La grande tradition allégorique ancienne, biblique et médiévale, que ce soit sous sa forme rhétorique — métaphore continuée, obliquité de sens, énigme, ironie — ou sous sa forme herméneutique — lettre et esprit, niveaux de sens, os et moelle, écorce et fond —, semble absente des Essais. Montaigne la réprouve comme les humanistes de son âge. Mais le système de l’allégorie refait quelquefois surface sous un mot ou un autre, ou plutôt, si l’image d’un dessous des mots sent trop elle-même l’allégorie, l’allégorie est parfois rappelée par un terme de son lexique rituel. Nous avons deviné sa silhouette derrière la réhabilitation du voile et de la figure, mais c’était une autre allégorie, sur le modèle de la chasse et du désir, horizontale et indéfinie. Voilà où nous en sommes. Mais l’allégorie proprement dite, au sens herméneutique, est verticale, finie, hiérarchisée. Elle fait l’hypothèse d’une profondeur du texte où le sens serait enfoui. Ne se manifeste-t-elle jamais dans les Essais ? Je crois quand même que si, et le plus nettement dans certains passages où Montaigne a l’air d’ébaucher la théorie de la gradation que Pascal formulera dans la liasse « Raisons des effets » des Pensées :
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. […] Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière (frag. 90)1.
Il est parfois possible de pressentir dans les Essais la parenté de l’allégorie patristique et de la gradation pascalienne.
Poursuivant cette enquête sur l’allégorie du côté de la gradation, nous rencontrerons l’histoire, sa lecture et son écriture, qui sont toutes deux affaire de jugement — le mot revient souvent dans ce contexte —, c’est-à-dire d’interprétation morale. Dans les Essais, la vision de l’histoire se situe à l’intersection de l’allégorie et de la gradation : Montaigne se représente les exégètes de l’histoire sur plusieurs niveaux, comme une hiérarchie intellectuelle ou même une pyramide sociale.
La liasse « Raisons des effets » rassemble la plupart des fragments politiques des Pensées : gradation et pensée de derrière y définissent les rudiments d’une théorie politique scandaleuse, car elle réduit la justice à la force et enjoint de respecter l’ordre non pas malgré son absence de légitimité mais à cause d’elle. Y aboutir, ce sera revenir à la question des lectures allégoriques des Essais. Si celles-ci sont politiques et religieuses pour l’essentiel, une raison n’est-elle l’affinité que présentent l’allégorie et la gradation ? N’est-ce pas la prémisse d’une gradation, ou une gradation suspendue, qu’il est tentant de déchiffrer allégoriquement et de compléter ? Pascal, trop subtil lecteur de Montaigne, reste le guide dans toute allégorie des Essais : c’est le piège du « Montaigne des Pensées ». Décrivant les ruines de l’allégorie chez Montaigne comme les bases de la gradation pascalienne, l’avertissement est à retenir : gardons-nous d’expliquer Montaigne « “en fonction” de Pascal et du dessein des Pensées », comme Brunetière le reprochait à deux siècles de commentaires jusqu’à l’avènement de la philologie2.
L’idée de la gradation, c’est-à-dire celle d’une hiérarchie de l’intelligence ou de la conscience, imprègne de nombreuses pages des Essais. On en trouve la dernière forme, la plus élaborée, à la fin du livre III, dans le chapitre « De la phisionomie », lorsque Montaigne remarque que la sagesse suprême, celle de Socrate, rejoint l’attitude des paysans devant la mort. Montaigne cite le plaidoyer de Socrate devant ses juges, « d’une hauteur inimaginable » (III, 12, 1054 B), mais en même temps « naïf et bas » (1054 C). Dans cet exemple, d’ailleurs un exemplum traditionnel suggérant diverses leçons morales, le sublime s’identifie au naturel, le haut se confond avec le bas :
[B] […] c’est un discours en rang et en naifveté bien plus arriere et plus bas que les opinions communes : il represente [C] en une hardiesse inartificielle et niaise, en une sécurité puérile, [B] la pure et premiere impression [C] et ignorance [B] de nature. […] Là loge l’extreme degré de perfection et de difficulté : l’art n’y peut joindre (1054-1055 B-C).
Entre les paysans et Socrate, semblables dans leur équanimité, s’étend le marais des demi-savants — voyez l’abus qui point : j’emploie déjà le terme de Pascal —, qui craignent la mort, prennent le « bout » de la vie pour le « but » de la vie (III, 12, 1051 C), et perdent leur temps à s’y préparer. Pascal écrira, dans le même esprit : « La sagesse nous envoie à l’enfance » (frag. 82), ou le plus haut degré de la lumière marque un retour à l’ignorance, de même qu’il distinguera d’après Montaigne la « pure ignorance naturelle », celle des paysans, et l’« ignorance savante qui se connaît », celle de Socrate (frag. 83).
Dès le livre I des Essais, dans le petit chapitre anodin « Des vaines subtilitez », le thème de la gradation avait été esquissé. Montaigne commence par citer, peut-être pas par hasard, des exemples poétiques de « vaines subtilitez » : acrostiches et calligrammes sont des parodies formelles de l’allégorie ou du sens caché. Puis il poursuit : « Nous venons presentement de nous jouër chez moy à qui pourroit trouver plus de choses qui se tiennent par les deux bouts extremes » (I, 54, 311 A). Nous sommes en plein jeu de société. Par exemple, le mot Sire, ou Dame, désigne à la fois le plus haut et le plus bas de l’échelle sociale mais « ne touche point ceux d’entre deux » : on se rappelle qu’il s’agissait, dans « Sur des vers de Virgile », d’« appren[dre] aux dames » à babiller comme des femmes de chambre. Or, c’est là où on l’attend le moins que l’allégorie revient. Suivent toute une série de ressemblances des extrêmes, notamment entre les bêtes et les dieux, ou la bêtise et la sagesse, encore un lieu commun érasmien :
[…] les Sages gourmandent et commandent le mal, et les autres l’ignorent : ceux-cy sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà. […] l’ordinaire et moyenne condition des hommes loge entre ces deux extremitez, qui est de ceux qui apperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter (312 A).
Il y a longtemps qu’on a vu dans ces quelques lignes l’amorce de la gradation : le rapprochement avec les deux ignorances distinguées par Pascal dans le fragment 83 des Pensées était signalé par Ernest Havet dans son édition de 18523. Montaigne passait ensuite à d’autres cas aussi anecdotiques d’extrêmes qui se touchent, mais cette réflexion de 1580 sur les différentes manières de supporter la douleur provoqua une addition de 1588, laquelle suscita à son tour un commentaire intercalé dans l’exemplaire de Bordeaux. Ce commentaire est conforme à la leçon du chapitre « De la phisionomie » sur l’affinité de l’ignorance savante, celle de Socrate, et de l’ignorance simple, celle des paysans :
[B]Il se peut dire, avec apparence, qu’[C]il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science, une autre, doctorale, qui vient aprés la science : ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle deffaict et destruit la premiere (312 B-C).
Cette remarque montre que le texte de 1580, où Montaigne se bornait à dresser une liste de ressemblances ou d’identités des extrêmes, a été infléchi vers la méditation plus fondamentale de la fin du livre III sur l’excellence de Socrate. Montaigne réinterprète désormais en ce sens non seulement le texte de 1580 sur la douleur mais encore l’addition qu’il avait occasionnée en 1588 et qui semble concerner tout droit l’allégorie, ou même — phénomène unique dans les Essais — la lecture typologique de la Bible, établissant ce que la gradation pascalienne leur doit :
[B] Des esprits simples, moins curieux et moins instruicts, il s’en faict de bons Chrestiens qui, par reverence et obeissance, croient simplement et se maintiennent soubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité s’engendre l’erreur des opinions : ils suyvent l’apparence du premier sens, et ont quelque tiltre d’interpreter à simplicité et bestise, de nous voir arrester en l’ancien train, regardant à nous qui n’y sommes pas instruicts par estude. Les grands esprits, plus rassis et clairvoians, font un autre genre de bien croyans ; lesquels, par longue et religieuse investigation, penetrent une plus profonde et abstruse lumiere és escriptures, et sentent le misterieux et divin secret de notre police Ecclésiastique (312-313 B).
Ce n’étaient déjà plus là les « vaines subtilitez » de 1580, ni encore tout à fait la gradation socratique que résumera l’addition intercalée dans l’exemplaire de Bordeaux, mais une hiérarchie distinguant soigneusement la foi simple, dépourvue de curiosité et soumise à l’Église, puis l’attachement à l’« apparence du premier sens », c’est-à-dire la lettre à laquelle les protestants bornent le texte sacré — car il s’agit d’eux parmi ces demi-savants qui veulent bousculer l’« ancien train » et provoquer le changement, la « nouvelleté », sans savoir où cela conduira —, enfin la découverte de la « plus profonde et abstruse lumiere » de l’Écriture qui relégitime au demeurant l’autorité de l’Église. Le scepticisme chrétien, on le sait, mène à un fidéisme conservateur : pourquoi changer si nous ne savons pour quoi ? Dès avant Pascal, voilà le résultat le plus clair de cette échelle des fidèles ordonnant les esprits simples, la moyenne vigueur et les grands esprits, à la fois selon leur intelligence de la vérité du Livre et leur soumission à l’autorité de l’Église. Or, pour atteindre ce but, Montaigne a dû passer par une réévaluation déconcertante de l’allégorie, au sens le plus dogmatique de la typologie biblique comme instrument apologétique. Il a évidemment à l’esprit la doctrine médiévale des quatre sens de l’Écriture et il adapte cette grille à la réfutation des protestants qui prétendent revenir au seul texte de la Bible. Montaigne défend une pédagogie de la difficulté qui rappelle saint Augustin. L’ingéniosité, réprouvée en général comme synonyme d’interprétation trop subtile ou sophistiquée, devient « longue et religieuse investigation » ; l’obscurité, condamnée d’habitude, est rachetée au prix d’un oxymoron conventionnel, sous l’appellation de « plus profonde et abstruse lumiere ». Il suffit pour y atteindre de franchir les degrés de l’allégorie : « […] en voyons nous aucuns estre arrivez à ce dernier estage par le second, avec merveilleux fruict et confirmation, comme à l’extreme limite de la Chrestienne intelligence » (313 B). Ainsi Montaigne n’exclut pas qu’on puisse passer du second au troisième degré et retrouver la foi catholique, mais il ne s’agit pas de confondre — un coup à gauche, un coup à droite — ce dernier degré avec les excès de la Ligue :
[…] en ce rang n’entens-je pas loger ces autres qui, pour se purger du soubçon de leur erreur passé et pour nous asseurer d’eux, se rendent extremes, indiscrets et injustes à la conduicte de nostre cause, et la taschent d’infinis reproches de violence (313 B).
Comme on le voit, Montaigne s’est beaucoup éloigné de ces « subtilitez frivoles et vaines » qui faisaient l’objet du chapitre de 1580. L’allégorie rentre au service de l’ordre établi.
Après cette longue et grave addition de 1588, un nouvel ajout est inséré dans l’exemplaire de Bordeaux, qui rapproche derechef les « paisans simples » et les philosophes, tandis que « les mestis qui ont dedaigné le premier siege d’ignorance des lettres, et n’ont pu joindre l’autre (le cul entre deux selles, desquels je suis, et tant d’autres), sont dangereux, ineptes, importuns : ceux icy troublent le monde » (313 C). Cette addition modifie à son tour la portée du texte de 1588. Entre les très simples et les très savants, l’entre-deux logeait en 1588 les protestants, partisans de la lettre ; mais les interprètes trop subtils de l’esprit semblent y résider d’après l’exemplaire de Bordeaux, les abstracteurs de quintessence. Et Montaigne se range parmi eux, dans l’entre-deux de l’aurea mediocritas ou de la « médiocrité dorée », comme il le fait en général, contrairement à ce qu’il suggérait dans l’addition de 1588, où les occupants du milieu « regard[aient] à nous qui n’y sommes pas instruicts par estude » : l’exception confirme qu’il s’agissait bien des protestants. Une dernière addition postérieure à 1588 assimile en ce point la « poësie populaire et purement naturelle » et la « poësie parfaitte selon l’art ». Entre les deux, la « poësie mediocre », c’est-à-dire embarrassée par le sens ou encore allégorique : j’y reviendrai.
Ces couches successives d’additions déplacent le thème du chapitre de la curiosité pour l’identité des extrêmes en 1580, d’abord vers la critique des positions moyennes — les protestants, Montaigne lui-même — en 1588, puis vers la gradation de la simplicité à l’excellence, de l’ignorance abécédaire à l’ignorance socratique, dans l’exemplaire de Bordeaux. Ce glissement d’accent était déjà présent virtuellement dans le texte de 1580, à propos duquel Ian McLean a montré que l’intérêt déviait peu à peu des extrêmes au tiers exclu, en particulier dans le dernier exemple de 1580, retardé dans l’exemplaire de Bordeaux par toute la page des additions que nous venons de gloser. Cet exemple final situe les Essais eux-mêmes dans l’entre-deux : « […] ils ne plairoient gueire aux esprits grossiers et ignorans, ny gueire aux delicats et scavans. Ceux-là n’y entendroient pas assez, ceux-cy y entendroient trop » (313 A). Cette chute, assez étrangère à l’esprit initial du chapitre et à son souci exclusif des extrêmes, ressemble dès 1580 à un commentaire survenu après coup. Du reste, la dernière phrase du chapitre manque encore et Montaigne l’ajoute, sous la forme « […] ils trouveroient place entre ces deux extremités », sur la page d’errata insérée en tête de l’édition de 1580, comme si elle lui avait été inspirée à la lecture des épreuves. Puis il réécrit cette phrase dans l’édition de 1582 : « […] ils pourroient vivoter en la moyenne region », de même qu’il corrige les épithètes distinguant les extrêmes dans la phrase qui précède : « […] ils ne plairoient gueire aux esprits communs et vulgaires, ny gueire aux singuliers et excellens », tout cela avec un soin qui témoigne déjà d’une réinterprétation du chapitre4.
La vieille allégorie revient ainsi dans les Essais sous la forme d’une ébauche de la gradation pascalienne. Il faut citer presque en entier le fragment 83 des Pensées, qui marque parfaitement la liaison des « vaines subtilitez » et des « raisons des effets » :
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis, mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout.
La problématique des « extrémités qui se touchent » et de l’« entre deux » est la même, jusqu’au verbe troubler le monde que Pascal reprend à Montaigne pour désigner l’action des demi-savants, avec cette différence pourtant : c’était avec désinvolture ou par humilité que Montaigne se plaçait dans l’entre-deux, alors que Pascal lui en fait fermement grief et songe toujours à lui quand il dénonce les courtes vues des demi-habiles. Pascal reproche à Montaigne d’observer qu’on ne réagit pas de la même manière à un boiteux et à un esprit boiteux — « […] pourquoy, sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu’un qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouvons souffrir la rencontre d’un esprit mal rengé sans nous mettre en cholere ? » (III, 8, 929 B) —, mais de ne pas être capable de l’expliquer comme Pascal le fera : « À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons » (frag. 98). Dans De l’art de persuader, Pascal reconnaît cependant que Montaigne est de ceux qui savent repérer les différences derrière les ressemblances, et il fait l’éloge du chapitre « De l’art de conferer », même si l’exemple des boiteux s’y trouve à la page suivant celle à laquelle Pascal se réfère :
Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pourquoi l’incomparable auteur de « l’Art de conferer » s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’étendre l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit-il, l’esprit d’où il sort5.
Pascal découvre chez Montaigne la forme de ce raisonnement qui déplace le lieu de la vérité de l’énoncé à l’énonciation, du discours à l’intention. « Il y aurait dans l’essai intitulé “De l’art de conferer” une position philosophique […] fondamentale qui unit Pascal à Montaigne », écrivait récemment un exégète de Pascal6. Cette position commune tient à la recherche de l’intentionnalité, car deux discours identiques peuvent s’opposer par une « pensée de derrière » : « Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple » (frag. 91).
Pascal est séduit, notamment dans « De l’art de conferer », par la réflexion de Montaigne sur la difficulté qu’il y a de juger un homme à ses discours et à ses actes. « Autant peut faire le sot celuy qui dict vray, que celuy qui dict faux » (III, 8, 928 B), écrit Montaigne, qui doit dès lors inventer les principes d’une analyse permettant de décider si celui qui dit une chose vraie la dit par hasard ou par intention. « Tout homme peut dire veritablement ; mais dire ordonéement, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent » (928 B), écrit encore Montaigne dans « De l’art de conferer », ce dont Pascal tirera : « Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur7. » Ainsi apparaissent le souci de la « pensée de derrière » et la théorie de la gradation pour séparer la vérité d’intention de la vérité de hasard. La problématique est la même dans « De l’utile et de l’honneste » et à la fin « De la phisionomie », quand Montaigne se demande ce qui distingue sa propre sincérité d’une sincérité feinte et le trouve, de manière quelque peu tautologique ou redondante, dans sa « montre apparente de simplesse et de nonchalance » (III, 1, 792 B). En ce sens, il s’agit moins de la survivance ou de la résurgence de l’allégorie médiévale dans les Essais — pour la tradition allégorique, le sens réside dans le texte ; pour Montaigne, il dépend de l’interprétation d’une intentionnalité — que des éléments de la « pensée de derrière » et de l’amorce de la dialectique moderne, si l’on voit dans la gradation pascalienne elle-même les débuts de la pensée dialectique. Chez Montaigne, la fin de l’allégorie touche au commencement de la dialectique.
L’affinité de l’allégorie et de la gradation se manifeste une seule fois sans équivoque dans les Essais mais les passages où Montaigne tente de formuler sa conception de l’histoire rappellent la hiérarchie de fidèles. Là aussi, les implications religieuses et politiques sont importantes pour la défense de l’ordre établi.
Montaigne n’a pas une vision simple de l’histoire. Karlheinz Stierle souligne qu’elle est chez lui « également soustraite au niveau syntagmatique et au niveau paradigmatique8 ». Par niveau paradigmatique, il fait allusion à la conception ancienne de l’histoire comme trésor d’exemples ou répertoire de topoi, de « lieux communs » dont la valeur a la permanence de la nature humaine ; par niveau syntagmatique, il désigne une histoire orientée, dotée d’un sens, que ce dernier dépende de la confiance chrétienne en un salut historique ou, plus tard, de l’idéologie profane du progrès historique. Claude Blum a rappelé que ces deux conceptions de l’histoire, paradigmatique et syntagmatique, étaient illustrées, dans la seconde moitié du XVIe siècle, par la vision antique de l’histoire d’un côté, telle que Jean Bodin la systématise dans la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566), comme « répertoire exemplaire de connaissance sur la vie humaine », et par le modèle chrétien d’un autre côté, tel que Louis Le Roy le représente dans De la vicissitude ou variété des choses en l’univers (1575), comme organisation des faits historiques « dans une perspective d’évolution qui est habituellement celle de l’Histoire du salut » 9. Écartelé entre les deux, selon Stierle, « Montaigne s’installe dans le suspens10 », c’est-à-dire dans l’incertitude sur nos rapports de lecteurs et d’écrivains avec l’histoire. Les histoires, ayant perdu à la fois leur visée et leur exemplarité, deviennent « l’expression d’une pluralité de sens11 » : elles sont toujours à interpréter ou à juger au cas par cas. L’allégorie, au sens où elle esquisse la gradation, est une manière de penser l’histoire quand celle-ci n’est ni exemplaire ni orientée.
Les deux passages qui traitent le plus directement de l’histoire dans les Essais, ou plus exactement de l’historiographie, confirment cette relation problématique de l’histoire et du sens en se situant en plein à l’intersection de l’allégorie et de la gradation. Les deux points de vue que Montaigne envisage sur l’histoire, celui de sa lecture et celui de son écriture, posent pareillement la question du jugement ou de l’interprétation, qui reste la pierre de touche de tout le discours des Essais sur l’histoire : « Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires, qu’à en juger », recommande Montaigne au gouverneur dans « De l’institution des enfans » (I, 26, 156 A). Car l’histoire n’a plus de sens unique, ni paradigmatique ni syntagmatique.
Le premier passage figure dans « Des livres ». Il est connu. Léon Brunschvicg signalait son rapport avec le fragment 83 des Pensées sur les degrés de l’ignorance12. Il présuppose en effet une gradation : « J’ayme les Historiens ou fort simples ou excellens » (II, 10, 417 A). Les simples « n’ont point de quoy y mesler quelque chose du leur », ils enregistrent donc de bonne foi, sans choisir ni trier, « nous laissent le jugement entier pour la cognoissance de la verité ». À l’autre bout, les « bien excellens » savent discerner et interpréter en fonction de ce qui est le plus vraisemblable : « Ils ont raison de prendre l’authorité de regler notre creance à la leur. » Mais ils sont rares : « Ceux d’entredeux (qui est la plus commune façon), ceux là nous gastent tout. » Ils choisissent, ils jugent, ils tordent la narration au gré de leurs fantaisies13. Si Montaigne s’inspire ici de Bodin, lequel recommandait expérience, érudition et intégrité chez l’historien, avant d’ajouter : « […] je suis terriblement perplexe sur le point de savoir si l’historien a qualité pour louer, blâmer ou juger les faits qu’il rapporte, ou s’il doit laisser aux lecteurs toute leur liberté d’appréciation14 », la notion même de gradation était parfaitement absente de la Méthode de l’histoire, c’est-à-dire l’idée que l’excellence puisse rejoindre la simplicité par-delà la présomption et l’emphase qui caractérisent l’entre-deux des historiens rhéteurs et herméneutes. Bodin reconnaissait simplement l’existence de trois genres d’historiens :
Le premier comprend ceux qui sont venus aux affaires en y apportant des dispositions naturelles encore fortement accrues par l’érudition acquise ; le second, ceux qui ont manqué de culture mais non pas d’expérience ni de dispositions naturelles ; et le troisième enfin, ceux qui, n’ayant reçu de la nature que des dons médiocres et manquant complètement de l’expérience des affaires, ont cependant réussi, par leur zèle et leurs labeur incroyables dans la récollection des documents, à égaler presque leurs concurrents blanchis au gouvernement de la République15.
On avait affaire à une tripartition entre hommes d’expérience et d’érudition, hommes d’expérience sans érudition et hommes d’érudition sans expérience, mais ces derniers valent presque les premiers aux yeux de Bodin, grâce à leur passion du document qui rachète leur médiocrité. L’ordre de la présentation n’est pas non plus celui de Montaigne, qui ne doute pas que l’historien, s’il a du jugement, doit en user et tirer des leçons morales de l’histoire, au lieu de se contenter d’enregistrer les faits et de laisser parler les choses. Bodin ignore dans ces lignes la hiérarchie que Montaigne introduit en les résumant et en insistant sur la parenté des extrêmes pour justifier la critique des moyens.
Qui sont au demeurant les historiens excellents ? Montaigne ne nomme personne. En 1580 et encore en 1588, avant une biffure dans l’exemplaire de Bordeaux, il répétait deux fois que « les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire » (418 A)16. L’opposition des simples et des excellents semble coïncider avec la hiérarchie militaire et sociale : Montaigne loue dans les deux cas l’histoire racontée par les acteurs, mais les simples ont vécu l’histoire avec la troupe — comme Fabrice à Waterloo —, tandis que les excellents ont fait l’histoire. Mais, si Montaigne suppose que les chefs en savent plus que les subalternes, le privilège accordé au témoignage reste essentiel, tandis que l’allégorie et la mediocrité sont le fait des historiens de seconde main, absents de l’action et réduits à conjecturer : peu de confiance dans le document pour remédier aux insuffisances humaines, à la différence de Bodin.
Un passage très voisin, bien connu lui aussi, se trouve au début du chapitre « Des cannibales », à propos du truchement qui aurait informé Montaigne sur les mœurs des Indiens du Brésil :
Cet homme que j’avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage : car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent ; et, pour faire valoir leur interpretation et la persuader, ils ne se peuvent garder d’alterer un peu l’Histoire : ils ne vous representent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont veu ; et, pour donner credit à leur jugement et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matiere, l’alongent et l’amplifient. Ou il faut un homme tres-fidelle, ou si simple qu’il n’ait pas dequoy bastir et donner de la vray-semblance, à des inventions fauces, et qui n’ait rien espousé (I, 31, 205 A).
La gradation distingue cette fois les hommes simples, les fines gens et les hommes très fidèles. Les hommes simples — pure pétition de principe — ne sont pas capables d’enjoliver ni de raconter autre chose que ce qu’ils ont vu. Les hommes très fidèles respectent la vérité, mais Montaigne n’en dit ici rien de plus. Entre les deux, les fines gens sont à nouveau caractérisés par la rhétorique et l’herméneutique, toutes deux contenues dans l’adverbe curieusement, « avec soin ou application », en général péjoratif chez Montaigne. Ils interprètent l’histoire ; ils la modifient pour mieux convaincre leurs interlocuteurs : glose, masque, visage, allongement, amplification, tous ces termes nous renvoient au système de l’allégorie rhétorique ou herméneutique qui se profile dans l’arrière-plan lorsque Montaigne s’en prend à l’écriture ordinaire de l’histoire, elle-même fondée sur une lecture conjecturale.
Cette mise au point est d’autant plus troublante, on le sait, qu’après un plaidoyer sans ambages en faveur de la simplicité à défaut de l’excellence Montaigne s’engage dans un pieux mensonge et impute à son prétendu témoin des propos empruntés aux cosmographes et voyageurs, notamment aux Singularitez de la France antarctique du cordelier André Thevet (1557) et à l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil du protestant Jean de Léry (1578). En outre, il adapte sans vergogne ses emprunts à l’interprétation qu’il veut donner du cannibalisme. Je ne rappellerai qu’un seul infléchissement mais il porte sur l’essentiel, à savoir le sens même de l’acte cannibale. Léry le jugeait avec beaucoup de pondération et de nombreuses clauses de style :
Non pas cependant, ainsi qu’on pourrait estimer, qu’ils fassent cela ayans esgard à la nourriture : car combien que tous confessent cette chair humaine estre merveilleusement bonne et delicate, tant y a neanmoins, que plus par vengeance, que pour le goust (horsmis ce que j’ay dit particulierement des vieilles femmes qui en sont si friandes) leur principale intention est, qu’en poursuivant et rongeant ainsi les morts jusques aux os, ils donnent par ce moyen crainte et espouvantement aux vivans17.
Montaigne, faisant fi des non pas cependant, combien que, tant y a néanmoins, horsmis ce que, tranche en faveur d’une explication symbolique du cannibalisme. Il conçoit l’anthropophagie comme une allégorie et, sûr de son fait, il évacue de la relation de Léry tous les détails réalistes et affreux qui dérangeraient sa propre lecture : « Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes : c’est pour representer une extreme vengeance » (I, 31, 209 A). S’autorisant de la comparaison avec les Scythes d’Hérodote, allégués comme repoussoir ou antithèse, Montaigne néglige toutes les prudences de Léry et résout le scandale du cannibalisme en y voyant un acte lui-même allégorique, ou dont la réalité s’efface sous le symbole. Je ne poursuivrai pas l’analyse de cette spiritualisation du cannibalisme, à laquelle plusieurs critiques, comme Frank Lestringant et Michel de Certeau, ont consacré d’excellentes études18, et je ne sonderai pas davantage les intentions de Montaigne, qui fait tout le contraire de ce qu’il prétendait en introduisant son truchement : « […] je me contente de cette information, sans m’enquerir de ce que les cosmographes en disent » (205 A). Sans doute, lorsqu’il évoque une gradation, se range-t-il toujours dans l’entre-deux — sauf quand les protestants s’y trouvent —, « le cul entre deux selles », dans l’espace de l’allégorie et de la médiocrité, mais cette profession d’humilité n’est pas une raison pour détourner les faits en connaissance de cause.
Comparé à Léry comme témoin simple ou excellent, Montaigne est du côté de ces « fines gens » qui allégorisent. Et ce n’est pas fini. Après avoir déchiffré l’acte cannibale comme l’allégorie d’une vengeance, il revient encore à nous pour une comparaison, ou une allégorie de l’allégorie : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort » (209 A). Ce jugement abrupt résume une phrase attentive de Léry et joue sur les mots, puisque Montaigne assimile l’anthropophagie réelle à celle des usuriers, qui sont réputés manger métaphoriquement les hommes vivants par suite de la condamnation que le christianisme fait peser sur les prêts d’argent. Léry se gardait bien de tordre tout cela au nom de l’effet :
[…] si on considere à bon escient ce que font nos gros usuriers (sucçans le sang et la moëlle, et par consequent mangeans tous en vie, tant de veuves, orphelins et autres personnes ausquels il vaudroit mieux couper la gorge tout d’un coup, que de les faire ainsi languir) […] on dira qu’ils sont encores plus cruels que les sauvages dont je parle19.
Éliminant les circonlocutions — si on considère, on dira —, Montaigne traite le cannibalisme comme une allégorie de l’usure, en sorte que par une espèce de chiasme, si le cannibalisme s’est avéré une anthropophagie plus symbolique que réelle, l’usure occidentale, elle, devient par inversion une anthropophagie plus réelle que métaphorique.
Les considérations du début du chapitre sur la gradation des témoignages se révèlent après coup tout à fait à leur place, puisqu’elles préfigurent une méditation profondément marquée par l’allégorie d’un bout à l’autre. Le chapitre « Des cannibales » est une allégorie, à la fois herméneutique et rhétorique, du récit de Léry, ou une allégorie du cannibalisme. Montaigne mythologise le texte de Léry comme une fable d’Écope. Allégorie et gradation ont encore partie liée, ce que la fin du chapitre confirme lorsque Montaigne évoque les chansons des Indiens :
Et, afin qu’on ne pense point que tout cecy se face par une simple et servile obligation à leur usance et par l’impression de l’authorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l’ame si stupide que de ne pouvoir prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance. Outre celuy que je vien de reciter de l’une de leurs chansons guerrieres, j’en ay un’autre, amoureuse (213 A).
On retrouve la simplicité, la servilité et même la stupidité qui appartiennent au premier degré de la gradation, mais il s’agit à présent des cannibales et non plus des témoins, historiens ou cosmographes. À l’opposé, le mot suffisance, au sens de « capacité » ou « habileté dans un art », d’après les exemples du Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle d’Huguet, est fort et largement favorable dans l’usage de Montaigne. C’est la valeur, l’excellence : « […] ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l’art », dit-il humblement au début du chapitre « De l’amitié », avant de céder le milieu, le plus bel endroit de son livre, aux sonnets de La Boétie à défaut du Discours (I, 28, 183 A). Le couple de la fidélité et de la suffisance apparaît plusieurs fois comme synonyme de la simplicité et de l’excellence, par exemple quand Montaigne requiert que les soldats aient « fidelité et suffisance en l’art militaire » (I, 17, 73 A), ou encore quand il note, dans « De la phisionomie », que « les tesmoins que nous avons de [Socrate] sont admirables en fidelité et en suffisance » (III, 12, 1038 B). Fidélité et suffisance définissent l’historien excellent : Platon et Xénophon en l’occurrence, qui furent les témoins de la vie et de la mort de Socrate. Ainsi encore Guy de Pibrac et Paul de Foix, tous deux morts en 1584 : « Je ne sçay s’il reste à la France dequoy substituer un autre coupple pareil à ces deux gascons en syncerité et en suffisance pour le conseil de nos Roys » (III, 9, 957 B). Sincérité et suffisance désignent la combinaison idéale de la nature et de l’art, le point où l’art retrouve la nature dans une âme rare et belle.
Chez les cannibales, est-ce alors simplicité ou excellence, servilité ou suffisance que leurs mœurs ? demande Montaigne pour finir. En un sens, il a déjà répondu, lorsqu’il a interprété l’anthropophagie comme un phénomène culturel plutôt que naturel, comme un cannibalisme d’honneur et non pas de subsistance, mais la gradation continue de dicter la stratégie du chapitre et Montaigne compare à présent les chansons des Indiens avec la poésie grecque. Non seulement l’anthropophagie des Indiens du Brésil ne s’apparentait pas à celle des Scythes mais leur poésie ressemble à celle des Grecs :
Or j’ay assez de commerce avec la poësie pour juger cecy, que non seulement il n’y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu’elle est tout à fait Anacreontique. Leur langage, au demeurant, c’est un doux langage qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques (213 A).
La remarque sur le langage des Indiens est empruntée à Léry20, mais Montaigne transforme à nouveau cet emprunt en allégorie.
Dans le chapitre « Des vaines subtilitez », où la conformité de l’allégorie et de la gradation nous est d’abord apparue dans une addition de 1588 sur les différentes sortes de chrétiens, une analogie semblable entre la poésie primitive et la poésie sublime figure — j’avais promis d’y revenir —, dans la dernière addition de l’exemplaire de Bordeaux21. Une sentence y récapitule d’abord la leçon socratique finale que Montaigne donne du chapitre, c’est-à-dire la gradation de l’ignorance abécédaire à la vaine science, puis à l’ignorance doctorale : « Les paisans simples sont honnestes gens, et honnestes gens les philosophes » (I, 54, 313 C). Montaigne joue sur un chiasme qui met en évidence le renversement par lequel les extrêmes se touchent. Puis un second exemple a trait à la poésie :
La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetez et graces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaitte selon l’art ; comme il se void és villanelles de Gascongne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont congnoissance d’aucune science, ny mesme d’escriture. La poésie mediocre qui s’arreste entre deux, est desdaignée, sans honneur et sans prix (313 C).
Ce dernier cas de gradation confirme que l’objet du chapitre a été profondément modifié. La poésie primitive ressemble au sommet de l’art ; entre les deux, se tient la poésie médiocre. Montaigne semble même se souvenir des chansons des cannibales quand il évoque les chansons rapportées de ces peuples sans science ni écriture. L’art parfait, la poésie grecque ou les vers de Virgile et de Lucrèce rejoignent par le haut la simplicité naturelle, comme la science de Socrate retrouve l’ignorance des paysans. Une comparaison entre Socrate et Anacréon apparaît d’ailleurs dans « Sur des vers de Virgile » : « Voyez combien elle [l’agitation mordicante de l’amour] a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacreon. Et Socrates, plus vieil que je ne suis, parlant d’un object amoureux » (III, 5, 892 B). Chez tous deux, la sagesse du grand âge a rendu la fougue de la jeunesse : une gradation de plus, avant d’atteindre cette dernière étape du cycle de la vie mentionnée dans « Des vaines subtilitez » : « L’enfance et la decrepitude se rencontrent en imbecillité de cerveau » (I, 54, 312 A).
Dans « Des vaines subtilitez », l’ajout de l’exemplaire de Bordeaux sur l’analogie de la poésie primitive et de la poésie parfaite semble ainsi réinterpréter dans une gradation le rapprochement fait incidemment dans « Des cannibales » entre la poésie anacréontique et les chansons cannibales. Ce parallèle gagne du coup en portée, suggérant d’assimiler les cannibales aux Grecs comme les paysans à Socrate. Mais cela n’a pas lieu dans « Des cannibales », où aucune leçon n’en est tirée, ni en 1580 ni plus tard. Cette gradation virtuelle, elle-même amorce d’une dialectique ou dialectique inachevée, indique cependant une voie possible pour lever la contradiction qu’on a parfois vue dans « Des cannibales », où Montaigne réhabilite les Indiens comme sauvages, au sens de naturels, mais excuse le trait scandaleux qui les définit, à savoir leur cannibalisme, comme non pas naturel mais rituel ou culturel. C’est qu’on se trouve dans l’un de ces univers décrits dans « Des vaines subtilitez », où les extrêmes se renversent l’un dans l’autre. Le comble de l’art n’est autre que le fond de la nature et les Grecs auraient pu être anthropophages comme les habitants du Nouveau Monde. Faute de cela, nous sommes tous barbares et d’autant plus ceux de l’entre-deux. Mais Montaigne ne parvient pas jusqu’à cette conclusion : la gradation reste à l’état de paradoxe. Même dans « Des vaines subtilitez », en dépit d’additions dont le sens va de plus en plus précisément vers une théorie de la gradation, la ressemblance des extrêmes continue d’être traitée comme une coïncidence.
Toujours est-il que les remarques sur les différentes sortes de témoins au début du chapitre « Des cannibales » sont loin d’être étrangères à la nature aporétique de l’argument qui parcourt le chapitre entier : elles sont idéalement disposées en tête d’une réflexion en bonne partie fondée sur une allégorie de l’histoire et achoppant sur la place des cannibales dans une gradation où les Grecs sont en haut. Avant même de présenter ses cannibales, Montaigne a du reste évoqué l’Atlantide et l’âge d’or des poètes. Et, après tout, le mythe du bon sauvage, que ce chapitre ébauche, ne fera que prolonger dialectiquement cette allégorie et cette gradation, c’est-à-dire résoudra à sa manière l’aporie de la ressemblance des chansons cannibales et des poésies anacréontiques. L’allégorie, disions-nous, est un recours quand l’histoire n’est ni orientée ni exemplaire. Relisons encore deux passages où Montaigne parle de l’histoire car ils confortent ce point de vue.
À la fin de « De l’art de conferer », ce chapitre où Pascal a reconnu les rudiments de la « pensée de derrière », Montaigne évoque Tacite. « Cette forme d’Histoire est de beaucoup la plus utile », dit-il d’abord (III, 8, 941 B). Il s’agit à nouveau de juger un homme par-delà ses discours, de mesurer la valeur d’un historien. Et nous retrouvons dans l’explication de cet éloge l’alternative de la bonne foi d’une part, qu’elle soit simple ou suprême, de la rhétorique et de l’herméneutique d’autre part. L’histoire de Tacite contient « plus de preceptes que de contes » (941 B), elle est pleine de jugements et de sentences, de réflexions morales et politiques. Est-elle pour autant médiocre ? Non, car ses récits sont sincères en dépit des interprétations et démontrent la suffisance de l’historien :
Que ses narrations soient naifves et droictes, il se pourroit à l’avanture argumenter de cecy mesme qu’elles ne s’appliquent pas tousjours exactement aux conclusions de ses jugements, lesquels il suit selon la pente qu’il y a prise, souvent outre la matiere qu’il nous montre, laquelle il n’a daigné incliner d’un seul air (941 B).
La discussion rappelle les passages des chapitres « Des livres » et « Des cannibales » sur l’écriture de l’histoire. Tacite est-il le modèle de l’historien excellent ? Peut-être, car il juge, il ne se contente pas de raconter, il raconte même peu, mais il laisse subsister les contradictions entre ses récits et ses jugements, il ne plie pas la narration à sa propre interprétation. Son histoire reste réfutable ou, si l’on veut employer le mot du philosophe Karl Popper, falsifiable.
Dans « Du jeune Caton » enfin, texte capital pour toute réflexion sur Montaigne et l’histoire, l’auteur des Essais déclare son admiration pour Caton d’Utique en dépit de ses contemporains, incapables de reconnaître la vertu, ce qui les amène à chercher des raisons autres que glorieuses au suicide de Caton :
Nos jugemens sont encores malades, et suyvent la depravation de nos meurs. Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines (I, 37, 230 A).
Ingéniosité, obscurité, interprétation : voilà trois termes toujours liés dans les Essais à la réprobation de l’allégorie rhétorique et herméneutique. Obscurcir la gloire : je ne prétendrai pas qu’il s’agisse là de l’obscurité comme tendance ou tentation de l’allégorie dénoncée depuis Cicéron et Quintilien. Montaigne veut dire : « noircir la réputation ». Mais ingéniosité et obscurité n’en sont pas moins associées avec une grande fréquence dans les Essais. L’ingéniosité se déploie pour interpréter un texte obscur ou pour rendre obscur un texte clair ; elle postule un autre sens. Entre les expressions faire les ingenieux et donn[er] quelque interprétation, nous sommes encore dans le contexte du jugement sur l’histoire : « Il ne se recognoit plus d’action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n’en ont pas pourtant l’essence » (230 A), vient d’écrire Montaigne, reconnaissant, bien avant « De l’art de conferer », la nécessité d’aller sonder les intentions. Obscurcir la gloire : c’est alors trouver une autre intentionnalité à un acte, en l’occurrence au suicide de Caton, l’interpréter dans le sens de la médiocrité au lieu de l’excellence et de l’exemplarité. Aussi cette expression peut-elle être prise également à la lettre : obscurcir, au sens de « dire que ce suicide et cette gloire ne sont ni simples ni excellents », mais doivent engager une autre intention et donc susciter une autre interprétation. Seul ce qui est obscur, entre deux, doit être interprété. L’allégorie et la gradation ne sont pas loin. « Grande subtilité ! » reprend d’ailleurs une addition de 1588 : « Qu’on me donne l’action la plus excellente et pure, je m’en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieuses intentions » (230-231 B). André Tournon analyse cette addition comme une réinterprétation de la phrase de 1580 sur la maladie de nos jugements, elle-même étant un déchiffrement de la première phrase du chapitre : « Je n’ay point cette erreur commune de juger d’un autre selon que je suis » (229 A)22. Subtilité, action excellente et pure : tous ces termes appartiennent eux aussi au système de l’allégorie et de la gradation dont j’ai tenté de dresser la carte dans les Essais ; ils renvoient à la question du jugement qui est au cœur de toute la problématique de la lecture comme de l’écriture de l’histoire.
S’il s’agit encore de l’ébauche d’une gradation, on peut sans doute de nouveau suggérer comment résoudre ou du moins comprendre l’attitude étrange et contradictoire de Montaigne à l’égard du jeune Caton et de ses détracteurs. Après avoir déploré les mœurs de son temps, Montaigne fait le projet, dans une addition de l’exemplaire de Bordeaux, de contrecarrer leurs effets néfastes sur la réputation de Caton en pesant tout aussi fort dans l’autre sens, et de défendre avec exagération la mémoire du grand homme23 :
La mesme peine qu’on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence, je la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d’espaule à les hausser. Ces rares figures, et triées pour l’exemple du monde par le consentement des sages, je ne me feinderoy pas de les recharger d’honneur, autant que mon invention pourroit en interprétation et favorable circonstance (231 C).
Puisqu’on a rabaissé indûment Caton, propose Montaigne, je le rehausserai sans plus de respect de la vérité, usant de figures rhétoriques et herméneutiques aussi excessives que celles de ses censeurs. Montaigne se reprend tout de suite : « Mais il faut croire que les efforts de nostre conception sont loing au-dessous de leur merite » (231 C). Autrement dit, il ne se permettra pas « la même licence » que ses adversaires. Il n’empêche qu’on trouve dans ce raisonnement inachevé la légitimation qui manquait au pieux mensonge et à l’allégorie pratiqués dans « Des cannibales » : l’allégorie devient légitime, semble-t-il, lorsqu’elle s’élève contre une autre allégorie et s’inscrit dans une gradation. La ruse et le mensonge sont réhabilités par la « pensée de derrière ».
Nous cherchions l’allégorie, nous avons trouvé la gradation. Ce n’est pas la vieille typologie, et Montaigne, s’il lui donne un nom, l’appelle jugement. Le jugement est le déchiffrement de l’intentionnalité complexe et stratifiée d’un discours ou d’un acte singulier : le suicide de Caton, le cannibalisme des Indiens. Ce déchiffrement est sans fin, comme les Essais eux-mêmes, qui, couche après couche mais aussi dans chaque couche, ne cessent pas de revenir sur chaque raisonnement et de le défaire en le commentant. Peut-on encore parler d’allégorie dès lors que l’interprétation procède au cas par cas, et encore se perd dans les méandres du texte ou les replis d’une conscience ? Je suppose que non. Il ne s’agit plus de décider si tout ce qu’on a lu dans l’Iliade répond à l’intention d’Homère, mais de révéler les degrés d’une intentionnalité. La dialectique pascalienne, cette gradation subtile, s’élabore sur le cadavre de l’allégorie dans les Essais. Reste que chez Montaigne, puis chez Pascal, la gradation ou son ébauche légitime une structure sociale et renforce une hiérarchie. Comme telle, elle justifie le conservatisme politique et le fidéisme religieux de Montaigne, deux formes de son loyalisme ou de sa prudence.
N’allons pas plus loin. Il est bon de lire les Essais en termes de déchiffrements et réinterprétations incessants, d’analyser dans le détail l’intentionnalité des commentaires que Montaigne, lui-même son « suffisant lecteur », donne de son propre livre. Mais l’allégorie rôde toujours par là. Elle consiste à voir dans cette structure d’essai, comme dit Tournon, un dessein. Les Essais deviendraient allégoriques par leur forme même. Ainsi Edwin Duval, qui procède à une étude minutieuse de la composition des chapitres « Des cannibales » et « Des coches », se donne l’ambition mystique de déchiffrer un « sens plus profond et plus général qui est tissé dans la trame même de la composition des chapitres », il croit révéler « un dessein qui transcende à la fois la forme et le contenu pour produire un tout supérieur à la somme de ses parties, et une signification beaucoup plus approfondie que celle que les mots imprimés forment sur la page »24. La structure même de l’essai, au sens architectural, devient allégorique d’une intention secrète. Au bout de la textualité, c’est la dernière ruse de l’allégorie.