Existe-t-il une « écologie juive » ?
Lionel OBADIA
Dans ce mouvement général des religions vers l'écologie qui caractérise le début du XXIe siècle, dans lequel les différentes traditions voudraient inspirer des politiques de préservation, le judaïsme occupe une place relativement paradoxale. En effet, celui-ci a longtemps été relégué par les analystes à n'offrir qu'une version un peu particulière de cette fameuse « matrice judéo-chrétienne » qui organise, selon les sociologues, la pensée écologique moderne (Hervieu-Léger 1993). Il a fallu attendre les années 2000, voire 2010 pour que des voix juives (issues à la fois des milieux traditionalistes et libéraux) s'expriment ouvertement sur le sujet, de même que certains milieux scientifiques et cercles intellectuels juifs ou s'intéressant au judaïsme{66}. Ces débats donnent au judaïsme une place tout à fait singulière car fondamentalement ambivalente : religion écologique pour ses défenseurs actuels ou foncièrement anti-écologique pour ceux, nombreux, qui attribuent au judaïsme l'indifférence des monothéismes aux mondes physique et biologique. Cette hypothétique et controversée « expérience juive de la Nature » qui s'ajoute à la faible résonance des voix juives dans les débats environnementaux, pourrait contribuer à en brouiller les contours et en rendre le contenu nébuleux.
Parler d'écologie et de judaïsme, et à plus forte raison dans le judaïsme c'est d'abord préciser ce qu'on entend par « judaïsme », religion monothéiste ritualiste, voire formaliste, et qui s'adosse de manière très récurrente à une tradition scripturaire. Les textes religieux ont toujours le premier et le dernier mot dans le judaïsme, c'est donc à partir d'eux que se déploie la réflexion sur l'écologie. Dans le judaïsme, la notion de « nature » est vague et couvre un vaste champ lexical et sémantique : elle apparaît surtout sous des formes très dispersées dans les Livres de l'Ancien Testament, à travers des références géologiques, végétales, animales, météorologiques, qui soit servent les descriptions de l'arrière-plan narratif des épisodes bibliques, soit sont plus directement désignées comme des ingrédients d'un monde forgé par la main de Dieu, comme dans les premières pages de la Genèse. Les référents scripturaires qui autorisent la qualification d'« écologique » au judaïsme sont nombreux, et ils sont patiemment exhumés un à un par des exégètes rattachés autant au mouvement du judaïsme libéral enclin à reconnaître l'œuvre des idéologies modernes sur la pensée juive, qu'au judaïsme orthodoxe qui les dénie ou les rejette : les deux s'accordent pour faire se rejoindre les préoccupations actuelles pour l'écologie et les sources antiques du judaïsme, mais pas pour les mêmes raisons.
Le verset sans doute le plus mentionné est Genèse 1 : 28, lorsque le premier Homme et la première Femme sont installés sur Terre : « Fructifiez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la ! » qui pose, en première lecture, un rapport de domination de l'Homme sur une Terre qui est de création divine, mais lui a été attribuée. Cette même injonction a été répétée alors que déjà l'humanité était en train de se développer et d'accroître son emprise sur la Nature, à l'attention de Noé et de sa descendance (Genèse 9 : 1-7). Elle servira également au XVIIe siècle de slogan pour les évangélistes pour justifier l'emprise humaine sur les terres encore sauvages (Champion 1995). Mais ce très discuté verset 1 : 28 a soulevé bien des débats depuis, étendus à d'autres questions d'exégèse : la Nature (ici : le monde) doit-elle être exploitée ou protégée ? Par extension, quel est le degré d'autonomie de l'Homme par rapport à la Nature selon la Bible ? Adam, le premier Homme « fabriqué à partir de la poussière » (Genèse 2 : 7) est-il lié de manière consubstantielle à la Terre Adama dont il tirait son nom, ou celui-ci dérive-t-il d'une autre étymologie ? Les débats font rage, et certains, comme Marc-Alain Ouaknin (2015), estiment qu'il s'agit d'une unité ontologique entre l'Homme et la Terre, source d'une responsabilité initiale et non pas tardive du premier à l'endroit de la seconde. En outre, quel est le rapport exact des êtres humains au monde naturel ? Le monde est donné par alliance avec Dieu et donc participerait d'une « cogestion », initialement fondé sur un usage exclusivement par ponction qui se transforme en un « travail » : le jardin d'Eden, premier environnement de l'Homme, est un monde où la nature est luxuriante et lui fournit ce dont il a besoin, jusqu'à ce qu'il en soit chassé et doive donc dès lors œuvrer activement à sa survie par le travail de la Terre – les deux sont-ils alors cumulables, l'Homme devant « labourer et préserver » (hébreu : lé'ovda ouleshomra) ? Ce rapport laborieux et non pas expérientiel à la Nature suppose de freiner (balam) les ardeurs de l'Homme à user du Monde (olam), ce qui se retrouve dans le principe de bal tach'hit (« prévention des destructions injustifiées ») qui s'applique à l'occasion des guerres et des conquêtes : « Quand tu assiégeras une ville des jours nombreux pour guerroyer contre elle pour la saisir, tu ne détruiras pas son bois en brandissant la hache sur lui, car de lui tu mangeras, et lui tu ne le couperas pas, car l'Homme est-il un arbre du champ pour venir de devant toi dans un siège ? » (Devarim 20, 19). La métaphore de « l'homme-comme-arbre » est une manière de corréler le divin (la création) et le mondain (le créé), et s'inscrit dans les nombreuses métaphores agricoles et naturalistes que l'on retrouve dans la Bible : La Torah est un « arbre de vie » (Proverbes 3 : 18) et la connaissance est à cultiver comme un « jardin » qui donnera des « fruits » (Lévitique). De manière plus générale, pour qui s'y penche avec soin, les textes sacrés du judaïsme, le Pentateuque, mais aussi toute la littérature mystique, foisonnent de références elliptiques, concrètes ou poétiques à la Nature (voir Maréchal 2006). Cette foison est-elle pour autant vraiment le signe d'un antique souci écologique dans la pensée juive ?
En pratique, ces développements théoriques et scholastiques, assez récents puisqu'ils datent des années 2000-2010, participent d'une interprétation rétrospective des textes à la lumière des débats actuels, interprétation qui pourrait apparaître comme un anachronisme. Il a en effet été reproché au judaïsme d'avoir constitué l'Homme de la Bible en surplomb de la Terre et de la Nature, et de l'avoir dépeint comme indifférent aux enjeux d'équilibres entre monde des Hommes et la Nature, puisque l'ordre de l'univers réside ailleurs – dans la volonté divine qui l'a enfanté. Dans cette lecture, l'Homme se sert en outre abondamment d'une terre nourricière sans se soucier du lendemain, ni du sien, ni de celui de la Nature. C'est cette lecture au raz de l'injonction biblique d'usufruit sans limite de la Terre par l'Homme au nom de Dieu qui a notamment servi de base à une charge contre le judaïsme, en tant que source du monothéisme chrétien, par Lynn White Jr. en 1967 (voir le chapitre de D. Méda, dans cet ouvrage). Accusé d'avoir introduit une rupture avec un environnement « païen » auparavant chargé de sens et de figures surnaturelles, le judaïsme aurait désacralisé la Nature, lui ôtant toute la substance symbolique dont elle était préalablement parée, pour permettre à l'Homme d'en user et d'en abuser (de Benoist 2003 : 361). Si le propos est un peu expéditif et virulent, exclusivement à charge de l'antique monothéisme en gommant d'autres forces idéologiques à l'œuvre de cette désacralisation (notamment la sécularisation), il est pourtant vrai qu'une lecture détaillée des textes sacrés du judaïsme laisse peu de doute sur le fait que la perspective scripturaire place la Loi de Dieu au-dessus et avant toute considération anthropocentriste ou naturaliste (Chalier 1989), et l'injonction divine est d'abord matérialiste : il faut prendre possession de la Nature qui est féconde pour l'Homme et par l'Homme. Sur cette base, le rapport à la Nature est, dans le judaïsme, résolument charnel et alimentaire plutôt que contemplatif et esthétique – comme c'est le cas dans les traditions asiatiques –, car le plaisir retiré de la contemplation naturaliste détourne de l'étude des textes (Pirké Avot). Mais jusqu'à quel point ce qui semble relever d'un rapport utilitariste à la Nature fait-il norme et écrase-t-il d'autres dimensions, plus symboliques, dans le judaïsme ?
En pratique en effet, le judaïsme offre paradoxalement à voir une célébration récurrente de la Nature, à travers des rites et des festivités, des prescriptions et des proscriptions : à Chavouhot des prières sont adressées aux fruits, à Pessah le repas rituel du Seder comprend des ingrédients végétaux et carnés qui en appellent symboliquement à l'histoire de l'exil et la sortie d'Égypte, à Toubishvat « nouvel an des arbres » (roch hachana la'ilan) il est d'usage d'en planter et d'en consommer les fruits... la liste est très longue. Mais il s'agit toujours d'une Nature célébrée en tant qu'elle témoigne de la présence du divin sur Terre. Le judaïsme, donc, apparaît en pratique comme une religion qui s'est fondée sur une ritualité en relation étroite avec l'environnement : rites de fertilité, célébrations des bienfaits de la Nature ou sacrifices concourent certes à créer un lien de réciprocité entre l'Homme et l'environnement, mais un lien qui sert de théâtre ou d'arrière-plan à ce qui fait l'essentiel du judaïsme : l'adoration de la figure divine. C'est aussi une tradition née dans un creuset civilisationnel et écologique particulier, celui de l'Antiquité méditerranéenne, où la Nature fournissait idéalement avant tout des biens et denrées alimentaires (vins, fruits et viandes...) que l'œuvre de la culture met au service de la société, des règles de la religiosité, de l'hospitalité et de la commensalité. Si le modèle de l'Homme monothéiste de l'Ancien Testament est d'un côté un protecteur de la Nature, il en est aussi un destructeur, autorisé par volonté divine : il a toute liberté pour couper les arbres à condition que ceux-ci ne soient pas fruitiers et pour « détruire les bosquets » dès lors que ceux-ci sont apparentés à des sites cultuels pour des divinités païennes, c'est-à-dire des espaces idolâtres. Certes, il y a aussi dans les pratiques agricoles des anciens Hébreux une jachère annuelle (Shemita) qui s'apparente à un certain respect de la Nature nourricière qu'il s'agit de ne pas épuiser : mais toute jachère fait-elle la base d'une théologie écologique ? Quantité de religions sur la surface de la planète et dont les adeptes pratiquent la jachère pourraient alors se voir désignées comme « écologiques » au même titre que le judaïsme... L'ambivalence du judaïsme se révèle ainsi dans toute sa complexité : la Nature est théâtre de la relation au divin, source de bienfaits, référence symbolique, site de l'activité laborieuse et productive... louée, célébrée, labourée, protégée, mais aussi délaissée et ignorée.
Mais de quel environnement parle-t-on exactement ? La Bible en évoque plusieurs, qui contrastent singulièrement selon que l'Homme y est bienvenu, parce que sous protection divine (le Jardin d'Eden), ou qu'il doit payer pour ses fautes ou être mis à l'épreuve par Dieu (le désert du Sinaï). Sans compter évidemment le fait que les communautés juives elles-mêmes, par leur installation dans le pourtour méditerranéen mais en raison de leur dispersion (le sens premier du mot « diaspora »), se sont acclimatées à des environnements sociaux, écologiques, climatiques et géologiques différents : aridité du versant Sud de l'Afrique du Nord, de la Péninsule arabique et de l'Asie mineure, climat tempéré de l'Europe du Nord et du Sud, de l'Amérique du Nord, monde tropical de l'Inde... Peuple de nomades, pasteurs et paysans dont la mémoire religieuse collective a conservé les habitudes et les références agricoles, les communautés juives se sont également établies un peu partout sur la surface de la planète dans des zones urbaines, abandonnant le lien immédiat et productif à la Terre pour se consacrer à des activités de service... la notion de Nature est non seulement dispersée dans les énoncés textuels par lesquels on peut la reconstituer, donc dispersée dans Le Livre, elle est aussi une expérience différenciée des environnements écologiques en suivant l'expansion géographique et culturelle des communautés juives au fil des siècles, donc dispersée dans l'histoire et les sociétés. Il y a une différence fondamentale, que certains n'ont pas manqué de souligner, entre « le paysage tel qu'Abraham et Sarah le virent » et celui qui constitue notre horizon écologique actuel, ce qui fait que toute tentative d'une lecture rétrospective de la Bible avec la perspective écologique semble bien relever avant tout d'une stratégie, bien moderne, elle, de colorer « la Bible en Vert » pour reprendre l'expression bien trouvée de Ramon (2009).
Ceci n'empêche pas le déploiement d'une mouvance d'écologie juive, ou du moins d'une tendance vers une théorisation, en termes bibliques, des enjeux contemporains autour de la Nature : en France, quelques intellectuels bénéficiant d'une légitimité institutionnelle et surtout de compétences reconnues en termes d'exégèse (Haim Korsia, Pauline Bebe, Liliane Vana, Marc-Alain Ouknin, pour n'en citer que quelques-uns) ont déjà ouvert la voie, alors que les sites Internet ouverts par des mouvances religieuses orthodoxes (Loubavitch, Haredi) ou plus libérales (Massorti, comme celui du Rabbin Yeshaya Dalsace) fourmillent de pages consacrées à ce thème, les revues spécialisées confessionnelles ou plus scientifiques s'y penchent désormais avec intérêt, comme le journal libéral Tenou'a (de la première catégorie) qui a édité un numéro spécial Je suis Adam (2015), et la revue Pardès qui publie régulièrement des articles sur le thème. Rabbins, philologues ou exégètes de tous horizons tentent de faire de la Bible et de la Halakah (la norme religieuse rabbinique) une sorte de « réservoir » à ressources écologiques pour les temps présents, avec deux types de normes : les prescriptions (invitations éthiques à adopter des comportements normatifs) et les proscriptions (ou interdits). Mais les mêmes ressources peuvent s'avérer d'un côté écologiques, de l'autre anti-écologiques : c'est le cas par exemple de l'interdiction halakhique de détruire des arbres fruitiers et par extension toute chose dont l'usage ou les produits sont profitables à l'Homme (bal tash'hit : « ne détruis pas »). Cette interdiction apparaît comme une invite à réduire le gaspillage et donc comme une pratique de préservation avant l'heure ; cependant, comme suggéré plus haut, le même principe est associé à l'autorisation de détruire ce qui n'est pas utile à l'humanité – même des arbres, créations divines parmi d'autres.
Un débat encore plus récent entre spécialistes a amené à se poser la question de savoir si le judaïsme n'était finalement pas aussi un peu végétarien, et donc particulièrement dans l'air d'un temps qui a établi un lien clair, mais indirect, entre empreinte écologique humaine et activité pastorale. En effet, la Halakah stipule que l'activité de boucherie et la consommation de produits carnés doit se faire « avec mesure ». Or considérant que la viande est, par excellence, un ingrédient majeur de la « table juive » (qu'elle soit ashkénaze ou séfarade) et en particulier de son alimentation rituelle, l'injonction à la retenue a de quoi surprendre et sa traduction en termes « écolo-responsables » encore plus. En fait, c'est encore une histoire de contexte : aux temps antiques de la rédaction de la Halakah, le cheptel bovin et ovin mondial et le volume de la consommation de viande étaient loin d'avoir atteint les records des sociétés industrielles ; ce sont sans doute des raisons d'équilibres économiques et alimentaires (ne pas tuer inutilement les animaux et épuiser le stock de protéines animales plus rapidement qu'il ne se renouvelait) plutôt que d'hypothétiques questions écologiques ou éthiques qui ont inspiré ce principe, repris, en termes de loi religieuse, comme une observance. Et comme le rappelle si justement et avec lucidité ceux et celles qui ont pris part à ce débat, notamment dans les pages du volume « Je suis Adam » de Ténou'a, le risque est grand de verser dans l'anachronisme et la surinterprétation. Parfois, encore, l'association d'une observance juive à un effet « écologique » semble pour le moins surévaluée : il a été suggéré par exemple par certaines instances religieuses rabbiniques que le Shabbat participait d'un souci écologique parce que les trente-neuf interdictions s'appliquant aux « tâches » ou aux « besognes » ordinaires (lamed thet avot melakha), qui sont d'ailleurs en grande partie des activités agricoles ou pastorales, réduisent, pour une journée par semaine, l'empreinte écologique. De même, le jeûne participerait, dans la mouvance « bio », d'une pratique « bonne pour la santé et l'environnement » ; or, si on en reconnaît ses racines juives, c'est sous une forme séculière ou spiritualiste (c'est-à-dire dégagée de ses institutions traditionnelles) que cette pratique est promue{67}. De la même façon, Toubishvat, initiée à l'origine comme une festivité rabbinique, s'est sécularisée, sous l'impulsion de l'idéologie sioniste dès le XIXe siècle et s'est finalement encore transformée, en Israël, en une « journée écologique » qui a conservé sa forme initiale (la célébration des arbres et de leur fertilité) mais a changé de contenu, en se laïcisant.... Avant qu'Israël ne connaisse un mouvement de réenchantement « païen » qui réinvestit les sites naturels, de nouveau chargés d'un fort symbolisme sacré ou surnaturel : bien d'autres occasions que le rituel précité sont désormais données aux résidents israéliens de faire des « expériences spirituelles » dans des sites naturels qui avaient pourtant été désolidarisés de leur répertoire de sens religieux avec l'industrialisation de l'agriculture (Banon 2005).
Si le judaïsme a (ou du moins l'affiche-t-il) une relation finalement pragmatique à la Nature, ce sont aussi ses expériences pratiques et concrètes inscrites dans l'histoire et pas seulement dans le mythe ou les textes sacrés qui ont fondé une certaine écologie, qui ne s'apparente que de très loin à l'écologisme moderne. Et les influences juives sur l'écologisme sont supposées être nettement moins importantes que celles d'autres traditions, notamment le protestantisme, mais il est aussi vrai que la littérature spécialisée a eu, depuis les années 1990, une forte tendance à considérer un bloc idéologique et mythique « judéo-chrétien », au détriment de la singularité des traditions – il n'est donc pas toujours aisé de spécifier les influences exactes de chacune des traditions (Mouhot et Mathis 2012). Beaucoup d'efforts sont depuis peu consentis par les juifs actuels – en particulier les rabbins – pour prendre en marche un train de l'écologisme déjà parti sans eux : de tous horizons scholastiques ou de traditions (orthodoxes, massorti, loubatvitch, sécularistes) les voix juives essayent de se faire entendre dans le concert des débats sur la Nature et la Religion, mais ces lectures rétrospectives ont tendance à grossir le trait à outrance et dévoilent finalement plus des intentions du judaïsme à ne pas rester à l'écart des débats modernes et des enjeux mondiaux, que d'une philosophie ou éthique écologique, présente finalement dans toute tradition religieuse : il y a toujours un énoncé ou une pratique qu'il est possible de mettre en relation à « quelque chose » d'écologique ; de ce point de vue, le judaïsme fourmille d'exemples.
Quelles sont, finalement, les applications concrètes de ce tournant écologique du judaïsme ou du moins d'une plus grande sensibilité des juifs aux préoccupations écologiques ? Évidemment, il n'y a pas de réponse monolithique. Quel rôle a joué ou joue le judaïsme dans cette interface singulière qui s'est créée entre des institutions religieuses toujours plus préoccupées par les questions écologiques et les mouvances et mouvements écologiques toujours plus promptes à y répondre ? Dans les faits, il n'existe actuellement pas de mesure quantifiée ni même évaluée à l'aune d'approches plus microscopiques d'attitudes écologiques dans les milieux juifs, religieux ou laïcs, orthodoxes ou libéraux. Les comportements écologiques repérés en milieu juif doivent-ils finalement plus à la religion qu'à un répertoire séculier ? Difficile de trancher. Dans tous les cas, il est clair que l'on observe actuellement une requalification du judaïsme, comme religion eco-friendly, contre une idée durablement installée dans les consciences, pour des raisons diverses, qui l'avait positionné au pôle opposé des religions indifférentes à la Nature. La focale très importante sur les textes, au détriment des pratiques, tend à constituer le judaïsme scripturaire comme un modèle abstrait, mythologique, cristallisé, en suspension de l'histoire et de la géographie d'un judaïsme vécu infiniment plus varié. Mais en dépit de leurs différences, l'un comme l'autre entretiennent un rapport singulier à la Nature, médiatisé par le Texte (le Livre), qui présente cet étonnant paradoxe d'être caractérisé par la proximité et la distance, par la consubstantialité de l'Homme et de la Terre, mais la supériorité du premier sur la seconde, et, au-dessus de tout, le statut divin de l'ordre du monde, au-delà de la Nature.
Peut-on alors croire un célèbre site d'information en ligne (www.slate.fr) qui suggère, dans un style qui n'inspire pas la subtilité : « pour des conseils écologiques, étudiez la Torah »{68} ? Mais loin d'une réinterprétation de l'écologie par la cosmologie du premier des monothéismes – ce que l'on pourrait qualifier de « judaïsation » de l'écologie – les conseils prodigués par l'auteur sont des principes très prosaïques puisés dans l'Ancien Testament, qui – en termes modernes – vont de l'agriculture raisonnée (jachère) à la limitation du gaspillage alimentaire, en passant par la réduction de la consommation de produits carnés ou la diminution de la consommation énergétique par le jour chômé du Shabbat... Mais jusqu'à quel point ces éléments, propres à une religion minoritaire et « ethniciste » (Blau 1964, Attias et Benbassa 1998), attachée au destin d'un peuple particulier, sont-ils transposables à des échelles plus larges ? Cette transposition ne peut se faire qu'au prix d'une plus signification universalisation du judaïsme : si elle reste possible en théorie, elle est plus délicate en pratique, les résistances sont trop nombreuses du côté du monde juif et dans le reste du monde, même si, sur d'autres plans, des efforts d'ouverture du judaïsme vers les philosophies ou idéologies universelles sont déjà à l'œuvre (Safran 1998). Une autre tendance est une écologisation du judaïsme : au niveau théologique, elle est déjà en cours et se développe rapidement (voir plus haut) ; sur le plan pratique, elle se met en place plus progressivement : création d'un label eco-kasher, mouvement Israélien KKL (Keren kayemeth Leisrael) qui plante des arbres dans les zones désertiques ; enfin sur le plan esthétique, elle passe par exemple par la symbolique portée par le mouvement tout récemment créé jewish sustainability, lui-même lancé par le mouvement libéral, et qui a élaboré un sigle réunissant, dans une sorte de métissage sémiologique, des emblèmes juifs (un candélabre) et d'autres plus universels (l'Homme, la Terre). Autant d'initiatives qui montrent que, si le judaïsme a vécu des expériences historiques très différentes dans des environnements naturels très variés mais a théorisé un rapport singulier à la Nature, les préoccupations écologiques actuelles lui offrent un bon moyen de repenser la spécificité de ce rapport et de l'actualiser, sans toutefois véritablement le transformer. Un des nombreux paradoxes du judaïsme, qui visiblement assume cette tension entre les continuités de la tradition rabbinique et les ruptures culturelles et cultuelles impulsées par les métamorphoses de l'histoire.