Près du Duce jusqu’à la mort
Ce soir du 19 avril 1945, dans un appartement du Corso Littorio à Milan, Benito Mussolini, arrivé la veille à la préfecture, est toujours surveillé de très près par son escorte de Waffen-SS. Pour le protéger, prétendent-ils, mais plus sûrement pour l’empêcher de fuir et de se réfugier en Suisse. Qu’il le veuille ou non, son sort est lié à celui du Führer : un sort où l’espoir n’est plus permis pour les deux dictateurs.
Dans la famille Petacci, on en est parfaitement conscient. Presque toute l’Italie est désormais tombée aux mains des Alliés. À Milan, même les résistants se font plus menaçants d’heure en heure. Grâce à Franz Spögler, un officier SS qui d’espion est devenu leur ami, les Petacci ont leur ultime chance de pouvoir gagner l’Espagne dans un avion allemand.
Mais « Claretta » refuse de quitter sa demeure et d’abandonner son pays. Pourtant, son père, médecin à la Cour pontificale,
sa mère, son frère Marcello, sa sœur Myriam, tous supplient Clara de partir avec eux.
Si la famille insiste autant, c’est parce qu’elle connaît la situation. La dame n’est-elle pas, elle, la célèbre maîtresse du Duce, la plus exposée dans la tourmente ? Mais Clara ne veut rien entendre : « La moitié de mon cœur sera avec vous en Espagne, leur dit-elle, mais l’autre partie de moi-même appartient au Duce. Où il ira, je le suivrai ». Ainsi vient-elle volontairement de sceller son tragique destin.
À trente-trois ans, elle est aussi belle que lorsque le Duce en fait sa maîtresse quelque onze ou douze ans plus tôt. Brune aux yeux sombres, à l’abondante chevelure noire lustrée, elle arbore des seins magnifiques, de longues jambes fuselées. Sa voix est même troublante, grave, un peu voilée.
L’histoire raconte que c’est sur la route d’Ostie à Rome, en avril 1932, que cette jeune fille d’excellente bourgeoisie romaine rencontre pour la première fois son idole. Elle est alors fiancée à un officier d’aviation, Ricardo Federici, qu’elle épouse en juin 1934. Celui-ci est un joyeux homme, franc buveur et fieffé coureur de jupons. Connaît-il avec dépit son infortune, encore que des témoins assurent que Clara ne devient la maîtresse du Duce qu’en 1936, ou a-t-il trop bu ce jour-là ? Le fait est qu’un an après son mariage, il inflige une telle correction à son épouse qu’on doit la transporter à l’hôpital, victime d’une commotion cérébrale. La séparation s’engage, jusqu’au divorce. Heureusement pour l’ex-mari, quitter la maîtresse du Duce n’impacte pas sa carrière militaire, bien au contraire : après avoir été attaché militaire à Tokyo pendant toute la guerre, Federici finit général détaché à l’OTAN.
Dès leur rupture, Clara Petacci peut s’abandonner totalement à sa passion pour Mussolini. Le Duce, qui aborde alors la cinquantaine, est depuis toujours réputé pour ses appétits sexuels, et son besoin de les satisfaire sur le champ. « Il entretient avec les femmes des rapports aussi fugaces que le coq avec les poules », dira même à son propos Montanelli, un historien italien. En effet, ses brèves conquêtes ne se comptent plus, encore qu’il est capable de liaisons plus durables comme celle qu’il entretient avec une veuve juive, Margherita Sarfatti, jusqu’en 1934. Mais jamais, malgré bien des orages, il ne manifeste un attachement aussi fort que pour la Petacci, qu’il adore.
Pourtant, Clara n’est pas une femme qui rayonne par son intelligence. Impulsive et futile, passant des heures à ses toilettes et à son maquillage, occupant les longues absences de Benito à écouter sans fin des disques de Rossini, peindre des aquarelles ou lire des romans pour midinettes, d’une jalousie féroce qui provoque en elle de véritables crises d’hystérie, manifestant son bonheur par d’interminables bavardages de petite fille, chacun lui reconnait au moins une âme simple et un cœur généreux. Benito est son Dieu : elle lui est véritablement dévouée corps et âme, et il ne lui viendrait jamais à l’idée d’intervenir dans sa politique.
En fait, tout le monde est ravi de cette liaison, y compris les parents de la jeune Clara. On raconte même que Mussolini, au début de leur liaison, convoqua Mme Petacci au palais de Venise, la reçut avec beaucoup d’égards et lui demanda non sans solennité :
« - Madame, me permettez-vous d’aimer Clara ?
- Ma fille est majeure, séparée de son mari, répondit l’avisée matrone. Je n’ai plus le droit d’intervenir dans sa vie sentimentale. Je suis rassurée de la savoir proche d’un homme tel que vous. »
Ainsi pourvu de l’autorisation de la mère, dont il ne doutait guère à la vérité, Benito installe son amie à domicile c’est-à-dire au palais de Venise, où l’appartement Cybo, un des plus grandioses, est mis à sa disposition. C’est là que le dictateur la rejoint lors de rendez-vous fiévreux et furtifs.
Pas si furtifs cependant, car à Rome, nul n’ignore la liaison entre le vigoureux homme et la jeune demoiselle, ni les jeux sadomasochistes auxquels ils s’adonnent. Curieusement, Rachele Guidi Mussolini, l’épouse du Duce, est, pendant de longues années, la seule à méconnaître cet adultère alors que sa fille Edda et ses fils Vittorio et Bruno, les plus âgés, sont parfaitement au courant. Néanmoins, s’ils ne veulent pas attrister leur mère, ils n’en détestent pas moins la nouvelle favorite et n’ont pas été sans remarquer que la famille Petacci, désireuse de profiter de la manne du pouvoir dictatorial, a déménagé de son appartement du Corso Vittorio Emanuele II, une artère de Rome, pour loger à proximité de la résidence privée du Duce, villa Torlonia. Et leur dépit est à son comble lorsqu’ils apprennent que la luxueuse villa « Camulluccia », que fait bâtir Mme Petacci mère pour sa fille, est en réalité un cadeau de leur père.
Le dimanche, cette villa est souvent un lieu de promenade pour les Romains. Ils peuvent même y observer, inscrits au goudron sur les murs, ces mots ironiques : Scuola di mistica fascista (École de mystique fasciste). La police, elle, profite de l’opportunité pour mettre discrètement sur table d’écoute le téléphone des Petacci car, même si Mussolini adore Clara, prudence est mère de sûreté.
Bien sûr, le nouveau statut de la demoiselle et de sa famille lui vaut un nouveau rôle dans la société fasciste italienne : voilà que de nombreux solliciteurs prennent l’habitude d’inonder la favorite de suppliques, plaintes, dénonciations ou demandes d’appui. Les missives sont même adressées parfois à « Son Excellence Petacci », que les facteurs apportent en pleins sacs postaux.
Clara, à qui l’inaction pèse, trouve ainsi un emploi à sa mesure. Elle se met à lire, classer et répartir ces lettres entre les différents services : cabinet du Duce, secrétariat du Parti, ministre de l’Intérieur. Mussolini, d’abord un peu surpris, se décide à lui faire attribuer par son secrétaire particulier Cesare Sebastiani un chèque mensuel de 100 000 puis 200 000 lires. La jeune femme distribue l’argent aux plus pauvres : elle est profondément désintéressée et ne demande rien pour elle-même, ayant déjà plus qu’il ne lui en faut.
De son côté, Mussolini n’est pas un homme dispendieux. Ignorant le prix des toilettes luxueuses que porte sa maîtresse, il lui arrive parfois de lui offrir cinq-cents lires pour une robe… qui en vaut largement le triple ! Certes, Clara est bienfaisante mais cela ne l’empêche pas d’aimer les bijoux, les fourrures et les belles robes. Elle n’a pas pour autant l’intention de monnayer sa situation : son très entreprenant frère Marcello, si.
Industriels, commerçants, quémandeurs de faveurs prennent ainsi l’habitude de rétribuer les services de Marcello, qui peut dès lors satisfaire tous les coûteux caprices de sa famille, sans s’oublier lui-même. Il s’enhardit au point de parler avec de plus en plus d’arrogance au service du palais de Venise, ce qui déplaît évidemment au personnel comme aux conseillers du dictateur italien, même si Mussolini, tout à sa passion pour Clara, et de plus en plus préoccupé par la conduite de la guerre, fait mine d’ignorer les intrigues de Marcello.
En 1941, Clara rentre d’un séjour à Budapest : c’est là que les Italiennes de la haute société en rupture d’union conjugale viennent faire dissoudre leur mariage. Clara y obtient ainsi l’annulation du sien avec Federici en avril, soit des années après leur séparation de fait. La vie dans la capitale hongroise, encore à l’écart de la guerre à cette époque, reste brillante, et Clara en a savouré l’atmosphère pendant son voyage. Mais un soir, lorsqu’avec des amies, elle est sortie dîner dans un célèbre restaurant de Budapest, les dames ont été accostées par des gitanes qui leur ont proposé de leur dévoiler l’avenir. Mais lorsque l’une d’elles a examiné la main de Clara, elle s’est enfuie en criant : « Je vois la mort, la mort, la mort ! »
Peu superstitieuse, Clara n’y attache aucune importance.
À son retour, elle offre même au Duce un médaillon en or sur lequel elle a fait gravé « Io sono Te, Tu sei Mi » (Je suis Toi, tu es Moi) ainsi qu’une date : 24 avril 1941. Il s’agit de la date anniversaire de leur première rencontre, neuf ans plus tôt.
Mais les jours de bonheur vont désormais se compter pour les deux amants. Les malheurs commencent dès le 17 juillet 1941 : au cours d’un vol d’entraînement aux commandes d’un quadrimoteur, Bruno, un des fils de Mussolini, s’écrase et est tué net, sur le terrain de Pise. Le chagrin du Duce est immense, malgré l’affectueuse présence de Clara qui lui apporte un grand réconfort. Est-ce aussi pour cela qu’il ferme les yeux sur les intrigues de plus en plus impudentes de Marcello, son frère ? Celui-ci, en effet, place ses amis, comme l’amiral Riccardi, au gouvernement et se permet d’éliminer le ministre des Échanges : ses affaires n’ont jamais autant prospéré.
Peu à peu, une conspiration se noue contre le clan Petacci, à la tête de laquelle se trouve le comte Ciano, le mari d’Edda, l’aînée de Mussolini. Il croit tenir sa victoire en faisant découvrir un trafic d’or avec l’Espagne par la valise diplomatique : vingt kilos d’or sont saisis. « Tous les coupables sont du clan Petacci » note Ciano dans ses carnets. Cependant, Marcello sait se défendre : il a effectivement des complices parmi les Allemands, dont un certain Schwend. Par celui-ci, le frère de Clara fait acheter les domestiques de la princesse Colonna, dans le salon de laquelle Ciano se répand en propos acerbes sur Hitler et le Duce. Le compte rendu de ces paroles imprudentes est bien sûr transmis au Führer.
Clara n’est pour rien dans toutes ces intrigues tortueuses, et ses idées restent d’ailleurs bien sommaires en politique. Quand elle intervient personnellement, comme cela lui arrive pour un industriel français dont la filiale italienne est sous séquestre, elle ne demande pour prix de son intervention qu’un flacon de parfum et deux soutiens-gorge. Et on la trouve toujours prête à venir en aide à des malheureux. Néanmoins, si elle n’a que faire de ces manigances, la Claretta a tout de même l’esprit de famille et défend donc immédiatement Marcello auprès du Duce. Mais l’état de santé de ce dernier s’aggrave en cet hiver 1942 car les nouvelles de la guerre sont mauvaises. Il maigrit, souffre d’ulcères, devient facilement irritable. C’est sur ces entrefaites qu’en décembre 1942, Edda Ciano va déjeuner chez son père, à la villa Torlonia, et, preuves à l’appui, accumule les griefs contre Marcello et le clan Petacci.
Mussolini, fatigué, cède à ces pressions. Pendant plusieurs mois, il s’abstient de revoir Clara, qui est désespérée. Un jour de mai 1943 où elle réussit tout de même à forcer les portes et à déjeuner avec lui, elle constate que dans l’appartement où ils se retrouvaient, on a fait disparaître toute trace de son passage … elle paye très cher les accusations contre son frère.
Le Duce ne renoue avec elle qu’en juillet 43, après qu’elle lui a adressé de très nombreuses lettres passionnées sans réponse de sa part, jusqu’à celle où elle menace de se suicider ; c’est seulement alors qu’il l’appelle et reprend sa relation avec elle. Mais en cette année 1943, la situation militaire tourne au désastre, le corps italien sur le front de l’Est perd l’essentiel de ses effectifs, les troupes en Tunisie capitulent en mai, les villes italiennes sont bombardées sans arrêt par la Royal Air Force, la population crie famine et n’aspire plus qu’à la paix. Dernier coup du sort : le débarquement des Alliés le 9 juillet en Sicile. Cette fois, le roi Victor-Emmanuel cède à la pression des militaires et de la plupart des hiérarques : il faut éliminer le Duce et demander l’armistice.
La Petacci, aussitôt au courant, avertit son amant du complot fomenté contre lui et le supplie de se protéger. Fataliste ou inconscient, il refuse de l’écouter : il s’agira d’une erreur fatale. À la réunion du Grand conseil fasciste au Palais de Venise, le 24 juillet, Mussolini voit se dresser contre lui la majorité des dignitaires du régime. Le roi, son dernier recours, l’abandonne à son tour. En sortant du palais, le 25 dans l’après-midi, il est arrêté et emmené sous bonne garde à l’île de Ponza, puis à celle de Maddalena, avant d’être interné le 26 août dans les Apennins au Gran Sasso, à plus de 2000 mètres d’altitude. Il semble indifférent à son destin et se compare même à Napoléon à Sainte-Hélène.
Dès l’annonce de sa destitution, la presse italienne se déchaîne contre l’ancien dictateur et étale les turpitudes de sa vie privée. C’est ainsi que Rachele Mussolini, décomposée, découvre enfin le rôle de la Petacci auprès de son mari.
La fin du dictateur et de sa maîtresse se profile : le 25 juillet, Benito, sentant que tout est perdu, téléphone à Clara à 4 heures du matin, la suppliant de se mettre à l’abri. Clara et les siens, fuyant Rome, se sont alors réfugiés dans une villa à Meina, sur le lac Majeur, propriété du mari de Myriam, la fille cadette des Petacci. C’est là que les carabiniers viennent les arrêter le
12 août. Marcello réussit à s’échapper, mais Clara et le reste de la famille, inculpés d’ « appropriation indue et de vol », sont écroués à la prison de Novare.
Parallèlement, le nouveau chef du gouvernement, le maréchal Badoglio, a aussitôt engagé les négociations d’armistice avec les Alliés et, le 8 septembre, il annonce la capitulation sans condition de l’Italie. Mais déjà les divisions allemandes franchissent le Brenner, désarment les soldats italiens, et en envoient 700 000 dans les camps de prisonniers d’outre-Rhin. Le roi et son gouvernement ont à peine le temps de s’enfuir jusqu’à Brindisi, tandis que les Alliés débarquent à Salerne.
Sur l’Italie terrorisée, où les plus courageux rejoignent cependant la résistance, s’abat la botte allemande.
Hitler veut ainsi reconstituer une force fasciste pour l’appuyer et seul, à ses yeux, Mussolini en est capable. Le 12 septembre, Skorzeny et ses planeurs s’abattent sur le Gran Sasso et libèrent le Duce. Il est conduit à Munich, reçu par un Hitler chaleureux, et annonce par la radio le 15 qu’il reprend la direction du fascisme. Le même jour, à l’aérodrome de Brescia, Clara, qui vient elle aussi d’être libérée par les Allemands et s’apprête à rejoindre son amant à Munich, pleure de joie en l’écoutant à la radio, et, émotive, s’évanouit. La prudente Mme Petacci mère essaye vainement de la détourner de ces retrouvailles : sa chère Claretta l’interrompt, pour lui jeter d’un ton sans réplique : « Sans lui, je ne peux plus vivre ».
Que lui importe qu’il n’ait plus qu’un pouvoir illusoire, que sa République de Salo ne serve que de paravent à la toute-puissante autorité allemande, qu’il ne soit pratiquement plus le maître que dans son bureau. Il est de nouveau tout à elle.
Ce presque vieillard au teint jaunâtre, à la volonté défaillante, reste l’homme qu’elle admire depuis toujours.
Le dictateur, depuis son retour, habite une villa de Gargnano, sur le bord du lac de Garde, avec Rachele et ses enfants. Claretta s’est installée avec sa mère et sa sœur à quelques kilomètres seulement de là, Villa Fiordaliso à Gardane. Le Duce y vient souvent avec une escorte de motards qui pétaradent sous les fenêtres en attendant que leur chef ait fini de conter fleurette à sa maîtresse. La manoeuvre est donc loin d’être discrète, mais qu’importe ! L’amour que les deux amants se portent ne tarit pas : Clara l’écoute avec les mêmes yeux émerveillés, et lorsqu’il n’est pas là, chaque jour elle lui écrit ou lui téléphone. Elle va jusqu’à lui faire des scènes de jalousie à propos d’une jolie fille blonde, Elena Curti, dont certains prétendent qu’elle est en réalité une bâtarde du Duce.
Mais Rachele, elle aussi, sait que la Petacci reprend son pouvoir sur Benito et qu’elle a l’impudence de loger dans une villa toute proche. Alors un jour, n’y tenant plus, l’impétueuse femme bafouée décide de régler ses comptes avec cette maudite Petacci, à laquelle elle attribue une très néfaste influence. Elle en avertit par téléphone son mari. « Fais comme tu veux ! » lui répond-il d’une voix lasse. Rachele n’est néanmoins pas idiote : elle veut un témoin à l’entrevue et elle contraint le ministre de l’Intérieur Buffarini, qu’elle considère comme une créature des Petacci, à la suivre.
La voilà sous la pluie battante à la porte de la villa. À son coup de sonnette, un officier allemand chargé de la protection de Clara vient jusqu’au portail et refuse de la laisser entrer. Mais l’énergique Rachele commence à créer un scandale et tente d’escalader la grille. Le malheureux Buffarini, trempé sous ces trombes d’eau, tente en vain de la calmer. Il n’y a rien à faire face à la colère de cette femme qui a été humiliée et, de guerre lasse, on la laisse entrer. « Vous êtes armée ? » interroge tout de même l’officier SS, inquiet. « Je ne prends jamais d’arme quand je fais une visite », répond l’épouse avec mépris.
On l’introduit alors dans un petit salon avec Buffarini. L’officier et un soldat allemand restent dans la pièce, au cas où cette furie aurait des intentions qui ne se limiteraient pas à la simple discussion. D’un escalier descend enfin Clara, le visage décomposé par l’angoisse, serrant dans sa main un mouchoir de batiste. Rachele en a presque pitié, tant sa rivale semble effondrée.
« Madame, lui dit-elle, en contenant sa colère, je ne suis pas venue pour vous insulter ou vous menacer. Mes sentiments personnels n’ont que faire dans les heures dramatiques que nous vivons. Mais mon mari doit avoir l’esprit tranquille pour travailler, et surtout je veux mettre fin au scandale que suscite votre présence ici, à quelques kilomètres à peine de ma maison… Quand on aime quelqu’un, on doit pouvoir accepter de se sacrifier pour lui… Renoncer à le voir. Laissez-le vivre en paix… Quittez le lac de Garde. »
Clara, recroquevillée dans un fauteuil, ne répond rien. Elle se contente de pleurer convulsivement.
Exaspérée, Rachele éclate de fureur. Elle ne supporte pas les femmes qui croient résoudre les problèmes avec des larmes, et elle lui jette à la tête tous les griefs qu’elle a accumulés contre elle et les siens ; qu’elle a laissé écouter par les Allemands les conversations de Benito au téléphone, qu’elle est manœuvrée par des espions. Bref, l’épouse du dictateur ne lui épargne aucun détail. Et comme Clara se tait toujours, elle l’attrape par le bras et la secoue. Clara dit enfin d’une voix plaintive : « Le Duce vous aime, Madame, je n’ai jamais prononcé une parole désobligeante à votre égard. Il ne l’aurait pas admis parce qu’il vous aime et vous respecte. »
Après quoi, elle tombe en pâmoison. Buffarini se précipite, un verre de cognac à la main. Lorsqu’elle reprend conscience, Clara murmure que le Duce ne peut rien sans elle.
« C’est faux ! crie Rachele. D’ailleurs mon mari sait que je suis là. Appelez-le ! ».
En effet, au grand désespoir de la maîtresse, le Duce répond au téléphone :
« Oui, je sais que ma femme est là. Elle a raison. Il faut en finir. »
Rachele quitte alors la pièce, en silence. Mais sur le seuil, elle se ravise et jette à Clara : « Vous finirez mal, Madame. Ils vous mettront sur la piazzale Loretto ! ». Rachele répète là une phrase menaçante d’une lettre qu’elle a reçue d’un partisan. C’est sur cette place de Milan que les Allemands ont exécuté des otages en représailles. Rachele ne se doute pas que cette prédiction, qu’elle lance alors au hasard, prendra un jour prochain toute sa réalité tragique.
En tout cas, ce soir-là, pour éviter une scène conjugale en rentrant chez lui, Benito préfère coucher dans son bureau : il a des sujets autrement graves en tête que ces querelles de femmes. En effet, le sursis que lui ont accordé les Alliés en prenant leurs quartiers d’hiver face aux Apennins touche à sa fin. Et, déjà présents dans les faubourgs de Berlin, le 9 avril 1945, les Anglo-Américains déclenchent leur offensive finale en Italie.
C’est tout de suite la débâcle. La Wehrmacht se replie en désordre avec les dernières unités fascistes harcelées par les partisans. En Lombardie, le Comité national de libération a déjà proclamé qu’il punirait de la peine de mort le Duce et ses compagnons les plus compromis. Mussolini, revenu à Milan à la mi-avril, n’en essaie pas moins de négocier avec la Résistance non communiste, sous les auspices du cardinal Schuster, l’archevêque de la cité. Une rencontre secrète a lieu le 25 avril au palais épiscopal. Mais les représentants des partisans, déjà maîtres d’une partie de la capitale lombarde, ne lui proposent qu’une reddition sans conditions.
Désabusé, Mussolini, avec ses derniers fidèles et l’escorte allemande qui le surveille plus qu’elle ne le protège, quitte dans la soirée Milan pour Côme. Il ordonne à son épouse de gagner la frontière suisse avec ses plus jeunes enfants, mais on interdit à Rachele le passage du Chiesso, dans les montagnes, et c’est dans le hameau de Cernobbio qu’elle attendra la fin de cette tragique aventure.
Quant à Claretta Petacci, qui refuse de se séparer de son amant, elle suit le convoi dans une Alfa Romeo, pilotée par Marcello. Celui-ci ne veut pas abandonner sa sœur, mais il prend tout de même la précaution de mettre sur sa voiture une plaque minéralogique d’Espagne, dont il se fait passer pour un représentant diplomatique. En compagnie de sa belle-sœur et des deux enfants de celle-ci, Clara est à l’arrière, très soignée et maquillée comme à l’ordinaire, enveloppée dans un manteau de fourrure, de nombreuses bagues aux doigts. « On aurait pu croire qu’elle allait à l’opéra ! » diront ceux qui l’ont croisé ce jour-là.
Elle tente en vain de convaincre le Duce de gagner avec elle un petit village perdu des Dolomites, où, réfugiés dans un chalet de montagne isolé que lui a conseillé son ami Spögler, ils pourraient attendre que la tourmente s’apaise. Mais il faudra pour cela fausser compagnie aux Allemands. Or, ceux-ci ont reçu des ordres formels du Führer : « Tirez sur Mussolini si celui-ci cherche à fuir ! ». Le dictateur le sait. La courte tentative à laquelle les deux amants se risquent le 26 avril pour rejoindre la frontière suisse et le fait qu’ils soient si vite rattrapés et bloqués par les SS, prouvent au Duce qu’il n’y avait en effet aucun espoir de ce côté-là…
Claretta, presque ridicule, s’offre à cette occasion une nouvelle crise de jalousie contre la jeune et blonde Elena Curti, qui s’est attachée à leurs pas, maudit le Duce, et fond en larmes. Le convoi militaire, composé dorénavant des Allemands et du suprême fasciste, reprend la route dès le 27 avril le long du lac de Côme pour gagner la ville Merano où l’armée hitlérienne tient encore ses positions. C’est alors qu’il tombe, vers sept heures du matin, sur un barrage de résistants soutenant les Alliés.
Les soldats de la Wehrmacht sont encore plus de deux cents, alors que les rebelles italiens ne sont en réalité qu’une poignée. Mais bien à l’abri derrière leur rocher, d’où ils mitraillent le convoi, ils bluffent les officiers du convoi quant à leur véritable nombre. Leur chef, un certain Bellini, engage des négociations avec les officiers allemands : elles durent plus de cinq heures.
Pendant cette longue attente, Mussolini se réfugie dans une voiture blindée italienne pour n’être pas reconnu des partisans et Clara, qui ne supporte pas d’être loin de l’homme qu’elle aime, se glisse près de lui. Mais le Duce, comme indifférent au danger de la situation, trie des papiers et les annote. Pourtant, à un moment, il fait appeler un des officiers allemands attaché à sa personne et lui murmure : « Cette dame m’est très chère. Faites tout pour la protéger si les choses vont mal pour nous ». Ce que lui promet le Waffen-SS.
Le Duce a sans doute raison de faire tenir une telle promesse, car les choses vont, effectivement, mal aller pour eux. Déjà dans le camp allemand, le moral est au plus bas et on n’a qu’un désir : obtenir des partisans qu’ils laissent la troupe continuer sa retraite en direction de l’Autriche. Bellini y consent, mais à deux conditions : seuls les Allemands peuvent poursuivre leur route. Les fascistes, eux, doivent être faits prisonniers. Et pour plus de certitude que cet accord sera respecté, les Allemands doivent laisser fouiller leurs camions.
Finalement, le chef du convoi SS se résigne à abandonner à leur sort ces Italiens qu’il n’aime, de toute façon, guère. En ce qui concerne Mussolini, auquel le Führer attache tout de même de l’importance, on lui propose de revêtir un uniforme allemand. Il commence par refuser avec hauteur : la proposition est pour lui une tentative de déshonneur. Il entend partager le sort de ses compagnons d’infortune. À ces mots, Clara pleure : « Allez-y, Duce, le supplie-t-elle entre deux sanglots, il faut sauver votre vie ! »
De guerre lasse, Mussolini accepte le casque et la capote de sous-officier de la Wehrmacht qu’on lui tend et grimpe à l’arrière d’un camion. Profitant de la confusion, Claretta réussit à se cacher dans un autre véhicule, pour suivre son amant. Mais les Allemands la voient et l’obligent à redescendre sur la route, où elle hurle et piétine de rage. Son frère Marcello, qui suit le convoi dans sa voiture « diplomatique », va la recueillir.
Quelques kilomètres plus loin, dans la petite ville toute proche de Dongo, a lieu l’examen des camions : avec un déguisement aussi grotesque, le Duce est très vite reconnu. « Oui, c’est moi ! » dit-il, comme soulagé. Et rejetant la capote allemande, il apparaît en uniforme de milicien dont il coiffe le calot : on l’entraîne alors à l’hôtel de ville le plus proche.
Mais la rumeur de son arrestation enfièvre très vite la population où certains réclament son exécution immédiate. Aussi, pour assurer sa sécurité, Bellini le fait conduire discrètement, avec quelques autres, jusqu’au bourg montagneux de Germasino. Quant aux Petacci, qui ne sont pas encore identifiés en tant que tels, ils restent détenus avec d’autres suspects italiens : la douce Claretta a grand peine à supporter d’être loin de son amant.
À la caserne de Germasino, Mussolini semble, lui, avoir retrouvé tout son calme. Il parle même abondamment avec les résistants qui le gardent, et, alors qu’il ne s’alimentait presque plus ces derniers jours, mange de bon appétit. Avisant Bellini, qu’il considère comme un adversaire loyal, un homme d’honneur, il le prend à l’écart et lui demande de porter un message à une amie qui est toujours retenue à Dongo.
« - Comment la reconnaîtrais-je ? » demande Bellini.
- Elle porte un manteau de fourrure.
- Il me faut connaître son identité. » insiste le chef des partisans, intrigué.
Le Duce hésite, regarde longuement Bellini.
« Me promettez-vous que vous ne la révélerez à personne ? »
Bellini, ému par le visage angoissé de cet homme au seuil de la mort, lui donne sa parole.
« C’est la dame Petacci », confesse alors Mussolini.
De retour à Dongo, Bellini n’a guère de mal, grâce à la description du Duce, à reconnaître Clara parmi les prisonnières de l’hôtel de ville. Lorsqu’il lui dit qu’il a pour elle un message du Duce, elle tente d’abord de nier en être la destinataire.
Mais très vite, sa curiosité fiévreuse l’emporte : « Est-il vraiment sain et sauf ? ». Bellini la rassure alors
« Laissez-moi le voir », supplie Clara. « Ma vie est avec lui. »
Et alors que le chef des partisans s’apprête à la quitter :
« Si vous devez l’exécuter, lui jette-t-elle, faites-moi mourir avec lui ». Il y a un tel accent de sincérité dans sa voix que Bellini en est secrètement retourné.
À la fin ce terrible après-midi du 27 avril, arrive un ordre du Comité de libération de Milan : Mussolini doit être transféré à Brunate. Dans la nuit, le Comité modifie cette décision : c’est à Milan même qu’on ramènera le Duce pour qu’il y soit exécuté.
Il avait pourtant été convenu qu’il serait livré aux forces alliées qui le jugeraient. Mais les communistes italiens ne veulent pas que leur proie leur échappe. Et ils donnent mission à l’un des plus fanatiques d’entre eux, le colonel Valerio, d’exécuter au plus tôt leur sentence. À minuit, Bellini fait donc réveiller le Duce dans sa cellule. On lui entoure la tête de bandages pour le faire passer pendant le trajet pour un partisan blessé, afin d’éviter les manifestations populaires sur la route ; Clara, quant à elle, passera pour son infirmière. Car Bellini a accédé au désir de la jeune femme : elle doit les rejoindre sur le pont de l’Albano.
Leur rencontre a lieu à trois heures du matin sous une pluie torrentielle. L’ex-favorite a une casquette sur la tête, mais garde son manteau de fourrure. Dominant son émotion devant les partisans, elle n’embrasse pas son amant, mais se contente de lui tendre la main en le saluant respectueusement d’un « Excellence ». Les voitures repartent alors vers Côme. Mais à une dizaine de kilomètres de cette ville, parvient le fracas des combats et il est dangereux d’aller plus loin. Bellini préfère donc s’arrêter dans une humble ferme isolée que connaît l’un de ses compagnons, près du village de Mezzegra. Il faut alors suivre à pied un sentier abrupt. Enveloppé dans une couverture, Mussolini, vieillissant, trébuche dans la boue. Clara, à l’affût de chaque mouvement de l’être aimé, le soutient.
Une fois la petite troupe arrivée à la ferme, l’ancien dictateur et la Petacci peuvent s’isoler. C’est dans une pièce misérable, blanchie à la chaux, meublée d’un lit et de deux chaises, que le couple passe sa dernière nuit, tandis que deux partisans montent la garde sur leur palier : que les fastes du palais de Venise sont loin ! Au moins, en ces heures sinistres, le Duce peut constater combien l’amour de cette femme, qui lui a parfois pesé, est absolu.
Le matin du 28 avril, Mussolini, qui n’a guère dormi, amaigri, pas rasé, contemple par la petite fenêtre de la chambre l’horizon de montagne surplombant le lac, Clara assise sur le bord du lit. À 15h30, la porte s’ouvre brutalement. Le colonel Valerio se dresse sur le seuil, mitraillette en main.
Le communiste les cherche depuis des heures. À Dongo il est tombé sur Pier Bellini qui s’oppose absolument à une exécution sommaire et ne veut livrer le Duce qu’à des autorités régulières. Valerio feint de s’incliner puis, profitant d’une absence du chef des résistants, repart à la chasse, suivi d’un camion avec une douzaine de ses hommes. Cette fois, il a trouvé son gibier.
« Je viens vous libérer » leur annonce-t-il.
« Vraiment ? » fait Mussolini, fort sceptique devant l’agitation du personnage.
« Oui, hâtez-vous de vous habiller »
« Où allons-nous ? »
Valerio s’abstient de répondre et presse Clara de descendre la première. Le Duce la suit. Le communiste ferme la marche, et les entraîne rapidement dans son véhicule. La voiture descend alors la colline et s’arrête à peine à quelques centaines de mètres de là, juste devant le portail d’une villa : la villa Belmonte, lieu choisi par Valerio.
« Sortez ! » aboie-t-il en braquant sa mitraillette sur le couple. Mussolini est devenu blême, car il comprend qu’il ne s’agit pas d’une libération, loin de là. C’est en trébuchant qu’il descend de voiture, Clara sur ses pas. « Allez là-bas ! » leur intime Valerio en pointant son arme vers le portail.
Sans un mot, Mussolini va se placer devant le mur près du portail, sa Petacci l’y rejoint. Valerio, placé devant eux, presque hystérique, crie des mots hachés mais on peut en distinguer certains : Benito Mussolini … Criminel de guerre … Justice du peuple … Condamné à mort …Terrorisée, Clara s’accroche au Duce, et hurle : « Non, vous ne ferez pas cela. C’est impossible ! »
« Ôtez-vous de là, sinon, vous mourez aussi ! » lui répond le communiste. Mais, obstinée, la dame ne bouge pas ; Valerio appuie donc sur la gâchette, le coup ne part cependant pas car l’arme s’est enrayée. Clara, dans un dernier élan de courage, se précipite vers l’homme et saisit la mitraillette à deux mains.
« Non, vous ne pouvez pas nous tuer comme ça … »
Valerio la repousse, prend la mitraillette d’un des hommes et tire en rafale : Petacci, qui a entouré de ses bras Benito, tombe la première ; le Duce atteint de quatre balles s’effondre à son tour. Valerio l’achève à terre d’une balle dans le cœur … il est seize heures dix.
En redescendant à Dongo, le militaire continue de fusiller, malgré les protestations de Bellini et du maire, horrifiés. Quinze dignitaires fascistes tombent alors sous les balles. Seul Marcello Petacci réussit à s’échapper et plonge dans le lac : en vain, car son cadavre reparaît bientôt à la surface, criblé de balles.
Tous les corps des suppliciés sont ramenés à Milan par l’implacable Valerio dans un camion dégoûtant de sang. Et c’est suspendus côte à côte, la tête en bas, par des crocs de boucher au portique d’une station d’essence de la piazza Loretto, que les deux amants tragiques entrent dans la sauvage imagerie de l’humanité : Clara Petacci a tenu parole, elle était bien prête à mourir pour celui qu’elle aimait12.
12. Ce chapitre a été rédigé en se basant sur des témoignages recueillis auprès de militaires et de civils italiens et militaires allemands ou par leurs proches ayant participé à cette terrible aventure. Je remercie tout particulièrement la famille Petacci pour leur aimable participation et autorisation à la rédaction de ce chapitre.