Érotisme et fantasmes

Au XIe siècle, un fléau s’abattit sur la civilisation chinoise : le néoconfucianisme. Cet épisode détermine les trois périodes de l’histoire de Chine : l’Antiquité et les royaumes indépendants, l’empire unifié avant le néoconfucianisme et l’empire unifié après le néoconfucianisme. Sous la dynastie Tang, certains lettrés avaient déjà protesté contre l’influence grandissante du bouddhisme, entraînant en 845 des persécutions contre cette religion. Mais il n’avait pas pour autant cessé de s’étendre à toutes les classes de la société, même parmi les lettrés, dont certains fréquentaient des bonzes. Selon les philosophes, la force du bouddhisme venait de ce qu’il donnait une explication totale de l’univers, répondait à toutes les questions, alors que le confucianisme ne concernait que la morale sociale ; de plus, étant agnostique, il était dépourvu de métaphysique. Le taoïsme, malgré un substrat métaphysique, était fondamentalement amoral, préconisait le retrait de la société et ne constituait pas une doctrine capable de renforcer l’État. Apparut alors ce qu’on appela en Occident le néoconfucianisme. Sur le modèle du bouddhisme, une pensée s’élabora, prenant en compte la totalité du monde, non pas, comme dans le bouddhisme, pour sauver les hommes des souffrances liées à l’existence, mais pour fournir à l’État une doctrine qui couvre tous les aspects de la vie. Autrement dit, une idéologie. Dès lors, la Chine va se refermer sur elle-même, voir d’un mauvais œil les idées étrangères. Outre les interdits, concernant tous les domaines, l’éducation comme les distractions populaires, cette idéologie implanta dans l’esprit de chaque individu une autocensure bien plus efficace que la censure. On ne se rebellera plus, non parce qu’on craint de ne pas avoir la force nécessaire pour vaincre, mais parce qu’on n’ose plus au plus profond de soi-même remettre en question le pouvoir. Dès lors les dynasties ne seront plus renversées par des révoltes populaires comme auparavant, mais par des invasions étrangères. Les décisions impériales ne seront plus critiquées, sauf par quelques lettrés particulièrement courageux, et toujours en accusant l’entourage du souverain, jamais ce dernier : « Ah ! Si l’empereur savait ce qui se passe ! »

Une idéologie imposée pour renforcer un pouvoir autocratique a, dans toutes les sociétés, une même conséquence : le puritanisme ; et le puritanisme, engendrant des frustrations, crée des perversions. Le bandage des pieds des femmes est contemporain du néoconfucianisme, et la filiation est évidente : l’homme, comme l’animal mis en cage, privé de liberté, a l’esprit qui tourne en rond, atteint d’un cancer. Bien des explications ont été avancées sur cette mode obligatoire des pieds bandés. Ce traitement affaiblirait les muscles des mollets et renforcerait ceux des cuisses et du bas-ventre pour le plus grand plaisir des messieurs. Avec leurs pieds pointus comme des boutons de lotus, les servantes pouvaient augmenter le plaisir de leurs maîtres pendant leurs ébats en taquinant par-derrière l’un des deux partenaires. La femme marchant très péniblement resterait confinée au gynécée, à l’abri des tentations de la rue. Il faut ajouter l’importance du fétichisme du pied. Une chose est sûre : c’était une cruauté abjecte dont allaient souffrir les femmes, jeunes et vieilles, pendant des siècles, qui ne pouvait contenter que des hommes tristement pervers. L’érotisme devenait victime de la perversion.

La littérature dite populaire, romans et pièces de théâtre, écrite par des lettrés pour le peuple et non par des gens du peuple, devint extrêmement morale. Les histoires de brigands, rapportées par des conteurs avant d’être intégrées dans le roman Au bord de l’eau, sont à cet égard significatives : les personnages, devenus brigands malgré eux parce que victimes d’injustices, finiront par se rallier à l’empereur et l’aideront à éliminer des frères en rébellion. En ce qui concerne l’érotisme, tous sont d’un puritanisme exemplaire, comme pour prouver qu’ils sont fondamentalement des hommes moraux. Ce n’est que lorsque la dynastie Ming, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, commença à tomber en décadence et son pouvoir à se relâcher que fleurit toute une littérature érotique, mais typique d’une société frustrée : une littérature de fantasmes, à l’œuvre dans un cadre réaliste pour paraître vraisemblable, car c’est la propriété des fantasmes de se vouloir réels pour être efficaces.

Le plus célèbre de ces romans est le Jin Ping Mei, dont le point de départ est un autre roman. Dans Au bord de l’eau, un personnage découvre que son frère a été assassiné par son épouse qui voulait se débarrasser de lui, car elle a un amant, et il tue le couple coupable. Que serait-il advenu si les amants avaient échappé à cette vengeance ? C’est ce qu’imagina l’auteur du Jin Ping Mei, qui reste caché sous l’anonymat. Le personnage principal, Ximen Qing, a rencontré Jolis Pieds1, et l’a fait attirer chez une entremetteuse. Au cours du déjeuner, il fait tomber exprès une de ses baguettes par terre ; en la ramassant, il presse son pied sous la table, sachant que, si elle ne proteste pas, tout lui sera permis. Après avoir empoisonné le mari, les amants, pendant que les bonzes récitent des soutras pour le repos de l’âme du défunt, se livrent dans la pièce à côté à des débordements. Ils sont surpris par les bonzes, qui du coup se mettent dans tous leurs états : « comme pris de folie, ils agitent leurs bras et leurs jambes sans plus savoir ce qu’ils font ». La satire des moines en proie aux désirs de la chair n’est pas le monopole de Boccace.

Ensuite Ximen Qing installe Jolis Pieds chez lui, auprès de son épouse, ses concubines et servantes, avec qui elle devra partager son amant qui, toujours insatisfait, court les bordels, où il s’est entiché en particulier de la courtisane Porphyre. Tout au long du roman, les fantaisies érotiques se succèdent dans l’atmosphère luxueuse de la riche demeure de ce commerçant en produits médicinaux. Le passage le plus célèbre est celui de l’escarpolette : par un après-midi d’été dans le jardin, Ximen Qing rencontre d’abord sa concubine Amphore et la prend par-derrière : « J’aime surtout ton petit derrière blanc et je vais faire de mon mieux pour te donner le maximum de plaisir. » Jolis Pieds les épie et Ximen Qing l’attrape avant qu’elle ait pu s’enfuir. Elle fait apporter une natte et des coussins par sa servante et elle se déshabille, « si bien que plus un fil de soie ne recouvre son corps ». Pendant qu’elle est allongée sous une tonnelle, lui, assis en face d’elle, caresse avec ses doigts de pied le « trésor de sa fleur ». Puis il lui attache les pieds en l’air aux montants du treillis pour qu’elle reste les jambes bien écartées et « il fonce dans la brèche en s’appuyant d’une main sur l’oreiller et en se démenant de toutes ses forces ». La servante apporte alors le vin qu’on lui avait commandé de servir. En les voyant, elle part en courant, mais Ximen Qing s’élance à sa poursuite, la ramène dans ses bras sous la tonnelle, la prend sur ses genoux et boit avec elle bouche à bouche. « “Maintenant regarde, dit Ximen Qing, je vais jouer aux fléchettes sur une cible vivante. Si je touche la cible du premier coup, j’ai droit à une tasse de vin.” Il prend une prune dans un bol et la lance vers la Porte féminine. Trois fois il en jette une et trois fois il atteint le cœur de la fleur. Une prune y reste collée, mais il ne cherche pas à la détacher, ni à finir ce qu’il avait commencé. Jolis Pieds, languissante, exténuée par ce tourment, les yeux brillants mi-clos, reste affalée sur la natte. “Tu es un ennemi plein de malice”, murmure-t-elle. » Ximen Qing s’endort et, à son réveil, tandis qu’il détache Jolis Pieds, « de nouveau son désir s’éveille… ». C’est le roman du désir sans fin et, pour que le corps suive, Ximen Qing a recours à un bonze itinérant qui lui remet un onguent pour s’enduire le sexe, et des boulettes d’un aphrodisiaque en lui recommandant de n’en prendre surtout qu’une à la fois. Un soir où il revient complètement ivre du bordel, Jolis Pieds, après avoir essayé en vain de le ranimer comme d’habitude avec sa bouche, lui fait absorber les trois dernières boulettes d’aphrodisiaque, qui ont un tel effet qu’elle le chevauche pendant plus de deux cents coups. Mais Ximen Qing reste toujours rigide et « lui demande de le sucer. Elle se penche et prend l’extrémité de son sexe entre ses lèvres. Soudain la semence blanche coule comme du vif-argent et se transforme rapidement en un flot de sang qui coule sans interruption ». Le sexe toujours en érection, Ximen Qing meurt au bout de quelques jours. La morale est sauve : le débauché a trouvé sa punition dès l’âge de trente-quatre ans, et la dernière partie raconte la déchéance et les malheurs des autres personnages.

Dans ce roman comme dans les peintures, les scènes érotiques sont au centre d’un paysage réaliste. Ce récit, qui se passe en fait à Pékin, est une source d’informations sur le milieu social des riches marchands de l’époque et sur la vie dans une grande ville ; et c’est ce mélange de fantasmes et de réalisme qui en fait un chef-d’œuvre. Il a d’abord circulé sous forme manuscrite avant d’être imprimé avec en tête une série de gravures. Celles-ci ont servi à un peintre du début du XXe siècle qui a fait des tableaux en imitant parfaitement le style de la dynastie Ming afin de les faire passer pour des œuvres de l’époque. Conservées dans le palais des empereurs mandchous à Shenyang, elles furent reproduites en noir et blanc au début des années trente, dans une version complète en cinq volumes et dans une autre, sans les peintures érotiques, en quatre volumes.

Le Tapis de prière en chair (Rou Pu Tuan) a été écrit par Li Yu (alias Li Liwong, 1611-1679 ?), auteur de romans courts, de pièces de théâtre, d’un recueil de propos sur divers sujets, depuis la cuisine et l’ameublement jusqu’à l’opéra. Il fut directeur d’une troupe de théâtre qui allait jouer chez les gens riches, puis, à la fin de sa vie, il se fit éditeur ; c’est lui qui publia Le Jardin grand comme un grain de moutarde, compendium de modèles pour les peintres, sorte de méthode ABC de la peinture chinoise. Une de ses pièces est de nature assez érotique : une femme, attirée par l’odeur d’une jeune fille, persuade son mari de la prendre comme concubine de façon à former un mariage à trois. Quant au Tapis de prière en chair, il pourrait passer pour un ouvrage destiné à convertir au bouddhisme : à la fin, le héros se coupe le sexe car « cette chose qui fait le mal me troublera tant qu’elle fera partie de mon corps. Mieux vaut la couper et mettre ainsi fin aux malheurs ». Mais le livre n’a certainement pas été écrit pour sa conclusion – le pire libertin peut accéder à l’illumination – et les lecteurs visés n’étaient pas ceux qui désiraient une leçon de sainteté. Le personnage principal, d’abord déçu par la timidité de sa jeune épouse frigide, essaie de la convertir au plaisir en lui faisant regarder un album de peintures érotiques, puis il se lance à la conquête de nouvelles femmes. Mais il rencontre un aventurier qui lui fait remarquer qu’il n’arrivera à rien avec un sexe aussi petit, « simple grattoir avec lequel vous pourriez tout juste gratter les toisons du pubis de la femme sans pouvoir la pénétrer ». Cet aventurier lui conseille d’agrandir son sexe en y greffant des lanières découpées dans un sexe de chien en érection. Après l’opération, les dames se disputent le héros. Une servante qui assiste aux ébats de sa maîtresse avec lui se dit : « Il est certain que ce garçon est doué d’une fougue sans pareille, c’est un maître en libertinage. Il n’y a rien à redire, livrons-nous à lui. » Une autre fois, une femme, qui épie l’amant en cachette, « en le regardant faire, émettait encore plus de sécrétions que celle qui opérait ; non seulement sa culotte n’était plus sèche, mais même ses bas étaient à moitié mouillés ». Dans une scène, le héros doit satisfaire trois femmes en même temps, tandis que son serviteur s’occupe de la servante ; ils sont surpris par une visite inopinée, si bien que le jeune homme n’a même pas le temps de se rhabiller et doit se cacher nu dans un coffre. Les trois coquines, un autre jour, inventent un jeu : chacune doit prendre une carte au hasard et accomplir avec le héros ce qui y est écrit. L’une d’elles, « ayant tiré la troisième carte, à peine y a-t-elle jeté un coup d’œil qu’elle change de couleur et sa main qui tient la carte en devient toute molle. “On ne peut pas se servir de cette carte, dit-elle, on doit l’échanger contre une autre.” Les autres refusent. Quelle était la façon de faire imposée par cette carte ? C’est celle d’une jeune fille qui aspire au mariage : la femme doit lever les fesses et l’homme la sodomiser ». Pendant que le jeune lettré se divertit ainsi, sa femme le trompe. Dégoûté du libertinage, il se fait bonze.

La qualité de ce livre tient au fait que les scènes érotiques sont empreintes d’humour et les situations souvent cocasses. L’auteur a voulu divertir sans souci de faire prendre au sérieux ni ses fantaisies érotiques ni son habillage bouddhique. Or cet humour crée une distanciation entre le réalisme des scènes érotiques et l’impression qu’elles peuvent susciter : c’est là le mérite littéraire de l’ouvrage. Ce livre fut illustré par un album de peintures dans le même style que celles du Jin Ping Mei ; là aussi les originaux ont disparu et il n’en reste qu’un jeu de vieilles photos de couleur sépia. Il est donc impossible de savoir si elles sont anciennes ou si elles sont dues au même peintre que celles du Jin Ping Mei.

Un troisième roman, Du rouge au gynécée (Yu Gui Hong), a pour prétexte une dénonciation politique à une époque où, dans l’entourage de l’empereur, le parti des eunuques et celui des lettrés se disputaient le pouvoir. L’eunuque Wei Zhongxian, par ailleurs personnage historique vilipendé par les historiens, a pris un tel ascendant sur l’empereur Xizong (1621-1628) qu’il fait exécuter un lettré prêt à le dénoncer et confisquer tous ses biens. Au cours de la perquisition de la maison, la fille unique du lettré s’enfuit et se perd dans la ville. Elle tombe sur un membre d’une société de « frères jurés » qui l’enlève et l’emmène dans un bordel sordide, où elle est réduite à merci à coups de fouet. Après que sa virginité a été vendue à un vidangeur, elle sert de jouet à toute la bande de vauriens, est livrée aux clients qui, après avoir regardé ce qui se passe à l’intérieur par des trous pratiqués dans le mur donnant sur la rue, font la queue pour profiter de ces femmes, couchées les unes à côté des autres sur des grabats et qu’on nourrit pendant qu’elles font l’amour pour ne pas perdre de temps. Le sadisme se déploie dans des scènes de sodomie, fellation, coprophagie, avec coups de fouet et de bâton, dont l’héroïne, sœur de Justine, est la victime. Certaines de ces femmes sont tombées dans un tel état de dégradation qu’elles finissent par y prendre plaisir. Finalement, le fils d’un ministre qui a renversé l’eunuque est attiré dans ce sinistre bordel et, malgré (ou à cause de) l’état où en est réduite l’héroïne, il en tombe si follement amoureux qu’il l’épouse. Heureusement tout est sauf puisqu’il découvre qu’elle est la fille d’un lettré intègre et courageux. L’intérêt de ce roman n’est pas seulement de nous fournir un témoignage sur les bordels de la plus basse classe dans le Pékin du XVIe siècle, car ces descriptions, loin d’être inventées, sont corroborées par des documents de l’époque. Il nous donne aussi une autre image de l’érotisme chinois. Celui-ci, à lire les autres livres, paraît « sain », finalement assez gentillet, dépourvu de cette fascination pour l’association du plaisir à la souffrance de la partenaire – comme dans tant d’œuvres occidentales. Dans cette version chinoise d’Histoire d’O, où le sordide s’ajoute au sadisme, on s’aperçoit qu’aucune culture n’est à l’abri de cet attrait maudit. Les autres romans érotiques de l’époque, assez nombreux, contiennent quelques scènes piquantes : la jeune fille qu’une entremetteuse emmène voir un goret s’accoupler à une truie pour l’inciter à céder au jeune homme qui la désire ; l’impératrice qu’aucun homme ne peut plus satisfaire et qui doit avoir recours à un âne ; l’empereur qui prend une femme sur ses genoux, assis lui-même dans un char aux roues irrégulières pour que les cahots du véhicule lui évitent d’avoir à se fatiguer. Mais, celles-ci mises à part, ces ouvrages n’ont souvent qu’un mérite : montrer que l’érotisme aussi peut devenir lassant, car leurs auteurs manquaient par trop de talent et d’imagination pour inventer des fantasmes séduisants.

L’homosexualité n’était évidemment pas absente de la littérature érotique, d’autant qu’elle n’était pas considérée avec horreur comme en Occident. Les jeunes serviteurs des lettrés faisaient l’affaire quand il n’y avait pas de jeune femme à disposition. Sur l’amour entre femmes, outre la pièce de Li Yu mentionnée plus haut, les plus belles pages ne se trouvent pas dans un livre érotique, mais dans ce chef-d’œuvre qu’est Six récits d’une vie flottante (Fu Sheng Liu Ji) de Shen Fu, qui vécut au XVIIIe siècle2. Yun, l’épouse du narrateur, tombe follement amoureuse d’une jeune courtisane, réussit à la séduire et à la convaincre de devenir la concubine de son mari, qui approuve ce plan autant pour faire plaisir à sa femme que par plaisir personnel. Mais la jeune fille n’ose pas désobéir à sa « mère », sa patronne, qui décide de la marier à un homme riche. Avoir été abandonnée par celle qui lui avait fait serment de venir vivre avec elle est un chagrin qui entraîne la mort de l’épouse. « Dès lors, il ne se passa pas de jour sans que Yun ne m’entretînt de Hanyuan. À la fin celle-ci fut donnée à un puissant personnage. Yun avait échoué. J’eus beau essayer plusieurs fois de la consoler, elle ne se remit jamais de cette trahison. Elle en mourut de chagrin… Elle ne pouvait plus quitter le lit, était en proie à une agitation continuelle et les médicaments ne lui étaient d’aucun secours. » Les dernières paroles de l’épouse sont : « À la pensée que j’ai rencontré en toi un ami et un mari aussi compréhensif, je peux quitter ce monde sans regret. »

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les relations sexuelles entre hommes faisaient partie de la vie sans qu’on y attache une importance particulière. Mais, en 1772, l’empereur Qianlong interdit aux femmes d’apparaître sur scène, édit qui semble n’avoir été appliqué rigoureusement qu’à l’opéra de Pékin, et l’on fit jouer les rôles féminins par de jeunes acteurs. Cette mesure prise contre la prostitution dont les actrices étaient accusées ne fit qu’entraîner une vogue de l’homosexualité, de la même façon qu’au Japon après l’interdit semblable du shogun concernant les actrices de kabuki. La mode était telle qu’à la capitale, si on donnait un banquet sans avoir à sa table un de ces acteurs pour rôles féminins, on passait pour un rustre ignorant de l’air du temps. Le roman Miroir du classement des fleurs (Pin Hua Baojian), qui date du début du XIXe siècle, a pour personnage principal un de ces female impersonators. L’intérêt du livre réside dans l’opposition autour de lui entre des hommes qui l’invitent simplement pour suivre la mode, d’autres, riches et grossiers, qui se servent de lui sans aucun sentiment, et un garçon profondément épris. Dans cette histoire, un jeune lettré timide, follement amoureux de l’acteur et qui va le voir jouer sans avoir la témérité d’aller dans sa loge, est comme le contrepoint des personnages arrogants et vulgaires. Se dessinent ainsi deux volets de l’homosexualité : chez certains, il n’y a qu’un désir sexuel, ici associé à la vanité de la conquête d’une star ; par ailleurs, chez d’autres existe un sentiment profond n’ayant rien à envier à la passion qui peut unir un homme et une femme. On le voit dans le passage où le jeune lettré suit l’acteur dans la rue sans oser l’aborder et souffre de le voir emmené dans un hôtel par un vieux richard, qui, complètement soûl, dans l’obscurité de la chambre, vomira dans sa botte qu’il confondra avec un pot de chambre.

Après la vogue des romans érotiques, quand la dynastie mandchoue eut établi son autorité et sa pointilleuse censure, une expression réprimée de l’érotisme se réfugia dans de nombreux romans construits sur le même modèle : un juge est confronté à une série de cas d’adultère avec meurtre. L’érotisme se transforme en faits divers. Les lecteurs étaient friands de ces récits, car ils pouvaient vivre par procuration des aventures interdites, dont les coupables étaient l’incarnation de leurs désirs contenus, et le juge celle de leur surmoi qui finit par réprimer leurs tendances inavouables.

L’érotisme du Pavillon de l’aile ouest

De même que don Juan représente la quintessence des conceptions érotiques occidentales, la pièce Le Pavillon de l’aile ouest offre celle de l’érotisme chinois et de son évolution, puisque cette histoire a été transformée au cours des siècles. C’est une chance que Ferdinand Bertholet ait acquis les deux belles séries de peintures illustrant ce récit, car elles nous montrent que l’érotisme n’a que peu de rapport avec les positions plus ou moins acrobatiques que peuvent prendre un homme et une femme, même si elles portent des noms poétiques dans les manuels orientaux de sexualité. La première version est un récit de Yuan Zhen (779-831) : un monastère bouddhique accueille une femme qui rapporte dans sa province natale le cercueil de son mari décédé. Elle est accompagnée de sa fille, Yingying. Dans ce même lieu, un jeune homme, le lettré Zhang, qui par le trajet inverse se rend à la capitale pour se présenter aux examens impériaux, fait halte pour étudier. Il rencontre les deux femmes, dont il découvre qu’il est un cousin éloigné. Il les protège des violences qui troublent la région en faisant appel à un général, lequel envoie des soldats garder le monastère. Yingying a d’abord une attitude très timide devant le jeune homme. Attiré par sa beauté, celui-ci lui fait parvenir un poème, auquel elle répond par un autre poème lui donnant rendez-vous la nuit. Mais, à son arrivée, elle lui révèle qu’elle ne l’a fait venir que pour lui reprocher sa démarche humiliante. Quelques jours plus tard, à la nuit tombée, elle vient le rejoindre dans sa chambre avec sa servante, qui porte sa couette et son oreiller. À l’approche de l’aube, « en pleurant de passion, Yingying repartit au bras de sa servante. Elle n’avait pas prononcé une seule parole de toute la nuit ». Dès lors, le lettré Zhang va la rejoindre toutes les nuits pendant un mois, en sautant le mur. Mais il doit la quitter pour se rendre à la capitale. Il y reçoit de Yingying une longue lettre, restée comme une des plus belles lettres d’amour de la littérature chinoise et qui se termine par ces mots : « Gardez le secret sur notre relation et ne vous faites pas de souci pour moi. » Le lettré Zhang, honteux d’avoir échoué aux examens, ne lui répond pas. Il montre la lettre à plusieurs personnes, qui, en la lisant, s’étonnent qu’il abandonne Yingying. Il leur répond : « Une trop grande beauté apporte toujours des malheurs aux autres, sinon à son possesseur. L’histoire nous en donne maints exemples… J’ai donc décidé de retenir ma passion et de mettre fin à cette folie de jeunesse. » Par la suite, ils se marient chacun de son côté. Un jour, le lettré Zhang, passant par la ville où elle habite, demande à la rencontrer, mais elle refuse de le recevoir et lui fait simplement savoir que, l’éclat de son visage n’étant plus ce qu’il était, elle n’ose se montrer à lui. Au moment de son départ, elle lui fait porter ce poème :

Maintenant délaissée, que pourrais-je encore dire ?

Les jours passés ensemble me restent aussi chers.

Souviens-toi pour toujours de notre ancien amour,

Et tendrement donne-le à qui vit avec toi.

Dans ce récit d’une « brève rencontre », Yingying est au départ hautaine par timidité, puis s’abandonne à l’amour sans retenue. Le lettré Zhang, d’abord mû par le désir, se dérobe, car finalement il a peur d’une femme qui a le courage de sa passion. C’est dans la psychologie des personnages, mêlant le sentiment à l’érotisme, que réside tout l’intérêt de cette nouvelle. Les chanteurs de ballades ont été séduits par cette histoire ; on en conserve au moins deux versions, l’une datant de la dynastie Song, l’autre, très longue, datant de la dynastie Yuan. De cette dernière on tira un opéra, dont au moins les scènes les plus célèbres sont encore jouées à présent, et c’est sous cette forme que l’histoire devint définitivement l’archétype des histoires d’amour en Chine. Mais à partir de la ballade des Yuan, attribuée à un certain Dong, l’intrigue change fortement, prend un sens bien différent, justement sous l’influence du néoconfucianisme. Un chef de bandits assiège carrément le monastère et exige que Yingying lui soit livrée. La mère promet alors la main de sa fille à qui les sauvera de ce péril. Le jeune lettré, ami d’un général en poste dans les environs, fait appel à lui et les bandits sont chassés. Mais la mère, qui avait l’intention de donner sa fille à son propre neveu, revient sur sa parole et demande aux deux jeunes gens de se considérer comme frère et sœur. Le lettré Zhang en tombe malade de chagrin et Yingying, émue, va le rejoindre la nuit pour le sauver du désespoir. La mère, se doutant qu’ils sont devenus amants, interroge la servante de la jeune fille et la bat pour la faire avouer. Celle-ci répond : quand le riz est cuit, vous ne pouvez le faire redevenir cru, alors autant les marier. La mère cède pour éviter le scandale, mais pose comme condition que le jeune homme aille d’abord à la capitale, qu’il réussisse les examens impériaux et obtienne un poste officiel. La scène des adieux est restée un morceau d’anthologie. Profitant de l’absence du lettré Zhang, le neveu à qui Yingying avait été promise forge un faux, une lettre de Zhang disant qu’il renonce à Yingying. Mais Zhang revient, le neveu est découvert, se suicide de honte et finalement le mariage est célébré.

La morale est sauve : tout finit par le mariage. Si Yingying et le lettré Zhang sont devenus amants avant la célébration, c’est tout à fait compréhensible, cela ne prouve que l’ardeur de leurs sentiments ; et d’ailleurs l’épisode intervient après la promesse de la mère ; c’est elle qui est coupable, étant revenue sur sa parole. Malgré cette transformation moralisante, le ton de la pièce est loin d’être pudibond. On comprend qu’elle ait inspiré des peintures érotiques et c’est pourquoi elle fut interdite à plusieurs reprises. Dans le roman Rêves au pavillon rouge3, le héros lit cette œuvre en cachette au fond du jardin quand il est surpris par sa cousine Daiyu :

« “Quel est ce livre ? demanda Daiyu.

« – Oh ! Le Juste Milieu et La Grande Étude4, répondit hâtivement Baoyu en dissimulant son livre.

« – N’essaie pas de me tromper, dit Daiyu. Il eût mieux valu me le montrer aussitôt au lieu de le cacher avec un air coupable.

« – Avec toi, je n’ai rien à craindre, rétorqua Baoyu, mais si je te laisse le lire, tu dois me promettre de n’en rien dire à personne. C’est une œuvre remarquable. Dès qu’on commence à la lire, on en oublie de manger.” Il lui tendit le livre ; Daiyu posa ses affaires et commença à le lire. Elle l’appréciait de plus en plus au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture et en peu de temps elle eut fini plusieurs actes. Elle ressentait le pouvoir des mots et leur attrait continuait à la hanter. Longtemps après avoir reposé le livre, tandis qu’elle restait assise perdue dans ses pensées, les phrases résonnaient encore dans sa tête. “Eh bien, demanda Baoyu, le trouves-tu bien ?” Daiyu acquiesça d’un hochement de tête en souriant. »

Le passage de la pièce le plus érotique est évidemment la scène où Yingying rejoint la nuit le lettré Zhang. Celui-ci chante :

Cette pièce est un exemple rare de mélange d’érotisme et de sentiments. À partir des Ming, la tendance est de distinguer d’une part des livres avant tout érotiques et, d’autre part, une littérature d’un sentimentalisme assez fade. Mais il s’agit de la littérature écrite. Aussi bien que les œuvres d’un grand lettré comme Yuan Zhen, la littérature orale véritablement populaire, due à des gens ordinaires exprimant leurs propres sentiments sans se soucier que leur nom passe à la postérité, possède une dimension tragique quand l’érotisme est en jeu. Preuve en est l’histoire qui circule dans la région où est censé se passer Le Pavillon de l’aile ouest et qu’un érudit local a recueillie. Dans ce récit, le lettré Zhang, après son départ à la capitale, est empêché de revenir à la date prévue. Yingying, qui ne le sait pas, monte en haut de la pagode tous les jours en espérant l’apercevoir au loin. Désespérée car elle croit qu’il l’a abandonnée, elle se suicide en se jetant du haut de la pagode. Sa servante part prévenir Zhang, mais tombe dans les eaux tumultueuses du fleuve Jaune et se noie. La mère, comprenant qu’elle est la responsable de la tragédie, se fracasse le crâne en se précipitant en bas d’un escalier abrupt en pierre. Dans cette version de conteurs, la magie apporte une aura à l’érotisme : les pleurs de Yingying ont donné naissance au sable qui entoure le monastère et l’âme de sa servante s’est réincarnée en un oiseau qui depuis vient hanter ces lieux. La mentalité populaire n’a pas oublié le temps des chamanes, quand les plus grandes histoires d’amour étaient celles qui, en un rêve impossible, unissaient les hommes aux divinités. Seuls ceux qui n’appartiennent pas aux classes populaires croient que le peuple veut que les histoires se terminent bien.

1.

Son nom chinois, Lotus d’or (d’où le titre Golden Lotus adopté pour la première traduction complète en une langue occidentale, faite par Egerton et publiée à Londres en 1939 avec les passages érotiques en latin), signifie en fait les « petits pieds bandés », comparés à des boutons de fleurs de lotus. Le titre du roman est tiré des noms de trois des personnages féminins, Lotus d’or, Amphore et Prunus du printemps, pour former l’expression Prunus dans un vase d’or.

2.

Il existe deux excellentes traductions en français de ce livre : Chen Fou, Récits d’une vie fugitive, trad. de Jacques Reclus, Connaissance de l’Orient, Gallimard, Paris, 1967 ; et Shen Fu, Six récits au fil inconstant des jours, trad. de Simon Leys, Christian Bourgois, 1982 ; J. C. Lattès, 2009.

3.

Ceci est la traduction habituelle du titre de ce grand roman, traduction mot à mot, mais qui signifie en fait « Rêves dans une grande demeure », les portes des maisons riches étant peintes de laque rouge. L’auteur, Cao Xueqin (?-1763 ?), aurait d’ailleurs écrit une première version très érotique de ce roman, mais qui n’a pas été conservée.

4.

Ces deux textes, avec en plus l’ouvrage de Mencius et les Entretiens (Lunyu) de Confucius, constituaient les Quatre Livres, base de l’éducation de tout futur lettré.