Expériences marquantes pour le développement du sens de la connexion{76}
Louise CHAWLA{77}
Ce chapitre synthétise des recherches menées sur le développement du soin* de la nature chez les enfants et les adolescents, en dressant un inventaire d'expériences marquantes à cet égard à différents stades de leur développement. Ces expériences contribuent au développement d'éléments déterminants d'un comportement de soin* de la nature : une attention bienveillante envers les éléments du monde naturel, une conscience de sa propre capacité d'agir en faveur de la nature et de ses propres gestes pour la protéger, et le sens de son identité en tant que personne liée à la nature et qui agit pour son bien. Cette identité est double : l'identité environnementale ou écologique concerne les sentiments, les valeurs et la conscience de sa propre relation à la terre et aux êtres vivants ; elle reflète souvent une histoire personnelle marquée par l'implication et l'attachement affectif à un lieu particulier dans la nature (Clayton 2003 ; Thomashow 1995). L'identité sociale environnementale permet de s'auto-définir par rapport à un groupe référent dans le domaine environnemental ; elle peut être généraliste – se définir comme « écologiste » par exemple – ou spécifique, comme être adhérent d'une association environnementale (Kempton et Holland 2003).
L'attention, la conscience de sa capacité d'agir et l'identité ne sont pas des facettes distinctes du développement de l'enfant et de l'adolescent, mais sont au contraire étroitement et fondamentalement interdépendantes. L'intérêt pour les papillons, par exemple, peut encourager une classe à planter un jardin à papillons dans une école. Quand les personnes concernées voient leurs efforts couronnés de succès, elles prennent conscience de leur capacité d'agir ; quand ces actions se répètent, leur identité engagée envers la nature se renforce. Pour comprendre les origines du sens de connexion et de soin* de la nature, il est important d'étudier comment ces différents aspects du développement se renforcent mutuellement (Chawla 2009). Cependant, il est possible aussi d'identifier des expériences qui ont une importance particulière pour chacune de ces facettes. Ce chapitre examine ces différentes facettes selon la chronologie typique de leur développement.
Quand des personnes déjà impliquées dans des actions en faveur de l'environnement sont interrogées sur leurs expériences formatrices à cet égard, elles citent souvent des exemples d'attention et de souci* pour la nature qui les ont marquées pendant leur enfance. Dans bien des cas, il s'agit de membres de leur famille, un parent ou un grand-parent par exemple (Chawla et Derr 2012). Chawla (2007) a recueilli les souvenirs des paroles et des gestes des personnes qui ont servi de modèles pour 56 personnes engagées dans la protection de la nature, aux États-Unis et en Norvège. Leur analyse fait apparaître quatre façons de se préoccuper de la nature et d'en apprécier la valeur : une fascination pour certains éléments du monde naturel, ou l'expression, par les mots et les gestes, du plaisir à se trouver dans la nature, comme cette grand-mère aimant jardiner qui montrait à sa petite-fille les différentes parties des fleurs et leurs fonctions, ou ce père qui prenait le temps de commenter tout ce qu'il voyait le long d'un ruisseau en allant à la pêche avec son fils. Parfois, ces personnes modèles exprimaient leur désapprobation à l'égard d'une pratique destructrice : les mots sévères de ce père pour un agriculteur du voisinage qui exploitait sans ménagement ses bêtes et ses champs en sont un exemple. Certains se souviennent de leçons directes sur le respect* de la terre, comme celles d'un père à sa fille sur la gestion de leur exploitation familiale au bénéfice des générations futures.
Les recherches en psychologie du développement et de l'environnement expliquent l'existence de ce type d'expériences par le fait qu'elles illustrent des processus fondamentaux de socialisation par lesquels les enfants apprennent à construire leurs rapports au monde physique, tels que l'attention conjointe, la référenciation sociale, la comparaison sociale ou l'apprentissage. Dès la naissance, les nourrissons se montrent attentifs aux émotions des personnes qui les entourent. Leur capacité à imiter les expressions d'émotion et leur susceptibilité à la contagion émotionnelle (ils pleurent en entendant un autre bébé pleurer par exemple) amorcent le développement de l'empathie et de la compréhension de l'autre (Hutman et Dapretto 2009). L'émergence de l'attention conjointe est une étape clé de leur développement : entre 3 et 6 mois, les bébés commencent à suivre le regard d'une autre personne ; dès 12 mois, la plupart sont capables d'attention conjointe avec la personne qui s'occupe d'eux – c'est-à-dire de diriger leur attention en même temps qu'elle sur le même objet ou le même événement en ayant conscience que cette attention est partagée (Carpenter et Liebal 2011). Les recherches sur le développement de l'enfant ont montré que l'attention conjointe est fondamentale à la participation aux interactions sociales, à l'apprentissage social et à l'apprentissage du langage (Mundy et Acra 2006).
Les recherches sur l'attention conjointe soulignent le rôle de celle-ci dans le développement social et cognitif, mais du fait que l'objet de cette attention est souvent un objet dans l'environnement, il s'agit aussi d'un processus fondamental dans l'apprentissage de la signification sociale des choses (Reed 1996). Des observations menées en laboratoire auprès d'enfants de douze mois et de leurs mères utilisant des jouets montrent que les enfants et les mères échangent de très nombreuses émotions à travers des expressions du visage, des gestes, des intonations et des regards qui transmettent des messages comme « dis donc, c'est génial, ça », ou « ça ne m'intéresse pas – on regarde autre chose ? » (Carpenter et Liebal 2011). À mesure qu'un enfant apprend ce que d'autres remarquent et comprend qu'un autre partage son attention et son émotion à l'égard d'un objet qu'il indique, ou qu'il exprime au contraire un désintérêt ou un dégoût, il fait l'apprentissage de l'attention sélective. Il apprend de cette manière ce que les personnes significatives dans son entourage considèrent comme digne ou non d'attention, et la valeur qu'elles y attachent. Le même type d'apprentissage se produit quand les enfants se trouvent face à une situation incertaine et coordonnent leurs réponses avec la personne qui s'occupe d'eux. C'est la référenciation sociale : dès l'âge d'un an, un enfant qui se trouve dans une situation ambiguë, un dispositif expérimental de falaise visuelle par exemple, regarde sa mère et adapte son comportement selon que son expression à elle le rassure ou communique la crainte ou la désapprobation (Gibson et Pick 2000 ; Hutman et Dapretto 2009).
L'attention est aussi un préalable à l'apprentissage par l'observation et à la comparaison sociale (social modeling, Bandura 1986). Dès la naissance, les bébés regardent et imitent ce que font les autres ; à mesure que leurs capacités se développent, les jeunes enfants apprennent à imiter des séquences de comportements de plus en plus complexes. Les premières recherches à ce sujet, en laboratoire, ont montré que les enfants apprennent à rouer de coups une poupée en regardant un adulte le faire, mais qu'ils peuvent aussi apprendre des comportements pro-sociaux (Bandura 1986). Les résultats de ces recherches sur l'attention conjointe et la comparaison sociale rejoignent les souvenirs des personnes engagées dans la protection de la nature d'avoir appris de leurs familles la fascination et le plaisir à l'égard d'éléments de nature, de même que l'intérêt* pour les animaux et les plantes.
Un souvenir de l'artiste Patricia Johanson illustre bien le développement de l'empathie envers un animal sauvage. Cette artiste travaille autour de l'eau, en associant des réalisations de land art à des processus de bio-mimétisme et de restauration écologique (Chawla 2014). Johanson se rappelle que ses parents ont toujours partagé et soutenu son intérêt pour la nature, insistant par exemple pour qu'elle relâche vivantes toutes les petites bêtes qu'elle attrapait pour les regarder. Un épisode de sa jeunesse, resté gravé dans sa mémoire 70 ans après, a renforcé cette leçon et lui a ouvert la voie qu'elle allait suivre plus tard en cherchant à concilier art et protection et respect de la nature : un jour où elle était devant la cabane de ses grands-parents dans le massif des Catskill, elle a attrapé un magnifique papillon. Alors qu'elle le regardait battre faiblement des ailes dans sa main, une vieille dame sortit de la cabane voisine et lui demanda ce qu'elle allait faire du papillon. Patricia lui répondit qu'elle voulait le dessiner. Et la vieille dame de dire, « Oui, il est magnifique... mais tu sais, si tu le gardes, il va mourir. Je pense que tu devrais le relâcher... Tu sais, beaucoup de gens attrapent des papillons et les épinglent dans leur collection. Mais moi je pense que c'est mieux de le laisser vivre, pas toi ? » (Chawla 2014 : 98). Partagée entre le désir de garder le papillon pour le dessiner et la volonté de le laisser vivre, Patricia sentit que la vieille dame avait raison et le relâcha.
Cette histoire montre comment la conscience d'une enfant de ses propres sentiments, de ceux de la vieille dame et des efforts du papillon pour se libérer se sont conjugués dans un instant décisif d'attention conjointe. La vieille dame n'avait pas seulement indiqué ce qu'elle ferait elle-même, mais avait aussi encouragé Patricia à adopter la perspective du papillon. Adopter d'autres perspectives développe l'empathie et la sympathie, à savoir la capacité d'appréhender le ressenti d'un autre être vivant à travers son propre ressenti similaire, ou de comprendre la condition et les besoins de l'autre (Hutmann et Dapretto 2009 ; Hoffman 2000). Schultz (2000) a montré que l'empathie pour les animaux sauvages favorise également le souci* pour la nature chez les adultes.
L'attention conjointe et la comparaison sociale se conjuguent dans le processus d'apprentissage, lorsqu'un expert montre à un novice comment accomplir une tâche au cours d'une activité partagée (Rogoff 1990). Un grand nombre d'activités pratiques sont apprises ainsi, y compris des activités touchant à la nature. Les personnes engagées dans la protection de la nature ont beaucoup de souvenirs de cette sorte, comme celui du père qui a appris la pêche à son fils, de la grand-mère qui emmenait sa petite-fille au jardin ou de l'agriculteur qui montrait à sa fille comment protéger leurs terres.
Les personnes engagées dans la conservation identifient souvent des adultes qui les ont influencés pendant leur jeunesse, mais les expériences le plus fréquemment citées sont associées à leurs jeux d'enfance en pleine nature. Avoir joué dans la nature est un critère qui distingue les personnes plus ou moins actives en faveur de l'environnement dans un large éventail de comportements, qu'ils soient liés à la consommation et au style de vie (éteindre les lumières, recycler, installer des panneaux solaires, créer des habitats pour la faune sauvage dans les terrains privés,...), à la citoyenneté (voter pour des candidats écologistes, signer des pétitions, adhérer à des groupes environnementaux), à l'engagement militant (travailler pour des organisations de conservation de la nature ou des grandes campagnes environnementales) ou au choix de carrières dans des domaines comme l'histoire naturelle, les sciences de l'environnement ou l'éducation à l'environnement (Chawla et Derr 2012). Les adultes qui choisissent des lieux de nature pour leurs loisirs sont aussi ceux qui évoquent des souvenirs d'enfance de jeux en pleine nature (Asah et al. 2012 ; Ward Thompson et al. 20008 ; Wells et Lekies 2006). Mais pourquoi en est-il ainsi ? Que se passe-t-il, quand les enfants jouent dans la nature, qui va influencer durablement ce large éventail de comportements en faveur de l'environnement ?
Dans la perspective de la psychologie écologique [voir la contribution de S. Clayton, dans cet ouvrage], le milieu naturel offre de nombreuses possibilités d'affordances{78} pour des explorations et découvertes autonomes des enfants. Les affordances sont l'ensemble des potentialités d'action que des éléments de l'environnement donnent à un individu, selon ses capacités (Gibson 1979). Si ces affordances dépendent des caractéristiques du milieu et des capacités d'une personne, elles existent surtout dans la relation entre les deux. Par exemple, un arbre ne peut devenir un lieu d'escalade pour un enfant que si ses branches basses sont à portée de main – fonction de la taille de l'enfant – et si celui-ci a la force de se hisser dans les branches (Chawla et Heft 2002). À mesure qu'une personne découvre les propriétés du monde par les prises qu'il offre, elle apprend en même temps ses propres capacités en matière d'expérience, d'action et d'impact qu'elle peut avoir dans le monde. Elle apprend en dialoguant avec l'environnement.
Contrairement aux affirmations que les expériences de la nature ne sont jamais directes mais toujours vécues au travers de constructions cognitives et culturelles, la psychologie écologique maintient que le monde bio-physique possède des qualités réelles qui peuvent être appréhendées directement (Gibson 1979 ; Heft 2001 ; Reed 1996). Certes, les gens élargissent leur compréhension de la signification et des usages des choses à travers leurs interactions sociales, mais leur bien-être dépend en fin de compte de la cohérence entre leurs interprétations et la réalité bio-physique du monde. Or, c'est seulement dans la nature que les enfants découvrent les qualités du monde avec lesquelles les humains ont évolué, et dont ils dépendent. En jouant dans la nature et en l'explorant, les enfants se familiarisent avec les qualités essentielles de la biosphère.
En même temps, les enfants entrent en interaction avec un monde infiniment varié et réactif qui leur permet de développer leur capacité d'agir. Des recherches avec des enfants en bas âge montrent qu'ils sont attentifs plus longtemps quand ils captent dans leur environnement des effets autoproduits qui sont immédiatement perceptibles (Chawla et Heft 2002). C'est ce qui se passe quand un enfant agite un hochet, par exemple. Les éléments naturels produisent les mêmes effets, mais assortis d'une richesse sensorielle beaucoup plus grande et de possibilités beaucoup plus vastes que n'importe quel jouet. Par exemple, en jouant avec de l'eau, les enfants apprennent qu'ils peuvent éclabousser, la verser, la canaliser, l'endiguer, la mélanger avec du sable pour en faire une pâte plus ou moins épaisse, y faire flotter – et couler – des objets, y souffler des bulles, y nager... Ils apprennent que l'eau possède toutes ces qualités et qu'eux-mêmes peuvent faire tout cela. L'environnement naturel est le seul à offrir autant de défis aux enfants pour réaliser progressivement de nouveaux exploits et d'en marquer les étapes : la pierre qui hier était trop lourde peut aujourd'hui être retournée ; cette branche de l'arbre est toujours hors de portée, mais aujourd'hui, l'espacement de ces branches est parfait pour y grimper. Souvent, les enfants mènent leurs explorations avec un frère, une sœur ou des amis ; ils doivent alors coordonner leurs efforts pour surmonter les défis et développent ainsi des compétences sociales – par exemple pour déplacer ensemble une grosse pierre ou pour se faire la courte échelle pour grimper dans un arbre.
Contrairement aux objets manufacturés fabriqués en grande série pour répondre à des demandes socialement définies, comme les petites voitures ou les dînettes, chaque objet dans la nature est unique et offre des possibilités d'usages créatifs. Le monde naturel se compose de pièces détachées que les enfants peuvent manipuler, combiner et recombiner au gré de leur inventivité (Nicholson 1971). Des brindilles, des pierres, des feuilles et des brins d'herbe peuvent être agencés pour en faire une œuvre d'art, mener un combat, préparer un repas imaginaire ou construire une forteresse ou une maison de fées. Des décennies de recherches montrent que les enfants qui jouent en milieu naturel sont plus créatifs et plus collaboratifs que ceux qui jouent dans les aires de jeu artificielles (Chawla 2015).
Parce que les habitats naturels sont des systèmes en évolution constante, il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Si les forêts, les plages ou les jardins ont des cycles récurrents, ils ne sont jamais identiques : le chant des criquets ou des oiseaux n'est jamais exactement le même. Les vieilles souches n'abritent jamais exactement les mêmes communautés d'insectes. Quand des enfants créent un barrage dans un ruisseau, celui-ci ne fera jamais les mêmes flaques et ne débordera jamais de la même façon, l'eau qui coule ne fera jamais la même musique, sa force ne sera jamais la même, ni la lumière qu'elle reflète selon les jours et le temps qu'il fait. Ainsi, même s'ils jouent pour la 111ème fois dans le même ruisseau ou le même bois, les enfants y découvrent un monde qui se renouvelle à l'infini.
Pour prendre du plaisir à jouer librement en pleine nature, les enfants ont besoin du soutien des adultes. D'abord, les adultes doivent rendre la nature accessible, en construisant des parcs, en choisissant un logement proche d'une zone naturelle, en ménageant un peu de nature sauvage dans leur jardin ou dans les cours de récréation. Mais ils doivent aussi encourager les enfants en leur permettant de jouer dehors, de prendre des risques et de se salir. En 1996, le psychologue écologique Reed proposait de classer les actions des enfants comme « libres », « encouragées » ou « sous contrainte ». En mode d'action « libre », les enfants peuvent explorer le monde sans guide ni ingérence. En mode « encouragée », d'autres personnes les encouragent à agir de certaines façons, en leur disant par exemple d'aller jouer dehors ou en leur donnant un guide d'identification des insectes et une loupe. En mode « sous contrainte », ils sont limités par d'autres personnes, qui peuvent par exemple leur interdire de se promener dans le bois au bout de la rue. Bien sûr, il faut imposer de nombreuses contraintes pour assurer leur protection, mais quand les parents gardent leurs enfants à l'intérieur en les surveillant en permanence, ils les privent d'opportunités d'expériences autonomes d'exploration, d'acquisition de compétences et de développement de liens avec le monde vivant.
Pour la psychologue écologique Kyttä (2004), le meilleur environnement pour les enfants est celui qui leur permet de se déplacer librement et de rencontrer un monde d'expériences enrichissantes. De tels lieux, selon l'auteure, se caractérisent par des cycles vertueux : plus les enfants élargissent leur rayon d'action dans cet environnement et plus ils tirent de la satisfaction des affordances qui leur permettent de prendre conscience de leur capacité d'action, plus ils sont motivés pour pousser plus loin leurs explorations et surmonter de nouveaux défis (Figure 1). L'hypothèse reste à vérifier, mais il est probable que l'éventail infini d'opportunités pour des expériences multi-sensorielles, des découvertes, des inventions et des réalisations nouvelles auxquelles les milieux naturels donnent prise sont le fondement de l'influence durable des jeux dans la nature pendant leur enfance sur les personnes qui se montrent soucieuses* de la nature dans leur vie d'adulte. Agir en faveur de la nature implique un sens de sa valeur et la conscience de pouvoir agir pour son bien. Par leurs jeux dans la nature, les enfants apprennent la valeur inhérente des éléments naturels, mais aussi leurs propres capacités d'action dans le monde.
Figure 1. Cycles vertueux de l'exploration et du développement de compétences environnementales. Adapté de Kyttä (2004).
La connaissance intime de la nature à travers sa propre histoire de jeux, de loisirs, d'études de l'histoire naturelle ou d'activités comme la chasse, la pêche ou le jardinage contribue au développement d'une identité écologique ou environnementale (Clayton 2003 ; Thomashow 1995). Selon Clayton (2003), l'identité environnementale est « un sentiment de connexion avec une partie de l'environnement naturel non humain qui influence notre perception du monde et nos façons d'agir envers lui ; c'est la conviction que l'environnement est important pour nous et contribue de façon importante à notre identité » (pp. 45-46). L'auteure constate que les mesures de l'identité environnementale sont fortement et positivement corrélées avec les comportements pro-environnementaux auto-déclarés.
Avoir joué, enfant, dans la nature serait un préalable aux actions personnelles telles que le recyclage et la gestion durable des terrains privés (Farmer et al. 2011 ; Wells et Lekies 2006), mais l'engagement militant en faveur de l'environnement reposerait, de plus, sur une connaissance des problématiques environnementales et des moyens d'agir collectivement avec efficacité. Les biographies de militants environnementaux (Chawla et Derr 2012), d'amateurs d'histoire naturelle et de professionnels de la protection de la nature (James et al. 2010) font apparaître une séquence d'expériences type dont le déroulé correspond à un processus de socialisation environnementale prolongé. Typiquement, ces personnes ont joué dans leur enfance dans des lieux naturels qu'ils parcouraient librement, et avaient des parents qui les encourageaient dans leurs explorations. Cependant, ces expériences précoces se sont profondément enracinées grâce à la rencontre avec un enseignant en sciences de la vie ou parce qu'ils ont rejoint une structure environnementale. Cet approfondissement se poursuit encore chez ceux qui ont fait des études universitaires ou choisi un métier lié à l'environnement. Parfois, leur engagement dans l'action a été catalysé quand ils ont vu la dégradation ou la destruction d'un lieu naturel aimé.
L'engagement actif pour la protection de la nature nécessite à la fois un sens de l'efficacité personnelle – la conviction d'être capable d'atteindre des objectifs personnellement significatifs que l'on s'est fixés soi-même – et un sens de l'efficacité collective lorsque des personnes travaillent ensemble pour atteindre des objectifs partagés. Pour Bandura (1997), les groupes de militants qui travaillent avec persistance pour un idéal ambitieux, comme la protection de l'environnement ou la transformation sociale, peuvent se comparer à une équipe de foot. En effet, une telle équipe fonctionne bien quand ses membres savent que chacun apporte des compétences personnelles fortes, tandis que chacun des membres donne le meilleur de lui-même quand il est convaincu que son équipe sait agir d'une manière coordonnée. Le tout donne un sens d'efficacité collective qui dépasse la somme des efforts individuels.
Dans tous les domaines nécessitant des efforts, le sens de l'efficacité se développe de trois manières principales (Bandura 1997). La plus puissante s'opère lorsque les personnes goûtent au succès et voient d'elles-mêmes ce qu'elles sont capables de faire. La confiance en soi augmente aussi quand on voit la réussite d'autres personnes – surtout celles qui nous ressemblent – et quand on se sent soutenu. Les ressorts de l'efficacité collective sont similaires (Bandura 1997) : les membres se servent de modèles les uns pour les autres et échangent leurs encouragements et leur expertise ; les premiers succès encouragent les individus, comme les groupes, à persévérer pour atteindre des objectifs plus difficiles et plus lointains.
Outre le sens de l'efficacité, un autre facteur important pour la persévérance dans les actions en faveur de l'environnement est l'identité sociale environnementale, c'est-à-dire la façon dont une personne s'autodéfinit comme membre d'un groupe pro-environnemental (Kempton et Holland 2003) – cette identité complète l'identité environnementale [individuelle] issue du sentiment de connexion et d'interdépendance avec la nature. Pour Holland (2003), des valeurs ou des convictions telles que le plaisir de se trouver en pleine nature ou la conviction que la nature doit être protégée, sont des « sentiments » ; elle affirme aussi que « un sentiment entraîne une action pro-environnementale soutenue et fructueuse uniquement quand il se transforme en une grande estime de soi » (p. 34). Les membres d'associations environnementales américaines interrogées par Kempton et Holland (2003) se souviennent souvent d'un premier sentiment de connexion avec un lieu naturel ou d'un sentiment plus large de connexion avec la nature (en fait, le sens d'une identité environnementale), mais ils évoquent aussi une conscience grandissante des menaces qui pèsent sur les milieux naturels, et disent avoir commencé à s'identifier en tant qu'acteurs de l'environnement et appris comment agir efficacement en travaillant avec d'autres. À l'instar du sentiment d'efficacité collective, l'identité sociale environnementale se construit au travers d'actions collectives.
Les groupes étudiés par Holland et son équipe se composaient tous d'adultes, mais d'autres recherches indiquent que les identités environnementales individuelles et sociales existent aussi chez les jeunes : des entretiens ont été menés auprès de 18 adultes au Colorado, qui avaient tous participé à trois programmes différents d'immersion dans la nature (activités extrascolaires ou colonies de vacances) 5 à 40 ans avant (Colvin-Williams et Chawla 2015). Lors de ces immersions longues dans le milieu naturel, ils étaient encadrés par des guides stimulants et attentifs. Ils avaient étudié l'histoire naturelle, pris de réelles responsabilités pour des activités de protection de la nature et s'étaient sentis fiers de leur groupe. Sur les 18 personnes interrogées, 16 ont déclaré que ces expériences avaient changé durablement leurs perceptions de la nature, à mesure qu'ils devenaient plus attentifs et développaient leurs connaissances ; 11 d'entre eux se souviennent d'un sentiment fort d'identité collective, de s'être sentis acceptés et appréciés et d'avoir été heureux de faire partie du groupe.
Ces souvenirs témoignent tous des effets conjugués d'une conscience de sa capacité d'agir, d'une identité de groupe et d'un sentiment de connexion avec la nature : un homme décrit le centre où il a suivi des programmes nature comme « un endroit où on avait vraiment l'impression d'être bien, de faire partie de quelque chose de vraiment spécial... Nous avions des responsabilités » (Colvin-Williams et Chawla, 2015 : 12). À mesure que ses compétences s'amélioraient, il a suivi une formation avec un autre jeune pour participer à un programme de suivi de la qualité de l'eau dans un ruisseau proche. « C'était vraiment chouette parce que là encore, on apprenait à faire des choses... On avait un projet et on pouvait vraiment se l'approprier, c'était vraiment super pour des enfants du primaire d'avoir ce genre de responsabilité » (p. 12). D'autres, qui avaient participé à des camps-nature (dont des activités de baguage d'oiseaux), ont compris que cette activité contribuait à un projet scientifique et qu'ils intégraient donc une communauté scientifique.
Chez les adolescents, les classes nature favorisent un sentiment fort d'affiliation et d'identification. Une femme qui a participé cinq fois au même camp décrit ainsi le développement de ces liens grâce à des actions communes :
Nous sommes amenés à participer à toutes les activités de groupe, donc nous sommes directement responsables du bien-être de notre groupe et du bien-être de la nature. Vous savez, nous avons la responsabilité de protéger le monde autour de nous et personne d'autre ne le fera si ce n'est pas nous. C'est très important. (p. 13)
Des entretiens avec de jeunes animateurs-nature âgés de 16 à 19 ans mettent en lumière des expériences marquantes similaires (Arnold et al. 2009). En plus du temps passé dans la nature pendant leur enfance et de la présence de parents et d'enseignants attentifs, la plupart de ces jeunes animateurs évoquent des expériences de groupe avec d'autres jeunes dans le cadre de clubs nature, de projets environnementaux, de classes nature ou de stages, de conférences ou de réunions sur l'environnement. Ils expliquent que ces expériences leur ont permis non seulement d'acquérir des compétences et des connaissances, mais aussi de créer des liens avec d'autres qui partageaient leur vision de la nature.
Les sections précédentes présentent des éléments rétrospectifs et prédictifs : les expériences marquantes dont se souviennent les personnes qui agissent en faveur de la nature, d'une part, et la corrélation entre ces souvenirs et les processus fondamentaux de l'apprentissage environnemental et social, dont la psychologie de l'environnement et la psychologie du développement laissent entrevoir le caractère formateur. Comment ces recherches peuvent-elles aider à développer chez les enfants ce sentiment de connexion avec la nature et l'engagement* envers elle qui en découle, de meilleures connaissances et une meilleure capacité d'agir de façon responsable à son égard ? Quelles en sont les implications pour les établissements scolaires, les centres d'accueil des enfants, les centres nature et autres structures environnementales, et pour l'aménagement des villes ?
Ces recherches mettent de plus en plus en évidence l'importance de la petite enfance dans l'apprentissage de comportements attentionnés à l'égard de l'environnement et des gestes et réponses affectives associés. Avec la fréquentation accrue des écoles maternelles et centres d'accueil par des enfants en bas âge dont les mamans travaillent, l'éducation à l'environnement pour ces tranches d'âge suscite de plus en plus d'intérêt, comme en témoigne le lancement en 2013 d'une nouvelle revue, International Journal of Early Childhood Environmental Education. Les bonnes pratiques dans ce domaine soulignent l'importance de favoriser la curiosité chez les jeunes enfants, leur sens de connexion avec la nature et le sens de leur propre capacité d'agir dans le monde (Davis et Elliott 2014). Pour encourager une prédisposition durable à se montrer attentif à la nature et à sa protection*, davantage de ressources et d'attention doivent être consacrées à la formation des enseignants et autres personnels à travailler avec les enfants selon des approches sensibles à l'environnement.
Les recherches en psychologie de l'environnement montrent que les enfants apprennent à connaître l'environnement à travers leurs interactions directes avec le monde physique, mais aussi à travers leurs interactions sociales (Reed 1996). L'importance des souvenirs de jeux d'enfance en pleine nature chez les personnes qui plus tard se sont engagées dans des actions de protection de l'environnement a conduit le réseau Enfance et Nature (Children and Nature Network) à promouvoir l'organisation de clubs nature famille où parents et enfants peuvent se retrouver régulièrement pour des excursions dans des lieux naturels de leur voisinage (www.childrenandnature.org){79}. Dans son livre Last Child in the Woods, Louv (2005) introduit la notion du « trouble de déficit de nature » pour caractériser la supervision croissante du temps des enfants par les adultes et la vie de famille de plus en plus confinée dans les habitations, où les supports électroniques se substituent au contact direct avec le monde{80}. Une évaluation des clubs nature famille aux États-Unis et au Canada montre que ceux-ci permettent d'inverser cette tendance en dissipant la peur des parents d'autoriser leurs enfants à explorer la nature, en communiquant de nouvelles normes sociales et en donnant confiance aux parents quant à leurs propres capacités d'interaction avec la nature (D'Amore 2015).
Donner un accès à la nature aux enfants implique souvent d'amener la nature près de chez eux, par le biais de parcs de quartier, de voies vertes pour cyclistes et marcheurs ou d'aires de jeu naturelles, ou en verdissant les cours de récréation. Les ouvrages comme Nature Playscapes (Keeler 2008), Nature Play and Learning Spaces (Moore 2014) ou Asphalt to Ecosystems (Danks 2010) indiquent comment cela peut se faire dans différentes situations, mais les autorités nationales et locales doivent encourager ces transitions. L'aménagement d'espaces naturels en mosaïque dans les villes apporte en effet un double avantage : aider au fonctionnement des écosystèmes urbains et augmenter le bien-être des enfants et adultes par des contacts réguliers avec la nature (Chawla 2015 ; Hartig et al. 2014).
Dans leur analyse des évaluations de programmes scolaires et extrascolaires d'éducation à l'environnement, Chawla et Derr (2012) proposent une synthèse des composantes qui ont réussi à susciter les comportements attendus (qui concordent avec un grand nombre d'expériences marquantes décrites dans ce chapitre) : les programmes réussis proposent aux enfants un apprentissage concret de leur environnement immédiat, local et régional, sur des problématiques environnementales dont ils saisissent le sens et où ils perçoivent les effets de leurs propres actions. D'autre part, ces programmes engagent les jeunes sur une certaine durée, ce qui leur permet de développer leurs aptitudes à l'action et d'apprendre ce qu'ils peuvent faire, individuellement et collectivement.
Le fait que la citoyenneté environnementale se développe au travers d'une série d'expériences qui suivent un long processus de socialisation environnementale suggère que les écoles, les centres d'accueil, les services administratifs et les organisations environnementales doivent travailler ensemble au sein de réseaux coordonnés. Aucune structure ne peut tout faire par elle-même, ni être présente partout. En fédérant leurs efforts, les structures chargées des familles, de l'enfance et de l'éducation à l'environnement aux différents stades de la vie doivent pouvoir recenser les opportunités qui existent pour les jeunes dans une région donnée et les lacunes à combler. Elles peuvent ainsi s'appuyer réciproquement dans leurs efforts pour donner à tous les enfants une prise directe sur la nature, avec les moyens d'en connaître la valeur et d'apprendre comment agir pour préserver le monde naturel dans toute sa riche diversité.
Traduction de Ilona Bossanyi et Anne-Caroline Prévot,
corrigée par l'auteur.