XXVI
Comment les habitants de Lerné,
sur le commandement de leur roi Picrochole,
attaquèrent par surprise les bergers de Gargantua
Une fois rentrés à Lerné, aussitôt, sans boire ni manger, les fouaciers se rendirent au Capitole1, et là, devant leur roi Picrochole, troisième de ce nom, exposèrent leurs plaintes, en montrant leurs paniers rompus, leurs bonnets froissés, leurs robes déchirées, leurs fouaces dérobées, et surtout Marquet énormément blessé. Ils dirent que tout avait été fait par les bergers et les métayers de Grandgousier, près du grand carrefour, au-delà de Seuilly.
Incontinent, Picrochole entra dans un courroux furieux, et sans plus chercher le pourquoi ni le comment, il fit crier par le pays le ban et l’arrière-ban2, et ordonna que chacun, sous peine de la corde3, se trouvât en armes en la grand-place devant le château, à l’heure de midi.
Pour mieux confirmer son entreprise, il envoya battre le tambour autour de la ville. Lui-même, cependant qu’on apprêtait son dîner, alla faire mettre son artillerie sur l’affût, déployer ses enseignes et ses oriflammes4, et charger force munitions, tant d’armes que de provisions de bouche.
En dînant, il distribua les rôles aux uns et aux autres, et par son édit le seigneur Trepelu5 fut placé à l’avant-garde, où l’on comptait seize mille quatorze arquebusiers et trente-cinq mille onze fantassins.
À l’artillerie fut placé le Grand Écuyer Touquedillon6. On y comptait neuf cent quatorze grosses pièces de bronze : canons, doubles canons, basilics, serpentines, couleuvrines, bombardes, faucons, passevolants, spiroles et autres pièces7. L’arrière-garde fut donnée au duc Raquedenare8. Au cœur de la bataille se tinrent le roi et les princes de son royaume.
Ainsi sommairement organisés, avant de se mettre en route, ils envoyèrent trois cents cavaliers sous la conduite du capitaine Engoulevent9, pour explorer le pays et savoir s’il n’y avait pas quelque embûche dans la contrée. Mais après avoir cherché avec diligence, ils trouvèrent tout le pays en paix et en silence, sans aucun rassemblement.
À ces nouvelles, Picrochole commanda que chacun se mît en marche, sous son enseigne, sans tarder.
Alors, sans ordre ni mesure, ils gagnèrent les champs, pêle-mêle, gâtant et détruisant tout là où ils passaient, sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu sacré ni profane. Ils emmenaient bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets ; abattant les noix, vendangeant les vignes, emportant les ceps, secouant tous les fruits des arbres. C’était un désordre innommable, et ils ne trouvèrent personne qui leur résistât. Mais chacun se mettait à leur merci, les suppliant de les traiter plus humainement, en considération de ce qu’ils avaient été de tout temps de bons et aimables voisins : jamais ils n’avaient commis envers eux d’excès ou d’outrage, pour être ainsi tout à coup maltraités, et Dieu les en punirait sous peu. À ces remontrances, les autres ne répondaient rien, sinon qu’ils voulaient leur apprendre à manger de la fouace.