VI
Comment Gargantua naquit
d’une façon bien étrange
Comme ils tenaient ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença à se porter mal du bas. Alors Grandgousier se leva de l’herbe, et la réconforta gentiment, pensant que ce fût mal d’enfant1, et lui disant que là, sous la Saulaye, elle allait bientôt faire deux petits pieds nouveaux : qu’il lui convenait donc de prendre courage pour l’arrivée de son poupon ; et bien que la douleur lui fût quelque peu fâcheuse, elle serait brève. La joie qui succéderait aussitôt lui ôterait tout ce tourment, en sorte qu’il ne lui en resterait même pas le souvenir.
« Courage de brebis2, lui disait-il ; dépêchez-vous de sortir celui-ci, et faisons-en aussitôt un autre.
– Ha, dit-elle, vous en parlez à votre aise, vous autres les hommes ! Bien, par Dieu, je ferai tous mes efforts, puisque ainsi vous plaît. […]
– Courage, courage, dit-il, ne vous souciez pas du reste et laissez faire les quatre bœufs de devant3 ! Je m’en vais boire encore une rasade. Si cependant il vous arrivait quelque mal, je serai tout près : appelez en mettant vos mains en porte-voix, je viendrai vers vous. »
Peu de temps après, elle commença à soupirer, à se lamenter et à crier. […] La matrice se relâcha, l’enfant en sortit d’un saut, et entra en la veine cave4 ; puis montant à travers le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine se partage en deux), il prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille de ce côté.
Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mies ! mies5 ! », mais il s’écriait à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire, si bien qu’il fut entendu de tout le pays de Busse et Bibarois6.
Je me doute que vous ne croyez assurément pas à cette étrange naissance. Si vous ne le croyez pas, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit et qu’il trouve par écrit. Est-ce contre notre loi, notre foi, notre raison, contre la sainte Écriture7 ? Quant à moi, je ne trouve rien écrit en la sainte Bible qui soit contre cela. Et si telle avait été la volonté de Dieu, diriez-vous qu’il n’aurait pu le faire ? Ha, de grâce, ne vous emburelucoquez8 jamais vos esprits avec ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et s’Il voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.
Bacchus ne fut-il engendré par la cuisse de Jupiter9 ?
Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ?
Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ?