Améliorer les politiques de conservation sur le terrain ?
Yves MEINARD{50}
La notion de biodiversité est omniprésente, aussi bien dans la littérature scientifique que dans les débats publics et sur la scène politique – comme en témoignent par exemple, à l'échelle nationale, le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, adoptée en deuxième lecture à l'Assemblée Nationale le 18 mars 2016, et à l'échelle internationale, les activités de l'International Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES). De nombreuses politiques environnementales déployées sur le terrain poursuivent des objectifs centrés sur sa préservation : à titre d'exemples, on peut citer, à l'échelle européenne, les politiques du réseau Natura 2000, qui ambitionnent de maintenir, voire d'améliorer l'état de conservation des habitats et des populations d'espèces dits « d'intérêt communautaire », et à l'échelle française, la politique des Espaces Naturels Sensibles (ENS), qui impose aux départements d'œuvrer à la préservation de sites naturels ou semi-naturels et à leur valorisation, touristique et pédagogique, dans les limites imposées par leur fragilité.
Dans ce texte, nous nous inscrivons dans la continuité de travaux antérieurs (Meinard 2011 ; Meinard et Quétier 2014 ; Meinard et al. 2014) pour explorer si l'expérience vécue du rapport cognitif à la nature peut contribuer à l'amélioration ou au succès de ces politiques environnementales poursuivant l'objectif d'une préservation de la biodiversité.
Dans une première partie, nous rappelons la suggestion développée dans certains des textes précités, selon laquelle un certain type d'expérience de la réalité biologique, dont nous rappellerons la structure, peut avantageusement être mis à contribution pour améliorer la compréhension et l'appropriation des politiques environnementales territoriales par les porteurs d'enjeux locaux. Dans une deuxième partie, nous montrerons cependant que cette approche a des limites, qui doivent inciter à la plus grande prudence dans le recours à l'invocation de cette « expérience de la biodiversité ». Une troisième partie explorera la question de savoir si, à défaut de pouvoir jouer de manière générale un rôle dans la facilitation de la mise en œuvre des politiques de conservation, cette « expérience de la biodiversité » peut se voir accorder un rôle plus fondamental, dans l'identification même de ce qu'est la biodiversité. Il nous faudra reconnaître au terme de cette troisième partie que le rôle de cette « expérience de la biodiversité » ne doit pas être exagéré, mais nous conclurons cependant sur une esquisse de caractérisation de la compréhension de l'approche de la conservation qui lui ménage une place relativement importante.
Dans ce texte, nous utiliserons (à l'instar de Meinard 2011 et Meinard et Quétier 2014) l'expression « expérience de la biodiversité » pour désigner un type bien particulier d'expérience qui peut être vécue dans le rapport à la nature ou, plus généralement, à ce que l'on peut appeler la « réalité biologique » : il s'agit de l'expérience cognitive vécue lorsque notre rapport à cette réalité biologique nous amène à prendre conscience du fait que les cadres conceptuels (plus ou moins clairement définis, plus ou moins bien pré-identifiés) avec lesquels nous l'abordons sont inadéquats : ils rendaient inconcevable ce que l'examen de cette réalité biologique nous amène à reconnaître comme possible, et/ou concevable ce qui nous apparaît désormais impossible. Il s'agit d'une expérience cognitive, dans la mesure où elle ne concerne que la compréhension sur laquelle nous nous appuyons et que nous développons dans notre rapport à la réalité biologique. Par certains aspects, cette définition nous amène donc à ne nous intéresser qu'à une partie seulement du rapport vécu à la nature, celle qui se joue dans les actes de compréhension, elle ne se place qu'au moment du développement de cette compréhension (à ce que l'on pourrait appeler le moment de la découverte de la biodiversité, quoi que ce moment ne soit pas ponctuel, et puisse au contraire se répéter indéfiniment sur de nouveaux objets naturels, ou de nouveaux aspects des mêmes objets naturels). Mais c'est une expérience qui peut susciter, chez celui qui la vit, diverses émotions, qui peuvent avoir, par exemple, une dimension esthétique ou hédonique. Cette « expérience de la biodiversité » n'épuise donc pas l'étendue et la variété des expériences qui peuvent être vécues dans le rapport à la nature, dans toutes leurs dimensions psychologiques, émotionnelles, esthétiques, éthiques. Cependant, même en nous limitant à l'aspect cognitif et à la découverte, nous ne limitons pas l'expérience à la pure contemplation intellectuelle.
Pour montrer que cette « expérience de la biodiversité » peut avantageusement être mise à contribution pour améliorer les politiques territoriales environnementales, l'article précité s'appuie sur l'exemple de la démarche déployée lors de l'élaboration du plan de gestion de l'Île de Raymond, un ENS du département de la Gironde (Martin et al. 2011). Comme dans toute construction de plan de gestion respectant les recommandations en vigueur, un diagnostic écologique préalable a été intégré à une démarche de concertation destinée à permettre aux élus et porteurs d'enjeux locaux de s'approprier les enjeux écologiques du site, de comprendre et d'adhérer à l'objectif de préservation de la biodiversité sur ce site. Les consultants en charge de cette mission ont cependant rapidement constaté que les personnes impliquées dans cette concertation, y compris les représentants de l'institution à l'origine de la commande du plan de gestion, étaient largement insensibles à leurs arguments naturalistes et scientifiques : les importantes listes d'espèces protégées ou menacées contactées sur le site et les arguments développés sur l'intérêt écologique des habitats présents ne suscitaient aucun intérêt de la part des élus et porteurs d'enjeux locaux ; ils ne parvenaient pas à cristalliser une motivation commune pour assurer la gestion du site et la préservation de la biodiversité qu'il abritait. Dans leur témoignage (rapporté dans Meinard et Quétier 2014), les consultants expliquent comment cette situation s'est cependant débloquée brusquement lors d'une réunion de concertation, quand les élus et porteurs d'enjeux ont radicalement changé d'attitude pour adhérer collectivement sans réserve à l'objectif de préservation de la biodiversité sur le site. Le déclencheur a été un changement de stratégie des consultants : au lieu d'axer leur démarche de concertation autour des entités (espèces et habitats) considérées comme patrimoniales ou importantes pour la gestion d'un point de vue écologique, ils ont parlé d'entités plus susceptibles de susciter chez leurs auditeurs une surprise face à la présence d'éléments dont ils ne soupçonnaient pas l'existence sur une île qu'ils croyaient connaître si bien. Dans le cas de l'île Raymond, il s'agissait des genettes (Geneta geneta) et des torcols fourmiliers (Jynx torquilla). Mais cette stratégie a été reproduite par les mêmes consultants dans d'autres situations de gestion, avec des résultats également encourageants (Martin et al. 2015).
Les études de cas de ce type pourraient être démultipliées. Elles semblent illustrer de quelle manière le fait de susciter ce que nous avons appelé « expérience de la biodiversité » est un levier de motivation puissant pour mobiliser des acteurs derrière des objectifs de conservation de la biodiversité sur le terrain. Dans la mesure où l'argument se limite à l'exploitation de cas d'étude, on peut cependant à bon droit se demander si ces exemples sont porteurs d'une vérité généralisable, ou s'ils doivent au contraire être considérés comme anecdotiques. Dans la partie suivante, nous nous appuyons sur un autre cas d'étude pour explorer cette question.
Pour appréhender les limites de cette manière de susciter l'expérience de la biodiversité dans le but de contribuer à l'amélioration des politiques de conservation de la biodiversité sur le terrain, appuyons-nous sur l'exemple d'une étude réalisée pour le compte du Conseil Général de la Charente-Maritime sur le vallon du Bel-Air (Meinard et Dehais 2014). Cet exemple va nous permettre d'introduire un type de problématique de gestion pour lequel le recours à l'« expérience de la biodiversité » telle que définie plus haut a toutes les chances d'être inefficace, voire contre-productif.
Le vallon de Bel-Air contient une mosaïque d'habitats aquatiques et humides au sein d'un système karstique, qui alimente le fleuve Charente et les prairies humides qui l'entourent. Le vallon est connu pour sa population de Loutre d'Europe (Lutra lutra), mais aussi pour sa très importante population d'Écrevisse de Louisiane (Procambarus clarkia), une espèce invasive ayant des effets délétères pour le fonctionnement des écosystèmes aquatiques (Rodriguez et al. 2005). La Renouée du Japon (Reynoutria japonica), une plante invasive extrêmement problématique pour le fonctionnement des milieux ripariaux, y a aussi été mise en évidence (Meinard et Dehais 2014).
Le vallon est géré par l'association environnementaliste Perennis, alors que la Charente et les zones humides associées sont gérées par la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) en tant que site du réseau Natura 2000 au titre de la Directive Habitats (DH). Les interactions écologiques sont fortes entre le vallon et la vallée immédiatement adjacente, et le fait que les deux entités soient gérées par des acteurs œuvrant tous les deux pour la préservation de la biodiversité peut sembler être un gage de gestion concertée et pertinente.
Les actions que la LPO engage sont cependant aiguillées par le cadre Natura 2000, qui impose de se focaliser sur l'état de conservation des habitats d'intérêt communautaire (HIC, listés à l'Annexe I de la DH) présents sur le site. Dans ce cadre, les espèces invasives constituent une problématique majeure, surtout quand elles ont, comme l'Écrevisse de Louisiane ou la Renouée du Japon, un impact massif sur l'état de conservation des habitats qui sont au centre de la dénomination comme zone protégée. Ces deux espèces doivent donc faire l'objet d'une attention toute particulière de la part du gestionnaire de la zone. À l'inverse, c'est la Loutre qui constitue la cible phare de l'action du gestionnaire du vallon, pour qui la lutte contre l'Ecrevisse de Louisiane ne fait pas spontanément sens, car les écrevisses sont une source d'alimentation prisée des loutres (elles colorent par ailleurs les épreintes en rouge, ce qui facilite grandement la localisation des points d'observation des loutres pour le naturaliste). De même, la Renouée du Japon n'ayant pas d'impact immédiat sur l'intérêt des habitats du vallon pour les loutres, son apparition n'a suscité aucune inquiétude. Cette stratégie de conservation du vallon peut pourtant impacter très fortement la gestion opérée sur la vallée de la Charente quelques centaines de mètres en aval, car les impacts de l'Écrevisse de Louisiane et de la Renouée du Japon ont toutes les chances d'être massifs sur l'état de conservation des habitats humides.
Que se passerait-il si, dans une telle situation, était engagée une démarche du type de celle que nous avons évoquée dans la partie précédente, c'est-à-dire si l'on tentait de motiver une dynamique de gestion à l'appui de l'« expérience de la biodiversité » ? Bien que Meinard et Quétier (2014) présentent des arguments pour défendre l'idée que la présentation d'HIC et l'explication des processus écologiques dont ils sont le siège peuvent être utilisées pour susciter de telles expériences de la biodiversité, dans des cas comme celui du Vallon de Bel-Air, tout semble réuni pour faire que mobiliser de telles expériences encourage largement la démarche de gestion promue par Perennis (protection de la Loutre) aux dépens de celle développée par la LPO (protection des HIC et zones humides, notamment par le traitement de la problématique de la Renouée du Japon et l'Écrevisse de Louisiane). Il paraît en effet peu aventureux de dire que la population de loutres offre bien plus de possibilités de vivre des expériences d'observation marquantes que les processus écologiques dont les prairies humides sont le siège. Le spectacle offert par les écrevisses de Louisiane et leur agressivité déroutante n'est pas non plus dénué du potentiel de susciter des « expériences de la biodiversité », et l'heureux effet des populations d'écrevisse sur l'observabilité des loutres est un tremplin pour mobiliser, via ces expériences, l'adhésion aux objectifs de conservation dont Perennis est porteur.
Pourtant, il n'y a pas de justification évidente, du point de vue de la biologie de la conservation, à favoriser la démarche de Perennis au détriment de celle de la LPO. Au contraire, en centrant son action sur la préservation des habitats, la LPO peut défendre qu'elle déploie une approche écosystémique moins réductrice que l'approche espèce-centrée de Perennis, et s'appuyer sur une large littérature scientifique pour en défendre la justification et l'intérêt (Keith et al. 2015). De même, la LPO pourrait à bon droit s'appuyer sur une importante littérature pour défendre qu'en négligeant les enjeux liés à la gestion des espèces invasives, Perennis déploie une démarche de gestion moins pertinente au regard des connaissances scientifiques sur les effets de ces espèces sur la biodiversité (Kettunen et al. 2009). Nous ne cherchons pas ici à défendre l'approche de la LPO et à fustiger celle de Perennis : les deux démarches ont leur justification et arbitrer entre les deux sort du champ de notre argument. Nous voulons juste souligner que, dans un cas comme celui du Vallon de Bel-Air, le recours à « l'expérience de la biodiversité » accorderait selon toute vraisemblance un avantage massif à l'une des deux approches (celle de Perennis) sans que cela soit de manière claire et sans équivoque justifié du point de vue de la biologie de la conservation.
Au regard des cas d'études examinés jusqu'ici, il apparaît que, bien que l'« expérience de la biodiversité » puisse dans certains cas être utilisée comme un outil efficace pour mobiliser des acteurs autour d'une action en faveur de la biodiversité, son efficacité n'est en rien garantie, et pire encore, il n'est pas exclu qu'y recourir puisse s'avérer dans certains cas contre-productif.
Mais peut-être le recours à ce type d'expérience de la biodiversité dans les cas exposés s'avère-t-il décevant, non pas parce que l'outil en lui-même est défectueux, mais parce que, dans l'utilisation qui en est envisagée, il arrive trop tard dans la démarche. En effet, dans ces différents cas d'étude, quand cette expérience entre en scène, la biodiversité est une réalité déjà pré-identifiée, les objectifs de conservation eux-mêmes sont déjà établis. Cette expérience est invoquée pour inciter différents acteurs à une vision préétablie, par un procédé rhétorique dont on pourrait à bon droit dénoncer les éventuelles dérives manipulatrices. Nous voulons maintenant examiner la question de savoir si le recours à ces expériences peut être plus fructueux s'il se fait plus en amont : en amont de la définition des objectifs de conservation, et en amont même de la définition de l'objet biodiversité.
Avancer cette idée implique de replacer notre questionnement dans le débat sur la définition de la notion de biodiversité. Il nous faut donc dire quelques mots sur ce débat abondamment développé dans la littérature philosophique (Sarkar 2005 ; Meinard 2011 ; MacLaurin et Sterelny 2008 ; Casetta et Delord 2014 ; Meinard et al. 2014). Dans ce débat, toutes les approches partent de la définition classique, incontournable, selon laquelle la biodiversité est la diversité du vivant. Mais à partir de là, deux grands types d'approches s'opposent.
Une première approche consiste à admettre que cette définition est satisfaisante. C'est ce que font de nombreux écologues (Groves et al. 2002 ; Purvis et Hector 2000 ; Soulé 1985) et philosophes (MacLaurin et Sterelny 2008 ; Maris 2010 ; Larrère et Larrère 1997). Les différents auteurs développent parfois des spécifications de cette définition générale, en soulignant certains aspects, en insistant sur les processus plutôt que sur les états de choses, etc., mais fondamentalement ils admettent que s'appuyer sur la notion de diversité pour définir la biodiversité est satisfaisant. Quand Soulé (1985) ou Larrère et Larrère (1997) présentent la biodiversité comme une norme, ils ne font pas autre chose : ils adhèrent à l'idée que la biodiversité est la diversité du vivant, admettent que cette définition est claire, signifiante, acceptable, pour ensuite avancer que cette diversité clairement identifiée a pris le statut de norme. De même, pour développer son éthique pluraliste de la biodiversité, Maris (2010) reprend à la base à son compte l'idée que la biodiversité est la diversité du vivant.
La seconde approche consiste à dénoncer dans cette définition une illusion langagière. Le terme « diversité » fait en effet partie du langage de tous les jours, et tout le monde pense en maîtriser la signification. La seconde approche note cependant qu'en réalité, ce terme est employé dans des sens extrêmement différents selon les contextes et les interlocuteurs, et il capture des ensembles de propriétés extrêmement variables (Meinard 2011 ; Meinard et al. 2014). Nous y associons tous quelques vagues idées, mais si nous faisons un effort de lucidité, nous sommes obligés d'admettre que nous sommes incapables de les préciser de manière cohérente – comme c'est le cas de bien des termes du langage courant. En énonçant que la biodiversité est la diversité du vivant, les théories qui participent de la première approche se satisfont par conséquent d'énoncés ambigus. On pourra évidemment à bon droit rétorquer que nous utilisons tous, tous les jours, des termes ambigus, sans que cela ne nuise outre mesure au bon déroulement de notre vie et de nos activités de communication. L'exigence de clarification dont sont porteuses les philosophies qui développent la seconde approche peut être comprise comme un refus de se satisfaire d'une telle ambiguïté – comme une exigence de rigueur. En un sens, c'est aussi une vigilance, une peur vis-à-vis du langage : c'est une attitude qui s'appuie sur l'idée que, si on utilise une notion ambiguë, même si on en est conscient et même si on prétend pouvoir maîtriser cette ambiguïté, celle-ci finira tôt ou tard par nous rattraper, par nous faire dire ce que nous ne voulions pas dire, par nous faire penser, sans que nous nous en apercevions, d'une manière que nous ne cautionnons pas.
Nous ne voulons pas ici trancher entre ces deux types d'approches, chacune ayant sa logique et sa justifiabilité. Nous voulons simplement examiner la question de savoir si, dans une approche du second type, l'« expérience de la biodiversité » (telle que définie dans ce texte) peut trouver sa place en amont de toute démarche de conservation, dans le travail d'élucidation de ce qu'est la biodiversité et non dans un second temps sur la base d'une réalité – la biodiversité – qui aurait été identifiée ou définie au préalable. Ce qui s'identifie ici, c'est d'abord un certain type d'expérience, que l'on appelle « expérience de la biodiversité » mais qu'on aurait pu appeler autrement, et c'est dans un second temps seulement que l'on peut identifier, situation par situation, quelle réalité aura été capturée dans cette expérience. En 2011, Y. Meinard proposait que l'expérience de la biodiversité joue un rôle fondamental, en définissant à elle seule la biodiversité. Ici, nous voulons réexaminer cette théorie au regard de l'alternative proposée par Sarkar (2002, 2005), pour qui la biodiversité n'est, ni plus ni moins, que ce à quoi nous accordons une valeur dans la nature (MacLaurin et Sterelny 2008). Selon Sarkar, la biodiversité n'est pas ce dont on part, mais ce qui émerge a posteriori comme étant ce que l'on a voulu conserver. Cette théorie pose un défi à la proposition de définir la biodiversité uniquement sur la base de l'« expérience de la biodiversité » : comment cette proposition prétend-elle éliminer tout ce qui, dans les raisons ou motifs qui nous poussent à accorder de la valeur à ceci ou cela dans la nature, ne relève pas directement de cette expérience ? Il n'y a en effet pas de raison évidente ni indiscutable d'éliminer ce qui, dans nos contacts et relations avec la nature, ne relève pas ce que nous appelons depuis le début de ce texte « expérience de la biodiversité ». Il faut donc reconnaître que le pluralisme des types de rapports à la nature que la théorie de Sarkar peut englober dans la définition de la biodiversité qu'elle dessine en fait une piste plus prometteuse.
Après avoir conclu notre seconde partie sur l'idée que l'expérience de la biodiversité (telle que définie dans ce texte) ne pouvait pas se voir accorder le statut d'outil de communication cardinal ayant vocation à motiver les actions de conservation de la biodiversité, il nous faut donc clore la troisième sur l'idée que celle-ci n'a pas non plus vocation à fournir à elle seule la base d'une définition de la biodiversité. Cela ne signifie pas pour autant que cette expérience de la biodiversité, et encore moins les différentes expériences de la nature d'une manière plus générale, n'ont aucun rôle à jouer dans l'amélioration des politiques de conservation sur le terrain, qui forment le théâtre de tous les cas d'étude que nous avons évoqués jusqu'ici.
En effet, si le recours à l'« expérience de la biodiversité » n'est pas la panacée, son pouvoir motivant reste réel, et les exemples qui l'illustrent peuvent conserver leur rôle en tant que tels. De même, si, comme nous venons de le défendre, l'« expérience de la biodiversité » à elle seule ne peut pas suffire à définir la biodiversité, une approche pluraliste s'inscrivant dans le prolongement de l'inspiration de la théorie de Sarkar a tout intérêt à reconnaître le pouvoir motivant qu'incarne son invocation, et la compter comme un élément parmi d'autres dans sa construction d'une définition. Dans une dernière partie, nous voulons donc explorer une esquisse de ce que pourrait être une telle approche, qui ferait sa place à l'« expérience de la biodiversité » parmi d'autres motifs.
En application des considérations qui viennent d'être développées, nous proposons de comprendre la notion de biodiversité comme désignant, non pas un objet, une propriété ou un processus quels qu'ils soient (la « diversité du vivant », si l'expression désigne seulement quelque chose, n'a ici aucun rôle à jouer), mais une certaine compréhension des problématiques de conservation. Une telle démarche s'inscrit clairement dans le second type d'approche de la définition de la biodiversité ciblé plus haut, mais sa proximité est grande avec les théories qui, à l'instar par exemple des travaux de Maris (2010), tâchent, tout en se rapportant au premier type d'approche, de jeter un regard englobant sur les pratiques associées à la gestion de la biodiversité.
Pour cerner la compréhension des problématiques de conservation incarnées par la notion de biodiversité, il est nécessaire d'adopter une démarche interprétative. Nous désignons par là une démarche qui s'apparente aux opérations que nous réalisons lorsque nous essayons de comprendre un texte, ou de donner un sens au discours ou au comportement d'une personne ou d'un groupe, plutôt qu'à celles que nous réalisons en nous représentant ou en modélisant un phénomène, dans une approche scientifique. Il n'y a pas de définition stricte qui permette de distinguer de manière irréfutable une démarche scientifique d'une démarche interprétative ; ce sont plutôt deux styles de démarches de découverte et de démonstration complémentaires, entre lesquels se place une myriade d'intermédiaires.
Dans le cas qui nous intéresse, ce mouvement interprétatif consiste à avancer une interprétation de la littérature, des pratiques et du langage des sciences et des actions de conservation, visant à capturer les idées-forces qu'incarne plus ou moins confusément la notion de biodiversité. Insistons : il ne s'agit pas de définir dogmatiquement, ni de prétendre être dépositaire d'une interprétation irréfutable ou définitivement meilleure que toute autre. Toute interprétation est une tentative qui a vocation à être discutée, critiquée, amendée. Il s'agit de lancer un mouvement interprétatif en avançant une proposition d'interprétation.
L'interprétation que nous avançons est que quatre idées-forces structurent la compréhension des problématiques de conservation incarnées par la notion de biodiversité.
Tout d'abord, l'idée d'intégration : les problèmes de conservation sont pluridimensionnels, la notion de biodiversité véhicule l'idée que toute tentative de les résoudre en rabattant cette complexité sur une seule dimension (une seule espèce, la notion d'espèce à elle seule, le point de vue d'une seule culture, etc.) est irrecevable car trivialisante.
Ensuite, l'idée de pédagogie : la démarche de conservation incarnée par la notion de biodiversité fait de l'amélioration des connaissances un moteur pour l'amélioration des choix et des comportements.
Troisièmement, l'idée qu'il faut chercher à atteindre une amélioration concomitante et synergique de la qualité de vie des humains et de l'état de conservation de la nature. Cette recherche d'une non-conflictualité distingue l'approche biodiversité d'autres tendances de la pensée conservationniste, qui ont par le passé joué un rôle plus structurant et sont aujourd'hui reléguées à un second plan. Par exemple, l'approche de la conservation gravée dans le marbre aux États-Unis par le Wilderness Act de 1964 est inspirée par la philosophie de la Wilderness développée entre autres par John Muir (Fox 1981), qui promeut la préservation de la nature contre toute exploitation et même toute intrusion humaine (voir Larrère et Larrière 1997). Dans cette approche, il est clairement assumé qu'il peut exister des contradictions entre conservation de la nature et bénéfices tirés par les sociétés humaines, mais il est admis que de telles contradictions doivent être résolues en sanctuarisant la nature et en sacrifiant les bénéfices que les humains auraient pu en tirer. À l'inverse, l'approche biodiversité s'évertuera à montrer que le prétendu bénéficie que les sociétés humaines auraient pu gagner d'une exploitation de la nature est mal compris, et que la contradiction peut, non plus être tranchée mais être dépassée, en identifiant comment on peut conserver la nature dans le mouvement même d'une amélioration de la qualité de la vie des femmes et des hommes qui dépasse largement le seul prétendu bénéfice perdu.
Enfin, l'idée qu'une certaine expérience du rapport à la nature et aux êtres vivants, un étonnement vis-à-vis de la richesse et de la complexité du vivant, est une source majeure de motivation et d'enrichissement de notre vie psychologique.
Cette esquisse de compréhension de la signification des problématiques de conservation incarnée par la notion de biodiversité laissera certainement insatisfait le lecteur qui attendrait une explication définitive, formelle, voire mathématisée, de ce qu'est la biodiversité. Il nous semble pourtant que c'est cette approche, dans sa dimension interprétative, exploratoire et provisoire assumée, qui permet le mieux de capturer la signification du terme « biodiversité » et, ce faisant, de caractériser la place – importante sans être hégémonique – que l'expérience vécue du rapport à la réalité biologique joue dans les discours, théories, pratiques, et actions que l'on appelle « de conservation de la biodiversité ».