Le centenaire d’un centenaire


Nous célébrons aujourd’hui avec énergie les centenaires d’écrivains. Voyez, parmi les grandes commémorations récentes, le centenaire de la naissance de Proust en 1971, celui de la mort de Rimbaud en 1991, où le ridicule a côtoyé le sublime. Ces commémorations ne sont pas de vieilles habitudes. Le mot centenaire n’est attesté en français qu’en 1867 pour désigner autre chose qu’un homme de cent ans, selon le Trésor de la langue française et le Grand Robert, qui renvoient tous deux au Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Bien sûr, les dictionnaires ne prouvent rien et la chose a pu exister avant le mot. Je ne crois pas pourtant que ce fut le cas ou avec cette ampleur. Dans le Larousse du XIXe siècle, le second sens du substantif, celui d’anniversaire liturgique, est rattaché à la célébration du « centenaire du martyre de saint Pierre » à Rome en 1867. L’article est typique du progressisme anticlérical de Larousse, qui attaque avec virulence le pape et l’Église, et dénonce l’exploitation politique et idéologique de l’anniversaire de la mort de saint Pierre par son successeur. Le mot centenaire se serait donc répandu en français à l’occasion d’une commémoration religieuse vers la fin du Second Empire. On conçoit aisément qu’il ait été ensuite appliqué à la littérature quand celle-ci est devenue un substitut de la religion ou une religion laïque sous la Troisième République. Il ne semble pas que l’idée de centenaire littéraire se soit enracinée avant ces célébrations majeures, ces grandes fêtes républicaines que furent à la queue leu leu le centième anniversaire de la mort de Voltaire et de Rousseau en 1878, les funérailles nationales de Victor Hugo en 1885, le premier centenaire de la Révolution française en 1889. Je cite des événements peut-être hétéroclites, mais ils illustrent tous trois le goût de la commémoration qui caractérise la Troisième République jusqu’au bout, ainsi que la foi désormais investie dans le canon des grands écrivains français comme patrons de la République. C’est dans le contexte d’un régime que ses écrivains légitiment et où la commémoration littéraire a valeur de fête républicaine que le troisième centenaire de la mort de Montaigne doit être envisagé.

1892 : Montaigne vu de La Boétie

Que s’est-il passé il y a cent ans, en 1892, lors du dernier centenaire de la mort de Montaigne ? Pas grand-chose, curieusement. Les grandes commémorations ont commencé et Montaigne n’y a pas droit. 1892 n’a donné lieu à aucune célébration nationale de l’auteur des Essais.

Lors de la séance du 3 novembre 1892 de la Société historique et archéologique du Périgord, un certain Georges Bussière regrette qu’on ait oublié ce qu’il appelle l’« anniversaire » de la mort de Montaigne1. Il rend compte en détail d’un article publié dans le Times de Londres, par un John B. Alger, intitulé « The Montaigne Tercentenary », que Bussière traduit par « le troisième centenaire de Montaigne »2. Cela suggère deux remarques : d’une part l’usage de centenaire au sens d’« anniversaire », noté comme nouveau par Larousse, est peut-être calqué sur l’anglais ; d’autre part Montaigne, célébré davantage dans la presse londonienne que dans la presse parisienne en 1892, est encore à l’époque un « écrivain anglais » — je veux dire qu’il reste plus prisé en Angleterre qu’en France. Lors de la séance du 2 février 1893 de la même société savante du Périgord, on lit cependant une lettre d’un autre membre, absent le 3 novembre précédent, le baron Jules de Verneilh-Puyraseau, qui rappelle que l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, dont il fait également partie, a célébré dignement ce qu’il nomme le « troisième centenaire » de Montaigne, dans une séance publique du 24 novembre 1892 — soit peu après l’intervention désolée de son collègue Bussière devant la Société historique et archéologique du Périgord —, et que Montaigne n’a donc pas été négligé3. Il me semble qu’on peut continuer à penser qu’il l’a été, même si les amateurs d’un écrivain sont toujours de l’avis qu’on n’en fait jamais assez pour leur idole.

La séance publique solennelle de l’Académie de Bordeaux du 24 novembre 1892 réunit, en présence du maire, du préfet et du procureur général, mais sans le général en chef ni le recteur de l’académie, trois orateurs : Charles Marionneau, président, évoque les « Portraits de Michel Montaigne », l’historien de la Gaule Camille Jullian, futur professeur au Collège de France, auteur d’une Histoire de Bordeaux qui paraîtra en 1895, parle de « Bordeaux au temps de la mairie de Montaigne », et Théodore Froment, de « Montaigne, l’homme et l’œuvre »4. Un seul discours sur les trois montrait de l’intérêt pour l’œuvre, et encore seulement en partie : n’insistons pas sur ce trait d’époque. Il semble plus singulier que deux des orateurs, Marionneau et Froment, aient pris la parole en soulignant que l’Académie de Bordeaux honore l’anniversaire de la mort de Montaigne pour la première fois5. Ils l’expliquent tous deux en rappelant qu’en 1692 les censeurs de Montaigne — Pascal, Malebranche, Arnauld et Nicole — tenaient le haut du pavé, et qu’en 1792 Valmy monopolisait l’attention. Il leur aurait suffi de rappeler que les commémorations n’étaient pas encore une mode et que le canon des écrivains n’existait pas. Quoi qu’il en soit, à l’Académie de Bordeaux en 1892, on a conscience de participer à un événement inédit.

Camille Jullian signale pourtant que, quitte à célébrer quelque chose, on aurait aussi bien pu fêter le troisième centenaire des parapluies, ces ombrelles italiennes dont Montaigne a dû remarquer l’apparition dans sa ville et qui « chargent plus les bras qu’[elles] ne deschargent la teste » (III, 9, 974 B)6. L’historien ne cherche pas moins à rendre Montaigne actuel à tout prix, selon la démarche habituelle de l’anachronisme critique : « Montaigne eût été vite à son aise parmi nous, juge-t-il. Il se fût reconnu citoyen français de la fin de ce siècle7. » L’expression fin de siècle n’a pas ici la connotation de décadence qu’elle a déjà prise en français, et Jullian songe seulement au régime républicain que la France connaît depuis quelques années. Il s’écrie en effet, dans sa péroraison : « Oui, Montaigne a été un Français de l’avenir8. » Cette façon de voir un prophète dans un écrivain du passé, afin de le rendre plus proche de nous, est rituelle. En l’occurrence, c’est à Renan, qui vient de mourir le 2 octobre, que Montaigne est comparé pour sa bonne foi et son bon sens, sa tolérance et son humanité, mais surtout pour son « scepticisme aristocratique ».

Ce parallèle deviendra un lieu commun à la fin du XIXe siècle. On le retrouve dans le Montaigne des « Grands Écrivains français », en 1895, dû à Paul Stapfer, et dans le Montaigne de Maxime Lanusse, de 1895 également, dans une « Collection des classiques populaires ». Ce sont deux livres de vulgarisation qui lancent Montaigne dans la Troisième République peu après le troisième centenaire de sa mort. « Aujourd’hui on aime à rapprocher Renan de Montaigne », écrit Lanusse, citant à l’appui leur commun optimisme, leur joie de vivre et leur horreur des affirmations trop précises. Mais l’auteur refuse de pousser plus loin la comparaison, n’imaginant pas Montaigne écrivant la Vie de Jésus ou L’Avenir de la science9. Modération et tolérance, ce sont les qualités de Montaigne sur lesquelles Lanusse termine son ouvrage, deux vertus qui peuvent faire de lui un modèle dans la République. Stapfer se montre plus circonspect face au « dilettantisme » des deux écrivains, qualifié de « grâce perverse » 10. L’invocation de Renan, une autorité considérable à l’époque, est un peu compromettante, car cet esprit fort s’est de plus en plus défié de la démocratie libérale et de la souveraineté du peuple, lui préférant ouvertement l’« aristocratie intellectuelle » : c’est cette équivoque que Jullian rendait en qualifiant leur scepticisme d’« aristocratique ».

Seul le chapitre « De l’institution des enfants » est approuvé sans réserve, sous prétexte qu’il préfigure l’Émile et les soucis éducatifs des Lumières, eux-mêmes précurseurs de l’école gratuite et obligatoire. C’est le premier « intérêt actuel » de Montaigne selon Stapfer, qui ne voit à lui ajouter que deux titres de gloire : il est le père du reportage et il a dit leur fait aux décadents11 ! L’historien de la pédagogie Gabriel Compayré, député républicain entre 1881 et 1889, au temps des grands débats sur les lois scolaires, publiait les mérites de Montaigne dès 1888, dans une « Collection des principaux ouvrages pédagogiques français et étrangers », mais, s’il louait lui aussi sa tolérance et sa modération, il ne pouvait résister à une pique contre son conservatisme « dans un âge de révolution et de progrès12 ». Montaigne est parmi nous à la fin du XIXe siècle dans la mesure où il annonce Voltaire et Rousseau.

Pour le reste, il semble que la Troisième République, à ses débuts, ne sache pas bien que faire de Montaigne, quel rôle lui attribuer dans le canon laïque. « En cette fin de siècle, deux questions très graves sont à l’état de crise, écrit Stapfer en conclusion : la question sociale et la question religieuse. » Or Montaigne « ne nous offre point de solution pour la première », et, pour la seconde, il nous propose « la bonne vieille solution catholique ». Du point de vue des deux problèmes les plus urgents du monde moderne, « Montaigne ne nous suffit donc plus13 ». On trouve la confirmation de ce doute dans la troisième causerie de la séance publique de l’Académie de Bordeaux en 1892, ou plutôt dans son occasion. Sous le titre « Montaigne, l’homme et l’œuvre », Théodore Froment rend compte d’un ouvrage publié cet automne-là, auquel la médaille d’or de l’Académie sera décernée à l’unanimité à la fin de la soirée. Ce livre, le Montaigne, l’homme et l’œuvre de Paul Bonnefon, dont la préface est datée du 13 septembre 1892, « Troisième centenaire de la mort de Montaigne », célèbre l’écrivain plus utilement que toute séance académique14. C’est la première biographie savante de Montaigne en français — la biographie de référence était jusque-là celle de Bayle Saint-John, Montaigne the Essayist, a Biography, publiée à Londres en 1858 — et une tentative originale d’application de l’histoire positiviste à la vie et à l’œuvre de Montaigne, après les travaux d’érudition locale et de bibliophilie du docteur Jean-François Payen publiés entre 1847 et 185615, puis les recherches de Reinhold Dezeimeris sur les rapports de l’édition de 1595 et de l’exemplaire de Bordeaux16, enfin son édition, avec Henri Barckhausen, du texte de 1580, avec les variantes de 1582 et 158717. Préfigurant la grande thèse de Pierre Villey, Les Sources et l’Évolution des « Essais », publiée en 1908 chez Hachette, et annonçant sa démarche, Bonnefon, un Bordelais d’une trentaine d’années, bibliothécaire à l’Arsenal à Paris, tente de reconstituer la bibliothèque de Montaigne : « […] il importerait grandement à l’histoire des Essais de pouvoir déterminer quelles furent, en ces années, les lectures de leur auteur, quelles pouvaient être les sources auxquelles il allait puiser le plus volontiers18. » Sans doute l’emprise de Taine est encore déterminante et Froment peut résumer le Montaigne de Bonnefon comme la combinaison de l’« esprit gaulois », de la « verve gasconne » et du « bon sens français » 19, mais le mouvement vers l’histoire littéraire est franchement amorcé. Au vrai, Bonnefon annonce à la fois Villey, par le souci des sources, et Fortunat Strowski, par l’attention historique. Strowski procurera l’édition municipale des Essais conforme à l’exemplaire de Bordeaux (1906-1909), et son Montaigne de 1906, chez Alcan, à la fois biographie et synthèse philosophique, sera, après celui de Bonnefon, le livre de référence pendant plusieurs décennies. C’est là qu’apparaît virtuellement le schéma qui gouverne depuis lors la réception des Essais, la fameuse hypothèse de l’évolution de leur auteur, du stoïcisme au scepticisme et à l’épicurisme. L’idée de cette succession, qui a fait la fortune critique de Villey après 1908, est formulée par Ferdinand Brunetière en 1906, dans son compte rendu des publications de Strowski, son élève. Comme pour la plupart des lieux communs sur la littérature française véhiculés dans les manuels républicains depuis un siècle, il y a quelque ironie à ce que nous devions cette simplification capitale au dernier grand critique éloquent du XIXe siècle, le chantre du classicisme et de l’ordre moral. « Montaigne aurait passé du “stoïcisme” au “pyrrhonisme” et du “pyrrhonisme” au “dilettantisme” », notait Brunetière, mais il se gardait de figer un mouvement qu’il présentait encore au conditionnel20.

Bonnefon a eu un rôle important au carrefour de l’histoire de la réception de Montaigne en 1892 — on peut dater des environs de cet anniversaire-là les premières applications systématiques de la critique moderne aux Essais : études des sources et des variantes, méthode historique et génétique21 —, mais ce n’est pas tant sur cette fonction que je voudrais mettre l’accent que sur la manière dont il était parvenu à l’étude de Montaigne. Son cheminement peut en effet donner la clé de l’attitude ambivalente que la Troisième République à ses débuts manifeste envers l’auteur des Essais. Bonnefon fut d’abord l’auteur d’une monographie sur La Boétie, publiée à Bordeaux en 188822, puis l’éditeur de ses Œuvres complètes, publiées à Bordeaux en 189223. Il est arrivé à Montaigne en passant par La Boétie, ce qui n’est pas sans incidence sur sa lecture des Essais et son appréciation de leur auteur. Ce truchement paraît symptomatique d’une certaine perception suspicieuse de Montaigne à travers La Boétie à la fin du XIXe siècle.

Le livre de Bonnefon est parsemé d’allusions de ce genre à la gloire de La Boétie : « Doué d’une culture intellectuelle plus solide, La Boétie aimait les auteurs pleins d’idées […] Philosophe par tempérament et par éducation, il savait demander à la critique la restitution d’un texte altéré, et son érudition lui suggérait d’ingénieuses corrections. Tel n’était pas Montaigne24. » La Boétie est érigé en patron auquel Montaigne est sans cesse mesuré, comme humaniste, comme philologue, comme philosophe, comme sage, comme magistrat, comme homme enfin. Je citerai encore deux exemples, qui ont trait l’un à la vie et l’autre à l’œuvre. Bonnefon compare les magistrats que furent les deux amis : « Jamais Montaigne n’avait été un magistrat modèle, et l’exemple de La Boétie lui-même n’avait pas réussi à exciter son émulation25. » Il évalue leurs rapports au Parlement de Bordeaux et donne nettement sa préférence à La Boétie : « Et si, poussant plus avant la comparaison, on rapproche ces rapports les uns des autres, on ne rencontre pas, dans ceux de Montaigne, les qualités de ceux de La Boétie : la clarté, la netteté des déductions, la précision des faits26. » Tout cela prépare un jugement mitigé sur Montaigne maire de Bordeaux, notamment sur le terme de son mandat en juillet 1585 pendant une épidémie de peste. On sait que Montaigne s’abstint de revenir à Bordeaux pour l’élection de son successeur et qu’un procès fut intenté à sa mémoire après 1850, quand des documents établissant son absence de Bordeaux en juillet 1585 furent retrouvés. Alphonse Grün, dès 1855, dans La Vie publique de Michel Montaigne, n’hésitait pas à le condamner : « Quoi qu’on pense de la conduite de Montaigne (et, à cet égard, l’indulgence ne me paraît pas pouvoir aller jusqu’à l’approbation), le fait de l’absence à un des moments les plus difficiles est constant27. » Bonnefon est moins intransigeant et fait preuve d’une rare compréhension historique lorsqu’il excuse presque Montaigne au nom de l’esprit du temps : « […] aucun de ses contemporains n’a reproché à Montaigne d’avoir failli à son devoir. […] C’est nous, modernes, qui jugeons ainsi sévèrement, et, en nous prononçant de la sorte, peut-être ne nous plaçons-nous pas assez bien dans la manière de voir du moment28. » Mais c’est quand même pour conclure en termes très durs : « Il manqua d’héroïsme, non d’honnêteté29. »

Quant aux Essais eux-mêmes et au rôle que La Boétie, par sa vie et surtout par sa mort, a pu jouer dans leur genèse, Bonnefon souligne que les livres légués par La Boétie ont formé le noyau de la bibliothèque de Montaigne, donc le germe de son entreprise. Mais surtout il formule cette hypothèse séduisante (et qui a toujours cours — on la relit périodiquement chez des critiques qui la réinventent sans se douter de son ancienneté) selon laquelle Montaigne aurait écrit les Essais parce qu’il n’avait plus d’ami avec qui correspondre. D’où l’affinité du livre de Montaigne avec le genre épistolaire. Bonnefon demande :

Bonnefon exprime subrepticement sa préférence pour les qualités intellectuelles et sans doute morales de La Boétie. La Boétie vivant, les Essais auraient été meilleurs, mais c’est à La Boétie que nous les devons en tout cas tels qu’ils sont. La Boétie est le véritable auteur des Essais : on verra bientôt pourquoi j’utilise cette épithète.

Le fantôme de La Boétie semble avoir porté préjudice à la réception de Montaigne dans la seconde moitié du XIXe siècle. La Boétie est d’abord connu comme l’auteur du Discours de la servitude volontaire, où il dénonce toute monarchie comme virtuellement tyrannique et laisse entendre sa préférence pour la république. On dispute toujours du statut et du sens de ce court essai — traité politique ou dissertation scolaire ? —, mais ce qui est sûr, c’est que Montaigne a renoncé à l’inclure au cœur de son premier livre après qu’il eut été inséré en partie dans le Réveille-matin des Français en 1574, puis publié en 1578 sous le titre de Contr’un, comme un pamphlet calviniste contre le roi de France. Montaigne, dans le chapitre « De l’amitié », cherche à en diminuer l’importance en rappelant que La Boétie n’avait pas dix-huit ou même seize ans lorsqu’il l’écrivit (I, 27, 194 A, n. 3), mais, auprès de l’auteur du Discours, il apparaît sans nul doute comme un monarchiste et un conservateur. Cette image a pu lui nuire lors du troisième centenaire de sa mort, l’année même de la publication de la thèse de Georges Weill, Les Théories sur le pouvoir royal en France pendant les guerres de religion. La seule référence à Montaigne, en conclusion d’une analyse de La République de Jean Bodin (1576), y est pour identifier son conservatisme à l’apologie de la monarchie absolue chez Bodin, ainsi qu’à la défense de l’alliance de l’Église et de l’État contre les théories nouvelles, calvinistes en particulier, mettant en cause l’autorité royale. Weill cite les Essais comme typiques de l’hostilité de certains milieux catholiques envers l’innovation, cette nouvelleté dans laquelle Montaigne englobe le protestantisme et parfois la Ligue : « […] les lois anciennes sont les meilleures… Il n’y a pas de régime et de train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement31. » La citation est infidèle : la première phrase ne se trouve pas dans les Essais32 et la seconde y figure sous cette forme : « […] il n’est aucun si mauvais train, pourveu qu’il aye de l’aage et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement » (II, 17, 655 A). Mais Weill résume bien l’esprit de cent déclarations en faveur de l’ordre établi, vu comme un moindre mal auprès des guerres civiles : « […] si je pouvoy planter une cheville à nostre rouë et l’arrester en ce point, je le ferois de bon cœur », pousuivait Montaigne après la phrase alléguée par Weill. À l’opposé, écrit ce dernier, « un esprit nouveau, celui de la Renaissance, dictait à La Boétie son ardente protestation contre la tyrannie33 ». Il n’est pas compliqué de transformer La Boétie en un prophète de la Troisième République, y compris la séparation de l’Église et de l’État, et Bonnefon, érudit scrupuleux, doit mettre en garde contre ceux qui « veulent faire de La Boétie un des précurseurs des révolutions modernes, et voient dans son éloquent libelle l’appel des revendications sociales34 ». Montaigne, malgré les rapprochements avec Renan ou à cause d’eux, semble plus difficile à sauver.

Deux indices vont permettre d’étayer l’idée que La Boétie a porté ombrage à Montaigne en 1892. Le premier tient à un discours prononcé par le criminologue et psychologue social Gabriel Tarde, natif de Sarlat où il eut une carrière de magistrat, auteur des Lois de l’imitation (1890) et de La Logique sociale (1893), lors de l’inauguration de la statue de La Boétie à Sarlat, en juin 1892, toujours l’année du tricentenaire de Montaigne. Publié sous le titre Les Deux Statues, ce discours est un dialogue imaginaire entre la nouvelle statue de marbre de La Boétie et la statue en bronze de Montaigne, descendue de son piédestal devant le palais de justice de Périgueux et venue rendre visite à son ami. Tarde fixe d’abord l’atmosphère de la fête :

Les uns se plaisaient à voir dans l’auteur du Contr’un un révolutionnaire de l’avant-veille, le précurseur de Rousseau, le saint Jean-Baptiste de la République ; aux yeux des autres, cet ami du sceptique Montaigne, ce conseiller du Roy en son Parlement de Bordeaux, passait pour un fieffé réactionnaire. Aussi tous les partis déployaient-ils la même sincérité dans l’explosion de leur enthousiasme contradictoire : chacun d’eux fêtait son saint dans le même homme diversement jugé, Janus historique à deux faces35.

La conversation des deux amis, on s’en doute après cette entrée en matière, porte sur la politique et confronte leurs points de vue. Montaigne reprend sa thèse sur le Contr’un, dans lequel il discerne un « éloge de notre royauté […] spontané, sincère et franc », la « foi monarchique, superposée à un républicanisme de bouche et d’emprunt, jeu d’esprit et antiquaille d’humaniste »36. Il rappelle les nombreuses missions de La Boétie au service du roi, autant d’actes qui n’ont rien d’un révolutionnaire ni d’un démocrate. Mais, à la surprise de Montaigne, La Boétie lui réplique en faisant valoir la parfaite conformité de sa vie aux idées du Contr’un : « On n’y a vu qu’un cri de révolte contre le despotisme du roi ; mais c’est aussi et surtout une boutade de mépris pour la populaire servilité37. » La Boétie, conformément à la doctrine de Tarde, explique les comportements sociaux par l’imitation. Il juge en effet qu’on s’est « étrangement abusé » en croyant que son Contr’un avait contribué à engendrer le Contrat social et la Déclaration des droits de l’homme38, mais, de retour dans sa ville après trois siècles, il entend quand même, « ni révolutionnaire, ni rétrograde39 », incarner la liberté, c’est-à-dire la fraternité et l’amour. Ce dialogue des morts se résout à l’avantage et à la plus grande gloire de La Boétie comme chantre d’un républicanisme modéré — ainsi que porte-parole des méfiances de Tarde à l’égard de la foule —, tandis que Montaigne est légèrement tourné en dérision pour son légitimisme frileux.

Le second indice est aussi bizarre. Si Montaigne a pâti de la comparaison avec La Boétie au temps de Jules Ferry, le moyen le plus sûr de le blanchir était d’attaquer son rival, d’ébranler la réputation de La Boétie, peut-être de le faire chuter de son piédestal. Le plus étonnant est que cette tentative a eu lieu. Le docteur Armaingaud, amateur de Montaigne et fondateur de la Société des amis de Montaigne en 1912, après que l’université se fut emparée de son écrivain, entreprit de démontrer, dans une série d’articles publiés à partir de 1904, que le Discours de la servitude volontaire avait été revu, augmenté et corrigé par Montaigne après la mort de son ami. Montaigne y aurait interpolé sa propre réprobation de la politique royale de Charles IX et de Henri III après la Saint-Barthélemy ; il aurait aussi pris la responsabilité de faire circuler sous le nom de La Boétie un texte qu’il avait transformé en un pamphlet contre la monarchie et une apologie de la république. Bref, La Boétie ne serait pour rien dans la grandeur, la modernité et la gloire du Contr’un ; tout ce que ce texte a de subversif et de prophétique serait dû à Montaigne, qu’Armaingaud présentait comme le « véritable auteur du Discours de la servitude volontaire », sans lequel on n’aurait qu’un devoir d’écolier. On conçoit le bénéfice d’une telle opération : le rival est éliminé et Montaigne devient un républicain ainsi qu’un partisan de la Séparation, donc un authentique précurseur des Lumières. Une polémique s’ensuivit et la thèse ne survécut pas aux réfutations de Bonnefon et de Villey notamment40, mais aussi de Dezeimeris, toutes les générations érudites se liguant contre Armaingaud, qui n’en démordit pas et reprit la polémique dans Montaigne pamphlétaire en 191041. La dispute allait devenir une cause célèbre et un exercice d’école pour la critique d’attribution. Bonnefon devait quand même contribuer à ternir l’image progressiste de La Boétie puisque ce fut lui qui découvrit, à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, et publia, en 1917, le Mémoire sur l’édit de janvier, où il apparaissait que le magistrat La Boétie avait bien partagé le loyalisme politique de Montaigne. Mais c’est assez que la thèse faisant de Montaigne l’auteur du Contr’un ait été soutenue entre 1904 et 1910. Elle repose sur l’intuition que le fidéisme politique et religieux de Montaigne est une ruse destinée à abuser la censure : l’auteur des Essais est en vérité athée et progressiste, il doit l’être puisqu’il est un grand écrivain. Son livre est une œuvre politique camouflée en autoportrait ; elle doit livrer son secret. Ce point de vue trouve toujours des défenseurs. Géralde Nakam, par exemple, dans Les « Essais » de Montaigne, miroir et procès de leur temps (1984), excellent ouvrage par ailleurs, veut à tout prix sauver Montaigne de la réaction, y compris en se payant de mots. Il est difficile de nier son conformisme : « Mais, conclut-elle quand même, son royalisme est égalitaire. Sa coutume est novatrice. Son traditionalisme est libéral. Et son nationalisme internationaliste42. » Dans l’un des derniers livres publiés sur la philosophie politique de Montaigne, David Lewis Schaefer le présente une fois de plus, en 1990, sous l’incohérence apparente et le manque d’unité de son livre, comme un penseur politique de premier ordre et le précurseur de la théorie libérale moderne. Pour s’opposer à l’idée reçue d’aujourd’hui, faisant de Montaigne un adepte de la doctrine de la double vérité, ou un libéral en théorie et un conservateur en pratique, l’auteur s’abrite derrière l’autorité pourtant bien compromise et oubliée d’Armaingaud, qui reste, dans la critique montaigniste, le plus ardent partisan du libéralisme profond de Montaigne, sous le masque du fidéisme religieux et politique43. Il va même — rien de nouveau sous le soleil — jusqu’à reprendre l’idée selon laquelle Montaigne est le « véritable auteur » du Discours de la servitude volontaire44 !

Le débat sur la politique et la religion de Montaigne n’est pas clos, même si nous acceptons en général que le Discours de La Boétie ne fût en son temps qu’un « exercice de rhétorique », comme Weill le reconnaissait déjà45, exploité par les calvinistes après la Saint-Barthélemy, en dépit des intentions de son auteur. Nous ne sommes plus choqués ni par la philosophie ni par le réalisme politiques de Montaigne, ni par la contradiction qui oppose probablement son idéalisme républicain et son monarchisme concret. La politique de Montaigne n’en reste pas moins un enjeu pour la critique, comme en témoignent, parmi d’autres, les deux livres récents mentionnés.

En 1933, lors du quatrième centenaire de sa naissance, Montaigne est installé dans le Panthéon littéraire. Certains, tel Fernand Vandérem, jugent qu’on n’en fait pas assez mais la célébration est nationale46. À Paris, un colloque se réunit sous l’égide de la Société des gens de lettres, où Paul Hazard prend la parole47, et Louis Barthou, éternel ministre de la Troisième République, inaugure à la Sorbonne la maquette de la statue de Montaigne due à Paul Landowski, mise en place un an plus tard dans le square de Cluny : « Il est toujours présent. Ouvrez presque au hasard les Essais : ils vous paraîtront écrits d’aujourd’hui. […] Les Essais sont le bréviaire immortel de l’esprit français48. » Barthou se garde d’expliquer pourquoi, mais il cite Armaingaud et rappelle que Montaigne « ne pouvait pas tout dire » : « […] ses contradictions, qu’il ne faut pas juger uniquement d’après les apparences, étaient souvent des précautions. Les Essais ont des clefs […] Elle[s] réserve[nt] la pensée profonde de Montaigne49. » À chacun de nous de la déchiffrer. La thèse de l’allégorie est rarement avancée avec autant de franchise.

À Bordeaux, il y eut une exposition Montaigne, ses livres, ses amis, son temps50 à la Bibliothèque municipale et une grande semaine de conférences à la faculté des lettres. Le refrain de la première fois y est encore entonné par le conservateur de la Bibliothèque municipale, Henri Theulié, dans son discours d’ouverture :

Puis, comme ses prédécesseurs de 1892, il passe en revue les années 1633, 1733 et 1833 en expliquant pourquoi on n’a rien fêté. Il note que la réception de Montaigne a d’abord été le fait des « pays de libre examen52 » et conclut que Montaigne est enfin de retour à Bordeaux après avoir conquis le monde. Il revient dans sa ville parce que sa ville a changé, parce que la France n’est plus la même et que Montaigne s’y trouve enfin chez lui. Il n’est plus besoin de passer par le truchement de Renan pour rendre à Montaigne sa place parmi nous : « […] le temps où nous vivons, peu à peu, a fait siennes les anticipations qui devançaient ou inquiétaient son siècle. On a pu dire que sa critique s’est incorporée au tissu social actuel53. » J’ignore qui est ce on, mais il sert à suggérer qu’une critique sociale — politique, religieuse, pédagogique — à l’œuvre chez Montaigne est seulement recevable, lisible dans les Essais sous la Troisième République. Notre siècle est enfin celui de Montaigne ; l’auteur des Essais est notre contemporain. L’anachronisme rendant Montaigne actuel reste le modèle de la réception de notre écrivain à chacun de ses centenaires.

1992 : « Notre monde vient d’en trouver un autre »

Qu’en est-il aujourd’hui ? Quel anachronisme critique, quel malentendu historique ou quelle hérésie politique orientent la commémoration de Montaigne en 1992 ? L’écho de l’anniversaire de 1492 semble avoir cette fois fasciné les exégètes en peine de consensus. L’image d’un Montaigne témoin de la découverte de l’Amérique a guidé la célébration du quatrième centenaire de sa mort. Pour marquer le centenaire de 1492 et de 1592 à la fois, un joli petit livre a été publié dès l’automne de 1991 à Paris, sous l’égide de l’UNESCO, avec une préface de Ruggiero Romano. Sous le titre apocryphe Montaigne, De America, c’est une anthologie de tous les passages des Essais relatifs à l’Amérique — comme Compayré rassemblait les extraits sur la pédagogie en 1888 —, y compris les chapitres « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe », « Des cannibales » et « Des coches ». Faut-il croire à une coïncidence, ou qu’on ait choisi ce thème faute de mieux ? Le colloque officiel réuni à Paris et Bordeaux par la Société internationale des amis de Montaigne portait aussi sur « Montaigne et le Nouveau Monde ». « Montaigne, d’où tout est sorti », écrivait Claude Lévi-Strauss, faisant de l’auteur des Essais le père de l’ethnologie54. Tout, c’est-à-dire la vision de l’Autre qui donnera Rousseau et aboutira à Lévi-Strauss lui-même. Autrement dit, c’est encore comme précurseur de notre modernité que Montaigne est aujourd’hui glorifié ; et notre modernité, c’est l’Autre, avec le sentiment de culpabilité de ne pas s’en être aperçu plus tôt.

De même que l’évaluation de Montaigne a pu s’organiser implicitement autour du rapport ou de la rivalité avec La Boétie lors du troisième centenaire, sa relative curiosité pour la découverte de l’Amérique et sa conscience prétendument moderne de l’Autre fournissent les lieux communs de l’interprétation anachronique de Montaigne pour son quatrième centenaire. Il est plus difficile d’entreprendre à chaud le type d’analyse que j’ai proposée pour 1892 avec le recul d’un siècle, mais « Des cannibales » et « Des coches » sont parmi les chapitres des Essais les plus glosés aujourd’hui, le problème étant de décider si Montaigne a véritablement reconnu l’Autre, comme Lévi-Strauss le suggère depuis Tristes Tropiques, ou si son apparente ouverture vers l’Autre ne dissimule pas un essentiel souci de soi, comme Tzvetan Todorov le lui reproche dans Nous et les autres : « Il voudrait être relativiste, sans doute croit-il l’être ; il n’a en réalité jamais cessé d’être universaliste55. » Étiemble, Michel de Certeau et d’autres ont pris parti dans ce débat sans trancher la question56. Mais le petit De America aujourd’hui attribué à Montaigne permet de comprendre l’intention de l’allégorie actuelle. Le libellé de la quatrième de couverture nous avertit assez nettement du sens à donner au recueil :

[…] ce texte premier, à l’heure de la célébration du cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique, esquisse l’émergence d’une nouvelle conscience de l’Autre, d’un regard sur l’étrange et l’étranger, dont [sic] la modernité pose les fondements de l’anthropologie.

La syntaxe n’est pas limpide mais le vocabulaire dessine la thèse : « émergence d’une nouvelle conscience de l’Autre », « modernité », « fondements de l’anthropologie » : voilà ce qu’on est heureux de trouver à présent dans les Essais. L’avant-propos précise le projet d’un retour à Montaigne pour se débarrasser des stéréotypes accumulés sur le compte de l’Amérique, et la préface ajoute à son tour que l’évangélisation de l’Amérique puis l’impérialisme européen — vraisemblablement les causes des stéréotypes mentionnés ci-dessus — ont, dès le XVIe siècle, réduit chez les Européens la capacité de comprendre et de construire un monde nouveau incluant le Nouveau Monde. Sauf Montaigne ! Qui d’autre, à lui tout seul, nous rachèterait du colonialisme et de l’impérialisme ? On voit tout l’intérêt qu’il y a de lui tresser des couronnes pour nous disculper de plusieurs siècles d’hégémonie européenne et de condescendance.

Pourtant, il semble qu’au-delà des idéologies anachroniques appliquées aux Essais nous sommes désormais en mesure de percevoir l’ambivalence profonde de l’attitude de Montaigne envers l’Autre, affirmant à la fois dans « Des cannibales » qu’« il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (I, 31, 205 A), et, un peu plus loin, que « nous les pouvons donq bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie » (210 A). Le relativisme culturel de la première proposition, à laquelle il faut s’arrêter pour faire de Montaigne un précurseur des ethnologues modernes, est battu en brèche par le renversement sociologique qui sert ensuite à condamner le Vieux Monde en comparaison du Nouveau, puis par le retour d’un universalisme et l’avènement de la « raison », qui se substitue maintenant à la « voix commune » pour renvoyer dos à dos cannibales et Européens dans la barbarie. L’interprétation est rendue plus difficile encore par les silences ou faux-semblants de Montaigne sur ses sources : il prétend tenir toute son information sur les Indiens d’un témoin fidèle, un « homme simple et grossier » qui aurait participé à l’expédition de Villegagnon au Brésil, mais la critique historique a depuis longtemps révélé qu’il s’inspirait pour l’essentiel des récits des cosmographes, et encore en y supprimant tous les détails réalistes incompatibles avec sa thèse sur le cannibalisme d’honneur57. Les manipulations de Montaigne, et jusqu’à son oubli bizarre du troisième scandale français — auprès de la servitude politique et de l’inégalité sociale — observé par les Indiens rencontrés par Montaigne à Rouen, tout cela nous conduit à beaucoup de perplexité. Mais justement, comme nous n’en sommes plus, en 1992, à célébrer naïvement la conquête de l’Amérique par Colomb — aux États-Unis, la culpabilité du génocide des Indiens interdit toute commémoration au premier degré —, la position de Montaigne nous convient, cette vague haine de soi qui procure un ultime réconfort moral. Il est bienséant pour l’Occident de douter de lui-même et Montaigne a bon dos. Avec lui, nous pouvons faire de la mauvaise conscience la dernière ruse de la bonne conscience.

Allégorie et philologie

Je limiterai mon propos sur la rencontre de 1492 et 1592 dans la célébration du quatre centième anniversaire de la mort de Montaigne à ces quelques remarques. Mais je dois prendre un moment encore pour demander en quoi l’analyse de la réception de Montaigne que j’ai menée peut servir la lecture et l’interprétation des Essais aujourd’hui. Tout cela est-il seulement anecdotique, un petit point d’histoire littéraire sur 1892 plus quelques considérations immédiates sur 1992 ? Ou une réflexion historique sur la réception d’un écrivain constitue-t-elle une étape indispensable pour la compréhension d’un texte ? C’est évidemment le second point de vue que je soutiens et en quelques mots j’établirai ainsi sa validité.

L’anachronisme est une interprétation allégorique du passé en fonction du présent ou du futur, une lecture de l’ancien sur le modèle du nouveau. En ce sens, l’anachronisme par excellence est l’interprétation du nouveau ancien (de l’idée traditionnelle du nouveau) à la manière du nouveau moderne (de l’idée moderne du nouveau), en particulier de l’humanisme de la Renaissance à partir des Lumières, de Montaigne comme un précurseur de Rousseau, alors que l’idée de progrès historique n’effleure jamais l’auteur des Essais. L’anachronisme est un acte herméneutique d’appropriation, une sorte de prophétie à l’envers comme chez Agrippa d’Aubigné, qui semait ses Tragiques d’apophéties ou de prophéties faites après coup, ainsi définies dans l’avis aux lecteurs, « predictions de choses advenues avant l’œuvre clos, que l’autheur appeloit ses apopheties », comme les visions des assassinats d’Henri III et d’Henri IV. L’exégèse typologique de la Bible — la lecture de l’Ancien Testament comme s’il annonçait le Nouveau Testament — reste le prototype de l’interprétation par l’anachronisme, mais, plus généralement, toute critique littéraire se fonde sur l’anachronisme au sens où elle lit le passé comme l’accomplissement d’un paradigme nouveau, que celui-ci soit historique, linguistique, sociologique ou autre. L’allégorie est un instrument tout-puissant pour induire un sens nouveau dans un texte ancien et Montaigne ironisait déjà sur les lectures anachroniques d’Homère ou de Platon : « Chacun, s’honorant de l’appliquer à soi, le couche du costé qu’il le veut. On le promeine et l’insere à toutes les nouvelles opinions que le monde reçoit. » Puis, pensant vraisemblablement à la pédérastie, il ajoutait : « On faict desadvoüer à son sens les mœurs licites en son siecle, d’autant qu’elles sont illicites au nostre » (II, 12, 587 C).

À partir de Spinoza, la philologie appliquée au texte sacré, bientôt à tous les textes, vise pour l’essentiel à prévenir l’anachronisme exégétique. Brunetière se félicitait, dans son article de 1906 accueillant les premiers travaux d’érudition consacrés aux Essais, que les recherches sur Montaigne, soucieuses avant tout « de la bibliographie et de la chronologie58 », soient désormais indifférentes à l’ambition de « reconstituer l’unité méconnue de son œuvre et de sa pensée59 ». Il précisait que « depuis plus de deux cents ans, c’est “en fonction” de Pascal et du dessein des Pensées que la critique française interprète Montaigne60 ». Ce Montaigne préoccupé par la question religieuse, « c’est le Montaigne de Pascal, et, si j’osais ainsi dire, c’est le Montaigne des Pensées plutôt que celui des Essais ». Pascal a longtemps fourni une clé commode et puissante pour la lecture rétrospective des Essais : l’allégorie se mêle ici à une conception évolutionniste ou dialectique de l’histoire des idées, faisant de Montaigne un précurseur de Pascal, puis des Lumières, à présent de l’ethnologie et de la correction vis-à-vis de l’Autre. C’est comme si la philologie n’était jamais qu’un moment, ou comme si l’anachronisme avait la vie plus dure, et le Tractatus theologico-politicus de Spinoza a d’ailleurs été publié en 1670, la même année que les Pensées de Pascal, le fin du fin dans l’exégèse figurative de l’Écriture. La philologie, qui sépare avec soin l’histoire de la production des textes et l’histoire de leur réception, n’a pas remplacé les exégèses qui, telle la déconstruction aujourd’hui, postulent que le texte antérieur est celui qui parle du texte ultérieur, qui le commente : selon Jacques Derrida, La Lettre volée d’Edgar Poe contient déjà — prédit — le séminaire de Jacques Lacan sur ce conte ; selon Barbara Johnson, le texte de Poe anticipe aussi l’article de Derrida réfutant l’interprétation lacanienne, et ainsi de suite, sans bien sûr que le premier texte qui commente tous les autres soit jamais accessible.

Les textes littéraires provoquent plus ou moins l’anachronisme exégétique et y résistent plus ou moins bien, mais il en est qui me paraissent avoir battu les records de la lecture anachronique et s’être pourtant défendus victorieusement jusqu’à ce jour contre les tentatives d’appropriation critique ou de réception inappropriée : ce sont notamment certains textes de la Renaissance, comme les livres de Rabelais et de Montaigne, dont l’attente des premiers lecteurs nous reste un mystère et dont le dessein, la pensée secrète, continue de nous fasciner. Il est indispensable de connaître les variantes de leur appropriation anachronique, car ces allégories constituent les lieux communs de notre propre horizon d’attente, et d’analyser les moyens de leur ténacité, car le sens d’un texte tient à sa résistance à l’anachronisme interprétatif.

Cela dit, n’oublions pas que c’est à travers les anachronismes et leur renouvellement permanent qu’une œuvre survit. L’allégorie donne peut-être lieu à une tératologie — elle produit une collection de monstres éphémères —, mais la philologie tend à enterrer les livres comme de petits cercueils dans un vaste cimetière des lettres. Une œuvre qu’on cesse d’allégoriser est une œuvre morte. L’histoire de la réception d’une œuvre littéraire est une suite de va-et-vient entre l’allégorie et la philologie, entre l’allégorie qui tire le texte à nous, révèle son actualité, ce qu’il a encore à nous dire, et la philologie qui le remet à sa place, le tient à distance, le reconduit à ses circonstances historiques et à l’intention de son auteur. Allégorie et philologie sont inséparables et tracent le cercle herméneutique de la critique littéraire, affaire de proximité et d’éloignement à la fois, de participation et de méfiance. Montaigne n’y échappe pas.