PRÉSENTATION

Rabelais, un personnage extraordinaire

Fils d’un avocat de Chinon, né en Touraine à La Devinière, François Rabelais commence par être moine. D’abord au couvent des Franciscains à Fontenay-le-Comte, où on lui confisque ses livres de grec, puis dans un milieu plus cultivé, chez les bénédictins de Maillezais, toujours en Poitou. Là, il accompagne son évêque et protecteur Geoffroy d’Estissac dans ses déplacements, et il a la chance de côtoyer des humanistes1 et des écrivains.

C’est en effet un homme de la Renaissance, époque où l’on redécouvre la culture antique, en grande partie grâce à l’imprimerie, qui rend possible la diffusion des œuvres grecques et latines ; à Paris, on imprime des livres dès 1470. Rabelais acquiert ainsi une immense culture, religieuse et profane, dans tous les domaines, philosophique, juridique, littéraire, et aussi géographique : c’est l’autre fait dominant de la Renaissance, la découverte du Nouveau Monde en 1492, suivie de nombreux voyages, dont celui de Jacques Cartier au Canada en 1534. On comprend que Rabelais soit comme ses géants un « abîme de science ».

Sa curiosité est universelle. En 1530, il commence des études de médecine à la célèbre université de Montpellier. Il a quitté l’habit de moine : le voilà de nouveau dans le monde.

En 1532, il est nommé médecin à l’Hôtel-Dieu de Lyon. C’est comme médecin qu’en 1534 il suivra à Rome l’évêque de Paris, Jean Du Bellay, qui était chargé de mission auprès du pape. Ces premières années manifestent donc un goût du changement et de la liberté, ainsi qu’une ouverture aux domaines les plus divers. Un personnage doué et remuant…

Entre-temps, Rabelais est devenu écrivain. En 1532, il a publié Pantagruel où sont décrites les origines et la naissance de son héros, un géant qui doit son nom à un diable du théâtre médiéval, capable d’assoiffer les humains en leur jetant du sel. Rabelais raconte ensuite son éducation dans les universités françaises, en province et à Paris, où le géant rencontre son ami Panurge. Enfin le lecteur assiste aux différents combats qui opposent Pantagruel aux Dipsodes, coupables d’avoir envahi son royaume, l’Utopie.

Gargantua à l’école et à la guerre

Roman mi-populaire, mi-savant, Pantagruel a conquis un public varié. Rabelais reprend la plume et publie, sans doute dans les premiers mois de 1535, Gargantua où il raconte l’histoire du père de Pantagruel. Il décrit avec beaucoup de fantaisie la naissance extraordinaire du géant, sorti par l’oreille gauche de sa mère au bout de onze mois de grossesse. Viennent ensuite ses deux éducations successives, qui s’opposent point par point. La première sous la direction de maître Thubal Holoferne, qui applique une méthode retardataire, et qui habitue l’enfant à la paresse physique et intellectuelle. La seconde sous la ferme discipline de Ponocrates, qui apprend à Gargantua le goût de l’effort, par la pratique du sport et par un programme d’études très ambitieux. Une telle pédagogie est surtout valable pour un géant. Mais nous pouvons en retenir l’enthousiasme pour l’étude, l’alternance des exercices physiques et de la réflexion, l’ouverture sur le monde, car Ponocrates fait appel à l’observation et à l’expérience. Le but n’est d’ailleurs pas d’accumuler un savoir extraordinaire, ni même de développer au maximum les capacités intellectuelles de l’élève. La science doit être soumise à des règles morales et religieuses, et au contrôle de la conscience. D’où le rôle de l’éducation religieuse, et l’importance de la prière dans les journées du jeune géant. Cette prière est surtout action de grâces, car Gargantua et son maître s’en remettent avec pleine confiance à la bonté de Dieu.

L’éducation de Gargantua est interrompue par un événement brutal : la guerre éclate entre Grandgousier, le père de Gargantua, et son voisin, le roi Picrochole. La période où écrit Rabelais est marquée par d’incessants conflits entre l’empereur Charles Quint et le roi de France François Ier, et on a pensé que Picrochole a peut-être eu pour modèle le belliqueux empereur. Cet épisode est à la fois une critique du tyran, car Picrochole décide tout par lui-même, et une critique de la guerre offensive (engagée pour attaquer l’ennemi). Le prétexte qui déclenche les hostilités est futile : une querelle entre des bergers et des marchands de brioches. Mais cette guerre a une cause plus profonde, la volonté de conquête : Picrochole rêve en effet d’un empire universel. Grandgousier et Gargantua sont donc obligés de pratiquer une guerre défensive, pour protéger leurs sujets, et une guerre aussi « propre » que possible. Au lieu de massacrer les civils et de mettre les campagnes au pillage, ils se contentent d’affronter les armées de Picrochole. Ils pardonnent ensuite aux vaincus avec une totale générosité.

La guerre finie, il reste à récompenser un moine qui a contribué à la victoire, Frère Jean des Entommeures. Ce diable de moine, émancipé et bon vivant, est comme le double de Rabelais. Gargantua va lui donner une superbe abbaye. Thélème est le contraire des couvents de l’époque. Rabelais prend sa revanche sur ce qu’il a vécu à Fontenay-le-Comte. Ainsi le livre se referme sur ce rêve d’une vie où la culture et le goût du beau permettent de vivre en toute amitié. Gargantua reflète l’optimisme volontaire de Rabelais. Il sait que le mal existe, parce qu’il y aura toujours des Picrochole. Mais l’ordre un temps compromis par la guerre est rétabli à la fin du livre, grâce au pouvoir de l’imagination.

« Rire est le propre de l’homme »

Nous pénétrons d’autant plus facilement dans le monde de Rabelais qu’il nous y entraîne par le rire. Les personnages sont gais, des Bien-ivres à Frère Jean et à ses joyeux compagnons. Grandgousier est « bon raillard », c’est-à-dire grand rieur. Avec eux, nous nous moquons des fantoches ridicules, ce Thubal Holoferne qui fait réciter l’alphabet à l’envers, ce Janotus de Bragmardo qui déraille copieusement, ce Picrochole et ses capitaines, qui sont en plein délire. Plus il y a de fous, plus on s’amuse, et il y a beaucoup de fous dans Gargantua.

Mais le principal personnage, c’est Rabelais lui-même, qui va et qui vient, qui s’amuse à mettre ses héros dans des situations délicates ou comiques, et sa parole retentit, inlassable, rebondissante. C’est plus qu’un livre. C’est une voix, que le temps n’a pu éteindre.

Elle nous rappelle quelques vérités simples : supporter notre voisin, chercher à connaître et à comprendre le monde qui nous entoure, respecter certains principes, pour que le monde ne retourne pas au chaos. Une parole de bon sens, et un éclat de rire.

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Gargantua dans son berceau. Illustration de Grandville.

© Mary Evans/Rue des Archives