VII

Comment son nom fut attribué à Gargantua,
et comment il humait le piot1

Le bonhomme Grandgousier, buvant et rigolant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait poussé en voyant la lumière de ce monde, quand il bramait « À boire ! à boire ! à boire ! » Il dit alors : « Que grand tu as » (sous-entendez : le gosier). À ces mots, les assistants dirent que vraiment il devait avoir pour cette raison le nom de Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance : selon l’exemple des anciens Hébreux. À quoi fut consenti par Grandgousier, et cela plut bien à sa mère. Et pour l’apaiser ils lui donnèrent à boire à tire-larigot, et il fut porté sur les fonts baptismaux, et baptisé, comme c’est la coutume des bons chrétiens.

Et lui furent attribuées dix-sept mille neuf cent treize vaches de Pontille et de Bréhémont pour l’allaiter ordinairement. Car de trouver une nourrice suffisante, il n’en était pas question, dans tout le pays, vu la grande quantité de lait nécessaire pour l’alimenter ; bien que certains docteurs en philosophie aient affirmé que sa mère l’allaita, et qu’elle pouvait tirer de ses mamelles quatorze cent deux tonneaux et neuf pots de lait à chaque fois, ce qui n’est pas vraisemblable. Cette proposition a été déclarée mammallement2 scandaleuse, offensant les oreilles influençables, et sentant de loin l’hérésie3.

En cet état, il passa un an et dix mois, et ensuite, sur le conseil des médecins, on commença à le porter, et lui fut faite une belle charrette à bœufs, inventée par Jean Denyau. On le promenait dedans, par-ci, par-là, joyeusement ; et il faisait bon le voir, car il avait bonne trogne, et presque dix-huit mentons. Il ne criait que bien peu, mais il se conchiait à toute heure.