XXXII
Comment Grandgousier, pour acheter la paix,
fit rendre les fouaces
« Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, dit Grandgousier, j’essayerai de le contenter, car il me déplaît trop de déclarer la guerre. »
Alors il demanda combien on avait pris de fouaces, et entendant qu’il s’agissait de quatre ou cinq douzaines, il commanda qu’on en fît cinq charretées dans la nuit. L’une serait de fouaces faites avec du beau beurre, de beaux jaunes d’œufs, du beau safran1 et de belles épices, pour Marquet : en guise de dédommagement, il lui donnait sept cent mille et trois pièces d’or pour payer les chirurgiens qui l’avaient pansé, et de plus il lui donnait la métairie2 de la Pomardière, à jamais, exempte d’impôts pour lui et les siens. Afin de conduire le tout et de passer sans encombre, il envoya Gallet, qui fit cueillir dans le chemin près de la Saulaie force grands rameaux de jonc et de roseau, et en fit armer les charrettes et chacun des charretiers. Lui-même en prit un dans la main, voulant signifier qu’ils ne demandaient que la paix et qu’ils venaient pour l’acheter.
Arrivés à la porte, ils demandèrent à parler à Picrochole de la part de Grandgousier. Picrochole ne voulut jamais les laisser entrer, ni aller leur parler, et il leur fit dire qu’il était occupé : ils n’avaient qu’à dire ce qu’ils voulaient au capitaine Touquedillon, qui était en train de faire mettre un canon à l’affût3 sur les murailles. Alors le bonhomme Gallet lui dit :
« Seigneur, pour vous tirer de cette querelle, et pour vous ôter toute excuse de ne pas revenir à notre alliance première, nous vous rendons présentement les fouaces qui sont cause de ce débat. Nos gens en ont pris cinq douzaines ; elles ont été très bien payées. Nous aimons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes, et celle-ci sera pour Marquet, qui se plaint le plus. En outre, pour le contenter entièrement, voilà sept cent mille et trois pièces d’or que je lui livre, et pour les intérêts auxquels il pourrait prétendre, je lui cède la métairie de la Pomardière, à perpétuité, pour lui et les siens, libre de tous droits : voyez ici le contrat de transaction4. Et pour Dieu, vivons dorénavant en paix, et retirez-vous en vos terres joyeusement, en quittant cette place sur laquelle vous n’avez aucun droit, comme vous le reconnaissez bien. Et soyons amis comme auparavant. »
Touquedillon raconta le tout à Picrochole, et envenima encore ses sentiments en lui disant :
« Ces rustres ont belle peur. Par Dieu, Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! Ce n’est pas son affaire d’aller en guerre, mais bien de vider des flacons. Je suis d’avis que nous gardions les fouaces et l’argent, et que pour le reste nous nous hâtions de nous retrancher ici et de poursuivre notre bonne fortune. Pensent-ils donc avoir affaire à une dupe5, de vous repaître de ces fouaces ? Voilà ce que c’est : le bon traitement et la grande familiarité que vous leur avez manifestée auparavant vous ont rendu méprisable à leurs yeux : “Oignez vilain, il vous poindra, poignez vilain, il vous oindra6.”
– Çà, çà, çà, dit Picrochole, par saint Jacques, ils en auront ! Faites comme vous avez dit.
– Je veux vous avertir d’une chose, dit Touquedillon. Nous sommes ici assez mal ravitaillés, et maigrement pourvus d’armures de gueule7. Si Grandgousier mettait le siège ici, dès à présent j’irais me faire arracher toutes les dents. Qu’il nous en reste seulement trois, à vos gens et à moi-même, et avec ces trois-là nous n’aurons que trop vite mangé vos provisions.
– Nous n’aurons que trop de mangeaille, dit Picrochole. Sommes-nous ici pour manger ou pour batailler ?
– Pour batailler, vraiment, dit Touquedillon, mais de la panse vient la danse, et quand la faim règne, la force s’en va.
– Tant jaser8 ! dit Picrochole. Saisissez ce qu’ils ont amené. »
Alors ils prirent l’argent, les fouaces, les bœufs et les charrettes et ils renvoyèrent les hommes de Grandgousier, sans mot dire, sinon qu’ils n’approchent plus de si près, pour la raison qu’on leur dirait le lendemain. Ainsi, sans être arrivés à rien, Gallet et ses compagnons revinrent auprès de Grandgousier, et ils lui racontèrent tout, ajoutant qu’il n’y avait aucun espoir de ramener ces gens à la paix, sinon par vive et forte guerre.