ne faisais que rire au commencement de la vanité de tous leurs desseins, et plus je les voyais portés à combattre avec chaleur mes écrits, plus aussi faisaient-ils paraître qu’ils faisaient cas de moi. Mais quand je vis que leur nombre croissait de jour en jour, et qu’il s’en trouvait beaucoup plus qui n’oubliaient rien pour chercher les occasions de me nuire qu’il n’y en avait d’autres qui fussent portés à me protéger, j’appréhendai que, par leurs secrètes pratiques, ils ne s’acquissent du pouvoir et de l’autorité, et qu’ils ne troublassent davantage mon loisir si je demeurais toujours dans le dessein de ne point faire imprimer ma philosophie, que si je m’opposais à eux ouvertement et si, en produisant la totalité de ce qu’ils craignent, je faisais qu’ils n’eussent plus rien à craindre : j’ai résolu de donner au public tout ce peu que j’ai médité sur la philosophie, et de travailler pour que mes opinions soient reçues du plus grand nombre possible si elles se trouvent conformes à la vérité. Ce qui sera cause que je ne les proposerai pas dans le même ordre et le même style que j’ai déjà fait ci-devant la plus grande partie, dans le traité dont j’ai expliqué l’argument dans le Discours de la Méthode4 ; mais dans un autre plus accommodé à l’usage des écoles, en consacrant un petit article à chacune des questions et en les traitant dans un tel ordre, que la preuve des suivantes dépende des seules précédentes et qu’elles ne composent toutes ensemble qu’un même corps. Et par ce moyen j’espère de faire voir si clairement la vérité de toutes les choses dont on a coutume de disputer en philosophie, que tous ceux qui voudront la chercher l’y trouveront sans beaucoup de peine.
Or tous les jeunes gens la cherchent sans difficulté lorsqu’ils commencent à (578) s’adonner à l’étude de la philosophie ; tous les autres aussi, de quelque âge qu’ils soient, la cherchent pareillement, lorsqu’ils méditent seuls en eux-mêmes, touchant les matières de la philosophie, et qu’ils les examinent afin d’en tirer quelque utilité pour eux. Les princes même et les magistrats, et tous ceux qui établissent des académies ou des collèges, et qui fournissent de grandes sommes pour y faire enseigner la philosophie, veulent tous qu’autant que faire se peut on n’y enseigne que la vraie. Et si les princes souffrent qu’on y agite des questions douteuses et controversées, ce n’est pas afin que leurs sujets, par cette habitude de disputer, apprennent à devenir plus contentieux, plus réfractaires, et plus opiniâtres, et ainsi à être moins obéissants à leurs supérieurs, et plus propres à émouvoir des séditions, mais bien seulement sous l’espérance qu’ils ont que par ces disputes la vérité se pourra enfin découvrir : et bien qu’une longue expérience leur ait déjà assez fait connaître que très rarement on la découvre par ce moyen, ils en sont toutefois si jaloux, qu’ils croient qu’on ne doit pas même négliger ce peu d’espérance qu’on en peut avoir. Car il n’y a jamais eu de nation si sauvage ou si barbare, et qui eût tellement en horreur le bon usage de la raison qui seul nous fait hommes, qui ait voulu qu’on enseignât chez elle des opinions contraires à la vérité connue ; et partant il n’y a point de doute qu’on ne doive préférer la vérité à toutes les opinions qui lui sont opposées, pour anciennes et communes qu’elles puissent être, et que tous ceux qui enseignent les autres ne soient obligés de la rechercher de tout leur possible, et de l’enseigner après l’avoir trouvée.
Mais on ne croit peut-être pas que la vérité se rencontre dans cette nouvelle philosophie que je promets. Il n’est pas vraisemblable que j’aie vu plus, à moi seul, qu’une infinité de personnes des plus habiles du monde, qui ont suivi les (579) opinions communément reçues dans les écoles ; les chemins fréquentés et connus sont toujours plus sûrs que les nouveaux et inconnus, principalement à cause de notre théologie, avec laquelle une expérience de nombreuses années a déjà fait voir que s’accorde fort bien l’ancienne et commune philosophie, ce qui est encore incertain d’une nouvelle. Et c’est pour cela que quelques-uns soutiennent qu’il faut de bonne heure en empêcher la publication, et l’éteindre avant qu’elle paraisse, de peur qu’en attirant à soi, par les charmes de la nouveauté, une multitude ignorante, elle ne croisse et ne se fortifie peu à peu avec le temps, ou qu’elle ne trouble la paix et le repos des écoles ou des académies, ou même qu’elle n’apporte avec soi de nouvelles hérésies dans l’Église.
À quoi je réponds qu’à la vérité je ne me vante de rien, et que je ne crois pas voir plus que les autres, mais que peut-être cela m’a beaucoup servi, de ce que, ne me fiant pas trop à mon propre génie, j’ai suivi seulement des chemins simples et faciles ; car il ne se faut pas étonner si l’on avance plus, en les suivant, que d’autres beaucoup plus ingénieux en suivant des chemins difficiles et impénétrables.
J’ajoute que je ne veux pas que l’on en croie ma simple parole touchant la vérité des choses que je promets, mais que je désire que l’on en juge par les essais que j’ai déjà publiés ; car je n’y ai pas traité une question ou deux seulement, mais j’en ai traité des centaines qui n’avaient point encore été ainsi expliquées par personne avant moi. Et quoique jusques ici plusieurs aient regardé mes écrits de travers, et qu’ils aient essayé par toutes sortes de moyens de les réfuter, personne toutefois, que je sache, n’y a encore pu rien trouver que de vrai. Que l’on fasse le dénombrement de toutes les questions qui, depuis tant de siècles que les autres philosophies ont eu cours, ont été résolues par leur moyen, et peut-être s’étonnera-t-on de voir qu’elles ne sont pas en si grand nombre, ni si célèbres que celles qui sont contenues dans mes essais.
Mais bien davantage je dis hardiment que l’on n’a jamais donné la solution (580) d’une seule question suivant les principes particuliers à la philosophie péripatéticienne, que je ne puisse démontrer être fausse ou non recevable. Qu’on en fasse l’épreuve ; qu’on me les propose, non pas toutes, car je n’estime pas qu’elles vaillent la peine qu’on y emploie beaucoup de temps, mais quelques-unes des plus choisies : je tiendrai ma promesse. J’avertis seulement ici, pour ôter tout sujet de caption, que, quand je parle des principes particuliers à la philosophie péripatéticienne, j’en excepte ces questions dont les solutions sont tirées, ou de la seule expérience qui est commune à tous les hommes, ou de la considération des figures et des mouvements qui est propre aux mathématiciens, ou enfin des notions communes de la métaphysique que j’admets, aussi bien que tout ce qui dépend de l’expérience, des figures et des mouvements, comme il paraît par mes Méditations.
Je dis de plus, ce qui peut-être pourra sembler paradoxal, qu’il n’y a rien en toute cette philosophie, en tant que péripatéticienne et différente des autres, qui ne soit nouveau, et qu’au contraire il n’y a rien dans la mienne qui ne soit ancien : car pour ce qui est des principes, je ne reçois que ceux qui jusques ici ont été connus et admis généralement de tous les philosophes, et qui pour cela même sont les plus anciens de tous : et ce qu’ensuite j’en déduis paraît si manifestement, ainsi que je fais voir, être contenu et renfermé dans ces principes, qu’il paraît aussi en même temps que cela est très ancien, puisque c’est la nature même qui l’a imprimé dans nos esprits. Mais tout au contraire, les principes de la philosophie vulgaire, du moins à le prendre du temps qu’ils ont été inventés par Aristote, ou par d’autres, étaient nouveaux, et ils ne doivent pas à présent être estimés meilleurs qu’ils étaient alors ; or l’on n’en a encore rien déduit jusques ici qui ne soit contesté, et qui, selon l’usage ordinaire des écoles, ne soit sujet à être changé par chaque philosophe, et qui par conséquent ne soit aussi (581) fort nouveau, puisque tous les jours on le renouvelle.
Pour ce qui est de la théologie, comme une vérité ne peut jamais être contraire à une autre vérité, ce serait une espèce d’impiété d’appréhender que les vérités découvertes en la philosophie fussent contraires à celles de la foi. Et même j’avance hardiment que notre religion ne nous enseigne rien qui ne se puisse expliquer aussi facilement, ou même avec plus de facilité, suivant mes principes, que suivant ceux qui sont communément reçus ; et il me semble avoir déjà donné une assez belle preuve de cela, sur la fin de ma réponse aux quatrièmes objections, touchant une question où l’on a pour l’ordinaire le plus de peine à faire accorder la philosophie avec la théologie. Et je serais encore prêt de faire la même chose sur toutes les autres questions, s’il en était besoin ; même aussi de faire voir qu’il y a au contraire plusieurs choses dans la philosophie vulgaire qui en effet ne s’accordent pas avec celles qui en théologie sont certaines, quoique ses sectateurs ordinairement le dissimulent, ou qu’on ne s’en aperçoive pas, à cause de la longue habitude qu’on a de les croire.
Il ne faut pas aussi appréhender que mes opinions prennent trop d’accroissement, en attirant après soi, par leurs nouveautés, une multitude ignorante, puisque l’expérience nous montre, au contraire, qu’il n’y a que les plus habiles qui les approuvent ; lesquels ne pouvant être attirés à les suivre par les charmes de la nouveauté, mais par la seule force de la vérité, doivent faire cesser l’appréhension qu’on pourrait avoir qu’elles ne prissent un trop grand accroissement.
Enfin, il ne faut pas non plus appréhender qu’elles troublent la paix des écoles ; mais tout au contraire, la guerre étant maintenant autant allumée entre les philosophes qu’elle le saurait être, il n’y a point de meilleur moyen pour établir la paix (582) entre eux et pour réduire toutes les hérésies, qui renaissent tous les jours de leurs controverses, que de les obliger à recevoir des opinions qui soient vraies, telles que j’ai déjà prouvé que sont les miennes. Car leur claire perception ôtera tout sujet de doute et de dispute.
Or de tout ceci l’on voit clairement qu’il n’y a point d’autre raison pourquoi il y en a qui s’étudient avec tant de soin de détourner les autres de la connaissance de mes opinions, sinon que, les estimant trop évidentes et trop certaines, ils craignent qu’elles ne diminuent cette vaine réputation de gens savants qu’ils se sont acquise par la connaissance d’autres opinions moins probables. En sorte que cette envie même qu’ils témoignent n’est pas une petite preuve de la vérité de ma philosophie.
(…) Mais je viens aux choses (596) qui me regardent le plus. Il5 allègue trois raisons pour lesquelles il condamne ma nouvelle philosophie. La première est « qu’elle est opposée à l’ancienne ». Je ne répète point ici ce que j’ai déjà dit ci-dessus, à savoir que ma philosophie est la plus ancienne de toutes, et qu’il n’y a rien qui en diffère dans la vulgaire, qui ne soit nouveau. Mais seulement je demande s’il est croyable qu’un homme entende bien cette philosophie qu’il condamne, qui est si stupide, ou si vous voulez, si malveillant que d’avoir voulu la rendre suspecte de magie à cause qu’elle considère les figures. Je demande outre cela quelle est la fin de toutes ces disputes qui se font dans les écoles ; sans doute, me dira-t-on, qu’elles ne se font que pour découvrir la vérité, car si on l’avait une fois découverte, toutes ces disputes cesseraient, comme l’on voit dans la géométrie, de laquelle pour l’ordinaire on ne dispute point. Mais si cette évidente vérité, si longtemps recherchée et attendue, nous était enfin proposée par un ange, ne faudrait-il point aussi la rejeter, pour cela même qu’elle semblerait nouvelle à ceux qui sont accoutumés aux disputes de l’école ? Mais peut-être me dira-t-il que dans les écoles on ne dispute point des principes, lesquels (597) cependant sont renversés par notre prétendue philosophie6 : mais pourquoi souffre-t-il ainsi qu’on les abatte ? Pourquoi ne les soutient-il pas par de bonnes raisons ? Et ne reconnaît-on pas assez leur incertitude, puisqu’on n’a encore pu rien bâtir dessus de certain ?
L’autre raison est « que la jeunesse, étant une fois imbue des principes de cette prétendue philosophie, elle n’est plus après cela capable d’entendre les termes de l’art qui sont en usage chez les auteurs ». Comme si c’était une chose nécessaire que la philosophie, qui n’est instituée que pour connaître la vérité, enseignât aucuns termes dont elle-même n’a point de besoin. Pourquoi ne condamne-t-il pas plutôt pour cela la grammaire et la rhétorique, puisque leur principal office est de traiter des mots, et que cependant, bien loin de les enseigner, elles rejettent ces mots-là comme barbares ? Qu’il se plaigne donc que ce sont elles qui « détournent la jeunesse de l’étude de la vraie philosophie, et qui empêchent qu’elle parvienne au comble de l’érudition ». Il le peut faire sans craindre pour cela de se rendre plus digne de risée que lorsqu’il forme les mêmes plaintes contre ma philosophie : car ce n’est pas d’elle qu’on doit attendre l’explication de ces termes, mais de ceux qui s’en sont servis, ou de leurs livres.
La troisième et dernière raison contient deux parties, dont l’une est tout à fait ridicule, et l’autre injurieuse et fausse : car qu’y a-t-il de si vrai et de si clair dont « une jeunesse mal avisée ne puisse aisément déduire plusieurs opinions fausses et absurdes » ? Mais de dire que de ma philosophie « il s’ensuive en effet des opinions qui soient contraires à la vraie théologie », c’est une chose entièrement fausse et injurieuse. Et je ne veux point me servir ici de cette exception, que je ne tiens pas sa théologie pour vraie et pour orthodoxe ; je n’ai jamais méprisé personne pour n’être (598) pas de même sentiment que moi, principalement touchant les choses de la foi, car je sais que la foi est un don de Dieu ; bien au contraire, je chéris et honore plusieurs théologiens et prédicateurs qui professent la même religion que lui. Mais j’ai déjà souvent protesté que je ne voulais point me mêler d’aucunes controverses de théologie ; et d’autant que je ne traite aussi dans ma philosophie que des choses qui sont connues clairement par la lumière naturelle, elles ne sauraient être contraires à la théologie de personne, à moins que cette théologie ne fût elle-même manifestement opposée à la lumière de la raison ; ce que je sais que personne n’avouera de la théologie dont il fait profession.
(…) Je ne doute point aussi (601) que plusieurs honnêtes gens ne puissent avoir mes opinions pour suspectes ; tant parce qu’ils voient que plusieurs les rejettent, que parce qu’on les fait passer pour nouvelles, et que peu de personnes jusques ici les ont bien entendues. Et même difficilement se pourrait-il rencontrer aucune compagnie, dans laquelle, si on venait à délibérer sur mes opinions, il ne s’en rencontrât beaucoup plus qui jugeraient qu’on les doit rejeter, que d’autres qui osassent les approuver. Car la prudence et la raison veulent qu’ayant à dire notre avis sur une chose qui ne nous est pas tout à fait connue, nous en jugions suivant ce qui a coutume d’arriver dans une semblable rencontre. Or il est tant de fois arrivé que l’on a voulu introduire de nouvelles opinions en philosophie, qu’on a reconnues par après n’être pas meilleures, voire même être plus dangereuses que celles qui sont communément reçues, que ce ne serait pas sans raison si tous ceux qui ne conçoivent pas encore clairement les miennes, étant consultés, jugeaient qu’il les faut rejeter. Et partant, pour vraies qu’elles soient, je croirais néanmoins avoir sujet d’appréhender qu’à l’exemple de cette Académie7 dont je vous ai parlé ci-dessus, elles ne fussent peut-être condamnées de toute votre (602) Société, et généralement de toutes les compagnies de ceux qui enseignent, si je ne me promettais de votre bonté et prudence que vous les prendrez en votre protection. Mais d’autant que vous êtes le Supérieur de cette partie de la Société8 qui peut plus facilement que les autres lire mes Essais, dont la plus grande partie est écrite en français, je ne doute point que vous ne puissiez seul beaucoup en cela. Et je ne vous demande point ici d’autre grâce, sinon que vous preniez vous-même la peine de les examiner, ou si vos affaires ne vous le permettent pas, que vous n’en donniez pas le soin et la charge au R. P. seul, mais à d’autres plus sincères que lui. Et comme dans les jugements qui se rendent au barreau, lorsque deux ou trois témoins dignes de foi disent avoir vu quelque chose, on les en croit plus que toute la multitude des autres, qui, portée peut-être par de simples conjectures, s’imagine le contraire, de même je vous prie d’ajouter foi seulement à ceux qui se feront fort d’entendre parfaitement les choses sur lesquelles ils porteront leur jugement. Enfin, la dernière grâce que je vous demande est que, si vous avez quelques raisons pour lesquelles vous jugiez que je doive changer le dessein que j’ai de publier ma philosophie, vous daigniez prendre la peine de me les faire savoir. Car ce petit nombre de méditations que j’ai mises au jour contient tous les principes de cette philosophie que je prépare ; et la Dioptrique et les Météores, où j’ai déduit de ces principes les raisons de plusieurs choses particulières, font voir quelle est ma manière de raisonner. C’est pourquoi, bien que je ne fasse pas encore paraître toute cette philosophie, j’estime néanmoins que ce peu que j’en ai déjà fait voir est suffisant pour faire juger quelle elle doit être. Et je pense n’avoir pas eu mauvaise (603) raison d’avoir mieux aimé faire voir d’abord quelques-uns de ses essais, que de la donner tout entière, avant qu’elle fût souhaitée ; car, pour en parler franchement, quoique je ne doute point de la vérité de ma philosophie, néanmoins, pour ce que je sais que très aisément la vérité même, pour être combattue par quelques envieux sous prétexte de nouveauté, peut être condamnée par des personnes sages et avisées, je ne suis pas entièrement assuré qu’elle soit désirée de tout le monde, et je ne veux point la donner à ceux qui ne la souhaitaient point. C’est pourquoi j’avertis, longtemps auparavant, chacun que je la prépare ; plusieurs particuliers la souhaitent et l’attendent ; une seule académie a jugé à la vérité qu’il fallait la rejeter : mais, parce que je sais qu’elle ne l’a fait qu’à la sollicitation de son recteur, homme turbulent et peu judicieux, je ne fais pas grand compte de son jugement. Mais si peut-être plusieurs autres célèbres compagnies ne la voulaient pas non plus et qu’elles eussent des raisons plus justes de ne la pas vouloir que ces particuliers n’en ont de la vouloir, je ne fais point de doute que je ne dusse plutôt les satisfaire que ceux-ci. Et enfin je déclare sincèrement que je ne ferai jamais rien de propos délibéré, ni contre le conseil des sages, ni contre la volonté des puissants. Et comme je ne doute point que le parti où votre société se rangera ne doive l’emporter par-dessus tous les autres, vous m’obligerez infiniment de me mander quel est en cela votre avis et celui des vôtres ; afin que, comme je vous ai ci-devant toujours principalement honorés et respectés, je n’entreprenne aussi rien dans cette affaire, que je pense être de quelque importance, sans vous avoir en même temps pour conseillers et pour protecteurs.