Érotisme et culture

Ce lien entre péché et érotisme n’existe pas en Chine. Le bouddhisme y a apporté la notion d’enfer, où les fornicateurs sont punis, mais il y a une différence fondamentale. L’enfer bouddhique punit cruellement les fautes. Là aussi il suffit de regarder les peintures : personnages écorchés, embrochés, jetés dans un étang de sang au milieu de serpents ou dans une marmite d’huile bouillante. Mais, d’une part, cet enfer n’est que passager : une fois le châtiment infligé, l’individu est projeté dans une réincarnation et une nouvelle chance lui est donnée. L’enfer n’est pas à perpétuité ; il reste de l’espoir. D’autre part, l’union sexuelle ne constitue pas une faute en soi ; le mal, c’est avant tout l’infidélité, la cupidité, la cruauté. L’érotisme n’est lié au mal que dans la mesure où il amène à renier les qualités essentielles dans une société : la fidélité, le respect de la parole donnée, le dévouement aux parents et au pays. En lisant la littérature, on s’aperçoit que la mentalité chinoise comprend difficilement ce qui pourrait bien retenir un homme et une femme de prendre du plaisir ensemble si cela n’implique pas par ailleurs un parjure. Notre amour platonique ainsi que l’interdiction pour les chrétiens d’utiliser des préservatifs ne peuvent paraître qu’aberrants et même pervers.

Le marxisme avait adopté le puritanisme comme s’il voulait montrer qu’il était aussi moral que le christianisme. Le gouvernement communiste a donc repris cette attitude et chacun sait combien il était strict sous Mao. À l’université, un garçon qui courait après les filles était montré du doigt et critiqué en tant qu’élément dangereux ; il encourait même le renvoi. En revanche, qu’un garçon et une fille fassent l’amour sans être mariés, mais étant entendu qu’ils resteraient fidèlement ensemble, était considéré chose normale et tolérée si elle était discrète, non parce que les dirigeants étaient plus ouverts, mais parce qu’ils n’étaient pas chrétiens.

Confucianisme

Cela ne veut pas dire, comme on l’a écrit, que, jadis au moins, les Chinois étaient pour autant un peuple sexuellement libre. Ils connaissaient aussi des entraves, qui découlaient notamment de la pensée confucianiste. Celle-ci, à l’origine, avait voulu résoudre un seul problème : comment éviter la violence dans une société, d’où la création des rites, c’est-à-dire des règles qu’il faut respecter pour que les hommes vivent en paix.

Confucius avait répondu d’avance à ceux qui diraient plus tard qu’il faut imposer les lois par les récompenses et les châtiments ; il avait senti qu’elles ne pouvaient être observées que si elles étaient librement acceptées et pratiquées depuis l’enfance, d’où pour lui l’importance de l’éducation et de la famille. Les rites doivent d’abord s’appliquer dans le cadre familial pour pouvoir ensuite être étendus au reste de la société. Le respect dû au seigneur commençait par le respect des aînés, spécialement du père. Il n’y aurait dévouement à l’empire, nous dirions aujourd’hui au bien public, que s’il y avait eu au préalable pratique de la piété filiale. La société, pour vivre en harmonie, devait s’appuyer sur une même hiérarchie à deux volets calqués l’un sur l’autre : celui qui régissait la famille et celui qui régissait l’État.

Le pouvoir du père, avant tout psychologique car intériorisé dès l’enfance, et l’obéissance qui lui était due avaient pour conséquence que c’étaient les parents qui décidaient du mariage. Celui-ci était trop important pour être laissé à la passion ou à l’engouement des jeunes, non seulement parce que, dans les milieux seigneuriaux, il garantissait des alliances politiques, mais aussi parce qu’il devait perpétuer ces qualités de déférence indispensables à l’institution. Outre l’épouse principale, l’existence d’une ou de plusieurs concubines se justifiait par la nécessité de s’assurer des héritiers afin de préserver la lignée si l’épouse elle-même n’avait pas de fils, et celle-ci était considérée comme la mère des enfants des concubines. Cette coutume du concubinage, et par la suite celle des maisons de courtisanes, ouvrait la voie à l’érotisme, admissible seulement dans la mesure où il ne mettait pas la famille en danger.

Faire accepter une concubine par son épouse n’était pas toujours tâche aisée pour le mari. Un empereur de la dynastie Han voulut remercier l’un de ses ministres en lui offrant comme concubine une des jolies filles de son harem. Le ministre en prévint son épouse, qui déclara préférer mourir plutôt que d’accepter une autre femme à la maison. Il alla donc prévenir l’empereur qu’il était très gêné, mais qu’il ne pouvait accepter son cadeau. L’empereur convoqua l’épouse et lui tendit une coupe en lui disant : « J’espère que vous n’avez pas parlé à la légère. Ou bien vous buvez ce poison et je vous promets de veiller à ce que votre mari ne prenne jamais de nouvelle femme, ou bien vous acceptez cette fille que je lui offre1. » L’épouse prit la coupe de poison et la but. Mais ce n’était que pour l’éprouver : le poison n’était en fait que du vinaigre, si bien que, depuis lors, l’expression « boire du vinaigre » signifie être jaloux.

La pensée confucianiste était répandue dans les milieux « cultivés », dans les classes dirigeantes. À la campagne, de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, chez certaines minorités ethniques, la situation était différente. Lors de fêtes de printemps, garçons et filles se réunissaient en deux groupes, faisaient assaut de chansons pour se séduire et s’entraînaient finalement dans les taillis pour appliquer l’union qu’avait enseignée aux hommes la déesse Nüwa après les avoir créés. Le Classique des poèmes nous a conservé un certain nombre de ces poèmes anciens :

Chez les minorités ethniques, le mariage n’était célébré qu’une fois les filles enceintes. Avant cela, elles indiquaient par leur façon de se coiffer ou en jouant de la musique qu’elles cherchaient un homme. Cette liberté accordée aux filles d’avoir des amants avant le mariage entraînait que le premier enfant n’était pas forcément celui du mari, sans qu’apparemment cela gêne personne. Une minorité, celle des Naxi, qui vit aux confins du Sichuan et du Tibet, avait même jusque récemment préservé le matriarcat. Les femmes vivaient à la maison, élevaient les enfants et ouvraient le soir les volets de leur chambre pour indiquer qu’elles avaient envie d’inviter un homme, lequel repartait à l’aube. Mais dans les villages proprement chinois, le confucianisme s’est vite développé, car l’État avait trop besoin du carcan familial pour imposer son autorité ; quant aux minorités, repoussées dans des régions reculées, elles furent considérées comme des barbares imperméables à la « civilisation », jusqu’à ce que le gouvernement actuel, au nom du modernisme, vienne détruire ce dernier espace de liberté érotique.

Taoïsme

Le taoïsme – l’autre grand courant de pensée chinoise – influença aussi l’érotisme, mais d’une tout autre manière. À partir de la dynastie Han, son but principal devint la protection et la prolongation de la vie. Il avait avec le bouddhisme certaines ressemblances apparentes, surtout dues au fait qu’on avait puisé dans le vocabulaire taoïste pour traduire les mots sanscrits, mais il en différait parce qu’il cherchait d’abord la longévité dans l’existence présente et non dans une autre vie, une réincarnation meilleure ou un paradis. Le statut d’immortel taoïste était réservé à quelques happy few après un très long entraînement. Les taoïstes élaborèrent toutes sortes de méthodes pour protéger la vie : gymnastique, diététique, médicaments et même des produits comme le cinabre, en fait très dangereux. En effet, l’oxyde de mercure provoquait des urémies bloquant les reins et des souffrances affreuses entraînant la mort. Mais on disait que c’était la partie légère de l’être qui se débattait pour échapper aux parties génératrices de décrépitude et de pourrissement, et que le malheureux parvenait ainsi à l’état d’immortel. Preuve en était que, si par la suite on avait ouvert son cercueil, on n’y aurait trouvé que ses chaussures car, après cette opération de purification par le cinabre, le défunt s’était élevé dans les îles des Bienheureux ou sur le mont Kunlun en compagnie des divinités.

Pour les taoïstes, l’acte sexuel était considéré comme naturel, au même titre que l’alimentation. Il fallait donc le respecter parce qu’il faisait partie de la nature. Comme ils refusaient les règles sociales et s’en tenaient à l’écart, ils n’attachaient aucun tabou à l’érotisme, dont le seul inconvénient pour eux était qu’il risquait de faire perdre de l’énergie vitale et ainsi de compromettre la longévité. C’est pourquoi ils inventèrent des techniques permettant de satisfaire plusieurs femmes et de se livrer à toutes sortes de jeux érotiques sans perdre son énergie, techniques qui se ramènent au coïtus interruptus. L’union sexuelle devenait une joute entre l’homme et la femme, où le partenaire qui obligeait l’autre à ne plus pouvoir se retenir non seulement avait le sentiment de l’avoir emporté comme dans une partie d’échecs, mais en outre se nourrissait, la femme du sperme et l’homme des sécrétions vaginales, qui se concentraient sous forme d’énergie chez le vainqueur à l’arrière du nombril.

La continence était pour eux mauvaise, car contraire à la nature : le yin et le yang sont faits pour se répandre et se transformer, et, faute de l’union sexuelle, ils sont retenus et obstrués. Même à un âge avancé, l’homme doit avoir des rapports avec des femmes. Sinon, son esprit s’agite, il se fatigue et sa longévité diminue. « Quand on retient de force son essence [incarnée dans le sperme], il est facile de la perdre, dit le Yi Xin Fang, on la laisse échapper, l’urine se trouble et on est victime des succubes… Lorsqu’il n’y a pas d’union entre le yin et le yang, la nature la désirant beaucoup, les démons, sous de fausses apparences, font copuler. » C’est ainsi qu’apparurent un grand nombre de légendes sur des esprits ou des animaux qui avaient accumulé une telle énergie qu’ils étaient capables de prendre l’apparence d’une jolie fille pour séduire des lettrés esseulés, ou celle d’un beau garçon par qui une femme naïve se laissait entraîner, afin de leur dérober leur énergie. La légende la plus populaire à ce sujet est celle du Serpent blanc. Un serpent, qui vivait depuis mille ans sur une montagne, avait acquis assez d’énergie pour se transformer en jeune femme et venir goûter aux joies humaines. Elle se marie avec un jeune apothicaire. Peu soucieuse des règles sociales, elle envoie une compagne voler le trésor de l’État, puis déclenche une épidémie, dont elle seule a le remède, pour faire la fortune de son mari. Quand celui-ci apprend d’un bonze que sa femme est un serpent et qu’il réussit à la voir sous sa véritable apparence, affolé, il va se réfugier au monastère du bonze. La femme, au risque de sa vie, attaque le temple pour le reprendre, si bien que, ému par son dévouement, le mari part la rejoindre. Mais, une fois qu’elle a donné naissance à l’enfant qu’elle attendait, elle est enfermée pour toujours sous une pagode. Si, dans cette histoire, un succube finit par gagner la sympathie par son abnégation et un animal par donner une leçon d’amour aux humains, il y a beaucoup d’autres récits où une belette, un renard, une loutre ou un fantôme finit par épuiser celui ou celle que l’animal est parvenu à séduire, et provoque sa mort à moins qu’un magicien taoïste n’intervienne à temps pour exorciser la victime. Ces récits traduisent que, même dans une culture où la sexualité est approchée comme une hygiène, il existe toujours une crainte cachée au plus profond de l’être depuis la nuit des temps, car l’érotisme met en jeu des pulsions incontrôlables et dangereuses ne dépendant plus de la raison humaine. Cette peur, exprimée dans un langage narratif, prend la forme de démons et fantômes venus d’ailleurs, mais en même temps sortis de notre esprit.

Des textes taoïstes datant des IVe-Ve siècles de notre ère ont été retrouvés et publiés par Ye Dehui en 1903. Ils comprennent la signification cosmique de l’acte sexuel, les préliminaires, les positions à adopter, les avantages thérapeutiques et le choix des partenaires. Ils exposent les conceptions qui réduisent l’érotisme à une hygiène, mais dont il ne faut pas oublier qu’elles fournirent aux Chinois des méthodes pour prolonger le plaisir et le moyen de débarrasser l’acte sexuel de peurs inconscientes. Voici un court extrait du Traité de Dong Xuan Zi :

« Les méthodes de l’union sexuelle telles qu’elles ont été enseignées par la Fille sombre (déesse qui aurait légué ces secrets à l’Empereur Jaune) ont été transmises depuis l’Antiquité ; mais elles n’en donnent qu’une idée générale et ne pénètrent pas dans ses secrets subtils. En lisant ces prescriptions, je pensais souvent à combler les lacunes et c’est pourquoi, en rassemblant les usages et coutumes, j’ai maintenant compilé ce nouveau manuel. Bien que celui-ci ne donne pas les nuances les plus raffinées, j’espère qu’il contient cependant l’essentiel. Les différentes façons de s’asseoir et de se coucher l’un avec l’autre, les positions de jambes étendues ou écartées, les différents moyens de coller son corps à celui de l’autre, les méthodes de pénétration, profondes ou peu avancées, forment l’essence de l’union sexuelle au rythme des Cinq Éléments. Ceux qui suivent ces règles obtiendront la longévité. Ceux qui s’y opposent en souffriront et mourront. Comment ne pas transmettre à toutes les générations futures ce qui peut profiter à tous !

« Des coups profonds ou superficiels, lents ou rapides, droits ou de côté, ne sont pas identiques, chacun a ses propriétés. Un coup lent doit ressembler aux mouvements d’une carpe prise à un hameçon ; un coup rapide à un vol d’oiseau luttant contre le vent. Il doit y avoir une heureuse répartition des mouvements, pénétrer et se retirer, bouger de haut en bas, de droite à gauche, ménager des intervalles et une succession rapide. Il y a un moment pour chacun et il ne faut pas s’entêter dans le même pour son plaisir immédiat.

« [Suit un long passage sur les préliminaires.] L’homme demande à la femme de lui tenir sa Tige de Jade, tandis que lui, de sa main droite, caresse la Porte de Jade de la femme. L’homme subira ainsi l’influence du yin et sa Tige précieuse se lèvera, vigoureuse, pointant comme le pic d’une montagne dirigé vers la Voie lactée. La femme subira l’influence du yang et la Crevasse de Cinabre s’humidifiera en laissant échapper de riches sécrétions, telle une source solitaire dans une vallée profonde. Ce sont là les réactions naturelles du yin et du yang que l’on ne peut jamais obtenir artificiellement. Quand le couple est dans cet état, il est prêt à s’unir… »

Dong Xuan Zi dit ensuite qu’il n’y a que trente positions. « Les variations sont de détail. On peut dire qu’elles épuisent toutes les possibilités et qu’il n’en est laissé aucune de côté. » Il donne leurs noms et les décrit. Si elles n’apprennent rien de très neuf en la matière, les expressions – dévider la soie, couple de soles, canard volant en arrière, cheval frappant du pied, tigre blanc bondissant, cigale noire s’accrochant à un arbre, etc. – ajoutent un ton poétique à des descriptions anatomiques.

Est aussi donnée la recette du coïtus interruptus : « Quand l’homme sent qu’il va jouir, il doit attendre que la femme arrive à l’orgasme pour atteindre avec elle le moment de jouissance. L’homme doit donc donner des coups superficiels et jouer entre les cordes de lyre et le grain de riz ; les coups doivent ressembler au mouvement de l’enfant qui tète. Alors, que l’homme ferme les yeux, concentre ses pensées, appuie la langue contre le dos du palais, courbe le dos, tende le cou, ouvre les narines, contracte les épaules, ferme la bouche et aspire le souffle. Ainsi son sperme remontera de lui-même. Un homme peut contrôler entièrement ses éjaculations. Sur dix coïts, il ne faut éjaculer que deux ou trois fois. »

Le Classique de la Fille sombre accompagne chaque position d’une phrase du genre : « Par cette méthode, les sept douleurs se guériront d’elles-mêmes » ou : « Cette méthode guérira toutes sortes de congestions ». Puisque le but est aussi de voler le yin de la femme, cet ouvrage apprend comment reconnaître qu’elle n’a pu résister : si on l’embrasse immédiatement après, sa langue est froide. Ces renseignements, comme les albums de peintures érotiques destinés aux jeunes mariés, peuvent paraître immoraux à des personnes dont la culture ne permet pas qu’on aborde de tels sujets dans les familles où, sans parler d’éducation sexuelle, même l’information commence seulement timidement à être divulguée, et où les jeunes n’ont souvent que les films pornos à leur disposition. Mais peut-être certains respecteront-ils les Chinois pour avoir au cours des siècles su éviter bien des souffrances et des frustrations dues à l’ignorance.

Henri Maspero, dans Le Taoïsme, signale qu’il se tenait dans certains temples taoïstes de véritables orgies rituelles. Il ne s’agissait pas d’orgies romaines, mais de pratiques rigoureuses pour développer son énergie en la faisant remonter le long de la colonne vertébrale jusqu’au cerveau, se purifier de ses impuretés et atteindre l’union avec le Tao. Le témoignage vient d’un adepte repenti : « Pour ceux qui participent à ces rites, tous les maux et tous les dangers sont éliminés. On les appelle les “Parfaits”. Ils sont sauvés et acquièrent une longévité accrue. On enseigne aux maris à échanger leurs femmes ; ils mettent la luxure au-dessus de tout. Les pères et les frères aînés sont debout devant et ne rougissent pas. C’est ce qu’ils appellent la technique des Parfaits pour accorder les souffles. Aujourd’hui, les taoïstes s’adonnent tous à cette pratique, c’est par elle qu’ils cherchent le Tao. Il y a des choses qu’on ne peut exposer en détail3. »

Religions

Après l’arrivée du bouddhisme en Chine au début de notre ère, l’école tantrique, très répandue au Tibet, avait des méthodes comparables, sans que l’on puisse affirmer qu’il y ait eu influence réciproque. Des divinités sont représentées dans des monastères lamaïques en train d’enlacer leur shakti, ou version féminine, pour perdre conscience même de leur transcendance. Dans le tantrisme aussi, l’acte sexuel se contrôle. Il n’est pas un abandon au plaisir, mais une voie pour atteindre l’oubli du moi, car les lois morales, même concernant l’inceste, ne sont que relatives. Élevées au niveau de l’absolu, les passions perdent leur impureté ; mais, comme dans le taoïsme, l’union sexuelle doit être encadrée par une discipline rigoureuse.

On retrouve la même idée dans la religion populaire chinoise à propos de Guanyin, bodhisattva vénéré en Chine sous son incarnation féminine et devenu la déesse de la mansuétude. Plusieurs légendes s’attachent à cette divinité. Dans certaines, Guanyin vient sous forme d’une jolie marchande de poissons séduire des hommes et annonce qu’elle épousera celui qui sera capable de réciter tel ou tel soutra. C’est ainsi qu’elle les convertit en usant du désir amoureux, mais elle meurt chaque fois le soir des noces avant la consommation du mariage. Les os de son cadavre étant reliés par des chaînettes d’or, la foule s’aperçoit qu’il s’agissait d’un bodhisattva. Une version beaucoup plus dans la veine tantrique montre Guanyin sous la forme d’une belle marchande de poissons, venant dans un village où elle se donne à tous les hommes qui en ont envie. Or, après une seule nuit merveilleuse avec elle, ils se sentent complètement détachés de tout désir sexuel. Après sa mort, un bonze s’incline devant sa tombe, à la stupéfaction des villageois qui lui déclarent qu’elle n’était qu’une fille de mauvaise vie. Il leur répond qu’elle n’a agi que par compassion et qu’il suffit de déterrer son cadavre pour s’apercevoir, grâce aux chaînettes d’or reliant ses os, qu’elle était un bodhisattva. Cette idée tantrique est exprimée par Vasumitra dans le Soutra de l’Avatamsaka : il accorde aux hommes tous leurs désirs pour les en libérer. Shakyamuni lui-même, après les tentations envoyées par Mâra sous forme de ses filles, comprend que ce n’est pas par l’ascèse et la mortification, mais par la charité et la sagesse qu’on atteint l’illumination.

Une autre caractéristique de la civilisation chinoise, composante de l’érotisme, est le chamanisme. Les textes historiques nous informent que c’était un élément important de la religion dans l’Antiquité. Certains savants chinois pensent même que les premiers empereurs étaient des chamanes avant la séparation entre pouvoir religieux et pouvoir politique. Ces cultes ont persisté jusqu’à aujourd’hui dans les villages, et furent remis en vigueur dès que se relâchèrent les interdits du gouvernement communiste. Or la possession d’un chamane, homme ou femme, par une divinité qui entraîne la transe a un aspect érotique, de même que les bacchanales du culte de Dionysos dans la Grèce antique. Si celles-ci donnèrent naissance au théâtre grec, le chamanisme en Chine entraîna tout un courant poétique. Les Chants du royaume de Chu, un des deux recueils de poèmes datant de l’Antiquité qui soient parvenus jusqu’à nous, contient « Neuf chants » qui sont des invitations à des divinités pour prendre possession d’un chamane. Le ton érotique de ces poèmes laisse penser qu’il s’agit d’une chamane dans le cas d’un dieu et d’un chamane dans celui d’une déesse. Ces chants sont basés sur ceux qui faisaient partie de rituels. Dans quelle mesure en sont-ils la transcription ou ont-ils été adaptés par des poètes pour en faire œuvre littéraire, il est impossible de le savoir, comme il est souvent impossible de discerner le sexe de la divinité, la langue chinoise ignorant les genres. En voici un exemple où, si l’on admet que l’Esprit de la Montagne est une déesse, le chamane qui désire être possédé est vraisemblablement un homme.

C’est parce que ces rituels chamanistiques avaient une connotation érotique qu’ils ont inspiré des poètes comme Qu Yuan (340-278 avant J.-C.) ou Song Yu (IIIe siècle avant J.-C.). Dans certains de leurs poèmes, comme chez les chamanes, l’esprit quitte le corps et part à travers l’au-delà à la recherche d’une femme idéale. Dans Le Temple Gaotang, Song Yu évoque la rencontre en haut d’une montagne entre un souverain et une déesse, et c’est de cette œuvre qu’est tirée l’expression lettrée désignant l’union sexuelle – les nuages et la pluie : au moment de leur séparation, la déesse dit au roi qu’il pourra la revoir, car elle reviendra chaque jour sous la forme « des nuages du matin et de la pluie du soir ». Cao Zhi (192-232) reprendra le même thème dans La Déesse de la rivière Lo : le poète rencontre cette déesse sur les berges d’une rivière et décrit sa beauté et ses charmes, mais ici il n’y aura que frustration sans même l’union d’un soir : elle lui déclare que son cœur appartiendra toujours au poète, regrette en pleurant que les hommes et les dieux doivent suivre des voies différentes et qu’ils ne peuvent satisfaire les désirs de leur jeunesse. On retrouve à la même époque ce sujet traité en prose. Un récit évoque la randonnée de l’empereur Mu au mont Kunlun, où résident les dieux et les immortels, et où la Reine-Mère d’Occident l’initie à l’érotisme au cours de ce voyage extatique. Un autre raconte l’excursion de deux jeunes lettrés dans une vallée perdue et leur rencontre avec deux jeunes immortelles, qui leur font oublier le temps qui passe.

Histoire

L’érotisme est entièrement culturel, mais la culture ne se réduit pas aux courants de pensée philosophiques et religieux ; l’histoire en est une composante au moins aussi importante. En Chine, où, comme on l’a vu, l’érotisme n’était pas marqué du sceau du péché, où il était considéré comme un des plaisirs naturels, qui devait seulement ne pas mettre en danger l’institution familiale ou l’État, et où le taoïsme l’englobait parmi les pratiques de l’hygiène presque au même titre que la gymnastique, il pouvait s’élever au niveau de la tragédie quand il devenait partie prenante de l’histoire. Celle-ci occupait une place bien plus importante qu’en Occident. Dans une civilisation où le confucianisme était devenu la doctrine des gouvernants, la morale formait le critère du bon gouvernement et les rites tenaient la place de la loi, quoique différents des lois. Celles-ci, legs des Romains que nous avons préservé, s’appliquent quels que soient les individus, quelles que soient les circonstances. Mais les rites, s’ils maintiennent des principes moraux généraux, laissent une grande place aux interprétations pragmatiques, à la situation du moment. Notre idée de la loi n’existe d’ailleurs toujours pas en Chine où, en période de lutte contre la malhonnêteté, le vol d’une bicyclette peut vous valoir la peine de mort, alors qu’en temps « normal » détourner des millions peut rester impuni. En outre, la morale ne pouvait s’appuyer sur une religion comme le christianisme ou l’islam puisque le confucianisme était agnostique. Il ne restait que l’expérience historique pour la justifier ; elle seule permettait de définir finalement le bien et le mal. Le travail des historiens n’était donc pas seulement de raconter ce qui s’était passé, mais de montrer, à la lumière des faits, les erreurs et les réussites, les fautes et les mérites. L’érotisme ne devenait un mal associé à des événements historiques que lorsqu’il mettait en danger le bon gouvernement. Le cas le plus célèbre est celui des amours de l’empereur Minghuang (712-756) et de la concubine Yang Guifei, qui ont inspiré ballades, romans et opéras. Cet empereur était tombé amoureux d’une concubine de son fils en la voyant lors d’une fête d’anniversaire. Pour sauver les apparences, il en fit d’abord une nonne taoïste du palais avant de la faire entrer dans ses appartements privés. Devenue la favorite, Yang Guifei profita de la passion impériale qu’elle avait su susciter pour placer sa famille, et son frère devint même Premier ministre. S’étant engouée d’un officier d’origine barbare qu’une faute grave aurait dû faire condamner à mort, elle obtint de l’adopter comme son « fils », l’empereur étant le seul à ne pas s’être aperçu de cette relation un peu particulière avec un fils adoptif. Renvoyé aux frontières comme gouverneur, l’officier déclencha une rébellion qui força l’empereur à s’enfuir dans la province du Sichuan. En route, la garde impériale exigea la mise à mort de Yang Guifei et de son frère, tenus pour responsables du désastre. À son retour dans la capitale, la révolte réprimée, l’empereur, qui avait été impuissant à protéger la jeune femme et qui avait démissionné en faveur d’un de ses fils, s’enferma dans un palais et passa sa vieillesse dans la solitude, dans l’attente de retrouver au moins en rêve celle qu’il avait tant aimée. Yang Guifei devint un cas exemplaire de ces femmes capables de provoquer des drames à cause de la passion éprouvée pour elles par des souverains au point qu’ils en oublient les devoirs de leur charge, de ces femmes dont on disait qu’elles « abattaient des murailles et ruinaient des royaumes ».

Le grand ouvrage historique de l’Antiquité, les Commentaires de Zuo, commentaires aux annales de la principauté de Lu par Zuo Qiuming, avait déjà fourni maints exemples des malheurs causés par le mélange de l’érotisme et du pouvoir. Un souverain du royaume de Wei avait eu des relations avec la concubine de son père et il en avait eu un fils. Devenu roi, il l’épousa, puis devint l’amant de la femme de ce fils, ce dont la mère fut si jalouse qu’elle se pendit. La belle-fille devenue sa maîtresse voulut être élevée au rang de reine, calomnia son mari auprès de son beau-père et amant, et réussit à obtenir que celui-ci fasse tuer son propre fils par des bandits. Dans un autre royaume, on rapporte que la veuve d’un roi avait pris comme amant un cuisinier du palais. Craignant d’être dénoncée par l’intendant, elle se fit fouetter, montra les marques et accusa l’intendant d’avoir voulu la violer et de l’avoir frappée pour la punir de son refus. L’historien raconte encore qu’un fonctionnaire chargé de trouver une épouse pour un haut dignitaire s’empara de la femme d’un officier. Le mari céda, par crainte de l’exil ou de la mort, malgré les supplications de son épouse. Celle-ci eut deux fils de son second mari. À la mort de ce dernier, elle fut renvoyée chez le premier, qui noya les deux enfants. « Jadis, lui dit son ancienne femme, tu n’as pas su me protéger et tu as permis que je sois emmenée. Maintenant tu es incapable de te conduire en père envers les orphelins d’un autre homme et tu les tues. Qui sait jusqu’où tu iras ! » Et elle jura de ne plus jamais le revoir. Le même livre raconte l’histoire de l’orphelin de la famille Zhao, source d’un opéra célèbre qui, dans cette version ultérieure, passa en Occident, inspira L’Orphelin de la Chine de Voltaire et Eroe Cinese de Métastase. Mais, dans les Commentaires de Zuo, il ne s’agit pas d’une histoire morale où un vilain ministre fait massacrer toute une famille par jalousie et où un serviteur fidèle, en sacrifiant son propre enfant, réussit à sauver le dernier-né de cette famille pour qu’il puisse accomplir la vengeance. Ici c’est l’érotisme qui engendre la tragédie : la sœur du roi a épousé le fils aîné de la famille Zhao et devient la maîtresse de l’oncle de son mari. Pour éviter le scandale, la famille exile l’oncle. La jeune femme, furieuse d’être privée de son amant, dénonce sa belle-famille auprès du roi son frère en disant que celleci prépare une rébellion. Toute la famille Zhao est exécutée et la femme coupable ne protège que son jeune fils, qui seul échappe au massacre.

Cette vision de l’érotisme comme un danger potentiel pour l’État fut développée par l’historien Sima Qian (179-117 ? avant J.-C.) qui écrivit ses Mémoires historiques pour donner un sens à l’histoire, montrant que seul un bon gouvernement pouvait durer et qu’un tyran avait perdu le Mandat du Ciel. Il reprenait l’idée du philosophe Meng Zi : tuer un empereur tyrannique n’est pas un régicide, c’est exécuter un homme ordinaire pour crimes, car le Ciel lui a ôté le droit de régner. La démonstration était plus facile quand il s’agissait d’époques reculées. Sur la chute de la dynastie Xia vers 1500 avant J.-C. et sur celle de la dynastie Shang vers 1122, les documents étaient assez rares et flous pour que l’historien construise ce type d’empereurs de perdition. À propos du dernier empereur des Xia, il écrit qu’il opprimait le peuple en faisant édifier des constructions somptuaires, palais, terrasses, parcs peuplés d’animaux rares. Il renonça à attaquer un ennemi parce que celui-ci lui avait envoyé une belle femme. Il en était si épris, bien qu’elle le trompât, qu’il festoyait nuit et jour avec elle et les autres femmes du harem au son de musiques lascives. Comme elle aimait entendre le bruit de la soie qu’on déchire, il la prenait sur ses genoux et faisait déchiqueter des rouleaux de soie pour obtenir d’elle un sourire. Chez un tyran, l’érotisme se teinte de sadisme : il faisait marcher des hommes sur une poutre de bronze brûlante au-dessus d’un brasier pour le plaisir de les voir tomber dans le feu. Sans doute par manque d’imagination, l’historien se répète à propos du dernier empereur des Shang, non sans ajouter quelques détails supplémentaires : cet empereur, sous l’emprise de sa concubine Danji, « fit faire un étang de vin ; il fit suspendre des quartiers de viande pour en former une forêt et envoya des hommes et des femmes nus se poursuivre en ce lieu. Il donnait des orgies qui duraient toute la nuit ». Une colonne de bronze était dressée au bas des marches du palais, un feu était allumé à l’intérieur, et des hommes y étaient ligotés par des chaînes. On croirait lire Suétone.

1.

Sauf indication contraire, les textes chinois cités ont été traduits par Jacques Pimpaneau (NdE).

2.

Traduction de Marcel Granet in Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Leroux, Paris, 1929.

3.

Traduction d’Henri Maspero.