MADAME de MONTESPAN

et l’Affaire des poisons

Éclatant en plein siècle de Louis XIV, au lendemain du traité de Nimègue, qui signe la fin de la guerre de Hollande et marque l’apogée du Roi-Soleil, l’affaire dite des Poisons suscite à Paris une émotion intense et le scandale retentit dans toute la France jusqu’à l’étranger. On sait que l’événement a compromis de grands personnages de la cour, dont le plus en vue est alors Mme de Montespan, au zénith de sa faveur auprès du roi.

En s’appuyant sur des documents exhumés des archives secrètes de la Bastille, l’historien est en en droit d’inculper la marquise d’une triple accusation de sorcellerie, de tentative d’empoisonnement sur la personne du roi et de sacrilège, faisant de cette femme, déjà haïe par le peuple, cette célèbre « putain du roi », une criminelle monstrueuse.

Mais outre des lacunes et des points faibles, cette accusation présente de graves inexactitudes. Le dernier mot n’a pas été dit sur ce cette intrigue, qui pose encore trop d’énigmes, se heurte à trop d’obscurité et comporte trop d’invraisemblances. Certains ont même, en se basant sur des pièces inédites, pris la défense de la favorite et ne croient pas à sa culpabilité.

1676. Début de l’affaire. Le lieutenant de police M. de
La Reynie reçoit des lettres anonymes de prêtres lui signalant les confessions torturées de nombreux pénitents s’accusant d’avoir utilisé le poison contre un proche. Une nouvelle lettre parvient, quelque temps plus tard, au lieutenant de police : « Dînant chez une dame Vigoureux2, une des convives, Marie Bosse, devineresse de profession, lui avoua qu’elle travailla pour la noblesse. Elle avoua aux convives : « Encore trois empoisonnements et je me retire, fortune faite ! » ».

À la fin du XVIIe siècle, à cette époque éclairée, on rencontrait encore des croyances et des superstitions grossières du Moyen Âge : pour certains, la diablerie était une réalité. Aussi les exploitants de la crédulité humaine étaient prospères et nombreux. À Paris même exerçait ouvertement ou dans l’ombre une foule de devins, pythonisses3, magiciens et magiciennes, sorciers et sorcières de tout acabit : dans leurs louches officines, il n’était pas rare de rencontrer parfois des seigneurs et dames de la cour.

La Reynie, en policier consciencieux, prend l’affaire très au sérieux. Le 21 septembre 1677, un billet sans signature est trouvé dans un confessionnal de l’église Saint-Antoine, à Paris, dénonçant un projet d’empoisonnement contre le roi Louis XIV et le Dauphin. Deux ans plus tard, les crimes, en particulier ceux d’empoisonnement, se multiplient à tel point que, par ordonnance royale du 10 avril, Louis XIV institue une Chambre ardente, dite de l’Arsenal, spécialement chargée de connaître toutes les affaires touchant à la sorcellerie.

Aussitôt les dénonciations pleuvent, les arrestations se succèdent et, bientôt, 442 individus sont incarcérés et jetés dans les cachots du château de Vincennes. Seigneurs, comtes et comtesses, ducs et duchesses, princesses, marquises, dames de la cour… D’après les dépositions des accusés, il résultait que les vies du roi, du dauphin, de Colbert, de Mlle de la Vallière et de la duchesse de Fontanges, avaient réellement été en danger.

Le 6 février 1680, le roi dit à La Reynie « Qu’il faudrait faire la guerre à un autre crime ! ». Ce propos demeurera toujours une énigme. Le roi est instruit d’agissements ténébreux pratiqués par une personne qui le touche de près. D’autres complices sont arrêtés, les femmes La Botte, La Vigoureux, La Lagrange et enfin Catherine Deshayes, femme d’Antoine Montvoisin dite La Voisin.

De l’enquête, il résulte des pièces secrètes qu’on eut l’intention de détruire et dont le public ne soupçonne pas la gravité et encore moins les détails. Les crimes sont caractérisés par Colbert de sacrilèges, profanations et abominations.
Dès lors, l’affaire prend des proportions inattendues et tellement graves que le gouvernement, craignant des révélations trop scandaleuses, institue une Chambre royale pour juger les coupables. 246 individus sont enveloppés dans l’accusation,
36 mis à mort et les autres condamnés aux galères, à l’exil ou à la prison perpétuelle.

Le 22 février 1680, la Voisin, faiseuse d’anges notoire, convaincue de magie noire et d’assassinats d’enfants, est condamnée à mort et brûlée vive en place de Grève après avoir subi la question et fait l’aveu de ses crimes. Elle parait avoir été la cheville ouvrière de cette affaire ; elle qui était une ancienne accoucheuse avait imaginé pour augmenter ses bénéfices de profiter de la crédulité du peuple en tirant les cartes et en se livrant à d’autres pratiques divinatoires magiques. À cela s’ajoutent la fabrication de philtres et la vente de poisons. Lors de ses aveux, la sorcière accuse deux dames de la cour : la comtesse de Roure et Mme de Polignac. Les deux femmes l’auraient consultée, il y a plusieurs années, pour obtenir l’amour du roi et se défaire de Mlle de la Vallière. Elle dit même que la comtesse de Soissons, désespérée de voir que malgré tous les sortilèges et enchantements mis en oeuvre, le roi restait fidèle à la Vallière, aurait fait cette menace :

« S’il ne revient pas et si je ne puis me défaire de cette femme, je pousserai ma vengeance à bout et je me déferai de l’un et de l’autre »

L’affaire rebondit, deux mois plus tard, quand Marguerite Voisin, fille de la sorcière, arrêtée à son tour et interrogée, fait des révélations si graves que M. de la Reynie, lieutenant de Police chargé de l’enquête, en est épouvanté.

« Avec un air d’ingénuité qui, si les choses sont fausses, peut tromper tout le monde, écrivait le magistrat, elle éleva à l’encontre de Mme de Montespan trois chefs d’accusation : emploi de philtres et de conjurations pour retenir l’amour du roi, tentative d’empoisonnement sur la personne de Sa Majesté, enfin, et, toujours dans le même but, participation à des cérémonies sacrilèges appelées messes noires ».

C’est en 1667, soit treize années plus tôt, que Marguerite Voisin fait remonter les premières pratiques de diablerie auxquelles aurait recouru Mme de Montespan. On peut s’étonner que l’accusatrice, alors bien jeune, ait gardé si longtemps pour elle un si terrible secret. Ses souvenirs n’en restent pas moins fort précis.

« Mme de Montespan, assurait-elle, s’était rendue rue de la Tannerie chez la femme Voisin. On l’avait introduite dans une chambre où se dressait un autel tendu de noir. Là, tandis que l’abbé Mariette, desservant de la paroisse Saint-Séverin, se livrait à une parodie des rites sacrés, ladite dame, à genoux, avait proféré l’invocation suivante à Satan, prince des ténèbres :

“ Moi, Françoise de Mortemart, marquise de Montespan, je demande l’amitié du roi et celle de Monseigneur le Dauphin, qu’elles me soient continues, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables. Que je sois chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée au Conseil du Roi et savoir ce qui s’y passe, que, cette amitié redoublant, le Roi ne regarde plus La Vallière, et que, la Reine étant répudiée, je puisse épouser le Roi.” »

Il est à peine besoin de souligner la singularité de cette étrange formule. Mme de Montespan y demande l’amitié du dauphin, alors âgé de six ans, la stérilité de la reine, qui a déjà eu plusieurs enfants, la participation aux conseils du roi (lequel n’a jamais mêlé les affaires d’amour aux affaires de l’État), le renvoi d’une épouse irréprochable et l’espoir cent fois chimérique d’un mariage avec le plus grand prince de l’Europe.

Mais arrêtons-nous à cette année 1667, capitale dans la vie de Mme de Montespan, car c’est précisément celle où elle cède aux instances pressantes de Louis XIV. Alors âgée de vingt-six ans, mère de deux enfants et épouse d’un mari gentilhomme de haute naissance et de fort belle mine, la marquise n’a rien d’une ingénue. Mais, contrairement à une opinion trop répandue, elle était plus foncièrement honnête que délibérément coquette.

« Loin d’être née débauchée, écrit Mme de Caylus, le caractère de Mme de Montespan était naturellement éloigné de la galanterie et porté à la vertu. Quand elle avait commencé de plaire au roi, elle croyait qu’elle lui ferait désirer toujours ce qu’elle avait résolu de ne pas accorder ».

Mais le jeu est dangereux avec un prince aussi enthousiaste que Louis XIV, qui, en dépit de son goût romanesque, a l’habitude de mener tambour battant ses conquêtes. Se sentant prise à son propre piège et brusquement consciente du danger qu’elle court, la marquise fait loyalement appel à son époux.
Là-dessus, le témoignage de Saint-Simon est formel :

« Mme de Montespan l’avertit du soupçon de l’amour du roi pour elle, elle ne lui laissa pas ignorer qu’elle ne pouvait plus en douter. Elle le pressa, elle le conjura, avec la plus ferme insistance, de l’emmener dans ses terres en Guyenne et de l’y laisser jusqu’à ce que le roi l’ait oubliée ou se fût engagé ailleurs. Rien n’y put déterminer Montespan, qui ne fut pas longtemps à s’en repentir ».

Le marquis n’a pourtant rien d’un mari vénal ou complaisant : il passera d’ailleurs le reste de sa vie à protester bruyamment contre l’adultère royal. Mais, dans la conjoncture, ne se méfiant pas du roi, il a commis une grave imprudence.

À l’arrivée de sa rivale, La Vallière perd peu à peu la faveur du roi. Lentement, la marquise de Montespan séduit le roi, et finit par couronner de succès la flamme de son soupirant, vraisemblablement pendant l’été 1670, au cours d’un voyage de la cour dans les Flandres. Et ce serait au moment où la nouvelle passion du roi éclate à tous les yeux que Mme de Montespan aurait éprouvé l’étrange besoin de s’adresser au diable, de recourir à d’autres sortilèges que sa beauté, alors qu’elle n’en avait pas besoin ? L’hypothèse est criante d’invraisemblance et laisse les premières déclarations de Marguerite Voisin fortement sujettes à caution.

La fille Voisin révèle aussi à La Reynie l’invocation de Satan, où sa mère sacrifiait des enfants. Car ce que l’on demandait à toutes ces sorcières, c’était d’abord de révéler l’avenir, puis de faire trouver des trésors. Divers moyens étaient mis en usage, dont le principal consistait à forcer le démon, par des sortilèges et des imprécations, pour qu’il présente et indique la cachette mystérieuse. D’autres fois, on faisait un sacrifice : une femme, ordinairement prostituée, sur le point d’accoucher, se faisait porter au milieu d’un cercle tracé sur le parquet et environné de chandelles noires. Lorsque l’enfantement avait lieu, la mère Voisin livrait la progéniture pour la vouer à Satan.

« Après avoir prononcé des conjurations, un prêtre égorgeait la victime sous les yeux de la mère. D’autres fois, on se contentait d’égorger un enfant abandonné. »

« Un autre jour, poursuit l’accusatrice, l’abbé Mariette, officiant nuitamment dans son église, avait placé sous le ciboire4 deux cœurs de pigeons fraîchement tués, représentant l’un celui du roi, l’autre celui de Mme de Montespan, et attirée sur eux, par une incantation diabolique, la protection de Satan. Un peu plus tard, Mme de Montespan avait fait appel à plusieurs reprises aux bonnes officines de la femme Voisin. Toutes les fois qu’elle craignait quelque diminution dans les bonnes grâces du roi, elle en donnait avis à ma mère afin que celle-ci y apportât quelque remède ».

Si la Voisin s’est tue sur d’autres scandales, sa fille et deux prêtres avouent des faits qui, communiqués aussitôt au roi, lui causent de douloureuses surprises.

L’intermédiaire dont se servait la Montespan, selon les accusateurs, était sa femme de chambre, Claude des Œillets. Cette dernière avait d’ailleurs des relations intimes avec le roi, auquel elle donna une fille qui fut déclarée sous le nom de Louise de La Maison blanche, mais que le père ne reconnut pas.

Sur ordre de la marquise, la Voisin se mettait immédiatement à l’œuvre et fabriquait dans son officine « des poudres pour l’amour » selon des recettes cabalistiques mystérieuses.
Elle en confectionnait une pâte, qui, placée sous le calice pendant le sacrifice de la messe, était consacrée par le prêtre, puis envoyée à Mme de Montespan qui la faisait servir au roi, mêlée à ses aliments.

Mais, alors qu’à cette époque le triomphe de Mme de Montespan est complet, que la passion du roi va grandissant, entièrement partagée cette fois par sa maîtresse, quelle était l’utilité de tant de manigances ? Ici encore, cela semble invraisemblable. Mais peut-être, le roi cumulant les amantes, la dame s’inquiétait, pensant que ces infidélités étaient la preuve de l’essoufflement de sa passion pour elle.

En tout cas, Marguerite, la jeune sorcière, confesse que, depuis de longues années, sa mère avait des relations avec
Mme de Montespan pour des poudres qu’elle devait faire prendre au roi, lorsque les bonnes grâces de celui-ci semblaient se ralentir. Elle signale aussi que l’abbé Guibourg a dit une messe en présence d’un seigneur anglais qui avait promis cent mille livres si l’on parvenait à faire disparaître le roi.
Les déclarations des abbés Guibourg et Lessage corroborent cette déposition et La Reynie tente de démêler, dans tous ces aveux, le vrai du faux.

Pour la tentative d’empoisonnement sur la personne du roi, la fille Voisin précise la date et les circonstances du crime.
Ayant formé le dessein de faire périr son maître, Mme de Montespan aurait chargé la femme Voisin de l’exécution. Moyennant une somme de cent mille livres, la sorcière offrit de remettre elle-même entre les mains du roi un placet5 imprégné d’un poison violent dont le seul contact pouvait donner la mort.

La Voisin part ainsi pour Saint-Germain le 5 mars 1679.
Là-bas, elle essaye vainement d’approcher Sa Majesté. Elle rentre à Paris le 9 mars sans avoir pu remplir sa mission. Certains prétendent que la Montespan s’enfuit de la cour le 12 mars et y voient un signe de sa culpabilité. En effet, la marquise quitte son appartement de Saint-Germain, ce qui lui arrive quand elle a quelque raison de bouder le roi mais cette mauvaise humeur est due au premier mouvement de jalousie provoqué par la découverte d’un nouveau caprice du roi pour la belle Mlle de Fontanges.

Si la prétendue régicide est réellement coupable, elle devrait s’en aller bien loin cacher ses remords et se terrer dans le château des Mortemart, en Poitou. Or, elle s’arrête tranquillement à Paris, où elle se cache si peu que, le 14 avril, elle assiste publiquement au mariage de son neveu Louis de Rochechouart avec une des filles de Colbert. Ainsi la présomption de culpabilité émise par M. Funck-Brentano, historien et bibliothécaire français, contre la soi-disant fugitive tombe dans le vide.
Par ailleurs, on relate dans les écrits de Funck-Brentano de singulières inexactitudes quant à la relation entre Louis XIV et la marquise.

« En 1668, écrit-il, Mme de Montespan réalisa son rêve et fut reçue dans le lit du roi. La nouvelle passion du roi dura trois ans. »

Ce grand amour aurait donc pris fin en 1671. Mais en 1675, Bossuet, qui est le précepteur du dauphin Louis de France et qui travaille à rompre la liaison de Louis XIV, lui adresse encore des lettres éloquentes pour le supplier de renoncer à Mme de Montespan, à « la flamme ardente qui n’est pas éteinte, le malheureux état d’un cœur attaché à la créature. Priez Dieu, Sire, pour qu’il vous affranchisse ».

Huit années plus tard, la grande passion dure encore.
En outre, M. Funck-Brentano passe délibérément sous silence les quatre enfants nés du couple adultère de 1673 à 1678. Quel crédit peut-on accorder à un accusateur qui, en plus d’une pareille omission, méconnaît si complètement les dates et les faits ?

De surcroît, Mme de Montespan s’est déjà résignée aux caprices successifs du roi pour Mme de Soubise, pour Mlle de Ludre et même pour Mlle des Œillets, sa propre femme de chambre. Elle finit par s’accommoder, certes avec difficulté, de Mlle de Fontanges, persuadée que le roi volage ne pourra s’attacher longtemps à une femme « belle comme un ange, mais sotte comme un panier », selon Mme de Sévigné. Par ailleurs, sans doute pour se faire pardonner ses nombreuses frasques, le roi comble Mme de Montespan d’éclatantes faveurs. Elle est nommée surintendante de la maison de la reine avec l’octroi d’une pension de six mille livres. En outre, écrit Colbert le
11 avril 1679 :

« Le roi, voulant donner des marques particulières de la considération et de l’estime qu’il fait de la personne de Mme de Montespan en lui accordant un rang qui la distingue des autres dames de la cour et de la suite de la reine, Sa Majesté veut qu’elle jouisse pendant sa vie des mêmes honneurs, rangs, prérogatives, préséances et autres avantages dont les duchesses jouissent et m’a ordonné d’en expédier le présent brevet ».
Mme de Montespan étant toujours légalement mariée, il n’était en effet pas possible de la créer duchesse sans que
M. de Montespan fût nommé duc.

Quel besoin aurait-elle eu de recourir à Satan et à la sorcellerie pour retenir un amant qui ne demandait qu’à rester captif ? De plus, toute la faveur et donc la position glorieuse dont elle jouit à la cour dépendent entièrement de son amant, sans qui elle est certes une dame de haute naissance, mais rien de plus. Elle n’a donc absolument aucun intérêt à le voir mort puisqu’elle perdrait du même coup son statut privilégié et tout son pouvoir. Or, Mme de Montespan est manifestement assez intelligente pour que cette raison musèle sa jalousie.

Les premières accusations formulées par Marguerite Voisin comportaient donc une large part d’invraisemblance, voire d’absurdités. Mais ce qui pouvait leur donner quelque poids, c’est que, dans leur ensemble, elles étaient confirmées par de nombreux témoignages, aussi douteux qu’ils puissent être : ceux d’un certain Lesage, de voleurs, d’escamoteurs, de charlatans, de deux malfaiteurs nommés Bertrand et Romani, et, enfin, de deux prêtres débauchés descendus au dernier degré du vice, les abbés Mariette et Guibourg. Quel intérêt, disent les détracteurs de Mme de Montespan, auraient eu ces gens-là à charger cette grande dame de crimes imaginaires et à inventer d’aussi horribles calomnies ?

Les partisans de la favorite répliquent que, se sentant pris et perdus, ces misérables ont échafaudé une histoire sur le seul fait incontestablement établi : les visites de Mlle des Œillets chez la Voisin. Ils devaient imaginer qu’en proférant des accusations fausses visant la femme la plus en vue du royaume, en créant le plus affreux des scandales, la Justice hésiterait à les confronter avec Mme de Montespan et qu’ils bénéficieraient du doute et réussiraient à sauver leur peau. Leur calcul s’est avéré juste, finalement.

Mais, comment ces prisonniers, mis séparément au secret, auraient-ils pu concerter leurs témoignages ? La réponse est en réalité simple ; en effet, la surveillance était si relâchée au château de Vincennes que même Louis XIV avait fait à ce sujet de sévères observations à son gouverneur. Il n’était donc pas impossible qu’un complice adroit, en soudoyant les geôliers,
ait pu parvenir auprès des détenus afin que chacun s’accorde sur une seule et même version de l’histoire.

D’autre part, la femme Voisin, sous la torture comme sur le bûcher, a reconnu ses crimes en faisant preuve d’un repentir sincère dont témoigne son confesseur, mais n’a nullement prononcé le nom de Mme de Montespan. Faut-il accorder aux tardives et sensationnelles révélations de la fille plus de crédit qu’au silence complet de sa mère ?

Demeurent les déclarations relatives à une quatrième messe noire, sur laquelle l’accusation fournit d’impressionnants détails. En l’an 1676, Mme de Montespan en personne aurait prêté son corps au sacrifice célébré par Guibourg, au cours duquel un jeune enfant aurait été égorgé et son sang recueilli dans le calice. Marguerite Voisin jure qu’elle a vu de ses yeux et parfaitement reconnu Mme de Montespan. Par contre, Guibourg se montre moins affirmatif : il a toujours cru, dit-il, qu’il s’agissait de la marquise, mais il avoue n’avoir jamais vu son visage à découvert ni entendu le son de sa voix.

En admettant que Mme de Montespan se soit risquée dans l’antre de la sorcière, elle ne l’aurait pas fait sans rester étroitement masquée. Le doute subsiste donc quant à l’identité de la femme qui a participé à la messe, en dépit des assurances de la fille Voisin. On dénonce aussi l’abbé Guibourg pour avoir dit la messe dans une cave.

Encore une fois, l’année 1676 est véritablement pour la marquise le plus haut point de sa faveur. Procédant alors à la répartition des appartements du château de Versailles dont la construction s’achève, le roi attribue à la marquise les plus beaux et les mieux situés, donnant sur le parc. La marquise a une telle influence sur lui qu’elle obtient pour son frère, le duc de Vivonne, dont les titres sont fort minces, le bâton de maréchal de France.

C’est aussi l’époque où Mme de Sévigné écrit : « Jamais la puissance souveraine de Mme de Montespan n’a été si bien établie » et nous la dépeint « la tête appuyée familièrement sur l’épaule du roi aux yeux de toute la cour ». Elle voyage de façon triomphale aux eaux de Bourbon, où elle est partout accueillie en reine, et où, dit encore Mme de Sévigné, « elle a tous les jours du monde un courrier de l’armée », c’est-à-dire une lettre personnelle du roi, lequel n’aime pourtant guère écrire. Une sixième grossesse vient même créer un lien supplémentaire entre elle et son amant.

Quoi qu’il en soit, on peut se représenter l’état d’esprit de Louis XIV quand La Reynie le mit au courant de ces horribles révélations. Qu’une maîtresse très chère, qui lui a donné six enfants, se soit rendue coupable de tels crimes et cela depuis des années, sans que lui, vivant auprès d’elle, n’ait jamais rien soupçonné : la chose lui paraît monstrueuse.

À supposer même qu’il s’agisse d’atroces calomnies forgées de toutes pièces par une bande de scélérats, le seul soupçon entacherait le nom de Mme de Montespan, et si ces individus maintenaient leurs dires devant les juges, ce serait un scandale inouï dont les éclaboussures boueuses et sanglantes rejailliraient jusqu’au trône. Devant le gouffre qui s’ouvre sous ses pas, le roi recule, épouvanté. Il faut à tout prix qu’aucune de ces accusations infamantes ne franchisse les murs des cachots de Vincennes. Il prescrit donc la suspension de la Chambre ardente, tout en chargeant La Reynie de poursuivre secrètement l’enquête.

Alors, que se passe-t-il entre les deux amants, lorsque
Louis XIV met sa maîtresse en face des charges qui pèsent sur elle ? On est là-dessus réduit aux conjectures. Toutefois, certaines correspondances du temps permettent de s’en faire une idée.

« Il y eut l’autre jour une extrême brouillerie entre le roi et Mme de Montespan, écrit Mme de Sévigné en mai 1680, au lendemain des révélations de Marguerite Voisin. M. Colbert travailla à l’éclaircissement et obtint avec peine que Sa Majesté ferait médianoche, mais non plus comme à l’ordinaire seul avec la marquise.
Ce ne fut qu’à condition que tout le monde y assisterait »

Deux mois plus tard, la même épistolière écrit :

« On a beaucoup de rudesse pour Mme de Montespan. Et comme le prince se dérobe visiblement à tout entretien particulier avec la favorite, il faut que celle-ci recoure à la diplomatie de Louvois. »

« M. de Louvois a ménagé à Mme de Montespan un tête-à-tête avec le roi, écrit de son côté Mme de Maintenon, qui observe tout avec de bons yeux, en août 1680. On le soupçonnait depuis quelque temps de ce dessein, on étudiait ses démarches, on se précautionnait contre les occasions, on voulait rompre ces mesures, mais elles étaient si bien prises qu’on est enfin tombé dans le piège. Dans ce moment, ils en sont aux explications et l’amour seul tiendra conseil aujourd’hui. Le roi est ferme. Mais Mme de Montespan est bien aimable dans les larmes. »

Sans doute le prince a-t-il mis Mme de Maintenon, pour laquelle il n’a pas de secrets, au courant de cette scène orageuse, car elle écrit quelques jours plus tard (16 août 1680) :
« Cet éclaircissement a raffermi le roi, M
me de Montespan a d’abord pleuré, ensuite fait des reproches, enfin parlé avec hauteur…
Elle s’est déchaînée contre moi selon sa coutume ».

Ce texte, si l’on considère sa date, jette une lueur singulière sur les ténébreux dessous de l’Affaire des poisons.
Au moment où la favorite devrait courber la tête sous le poids d’accusations monstrueuses, ne voit-on pas le roi tolérer qu’elle lui parle avec hauteur ? Une telle hardiesse ne s’explique que si la prétendue criminelle s’est justifiée victorieusement d’une manière éclatante. Les deux amants paraissent si bien réconciliés que Mme de Maintenon, qui mène contre sa rivale une lutte sans merci, s’en lamente quelques jours plus tard :

« Je suis dévorée de chagrin, écrit-elle à son confesseur,
Mme de Montespan est raccommodée avec le roi. Elle vint hier chez moi m’accabler de reproches et d’injures. Le roi nous surprit au milieu d’une conversation qui finit mieux qu’elle n’a commencé.
Il ordonna de nous embrasser et de nous aimer ».

Son opinion faite, et dans un sens qui ne parait pas douteux, le roi ne peut laisser indéfiniment la Chambre ardente, en charge de l’Affaire des poisons, en sommeil. On ne manquerait pas d’y voir une mesure d’étouffement par crainte d’une vérité redoutable dont les bruits commencent à filtrer. Le 19 mai 1681, le tribunal reprend officiellement ses séances.

Toutefois, la mort étrange de Mlle de Fontanges, emportée à la fleur de l’âge, vient de nouveau jeter l’émoi dans l’opinion publique. Louis XIV ne souhaite pas pour autant que l’on autopsie le corps, ce qui alimente la rumeur d’un meurtre par empoisonnement. Mais face à l’insistance de la famille de la duchesse de Fontanges, l’ouverture du corps a tout de même lieu. Elle ne révèle aucune trace de poison mais les médecins constatent que certains organes sont pourris, ce qui pourrait indiquer une tuberculose à un stade avancé. D’autres sources plus récentes indiquent une éclampsie, soit une mort due à son récent accouchement d’un enfant mort-né. Mme de Montespan sort une nouvelle fois triomphante de l’épreuve.

Après avoir siégé pendant quelques mois, la Chambre ardente est close définitivement le 21 juillet 1682. Elle aura condamné à la peine capitale trente-six des plus notoires criminels, hommes comme femmes. Mais aucun de ceux qui ont témoigné contre Mme de Montespan ne comparait devant les juges.

De Vincennes, ils sont dirigés, en vertu de lettres de cachet, les uns dans le Jura, les autres vers la Franche-Comté, pour y finir leurs misérables jours dans de sombres forteresses. « Tous ces gens-là, étant fort entreprenants, ne sauraient être traités trop durement », demande Louvois à l’intendant de Chauvelin. « Surtout, recommandez à Messieurs les Gouverneurs d’empêcher que l’on entende les sottises qu’ils pourront crier tout haut, leur étant arrivés souvent d’en dire touchant Mme de Montespan qui sont sans aucun fondement. »

Par la suite, tout dans le comportement de Louis XIV indique que les soupçons qu’il aurait pu concevoir sont entièrement dissipés. Le 16 novembre 1680, il fait don à la marquise d’une somme de cinquante mille livres « par gratification en considération de ses services », un acte inattendu et qu’aucune dépense exceptionnelle ne justifie.

« Il est donc évident, écrit M. J. Lemoine à qui nous devons cette découverte, que, si Louis XIV n’a pu proclamer solennellement l’innocence de Mme de Montespan, puisque c’était du même coup faire connaître les accusations dont elle était l’objet, et que c’était précisément pour prévenir ce scandale qu’il ordonne la suspension de la Chambre ardente, il voulut du moins faire connaître son sentiment par un geste significatif ».

Toute la conduite du roi se poursuit dans le même sens, sans se démentir une seule fois, comme s’il voulait en même temps innocenter et réhabiliter Mme de Montespan. Ainsi, le 8 janvier 1681, on donne à la cour un ballet à grand spectacle, le Triomphe de l’Amour. La jeune vedette en est Mlle de Nantes, âgée de huit ans, fille légitime du couple adultère, qui obtient un triomphal succès, souligne la Gazette.

Mieux encore. Au mois de novembre suivant, Louis XIV légitime ses deux derniers bâtards sous les noms de Mlle de Blois et du comte de Toulouse, reconnaissance qui se faisait attendre depuis plusieurs années. Aurait-il choisi pareil moment pour un acte public de cette importance, s’il s’agissait réellement des rejetons d’une infâme criminelle ?

Les attentions du souverain ne faiblissent pas, même lorsqu’en 1683, au décès de la reine, il épouse très secrètement Mme de Maintenon, parvenue à ses fins par un chef-d’œuvre de diplomatie féminine. Quelle occasion pour elle d’éloigner sa rivale, si elle la croit coupable de sacrilège, le plus monstrueux des forfaits aux yeux d’une dévote ! Un mot et une signature du roi suffiraient à éloigner Mme de Montespan de la cour. Mais rien de tel ne se produit. Sans doute, celle-ci perd sa charge de surintendante de la maison de la reine, puisque Versailles n’a plus de reine. Mais elle conserve son rang et sa place dans la vie intime du roi, qui soupe avec elle tous les soirs et continue de toucher une pension considérable ; toutefois, elle n’est plus sa maîtresse.

Louis XIV dépense sans compter pour la Montespan : jusqu’en 1685, époque où les embellissements en sont achevés, les frais de son magnifique château de Clagny figurent au compte du Trésor royal. La même année, il marie Mlle de Nantes, sa fille légitimée, qui réunit en sa personne l’esprit et la beauté de sa mère, au jeune duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé, qui joint la plus haute naissance à une immense fortune. Le Journal de Dangeau, toujours minutieux, nous montre le roi se rendant le matin et le soir chez Mme de Montespan, qui a conservé son appartement à Versailles.

Ce n’est qu’en 1691, onze ans après l’Affaire des poisons, que Mme de Montespan quitte la cour, et ce n’est que parce qu’elle en a exprimé le désir et que le roi l’a prise au mot :
il n’y a rien d’une disgrâce dans cette retraite. L’année suivante, Louis XIV donne la main de son autre fille légitimée, Mlle de Blois, à son propre neveu Philippe, le fils de Philippe de France et premier prince de sang, le plus beau parti dont puisse rêver une mère. Est-ce concevable qu’il ait ainsi fait entrer dans la famille royale l’enfant d’une empoisonneuse ? En 1700, il fait de nouveau don à Mme de Montespan de cent mille livres pour l’aider, cette fois, à payer le splendide domaine d’Oiron qu’elle vient d’acquérir.

À la mort de cette femme qu’il avait passionnément aimée, le roi ne manifeste néanmoins ni regret ni émotion. Mais, trois ans plus tard, lorsque s’éteint Mlle de La Vallière qui a elle aussi tenu une grande place dans sa vie, on le voit afficher la même indifférence.

En définitive, tous les faits énumérés concordent à démontrer que le roi n’accorde à l’époque aucun crédit aux crimes affreux qu’on impute à celle qui est la plus chère de ses maîtresses.
Lui qui a en mains toutes les pièces du procès et peut s’inspirer de tous les éléments en cause, continue malgré tout d’exprimer son affection pour Mme de Montespan : il est donc permis d’en conclure qu’aucune preuve formelle indiscutable ne pouvait être retenue contre l’accusée.

C’est ce qu’exprime l’avocat de renom Duplessis, chargé par Colbert d’étudier le dossier de cette retentissante affaire :
« Sa Majesté, qui connaît Mme de Montespan jusqu’au fond de l’âme, ne se persuadera jamais qu’elle ait été capable de telles abominations. L’équité naturelle et le ferme bon sens du roi ne pourront que faire justice à ces exécrables calomnies ».

La vie de Mme de Montespan s’achève en une longue pénitence. Ainsi, elle retrouve l’humilité chrétienne, cherche à racheter ses péchés, le scandale et l’adultère par une vie de prière et de charité. Elle meurt en 1707, lors d’une cure thermale à Bourbon-l’Archambault après avoir fait une confession publique de ses péchés et est enterrée dans la chapelle des Cordeliers à Poitiers.


2. La Vigoureux était une empoisonneuse du XVIIIe siècle.

3. Le mot désigne une femme qui se dit douée du don de prophétie, une voyante.

4. Un ciboire est un vase sacré destiné à contenir les hosties.

5. Un placet est une demande par écrit, pour obtenir justice, une grâce ou une faveur de la part du roi.