Nihilisme européen
La morale protégeait du nihilisme... en conférant à chacun... une valeur métaphysique...
Quels hommes se révéleront alors comme les plus forts? Les plus mesurés, ceux qui... non seulement admettent une bonne dose de hasard, mais la chérissent...
Fragments posthumes 5 [71],
Le nihilisme européen.
La splendeur et la pertinence de la pensée nietzschéenne tiennent justement à sa mise en éclats.
En cela, nous donnent à penser une confrontation permanente entre les cahiers de Fragments posthumes, restitués à point nommé par les philosophes italiens, et les figures illusoires, mais longtemps agissantes pourtant, de ce qui fut donné comme La Volonté de puissance – et aujourd'hui encore, la très discutable reparution simultanée des deux formes.
Je revois ces moments d'un printemps des années 1940, sous l'occupation nazie, où les deux volumes de La Volonté de puissance ne cessaient d'interroger un adolescent de seize ans.
L'étrange Préface de Friedrich Würzbach donne la pire présentation mythologique de « l'édifice principal » : celle d'un « sanctuaire », précédé par le nihilisme comme d'un « purgatoire ». Le titre que donnera en 1936 un Rauschning à sa tentative de description du Reich nazi, La Révolution du nihilisme, fera partie de ces mythologiques chargées d'un pouvoir d'obscurcissement. Pour Hermann Rauschning le « Girondin Hitler » va être débordé par un « révolutionnaire » plus dangereux encore, qui se nomme Ernst Jünger... Mais l'intérêt que l'on peut trouver à des notations aussi manifestement risibles se trouve précisément dans le recul perspectif qu'elles donnent au champ des rapports, entre les vues vivaces et instantanées de l'histoire sur elle-même, ou des groupes de narrateurs agissant les uns sur les autres. Pour le membre du «Club Jeune-Conservateur » qu'est Hermann Rauschning, ancien président du Sénat de Dantzig, les « nationaux-bolcheviks » Jünger et Niekisch sont plus terrifiants – par leur langage – que les nazis eux-mêmes... Et cette «volonté optique» les incite à entrer, au moins pour un temps, dans le cercle hitlérien. Elle nous donne une clé des actes d'adhésion à un groupe obscur, longtemps négligeable et méprisé, et qui soudain devient central et absorbant, aux yeux de ses concurrents dans le « mouvement national ».
Autant le discours pseudo-nietzschéen à la Würzbach est inopérant, autant la perspective mobile du voyage nietzschéen éclaire le temps à « la ligne d'horizon ». Lui attribuer, comme le fait Würzbach lui-même dans des éditions parues entre 1935 et 1942, la position de qui, « voyant fondre sur l'Europe la catastrophe du nihilisme, ... en recherchait les causes
277 », c'est naïveté et imposture
d'un « para-nazi » ou d'un « semi-hitlérien ». Il n'y a pas de « cause » du nihilisme, car le nihilisme n'est qu'un vocable, qui change de sens dans le champ des vocables. Vocable désignant les révolutionnaires russes pour les polices tsaristes, y compris Apollinaria et Dostoïevski lui-même, quand ils sont surveillés par ces réseaux policiers à Paris – et Apollinaria elle-même sera comparée à Lou Andreas Salomé comme « cette féminité spécifiquement russe, constante dans l'épreuve, ferme sans être dure, libre par vocation », dans « le mouvement nihiliste, et finalement libérateur, de la seconde moitié du XIX
e siècle »
278.
Vocable désignant ensuite, dans un tout autre espace de langues, les « littérateurs juifs » dans l'attaque polémique menée dès 1934 par tout un groupe autour du recteur nazi Ernst Krieck contre Heidegger – qui s'en plaindra amèrement en 1946 dans
Les Temps modernes, en 1976 dans le
Spiegela et, à mots couverts, dans ses
Leçons sur Nietzsche dès 1936 en se déclarant dépeint par ses détracteurs sous la coloration « bolchevique
279 ». A chaque détour des
Leçons peut s'entendre ce plaidoyer heideggerien face à la redoutable accusation idéologique du recteur Krieck, qui depuis 1934 est dangereusement monté en grade dans la hiérarchie SS, passant de capitaine à lieutenant-colonel, de
Hauptsturmführer à
Obersturmbannführer... La stratégie improvisée des
Leçons va consister à se couvrir de « l'autorité » présumée de Nietzsche. Puis, dans la seconde partie, le futur Second Tome, à reporter sur lui l'accusation d'être le représentant
du prétendu « nihilisme métaphysique », invention « philosophique » du recteur K. pour accuser Heidegger d'en être le « représentant » avec les
jüdische Literaten, « les littérateurs juifs ». Dans les termes philosophiques propres à Heidegger, « métaphysique » a un tout autre équivalent: celui de représenter «l'étant dans sa totalité », figure que les
Leçons s'efforcent de plaquer sur la pensée nietzschéenne. – Mais comme Sylviane Agacinski l'a souligné avec justesse
280, « Nietzsche n'aurait jamais pu écrire : " Les valeurs
dans leur totalité. " Les valeurs ne sont pas totalisables, car toute totalité, en tant que telle, ne pourrait que limiter la volonté de puissance et lui interdire l'augmentation, l'excès de soi, que les valeurs sont censées garantir ».
C'est seulement dans l'après-guerre, en novembre 1945 (dans une lettre adressée au nouveau recteur de l'Université de Fribourg), que Heidegger va contre-attaquer sur un tout autre registre, non plus « intra muros », selon les règles de représailles en usage dans le IIIe Reich et efficaces dans son cadre, mais se retournant contre lui (d'autant plus aisément que Krieck se trouve alors dans un camp de « dénazification », où il meurt en 1946, et n'est guère en mesure de revendiquer la trouvaille de son pseudo-concept). Dès lors, il assure qu'au moment où il traitait du « nihilisme » chez Nietzsche, durant ses Leçons de 1936-45, il désignait «les formes politiques du fascisme »... Or Jünger, dont il commente avec respect la Mobilisation totale de 1930 – source de la doctrine de « l'Etat total » chez Carl Schmitt - se décrivait lui-même, dans Le Cœur aventureux en 1927, comme ayant « travaillé de façon nihiliste » – nihilistisch gearbeitet : lorsqu'il se réclame
de ceux qui se glorifiaient d'avoir bombardé les cathédrales – ce même Jünger qui est, dans ces mêmes années, l'ennemi n° 1 de tout « antifascisme ». Où le recteur Krieck pouvait-il voir là, dans le bombardement des cathédrales, l'effet du « nihilisme métaphysique » qu'il attribuera en 1934 aux « littérateurs juifs », pour abattre celui qu'il regardait comme son concurrent du même parti, le recteur Heidegger? Et comment celui-ci à son tour feint-il de voir ce même « nihilisme métaphysique » (des prétendus jüdische Literaten) chez Nietzsche, pour se protéger de l'accusation redoutable, à mesure qu'il poursuit ses Leçons?
Au contraire, la suite de Fragments composée par Nietzsche à Lenzer Heide en juin 87 sous le titre même du Nihilisme européen (et disloquée dans l'édition Würzbach) est le démenti philosophique éclatant de telles affirmations. Mais toute l'opération sur ces langages, dans les deux décennies 1925-1945, est précisément un travail du Rachgefühl, du Rancunegefühl. Rancune et rage se disputent et s'arrachent alors des concepts « nietzschéens », désormais (provisoirement) empoisonnés. Et qu'il s'agit aujourd'hui de délivrer des marques que leur laissent longtemps les temps de perdition.
L'intérêt de ces modalités successives, de ces renversements aveugles, et chaque fois renversés, du sens, pour un terme-clé dans la tragédie politique que traverse le Heidegger des années 1930-40, c'est de faire saisir que pour Nietzsche le terme « nihiliste » remplit la fonction du zéro de l'équation. Et cette fonction zéro est un moment philosophique aussi important que l'apparition du sunya dans le calcul hindou (et dans la mystique bouddhiste), puis du cifr dans l'algèbre arabe, devenu le zefiro (ou le zero) des algébristes italiens.
Artilleurs bombardant Reims nihilistisch – « nihilistiquement » – dans le langage d'Ernst Jünger; puis « littérateurs juifs » accusés sous l'inculpation fantasmatique de « nihilisme métaphysique », accusation leurre de 1934 où le recteur SS Ernst Krieck vise, en tant que « nihiliste métaphysique = littérateur juif », le rival Heidegger, coup de filet meurtrier en quoi Heidegger lui-même va se débattre de 1935 à 1945, en la rejetant sur la philosophie tout entière, « de Platon jusqu'à Nietzsche »; ensuite, «forme politique du fascisme », en novembre 1945, lorsqu'il s'agit de transformer son système de défense antérieur (« intranazi ») contre son détracteur SS, en plaidoyer « antifasciste », pour effacer la carte du parti nazi qu'il détient de l'an 1933 à l'an 1945. Voici trois états du même vocable, qui font voler en éclats son sens et en dispersent les moments à tous vents.
L'alternance des vindictes, dans ce « débat Heidegger» de 1934, bascule autour de cette fonction zéro. Que déjà les grands narrateurs russes ont fait surgir, à la mesure d'autres instants cruciaux : peu après l'affranchissement des serfs, pour Tourgueniev; peu avant le déchaînement des pogroms, pour Dostoïevski. Chez qui survient, dans une lettre tardive et privée, mais bientôt rendue publique, ces mots désastreux : « Derrière les nihilistes, il y a les juifs... » Comme s'il s'agissait pour lui d'effacer ainsi, à retardement, ce que pourtant il ne sait sans doute pas : que ses voyages en Europe avec sa belle compagne Apollinaria ont été tracés par les policiers de l'Okhrana sous cette même rubrique : « Nihiliste. »
Il ne s'agit pas de reprendre ici toutes les errances d'un terme flottant, depuis la Révolution française. Mais de tenter de capter sur son exemple la saisie nietzschéenne.
Celle-ci a pris au vol le vocable dostoïevskien, mis dans la bouche de Piotr Stepanovitch Verkhovenski – dans Les Possédés (« en français dans le texte »), repris déjà au Bazarov de Pères et fils chez Tourgueniev - pour en faire un indice d'action, un élément dans un champ toujours transformable. Celui même des Machtquanta, introduisant une donne véritablement « quantique » dans le champ d'action européen, que la décennie des années 1880 prépare, pour ainsi dire, en vue du siècle qui va venir.
A cet égard les anciennes éditions de La Volonté de puissance, réunies de bonne foi par Peter Gast, falsifiées délibérément par Lisbeth, « la Förster », mythologisées et quasinazifiées par Würzbach, apportent du moins des formes grossières d'anthologies indexées, de 1901 à 1942. Ce livre faux existe vraiment, dans la mesure où c'est lui qui a circulé durant un demi-siècle, singulièrement dangereux à sa façon, parmi les enjeux de la survie humaine. Il indique avec excès la charge de « dynamite » portée par la pensée nietzschéenne, y compris à son corps défendant, et au risque de son propre corps d'écriture.
Il semble à première vue valider la « version Lisbeth » d'une éthique « dure » énonçable, parfois effectivement énoncée. Mais en termes perspectifs il entre au contraire dans le plaidoyer « pour Lou », en vue de défendre « la jeune Russe» contre la volonté de vindicte, justement. Car il appartient au « bougé » où se disloquent les grossiers arguments à la « façon Lisbeth », ceux que Nietzsche qualifie par sa triade d'épithètes - antisemite, gemein, plump canaille. « Antisémite, vulgaire, lourdement canaille. »
a Les deux fois, dans les deux publications, il fera référence nommément à son singulier persécuteur « philosophique » .