XXVIII

Comment Picrochole prit d’assaut
La Roche-Clermault, et le regret et l’hésitation
de Grandgousier à entreprendre la guerre

Cependant que le moine s’escarmouchait, comme nous avons dit, contre ceux qui étaient entrés dans le clos, Picrochole, en grande hâte, traversa le gué de Vède avec ses gens, et assaillit La Roche-Clermault. On ne lui fit aucune résistance, et parce qu’il était déjà nuit, il décida de se loger, lui et ses gens, dans cette ville, et d’y laisser passer sa crise de colère.

Au matin, il prit d’assaut les remparts et les fortifications, il les pourvut très bien de défenses, et y plaça les munitions nécessaires, pensant se retirer là s’il était assailli par ailleurs. Car l’endroit était difficile à prendre, à cause des ouvrages d’art, mais aussi par suite de sa situation et de sa position naturelles.

Or laissons-les, et retournons à notre bon Gargantua qui est à Paris, bien appliqué à l’étude des belles-lettres et aux exercices athlétiques, et au vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après le souper se chauffe à un beau, clair et grand feu : en attendant que les châtaignes grillent, il écrit dans le foyer avec un bâton brûlé d’un bout, qui sert à tisonner le feu, en faisant à sa femme et à sa famille de beaux contes du temps jadis.

Un des bergers qui gardaient les vignes, nommé Pillot, se rendit auprès de lui à ce moment-là, et lui raconta par le détail les excès et les pillages que faisait Picrochole, roi de Lerné, en ses terres et en ses domaines, et comment il avait pillé, gâté, saccagé tout le pays, excepté le clos de Seuilly, que Frère Jean des Entommeures avait sauvé à grand honneur. Et de présent était ce roi en La Roche-Clermault, et là, en grande diligence, il se retranchait1, avec ses gens.

« Hélas, hélas, dit Grandgousier, qu’est-ce donc, bonnes gens ? Est-ce que je rêve, ou ce qu’on me dit est-il vrai ? Picrochole, mon vieil ami de tout temps, de par la race et par l’alliance, me vient-il assaillir ? Qu’est-ce qui le pousse ? Qu’est-ce qui le pique ? Et qui le mène ? Qui l’a ainsi conseillé ? Ho, ho, ho, ho, ho, mon Dieu, mon Sauveur, aide-moi, inspire-moi, conseille-moi ce que je dois faire ! Je proteste, je jure devant toi (ainsi me sois-tu favorable !) que jamais je ne lui ai fait déplaisir, que je n’ai causé nul dommage à ses gens, et que je n’ai pas pillé ses terres ; mais bien au contraire, je l’ai secouru, en partageant avec lui gens, argent, influence, bons conseils, chaque fois que j’ai pu reconnaître où était son avantage. Qu’il m’ait donc outragé à ce point, ce ne peut être que sous l’effet de l’esprit malin2. Bon Dieu, tu connais mes sentiments, car à toi rien ne peut être celé. Si par hasard il était devenu furieux, et que pour lui remettre le cerveau en ordre, tu me l’eusses envoyé ici, donne-moi pouvoir et savoir de le remettre au joug3 de ta sainte volonté, par bonne discipline.

« Ho, ho, ho, mes bonnes gens, mes amis et mes loyaux serviteurs, faudra-t-il que je vous ennuie en vous demandant de l’aide ? Las, ma vieillesse ne désire dorénavant que le repos, et toute ma vie je n’ai travaillé qu’à la paix. Mais il faut, je le vois bien, que maintenant je charge de l’armure mes pauvres épaules lasses et faibles, et qu’en ma main tremblante je prenne la lance et la massue pour secourir et protéger mes pauvres sujets. La raison le veut ainsi, car de leur labeur je suis entretenu, et de leur sueur je suis nourri, moi, mes enfants et ma famille.

« Pourtant je n’entreprendrai pas de guerre avant d’avoir essayé tous les procédés et tous les moyens pour conserver la paix. Telle est ma décision. »

Alors il fit convoquer son conseil et exposa l’affaire comme elle était, et il fut conclu qu’on enverrait à Picrochole un homme prudent, afin de savoir pourquoi si soudainement ce roi avait perdu son calme, et avait envahi les terres sur lesquelles il n’avait aucun droit. De plus, on enverrait chercher Gargantua et ses gens, afin de protéger le pays et de le défendre dans cette situation. Le tout plut à Gargantua, et il commanda qu’ainsi fût fait.

Sur l’heure, il envoya le Basque, son laquais, chercher Gargantua en toute hâte, et il écrivit à son fils ce qui s’ensuit.