LE LIMON DE LEUR HAINE ET LOR DE NOS POÈMES

La lionne, pas le lion.

La lionne parce que (du point de vue anthropocentré qui est le mien) cette être appartient à une double minorité : animale, et femelle.

Combien de lionnes sont héroïnes de contes traditionnels, versus les lions ? Le compte est vite fait. Dans toutes les cultures, le roi des animaux fascine, au centre de la narration. S’il est question de la lionne, c’est en tant que « femelle de » – et je pense à ces femmes révolutionnaires des années post-1968, membres de la Fraction armée rouge et de l’Action directe, qui ont eu recours à la violence politique, mais dont la presse de l’époque a décrédibilisé l’engagement en parlant d’elles comme « la femme de… » (ajoutez le nom du compagnon). Les assignées-femelles sont toujours perçues comme émotives et irrationnelles : si elles ont recours à la violence politique pour changer la donne, c’est qu’elles sont forcément sous l’influence d’un homme1.

Heureusement, les stratégies pour s’émanciper des narrations patriarcales ne manquent pas2. Il existe tout un répertoire d’actions propres aux populations discriminées. Par exemple : le retournement de l’injure. Réclamer les termes par lesquels on nous met au ban du socialement acceptable3. L’autrice féministe basque espagnole Itziar Ziga, dans son ouvrage Devenir chienne4, se réapproprie ainsi l’insulte qui blâme celles qui osent aimer le sexe et le proclamer tout haut.

On peut même récrire la définition de l’injure, pour la resignifier.

L’écrivaine Monique Wittig et son amoureuse, la réalisatrice Sande Zeig, ont ainsi écrit, dans leur Brouillon pour un dictionnaire des amantes5, une nouvelle définition du mot « gouine », qu’elles réinventent ainsi :

L’origine de ce mot, suivant Eila Swan, est à chercher dans le mot queen qui signifie reine […]. Il y a eu, en effet, une coutume en Gaule, qui consistait à élire comme reine les amantes les plus valeureuses. Plus tard elles ont été appelées queens par dérision, puis sales queens, ce qui, déformé, fait sales gouines et on leur a coupé le cou dans ces temps obscurs où il ne faisait pas bon être reine ni amante6.

Je lis dans cette redéfinition tout ce qu’une subculture issue d’une minorité stigmatisée peut produire de poétique, de flamboyant, de radical. J’y ressens la fierté, l’humour et le panache, la peau qui frémit, la chair en joie, le cœur valeureux, et toute la raison d’être de nos communautés désirantes. Je lis dans cette redéfinition notre capacité à transformer le limon de leur haine en or de nos poèmes.

Monique Wittig encore, dans Les Guérillères, use d’épithètes animalières, mais pour valoriser toutes celles qui luttent pour leur survie, leur liberté :

Elles disent qu’elles ont la force du lion la haine du tigre la ruse du renard la patience du chat la persévérance du cheval la ténacité du chacal. Elles disent, je serai la vengeance universelle. […] Elles disent qu’une fois qu’elles auront les armes à la main elles ne les abandonneront pas. Elles disent qu’elles secoueront le monde comme la foudre et le tonnerre7.

Je voudrais écrire un nouveau lexique. Celui du bestiaire qui peuple les assignées-femmes. Suivant le principe de Zeig et Wittig, on pourrait imaginer un Néodictionnaire des substantifs animaliers féminins, qui rendrait leur honneur, leur panache, leur fierté à toutes les truies, pucettes, poulettes, poussins, gazelles, baleines, morues, thons, chatasses, chiennasses, et j’en oublie. Je ne l’écrirais pas seule. J’imagine un lexique qui aurait autant d’entrées que d’autrices. Chacune s’emparerait de l’épithète de son choix, pour en récrire la mythologie. Plusieurs définitions pour la même animale pourraient se côtoyer – car nous sommes plurielles.

À l’entrée de la lettre L, entre louve, levrette et lapine, on trouverait la lionne.

« Lionne », contrairement à beaucoup de noms de bêtes servant à nous dénigrer, nous réduire, nous moquer (ce qui en dit long sur le rapport de l’homme aux animaux et de l’homme aux femmes), n’est pas tout à fait une insulte. Pas vraiment. On peut certes sous-entendre par ce terme que vous êtes orgueilleuse, un brin égocentrique. Qu’on vous entend rugir trop souvent – un manque de discrétion. Cela dit de vous, aussi, que vous êtes généreuse, fougueuse, courageuse, redoutable même. La lionne animale et la lionne du zodiaque charrient avec elles toute une mythologie.

J’écrirais cette (re)définition de la lionne, pour toutes les lionnes en devenir. Celles qui n’ont pas encore pu prendre toute la mesure de leur puissance. Celles qui ont besoin de cesser de dire « pardon », « désolée » et « merci » toutes les trois minutes (mon amie Valérie m’a un jour proposé l’exercice de ne plus dire « désolée » durant une semaine. Je me suis rendu compte à cette occasion que j’usais de ce mot plus de dix fois par jour, comme d’une interjection – « désolée de vous déranger », « désolée si je dis une bêtise mais… », « désolée, j’étais en avance », « désolée, j’étais en retard », « non, c’est moi, désolée… »). J’écrirais cette définition de « Lionne » pour celles qui sont désolées d’exister, de prendre trop de place, qui ne savent pas dire non, ne vivent pas en accord avec ce qu’elles sont vraiment, qui se rognent les ailes chaque matin et s’endorment chaque soir avec des moignons qui repoussent pendant la nuit et qu’il faudra ronger de nouveau au réveil, car la cage de leur vie ne leur laisse pas l’espace de déployer leurs ailes (une lionne avec des ailes, me dis-je, c’est une chimère – animale mythologique au corps de lion, à tête de chèvre et à queue de dragon, crachant du feu, qu’il faudra ajouter au dictionnaire-bestiaire, de même que la sphinge).

J’écrirais cette (re)définition en particulier pour une amie lionne, comme moi née fin juillet, à trois journées d’écart. Sara est une lionne qui a, comme beaucoup d’entre nous, des millénaires de culpabilité féminine fossilisés dans sa moelle. La culpabilité d’exister, en tant qu’assignée-femme. Cette culpabilité qui nous fait gentilles, empathiques, douces et serviables. J’aime ces traits de personnalité chez mon amie. Mais je voudrais la voir rugir un peu plus souvent, et prendre plus de place. J’aimerais qu’à elle aussi on dise, d’un air de quasi-reproche : « Tu es une vraie lionne. » Parce que je l’ai observée donner sa force, ses ressources, son intelligence, sans compter, et c’est beau, mais je l’ai aussi vue brisée, épuisée, les yeux brillants d’un rideau de larmes qu’elle tentait de retenir en écarquillant les paupières, me disant : « Moi, je n’ai pas su partir. »

J’écrirais aussi pour pouvoir me relire et retrouver la force, si un jour cela m’est nécessaire. La force que j’ai eue à vingt ans, la pulsion de vie. Ce texte sur la lionne sera mon talisman, et l’écrire, une incantation pour faire advenir la puissance déferlante, cette puissance d’être et de réalisation des assignées-femmes, pour laquelle il ne faut pas s’excuser. Un chant pour effacer les traces de culpabilité.

Un chant pour devenir lionnes.