XLVIII
Comment Gargantua assaillit Picrochole
dans La Roche-Clermault,
et défit l’armée dudit Picrochole
L’assaut donné par les gens de Gargantua continuait. Ceux de Picrochole ne savaient pas s’il valait mieux sortir des murailles et affronter les assaillants, ou bien garder la ville sans bouger. Mais leur roi sortit furieusement avec une troupe d’hommes d’armes, et là il fut reçu et festoyé à grands coups de canon, qui tombaient comme de la grêle sur les coteaux. Alors les Gargantuistes1 se retirèrent dans la vallée pour laisser le champ libre à l’artillerie.
Dans la ville, les troupes de Picrochole se défendaient du mieux qu’elles pouvaient, mais leurs tirs passaient par-dessus les ennemis sans blesser personne. Quelques-uns de la troupe, qui avaient échappé à notre artillerie, se précipitèrent fièrement sur nos gens, mais ils n’y gagnèrent rien, car ils furent touchés entre les lignes2 et jetés par terre. En voyant cela, ils voulurent se retirer, mais le moine pendant ce temps avait coupé le passage, si bien qu’ils se mirent à fuir sans ordre ni règle. Certains des Gargantuistes voulaient leur donner la chasse, mais le moine les retint, craignant qu’en poursuivant les fuyards ils ne quittent leurs rangs, et qu’à ce moment-là ceux de la ville viennent les charger. Puis Frère Jean attendit un peu, et comme personne ne venait en face, il envoya le duc Phrontiste3 exhorter Gargantua à avancer pour gagner le coteau à gauche, afin d’empêcher Picrochole de battre en retraite de ce côté. Ce que Gargantua fit en toute hâte, et il envoya quatre légions de la compagnie de Sébaste4. Mais ces légions5 n’avaient pas atteint le sommet qu’elles rencontrèrent Picrochole face à face, ainsi que ceux qui s’étaient dispersés avec lui. Alors les Gargantuistes les chargèrent roidement, mais ils furent gravement blessés par les traits et l’artillerie des gens de Picrochole qui étaient sur les murs. Ce que voyant, Gargantua alla les secourir en force, et son artillerie commença à donner contre cette partie des murailles, si bien que toutes les forces des assiégés furent rassemblées en ce lieu pour le défendre.
Le moine vit que le côté qu’il assiégeait était au contraire dépourvu de gens et de gardes. Il se dirigea vaillamment vers le fort, et fit si bien qu’il l’escalada, avec un certain nombre de ses hommes, pensant que ceux qui surviennent à l’improviste inspirent plus de crainte et de terreur que ceux qui affrontent l’ennemi sans cet avantage. Toutefois, il ne tenta rien jusqu’à ce que tous les siens eussent gagné la muraille : excepté deux cents hommes d’armes qu’il laissa hors de la ville pour contenir toute attaque imprévue. Puis il poussa un cri horrible, et ses hommes avec lui, et sans rencontrer de résistance, ils tuèrent les gardes de cette porte-là, qu’ils ouvrirent à leurs compagnons d’armes. Ensuite, ils coururent en force vers la porte de l’est, où se déroulait le plus gros du combat. En prenant les assiégés par-derrière, ils les culbutèrent entièrement.
Les gens de Picrochole, voyant que les Gargantuistes avaient pris la ville, se rendirent à la merci du moine. Il leur ôta toutes leurs armes et il leur ordonna de se retirer et de s’enfermer dans les églises, en saisissant tous les bâtons de croix et en mettant des gens aux portes pour empêcher les prisonniers de sortir. Puis, ouvrant cette porte de l’est, il sortit au secours de Gargantua.
Cependant Picrochole pensait que du secours lui venait de la ville, et dans son outrecuidance il se risqua plus avant, jusqu’à ce que Gargantua s’écriât :
« Frère Jean, mon ami, Frère Jean, soyez le bienvenu ! »
Alors, comprenant que l’affaire était désespérée, Picrochole et ses gens prirent la fuite de tous les côtés. Gargantua les poursuivit jusqu’aux environs de Vaugaudry, en tuant et en massacrant, puis il sonna la retraite.