Il n’y a pas si longtemps, les prescriptions alimentaires thérapeutiques étaient encore une constante de l’histoire de la médecine. Il semble que ce ne soit qu’au XIXe siècle que les aliments furent progressivement exclus des prescriptions médicales. Les progrès industriels de la chimie et de la radiologie, qui fascinèrent tant les médecins de l’époque, sont-ils responsables de cette évolution ? Toujours est-il que l’art de guérir, qui avait toujours inclus des prescriptions alimentaires en Orient comme en Occident, délaissa la table du patient et développa une pharmacopée qui ne faisait plus appel aux aliments. La maxime d’Hippocrate « Que ton aliment soit ton seul médicament » était donc doublement trahie, puisque, corollairement, la nouvelle médecine considérait de moins en moins les aliments comme des médicaments.
Heureusement, cet abandon du principe hippocratique a connu à travers les siècles d’innombrables exceptions. De tout temps, de bons médecins ont donné des prescriptions alimentaires thérapeutiques. Plusieurs sont devenus célèbres et se sont illustrés en publiant des ouvrages consacrés à la fonction thérapeutique des aliments. Dans tous les pays d’Europe, ces médecins ont développé, parallèlement à la médecine universitaire et à sa pharmacie, une science de la nutrition. Parmi ceux-ci, le cas du médecin suisse Maximilien Bircher-Benner (1867-1939), ayant vécu le tournant scientifique du XXe siècle, montre bien comment la science nutritive continua de se développer en marge de la médecine occidentale moderne, elle qui avait détourné la finalité de la table à manger pour en faire une table d’observation radiologique et d’opération chirurgicale. Alors qu’un examen critique des aliments présentés sur la table aurait probablement évité la transformation de celle-ci en civière !
Le docteur Maximilien Bircher-Benner acquit sa notoriété grâce à une invention nutritionnelle devenue un incontournable de la cuisine santé occidentale : le muesli. Médecin, on le classe aussi parmi les grands diététiciens. Bien avant que le chimiste Linus Pauling statue que la nutrition optimale serait la médecine du futur, le docteur Benner abondait dans le même sens en soutenant qu’« une alimentation idéale maintient la santé » 76.
Il faut donner à cette maxime toute sa force : « La nourriture n’apaise pas seulement la faim, elle n’est pas seulement la condition de la vie : la nourriture est encore la condition de la santé 77. » De plus, l’aliment est non seulement un remède, mais il apporte soulagement et guérison : « La nourriture constitue le plus grand agent thérapeutique naturel 78. » On n’a là rien de moins qu’une « nouvelle doctrine de la nutrition » !
Cette doctrine du médecin suisse est fondée sur une physiologie comprenant trois systèmes nerveux : les sens et les muscles volontaires, les nerfs sympathiques et parasympathiques, et pour finir, le cerveau avec sa moelle épinière 79. La médecine diététique des Bircher, celle du père comme celle de son fils Franklin Bircher-Rey, repose sur le postulat que ce sont surtout les aliments crus qui ont un grand pouvoir de guérison. Le docteur Bircher-Rey écrit dans son ouvrage :
Ce qui manque à cette alimentation [artificielle], c’est la valeur vivante, cette valeur qui a été élaborée par la plante vivante. Ce qui lui manque, c’est cet élément que le Dr Bircher-Benner a nommé la force biologique et qu’il a reconnu plus tard comme le principe ordonnateur de la nature, inclus dans l’aliment vivant – l’organisation de l’énergie nutritive 80.
Une thérapie essentiellement nutritionnelle
Il s’ensuit une thérapie nutritionnelle composée principalement de fruits et de légumes crus. L’effet thérapeutique des crudités est affirmé explicitement : « Tous ces faits démontrent que les aliments crus fournissent les armes les plus efficaces contre le cancer 81. » La thérapie par les crudités jouit de multiples applications :
Mais un régime de crudités approprié, contenant des vitamines B en suffisance, assure l’élimination normale de l’acide urique, ce qui contribue non seulement à la guérison de la goutte, mais encore à celle des milliers de phénomènes pathologiques dus à l’acide urique 82.
Le docteur Bircher-Benner ouvrira un hôtel alpin, à Davos, où il appliquera ses principes alimentaires, qui sont bien loin de se réduire au muesli. L’ouvrage que lui consacre son fils recèle de multiples recettes et justificatifs des menus offerts à cette auberge située en altitude et où les visiteurs profitaient d’un régime alimentaire exceptionnel ; crudités en salade ou jus frais, abstinence de toute boisson excitante et d’aliments blanchis (pain, pâtes, sucre). Cette alimentation crue, vivante, mettait l’accent sur « les effets thérapeutiques d’une alimentation rationnelle ». La station offrait aussi l’héliothérapie (exposition au rayonnement solaire).
Cette alimentation rectifiée par la raison ne s’illustre pas seulement par la « crudessence ». La thérapie alimentaire des Bircher combat « les excès de l’alimentation carnée », de même que les autres excès alimentaires qui l’accompagnent :
[...] pour compenser cet excès, il (le corps humain) éprouve un besoin croissant de douceurs et, d’une façon générale, d’une plus grande quantité de nourriture [...] nourri unilatéralement de viande, le corps exige une quantité de nourriture supérieure de 20 à 30 % à celle d’un organisme qui se contente d’une ration modeste 83.
La consommation excessive de viande entraîne donc une dérive majeure de l’appétit et du poids. On ne s’étonnera pas d’apprendre que la venaison apparaissait rarement au menu de l’auberge Bircher.
Il est intéressant de noter qu’avec sa théorie, le médecin suisse opère aussi un renouvellement du végétarisme pratiqué depuis l’Antiquité. « C’est que le végétarisme tel qu’il était pratiqué jusqu’à la découverte des vitamines négligeait par trop les aliments crus 84. » C’est donc en se fondant sur la nouvelle science des vitamines – dont il attribue la paternité au médecin et pathologiste hollandais Christiaan Eijkman – que Bircher découvre les vertus thérapeutiques de l’alimentation crudivore, à une époque où les aliments cuits étaient encore nettement prédominants.
Les vitamines au premier grand jour
On pourrait comparer le rôle des vitamines dans la diététique de Bircher à celui des atomes dans la physique de Lucrèce. Bircher accorde une importance majeure à ces minuscules substances composant les aliments vivants ; ce sont les vitamines qui construisent matériellement la vitalité première de notre organisme. En exemple, Bircher développera mille et une recettes – qu’il nomme aussi prescriptions – de jus de fruits thérapeutiques pour des organes ou systèmes anatomiques précis : « La science de la nutrition a prouvé de manière irréfutable que le jus de fruits frais était d’une importance essentielle pour la purification des tissus, de ceux du cerveau et des nerfs en particulier 85. » Il faut comprendre que l’aliment joue essentiellement ici le rôle d’un médicament, comme la cure de Rudoph Breuss. Donnons un dernier exemple de la règle nutritionniste de la Station Bircher : « Les fruits et les tartines beurrées ne sont servis que sur ordonnance spéciale du médecin 86 ! »
Le docteur Bircher-Benner a, comme tant d’autres médecins, pratiqué une thérapie proprement nutritionnelle 87. Son travail est porteur d’une synthèse nouvelle qu’il propose en renouvelant le végétarisme ; il découvre le facteur déterminant de la vertu thérapeutique des aliments : leur apport en vitamines et en sels minéraux. Bircher analyse chacune de ces vitamines et de ces minéraux et les prescrit pour des maladies et des pathologies précises. L’ensemble de ses observations et prescriptions d’éléments vitaux est heureusement toujours accessible 88. On peut avancer que les médecins Bircher, père et fils, illustrent de façon persuasive la persistance et l’évolution de la science nutritive, parallèlement à son abandon par la majorité des nouveaux médecins de cette époque. De nos jours, le postulat de Bircher – « l’aliment guérit » – est souvent entendu comme une simple métaphore ou comme ayant une influence indirecte et secondaire sur la santé. Or Bircher a passé sa vie à démontrer que ce postulat doit être entendu dans sa pleine extension. Les aliments nous guérissent et nous savons, avec sa doctrine nouvelle, comment ils le font !
Les « miracles » de l’alimentation rationnelle
Certes, il faut entendre comme une métaphore le terme de « miracle » utilisé par l’auteur de l’ouvrage. La métaphore sert à qualifier trois phénomènes :
C’est là le premier grand miracle : le miracle de la nourriture, facteur déterminant de la santé. [...] Le second miracle, c’est la révélation de la quantité d’insuffisances, de privations et de misères que l’individu est en état de supporter, la révélation de l’extraordinaire suprématie de l’homme [...] de sa merveilleuse faculté d’adaptation dans sa lutte pour l’existence. [...] Mais si l’homme réussit à trouver la nourriture qui lui convient, il se libère de la maladie, il en triomphe par la guérison. Et c’est dans la libération de ces maux innombrables et multiples que se manifeste le troisième miracle : la victoire sur la maladie et sur la déchéance, la victoire de l’esprit sur la matière […] 89.
Le premier « miracle » est celui de la fonction nutritive caractéristique de l’être vivant. Le second miracle expose l’exceptionnelle adaptation de l’être humain à son environnement et le troisième miracle interprète en termes de victoire sur l’environnement la guérison de la maladie et la fin de la déchéance. On voit clairement que la fonction nutritive intervient triplement dans la vie humaine : la nourriture qui assure la survie peut être fournie en abondance par l’agriculture. Cette nourriture, une fois rationalisée, peut aussi garantir, dans une large mesure, la santé et le traitement des maladies.
La médecine nutritionnelle n’a pas cessé de se développer malgré les artifices technologiques qui ont séduit les médecins de l’ère moderne et les ont gagnés à une pharmacie chimique. Bircher, ses prédécesseurs et ses successeurs nous ont laissé des recettes, mais aussi des théories qui pourraient peut-être expliquer et soigner plusieurs de nos maladies de civilisation, si nous voulions bien les relire et les suivre. Mais croyons-nous encore vraiment aux miracles de la Vie ?
Une pharmacie nutritionnelle dans la bibliothèque gastronomique
Il va sans dire que l’œuvre de Bircher-Benner n’est qu’un chaînon dans la tradition de la médecine nutritionnelle. Entre la Renaissance de Paracelse et la charnière du XXe siècle de Bircher, il y a une riche tradition dont l’épicentre est la Suisse et qui n’a cessé de se développer jusqu’à aujourd’hui. La médecine nutritionnelle est une bibliothèque pleine que nos médecins contemporains recommencent à fréquenter.
La médecine par les plantes a aussi donné lieu à d’innombrables compilations. La culture de l’imprimerie a préservé ces compilations et la tradition populaire les a enrichies. Nous disposons de recueils qui offrent des synthèses de premier ordre dans les ouvrages gastronomiques, qui incluent souvent des index d’utilisation médicale. Ces répertoires d’herbes et d’épices incluant des compilations de traitements thérapeutiques à travers l’histoire sont les meilleures sources secondes dont nous disposions pour profiter des acquis ancestraux dans le domaine.
À titre d’exemple, Le Livre des bonnes herbes de Pierre Lieutaghi, rattaché au Muséum d’histoire naturelle de Paris, couvre une centaine de plantes, dites les Simples, dont les vertus thérapeutiques sont reconnues 90. À la fin de cet ouvrage, on trouve un vocabulaire des différentes opérations chimiques (décoctions, infusions, macération, etc.), un glossaire des termes médicaux ainsi qu’un répertoire thérapeutique par ordre alphabétique des malaises et maladies. Exemple : « surmenage : aubépine, romarin, sauge, thym » 91, etc.
Dans son introduction, l’ethnobotaniste du Muséum, déplore, comme tant d’autres, la prédominance de la pharmacie chimique : « [...] trop de médecins, submergés par la production pharmaceutique, surchargent à leur tour les clients d’une quantité de produits onéreux dont l’innocuité souvent affirmée demanderait plus que la confirmation des tests de laboratoire 92. » Son jugement est celui de beaucoup de spécialistes des plantes face aux essais téméraires de la pharmacie chimique moderne ; en toute objectivité, les nombreuses erreurs et errances de la pharmaceutique moderne montrent à l’évidence qu’elle n’est certainement pas plus sécuritaire que l’art immémorial de guérir par les plantes. Il va sans dire, cependant, que les différentes prescriptions de Simples ou de mélanges d’herbes ont elles aussi des limites, voire des contre-indications, à respecter sous peine de conséquences parfois grandement néfastes pour la santé.
Les connaissances qui ont fondé la pharmacopée des Simples sont aujourd’hui perdues, précise l’encyclopédiste Lieutaghi. Et on peut souligner ce mystère d’une concordance existant entre les prescriptions anciennes de plantes médicinales et nos prescriptions modernes, diététiques ou antibactériennes. Cette correspondance se manifeste dans de nombreux cas ; invoquer le hasard n’est pas toujours possible quand on étudie le détail de ces correspondances entre les remèdes antiques aux propriétés mythiques et les éléments matériels qui expliquent leurs bienfaits pour la science actuelle. Comment pouvait-on savoir que le ginkgo préservait la mémoire et l’acuité mentale des milliers d’années avant que la science moderne ne démontre que les bienfaits du principe actif de la plante s’expliquent par la lubrification des membranes des cellules cérébrales ? Les Chinois de l’Antiquité avaient-ils accès à un langage scientifique qui serait aujourd’hui complètement oublié ? On peut en douter, vu qu’il ne subsiste pas la moindre trace d’un tel langage dans l’histoire des langues anciennes.
Deux ans après la publication du livre de Lieuthagi, le même éditeur faisait paraître un recueil de Louis Lagriffe consacré aux épices, condiments et aromates 93. Cet ouvrage est tout aussi remarquable que le précédent. Il regroupe une cinquantaine de plantes et est précédé, en introduction, d’une Histoire des épices, des aromates et des condiments à travers les siècles 94. De la préhistoire à nos jours, l’auteur expose l’utilisation gastronomique et médicinale des plantes aromatiques, qui est le pendant de l’histoire des Simples 95. Toutes les épices, tous les aromates et tous les condiments sont décrits avec leurs caractéristiques, dessinés et accompagnés de recommandations pour « la thérapeutique » et la « gastronomie ». L’information scientifique est ponctuée d’innombrables anecdotes concernant chacune des plantes en usage dans les diverses civilisations.
Dans le recueil de Lagriffe comme dans l’ouvrage de Lieutaghi, on observe à quel point les pratiques et les recettes les plus anciennes, mémorisées pour une bonne part sous forme d’allégories mythiques, furent progressivement confirmées tout au long de l’histoire moderne de la biologie. Ces deux auteurs n’exposent cependant pas les cadres médicaux théoriques qui légitimeraient la prescription de ces remèdes naturels. Bircher-Benner lui-même, qui s’appuyait scientifiquement sur les vitamines, découvertes à son époque, demeure silencieux sur plusieurs aspects de sa doctrine médicale. Ne soignait-il vraiment ses patients que par la diététique, les séances de lumière et les travaux de jardinage ?
La plus grande découverte nutritionnelle moderne : le muesli
Quoi qu’il en soit, on peut constater qu’historiquement, la médecine diététique a été pratiquée par tous les peuples à travers les millénaires et qu’elle fut présente dans la médecine savante jusqu’à la fin du XIXe siècle. Certes, le sanatorium du docteur Bircher-Benner à Zurich n’est qu’un chaînon d’une riche tradition médicale. Il est à retenir non pas seulement pour son orientation diététique et ses établissements sanitaires, mais également pour son insistance théorique sur les crudités. Il fonde cette recommandation sur l’énorme avantage vitaminique des aliments crus par rapport aux aliments cuits. Son rôle dans le développement de la diététique moderne en fait l’un des plus grands pionniers de la médecine nutritionnelle.
Bircher n’est pas célèbre, il est illustre. Son muesli a révolutionné irréversiblement la diététique naturiste de l’Occident. En effet, sa recette à base de fruits crus ou séchés fut rapidement adoptée par l’ensemble de ses compatriotes. Toutes les tables de la Suisse alémanique aussi bien que romande adoptèrent et adaptèrent le Bircher Muesli que l’on traduit parfois par « Bircher macédoine ». De la Suisse, la recette diététique du docteur se répandit en Europe puis en Amérique. En Suisse, le muesli fut consommé autant comme repas du soir que comme petit déjeuner 96. De nos jours, il figure, sous d’innombrables variantes plus ou moins dérivées, dans tous les « menus santé » des gens bien portants ou malades. L’idée maîtresse du muesli, selon le docteur Bircher-Rey, était de
[...] faire bénéficier [...] des valeurs alimentaires et organiques des fruits crus. Le « Bircher-Muesli » est donc un plat à base de fruits, dont l’élément constitutif se compose de 150 grammes de fruits de première qualité ; tout le reste n’est que de la sauce ou de l’assaisonnement, qui pourront varier dans chaque cas selon l’âge, la maladie, le climat ou la saison 97.
Quelques flocons de céréales crues et du lait condensé sucré forment la « sauce » de cette « purée de fruits » dans sa version originale. Ce plat, selon son inventeur, n’est pas seulement hautement nutritif, il guérit ; diverses variantes sont prescrites pour différentes maladies.
Il n’y a pas beaucoup de découvertes équivalentes au Bircher Muesli dans la science nutritionnelle moderne. Certes, aujourd’hui, il existe de nombreux régimes nutritionnels où les aliments crus jouent un rôle déterminant. On peut y voir une influence du docteur Bircher-Benner, car c’est lui qui a fourni le justificatif de la crudessence, qui procure les vitamines, protéines et autres nutriments essentiels à la santé comme à la guérison. Son lexique des aliments et des vitamines s’est répandu dans les cabinets de médecine pendant que son muesli envahissait les tables familiales. Aucune autre prescription diététique de l’époque moderne n’a été aussi populaire et si prophétique.
Le muesli demeure un aliment sain universellement apprécié, mais peu de ses adeptes connaissent les vertus curatives que leur attribuait son concepteur. Le muesli est probablement la plus grande découverte et la première victoire de la médecine nutritionnelle moderne. Il est aussi la première attestation que cette médecine est en parfait accord avec les différents nutriments découverts par la biologie. La découverte des vitamines et autres nutriments est en effet bien récente. Et ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que l’on aura un portrait complet de tous les composants organiques de nos cellules. La microbiologie et la nutrition cellulaire qui en découleront sont encore à l’aube de leur avènement. Jetons un coup d’œil sur quelques-uns des maux répertoriés par le docteur Bircher-Benner, soignés par ce qu’il appelle « la pharmacie de ménage » et plus précisément par ses mueslis et ses marphalines98. Les marphalines sont des « tablettes composées d’herbes médicinales de nos montagnes (Alpes). Les tablettes de marphaline remplacent avantageusement les tisanes, sirops, essences à base d’alcool, herbes séchées. Leur efficacité est plus grande, car les jus d’herbes fraîches, extraits selon le procédé de préparation de la marphaline, se conservent naturellement »99, écrit le médecin suisse.
La pomme est « le meilleur régulateur de la digestion »100et « est le fruit idéal pour le Bircher-Muesli »101. Mais il n’y a pas que les mueslis aux pommes. Il y a le muesli aux prunes contre la constipation, celui au sucre de raisins contre l’évanouissement. La vitamine B6 – qui soignerait l’apathie et la neurasthénie – est prescrite par la consommation de riz, d’avoine et de bananes, alors que pour soulager le cœur, ce sera un régime strict de crudités, etc.102. Il est évidemment impossible de résumer ici une pharmacopée aussi volumineuse qui combine les vertus thérapeutiques des aliments avec leurs vitamines respectives, les multiples mueslis et le recours très fréquent aux tablettes de marphaline. Mais la pharmacie nutritionnelle du docteur Bircher-Benner et de son fils Franklin Bircher-Rey constitue peut-être une première « nutraceutique » avant la lettre, c’est-à-dire une médication composée d’aliments vitaminiques et non d’éléments chimiques de synthèse créés par les diverses firmes pharmaceutiques. Les travaux du docteur Catherine Kousmine ont été souvent mentionnés dans ce domaine mais c’est un ouvrage entier consacré à cette complexe tradition médicale moderne qu’il faudrait rédiger. On pense aussi à l’un des plus populaires corpus de pharmacie nutritionnelle, celui que le naturopathe Raymond Dextreit a grandement diffusé au milieu du siècle dernier 103.
S’appuyant sur un mot du célèbre naturaliste Jean Rostand – « Tout repas est pharmacodynamique, tout menu est une ordonnance » 104 –, Dextreit offrit à un très large public une compilation des vertus médicales de la majorité des fruits, légumes et céréales consommés dans la cuisine occidentale. Ce recueil pratique classé par ordre alphabétique des aliments incluait les connaissances récentes d’alors en biochimie. Se référant explicitement au travail semblable accompli par le docteur Bircher-Benner à son époque, le naturopathe Dextreit mériterait encore notre attention. Son avertissement répété contre l’utilisation de l’aluminium en cuisine était proprement prophétique et ses nombreuses considérations sur la chimie des aliments et leurs effets sur l’organisme demeurent passionnantes allant de la soupe d’Hippocrate (oignon, persil, céleri, poireau, cerfeuil) comme remède à la « thérapeutique par le pissenlit » du docteur Leclerc 105.
Il ne faut surtout pas oublier le médecin suisse Édouard Bertholet et la tradition d’une médecine ayant le corps mais aussi l’âme à guérir. Hildegarde de Bingen est notre référence constante pour ce type de médecine nutritionnelle spirituelle. Mais tout un courant de médecine, de son époque jusqu’à nos jours, inclut la spiritualité dans la santé. L’œuvre du docteur Bertholet illustre pleinement les principes et recettes de cette médecine sainte.
L’un de ses ouvrages typiques, Végétarisme et spritualisme106, encadre les différentes prescriptions dans leur contexte sacré d’origine, la Bible, le bouddhisme et les saints médiévaux. Le docteur suisse couvre ensuite les philosophes et autres Sages de l’empire gréco-romain puis les Sages du monde moderne : Newton, Bossuet, etc. Il achève sa synthèse historique en mettant en valeur les œuvres des « précurseurs du végétarisme moderne », dont le pionnier incontournable est Jean-Antoine Gleïzès (1773-1843)107. Bertholet expose ainsi le détail des multiples doctrines successives des médecins végétariens européens, incluant la fondation, en 1880 par le docteur Hureau, de la première société végétarienne de Paris108.
Le docteur Bertholet s’appuie explicitement sur « la doctrine des correspondances » et n’hésite pas à citer des ouvrages de la tradition ésotérique pour fonder sa doctrine. Il écrit : « La dématérialisation ne consiste pas dans la séparation de l’âme et du corps, mais dans la purification de l’âme et du corps qui se dégagent de l’attraction des sens. (…) Il en est de la vision des choses spirituelles comme de celles des choses physiques. (…) la nature du régime alimentaire entre-t-elle pour une grande part dans la rapidité de la purification du corps et de l’âme »109. Pour le docteur suisse et pour beaucoup de ses sources, la médecine du corps doit être complétée par une médecine de l’âme et le régime alimentaire végétarien est « la voie » par excellence de la prévention et de la guérison des différentes maladies.
Une tradition médicale nutritionnelle permit donc de garder vivace dans le monde moderne la voie qu’avaient suivie les médecins depuis l’Antiquité orientale aussi bien qu’occidentale. Mais la médecine est à la fois un art et une science et il lui faut toujours des énoncés théoriques pouvant justifier la multitude des traitements prescrits. C’est encore dans l’histoire de l’alchimie, au cours de sa période moderne cette fois-ci, que va se développer un argument pouvant fonder la dynamique de la guérison par la nutrition. Comme la théorie psychologique des quatre tempéraments et la physique des quatre éléments fondaient la typologie des prescriptions aux différents patients, une théorie nouvelle allait s’opposer à la physique moderne grâce à l’imagination d’un biologiste hors du commun.
76 Franklin et Hedi Bircher-Rey, Les Miracles de l’alimentation, Zurich, Éditions Emil Frei (s.d., après 1946), p. 51. L’auteur est le fils de Maximilian. Un ouvrage plus pratique et plus accessible regroupe les différentes recettes de la clinique Bircher-Benner, Livre de cuisine Bircher-Benner. Guide pour l’alimentation saine, Zurich, Éditions Bircher-Benner, 1952 (introduction de Ralph Bircher).
77 Idem, p. 11.
78 Idem, p. 524.
79 Idem, pp. 272-288.
80 Idem, p. 41.
81 Idem, p. 91.
82 Idem, p. 94.
83 Franklin et Hedi Bircher-Rey, Les Miracles de l’alimentation, pp. 21-22.
84 Idem, p. 146.
85 Franklin et Hedi Bircher-Rey, Les Miracles de l’alimentation, p. 80.
86 Idem, p. 32.
87 Le docteur Bircher-Rey fut, pour sa part, directeur de l’Institut de thérapie alimentaire de Paris.
88 Franklin Bircher-Rey regroupe les données analytiques et normatives de son père dans les chapitres « Conseils pratiques pour les états morbides spéciaux » (pp. 440-464) et « Répertoire alphabétique des principaux aliments et vitamines » (pp. 465-513) de son livre, Les Miracles de l’alimentation.
89 Idem, p. 13.
90 Pierre Lieutaghi, Le Livre des bonnes herbes, leurs propriétés médicinales, leur usage culinaire, Haute Provence, Robert Morel Éditeur, 1966.
91 Pierre Lieutaghi, Le Livre des bonnes herbes, leurs propriétés médicinales…, p. 380.
92 Idem, p. 11.
93 Louis Lagriffe, Le Livre des épices, condiments et aromates. Leur histoire, leur rôle médicinal et leurs vertus gastronomiques, Haute Provence, Robert Morel Éditeur, 1968.
94 Idem, pp. 25-91.
95 Idem, p. 19.
96 Je remercie Marguerite Kohler pour ses informations sur la tradition du muesli en Suisse.
97 Franklin et Hedi Bircher-Rey, Les Miracles de l’alimentation, p. 187.
98 Franklin Bircher-Rey, op.cit., p. 528 et suivantes.
99 Idem. P.525. Le procédé pharmacologique des marphalines n’est pas révélé par le médecin suisse.
100 Idem., p.494.
101 Idem., p.188.
102 Idem., p.444.
103 Raymond Dextreit, La cure végétale ; tous les fruits et légumes pour se guérir, Paris, Revue Vivre en Harmonie, 1960. L’ouvrage de Dextreit fut traduit en neuf langues.
104 Idem, p. 5.
105 Idem, p. 24 et 198.
106 Édouard Bertholet, Végétarisme et spiritualisme ; Vertus curatives des Légumes et des Fruits, Lausanne, Genillard éditeur, 1974.
107 Idem., p.63 et suivantes. Glaïzès est l’auteur d’une compilation en plusieurs volumes de la médecine des herbes.
108 Idem., p.71.
109 Ibidem. Bertholet parle d’un ouvrage de la docteure Anna Kingsford sur le christianisme ésotérique.