XLVI

Comment Grandgousier traita humainement
Touquedillon prisonnier

Touquedillon fut présenté à Grandgousier, qui l’interrogea sur l’entreprise et la situation de Picrochole, en lui demandant ce que celui-ci cherchait par cette mobilisation bruyante. Touquedillon répondit que son but et son destin étaient de conquérir tout le pays, s’il le pouvait, à cause de l’injure faite à ses fouaciers.

« C’est une trop grosse entreprise, dit Grandgousier : qui trop embrasse peu étreint. Le temps n’est plus d’ainsi conquérir les royaumes, au grand dommage de son prochain, de son frère chrétien. Cette imitation des anciens, Hercule, Alexandre, Annibal, Scipion, César1 et autres de ce genre, est contraire à la foi de l’Évangile, qui nous commande de garder, sauver, régir et administrer chacun son pays et ses terres, non pas d’envahir hostilement celles des autres. Ce que les Sarrazins2 et les Barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous l’appelons briganderie et méchanceté. Picrochole eût mieux fait de se limiter à sa maison, de la gouverner en roi, plutôt que de venir commettre des outrages en la mienne, en la pillant comme un ennemi. Car en bien gouvernant, il l’eût augmentée, tandis qu’en me pillant, il sera détruit.

« Allez-vous-en, au nom de Dieu, suivez le bon chemin. Remontrez à votre roi les erreurs que vous remarquerez, et ne le conseillez jamais en fonction de votre profit particulier, car avec le bien commun on perd aussi son propre bien. Quant à votre rançon3, je vous la donne entièrement, et veux que vous soient rendus armes et cheval. C’est ainsi qu’il faut agir entre voisins et anciens amis, vu que ce différend4 entre nous n’est pas à proprement parler une guerre. »